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Histoire de la Grèce ancienne (4)

Texte intégral du quatrième volet de l’Histoire de la Grèce ancienne, émission du jeudi 7 juin 2007, de La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin. Une transcription de Taos Aït Si Slimane.

Présentation sur le site de l’émission : Dernier volet de notre série consacrée à la relecture de l’Antiquité grecque par l’école de Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant : en débat, nos cinq invités discutent ce jour de l’influence de cette rénovation au plan international.

Invités : François Hartog, professeur d’historiographie ancienne et moderne à l’École des hautes études en sciences sociales ; Marcello Carastro, maître de conférences à l’EHESS ; Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l’université de Paris 8 ; Oswyn Murray (au téléphone), historien et professeur à l’Université d’Oxford et Ricardo di Donato (au téléphone), historien et professeur à l’Université de Pise.

Introduction par Emmanuel Laurentin : Quatrième et dernier temps de notre série consacrée à la « la Grèce à la française », école historique française symbolisée par deux personnages récemment disparus, Pierre Vidal-Naquet e Jean-Pierre Vernant, qui pendant 40 ans a défendu le comparatisme et l’interdisciplinarité quant à l’étude de la Grèce antique. Depuis lundi, nous avons longuement évoqué les types d’enseignement, de séminaires que manièrent Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant à l’École des hautes études en sciences sociales ou au Collège de France, où comment une bande de chercheurs avait bousculé les habitudes de penser et de faire de l’histoire. Ils n’étaient pas seuls, bien sûr, ni isolés, le succès de leur thèse sur le mythe, sur la raison grecque, sur la cité, sur le croisement des formes de penser et des formes sociales, sur la mémoire des morts épousèrent une époque dans laquelle beaucoup pensaient, comme le disait Jacques Revel, mardi, que tout avait vocation à être mis en relation avec autre chose, et comparable, y compris les Grecs. Dans le débat historiographique de ce matin, nous allons nous demander comment ces idées, nées de la France des années 60 se sont exportées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et comment elles ses ont métissées justement avec d’autres idées sur la Grèce née ailleurs, pourquoi certains pays, comme l’Allemagne, furent plus réticent à les adopter, c’est du moins ce qu’expliquait lundi, depuis Berlin, notre invité Alain Schnapp. Bref, nous allons nous interroger sur le succès d’une école historiographique, avec nos cinq invités : François Hartog, entre autres. Oswyn Murray, historien et professeur à Balliol College à Oxford et Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l’université de Paris 8, qui a récemment publié sa thèse sur l’histoire de L’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, chez de Boccard, ainsi qu’une Introduction à l’histoire grecque, chez Belin.

Mais comme d’habitude, le lundi et le jeudi, un texte littéraire pour ouvrir notre discussion.

« Retour de Grèce. Voilà, nous arrivons bientôt à Hermippos, après-demain je pense, selon le capitaine. Au moins naviguons-nous dans les eaux de notre mer, dans les eaux de Chypre, de Syrie et d’Égypte, dans les eaux bien aimées de nos patries. Pourquoi restes-tu silencieux ? Interroge ton cœur et dis moi, alors que nous nous éloignons de la Grèce, ne te réjouissais-tu pas toi aussi ? Pourquoi se leurrer ? Cela ne serait pas digne d’un Hellène. Acceptons une bonne fois la vérité, nous sommes Grecs nous aussi. Qui d’autres ? Nous avons les amours et les émotions de l’Asie. Amours et émotions qui parfois paraissent étrangers à l’hellénisme. Il ne convient pas à Hermippos, à nous philosophes d’imiter certains de nos petits monarques. Souviens-toi comme nous rions d’eux autrefois quand ils visitaient nos écoles, qui ont sous leur apparence ostensiblement hellénisées, et, si j’ose dire, macédonisées, un reste d’Arabie toujours prête à pointer, un reste de Médie dont on ne se défait pas, et qu’ils tentent les pauvres avec quel risible artifice de les dissimuler. Non, cela ne nous convient pas, à nous Grecs. De telles bassesses ne nous sied point. Le sang de Syrie et d’Égypte qui coule dans nos veines n’en ayant point honte, honorons-le, soyons en fier. »

Emmanuel Laurentin : C’est signé d’un des grands des lettres grecques contemporaines, du XXe siècle, à savoir : Constantin Cavafy, dans les œuvres poétiques publiées à l’imprimerie nationale. François Hartog, voilà un auteur, Cavafy, qui dit, dès le début du XXe siècle, combien la Grèce ne peut-être seule, pensée seule en tous les cas. Il dit que cette Grèce est profondément, on dirait aujourd’hui, métissée, mêlée du sang d’Asie en particulier. Donc, assez proches des thèses que développeront ensuite Jean-Pierre Vernant ou encore Pierre Vidal-Naquet.

Bonjour François Hartog.

François Hartog : Bonjour. Ce très beau texte de Cavafy, avec un côté un peu provocateur, nous rappelle cette Grèce des mélanges, cette Grèce en effet que, vous l’évoquiez il y a deux jours, Vernant était allé chercher, quand il était allé pour la première fois en Grèce…

Emmanuel Laurentin : Au milieu des années 30.

François Hartog : En 1935, oui. Cette Grèce des mélanges, d’une société complexe, composite, c’est aussi celle que Vidal-Naquet a recherché quand il a proposé de regarder la cité grecque par ses marges, de regarder la cité grecque par ceux qui en avaient été exclus. Donc, on a sur le mode poétique quelque chose qui est au cœur, au centre non pas du retour de Grèce de Vernant et de Vidal-Naquet mais de leur voyage vers la Grèce.

Emmanuel Laurentin : Ce voyage vers la Grèce que vous avez toutes et tous accomplis ici puisque nous avons des spécialistes de la Grèce antique. Avec nous, au téléphone, depuis Oxford, Monsieur Oswyn Murray, merci d’être avec nous.

Oswyn Murray : Merci.

Emmanuel Laurentin : Cela sera difficile pour vous puisque vous êtes au téléphone, pendant toute cette heure, de nous entendre et de débattre avec nous, nous essayerons de vous redonner, très régulièrement la parole…

Oswyn Murray : Volontiers.

Emmanuel Laurentin : Ainsi qu’à Ricardo di Donato. Bonjour.

Ricardo di Donato : Bonjour, monsieur.

Emmanuel Laurentin : Vous êtes avec nous, pendant la première demi-heure de cette émission. Puis nous aurons avec nous le jeune Christophe Pébarthe, qui vous remplacera au téléphone dans la deuxième moitié de cette émission. Ricardo di Donato, ce texte de Cavafy permettait d’entrer dans une certaine vision de la Grèce qui n’était pas une Grèce pure, une Grèce isolée, une Grèce seule. C’est cette idée qui, à peu près en même temps que Cavafy pouvait écrire ce texte poétique, naissait aussi dans la tête de celui qui serait un des deux maîtres de Jean-Pierre Vernant, à savoir Louis Gernet ?

Ricardo di Donato : On peut le dire. On peut dire qu’avec Gernet, on commence à s’occuper d’une Grèce très peu littéraire, une Grèce réelle des hommes et des femmes, avec leurs formes de sociétés et leurs formes de pensée. Il ne faut pas penser que Gernet, comme Athéna et son père Zeus, a été conçu immédiatement.

Emmanuel Laurentin : Bien sûr ?

Ricardo di Donato : Sorti avec un paquet préparé mais ce qui est certain que dès les débuts du siècle, on peut dater cela, 1917, la thèse, les recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce de Gernet, là, il y a un commencement, un véritable commencement. Il y a un début, quelque chose qui commence, qui continue, qui continue encore, mes copains, mes amis du Centre Gernet, disons, ceux qui ont appris par la voix, l’amitié, la chaleur de Jipé Vernant et de Pierre Vidal-Naquet, à se mesurer avec cette recherche, qui doit toujours mettre en correspondance directe des formes de pensée que l’on décèle à l’intérieur des textes, des documents et même des images, et de formes de société. Les deux ensembles, j’utilise un terme des mathématiques, varient continuellement. Et l’élément qui les fait varier, c’est ce que l’on appelle l’histoire, ce que l’on appelle l’espace et le temps. Voilà ce qui s’est passé.

Emmanuel Laurentin : Vous avez pu vivre en direct, pourrait-on dire, l’arrivée, l’acceptation des thèses qui naissaient en commun Centre, qui ne s’appelait pas encore Centre Louis Gernet, des recherches comparées sur les sociétés anciennes, c’est ça ?

Ricardo di Donato : Il y a un fait que je considère intéressant, Jipé, Jean-Pierre Vernant, est arrivé en Italie avant la traduction de ses livres. Il est arrivé physiquement, avec son humanité, je l’ai connu à Pise, en 1970, par l’intermédiaire d’Arnaldo Momigliano, l’historien qui l’avait invité, dans l’année même où il y a eu la première traduction d’un livre avec cette orientation, qui n’a pas été son premier livre à l’égard duquel – Je parle de Les origines de la pensée grecque - il y a eu une résistance très dure en Italie, une résistance philologique j’oserais dire. Les origines ont été traduite en 76, tandis que Mythe et pensée a été traduit, à Turin, par Einaudi, en 1970 et cela a été, 5 ans après le grand succès français, un premier succès, une première question posée à une culture qui devait se mesurer avec un livre qui s’occupait de Grecs et qui avait pour sous-titre : Étude de psychologie historique. Il fallait se mesurer avec cette psychologie historique.

Emmanuel Laurentin : Et cette notion, qui était nouvelle, on peut dire aussi, en tout cas pour ceux qui le lisaient en Italie, peut-être ?

Ricardo di Donato : Absolument ! Là aussi, c’est mieux d’utiliser des souvenirs. Je me rappelle très bien qu’un homme qui, à mes yeux, savait tout, mon maître Momigliano, quand il a vu la dédicace à Ignace Meyerson, fondateur de la psychologie historique m’a dit : Qui est ce Meyerson ? Il faut chercher son livre. L’exemplaire de Les Fonctions psychologiques et les œuvres, qui est dans l’École normal de Pise, a été acheté par rapport à cette question. Il faut comprendre les sources intellectuelles.

Emmanuel Laurentin : Les sources de Vernant. Marcello Carastro, vous êtes d’une autre génération, plus jeune, ce que disait Ricardo di Donato à propos de cette résistance d’une certaine philologie italienne à ces thèses, qui étaient baignées, sinon structuralistes elles-mêmes, d’un certain structuralisme, vous l’avez éprouvée, cette résistance, en Italie ?

Marcello Carastro : Bonjour. Il faut dire que quand on s’intéresse à la Grèce ancienne aujourd’hui en Italie, il faut passer par les œuvres de Jean-Pierre Vernant, de Pierre Vidal-Naquet et des membres de l’équipe qui s’est réunie, constitué autour d’eux. Ricardo di Donato peut en témoigner, bien entendu, mais quand on relit la préface que Benedetto Bravo a écrite à la traduction italienne, mentionnée par monsieur di Donato, de Mythe et pensée chez les Grecs, on voit toutes les précautions que l’auteur doit prendre pour introduire cet ouvrage nouveau.

Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce qui choquait à l’époque dans cette arrivée d’une thèse comme celle-ci ? Qu’est-ce qui gênait l’école historique italienne sur la Grèce antique dans cette approche ?

Marcello Carastro : Dans le milieu des années 70, on a un panorama assez complexe en Italie. Il faut dire que les œuvres de Vernant sont lues premièrement par les philologues. La tradition philologique italienne se montre assez réticente par rapport à certaines thèses notamment à cause de la filiation que Jean-Pierre Vernant affiche vis-à-vis de l’école sociologique de Paris.

Emmanuel Laurentin : Française, Durkheim en particulier par l’intermédiaire de Louis Gernet.

Marcello Carastro : Voilà, et le discours que l’on entend souvent en Italie, c’est qu’un sociologue ne peut pas avoir accès aux particularités de l’histoire alors que le philologue, lui, sera plus sensible à ce genre de recherche.

Emmanuel Laurentin : Oswyn Murray, est-ce que la réception, de ces œuvres, qui j’imagine ont été traduite les unes après les autres, est passée également par l’intermédiaire d’un passeur, comme c’est souvent le cas, on parlait de Momigliano pour l’Italie, est-ce que c’est la même chose pour la Grande-Bretagne ? Est-ce que l’amitié qu’il y avait par exemple entre Mosis Finley et cette école a permis à ces thèses de pénétrer le milieu universitaire britannique et peut-être également les universités américains ?

Oswyn Murray : Oui, bien sûr, les deux influences la plus importantes en Angleterre à ce moment-là étaient Mosis Finley et Momigliano. Tous les deux savaient bien ce que faisait l’école de Paris mais il y a toujours une grande résistance. Par exemple, je me souviens d’un compte-rendu, du premier livre de Vidal-Naquet, qui dit : « Voici un livre curieux, qui fait des méandres à travers le monde grec, à la stupéfaction du lecteur de Clisthène. […]Sans doute les auteurs sont-ils armés contre des comptes rendus critiques, et ils ne seront pas surpris d’apprendre qu’il existe au moins un critique qui considère que leur livre n’a presque rien à dire historiquement sur le sujet de Clisthène. »

Emmanuel Laurentin : Il n’était pas considéré comme un livre d’histoire ?

Oswyn Murray : C’est considéré comme une fantaisie historique.

Emmanuel Laurentin : Effectivement ! Cela prouve, François Hartog que malgré les passeurs, malgré ces rencontres, quelqu’un qui vient parler dans un séminaire à Paris ou Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet qui se rendent à l’étranger, il y a néanmoins des résistances ? Cela ne suffit pas pour pouvoir imposer des thèses.

François Hartog : Cela ne suffit nulle part. Et puisque l’on évoque Clisthène, il faut savoir qu’en France quand a paru Clisthène l’Athénien, le premier livre, en 1964, fait avec Pierre Lévêque, un certain nombre d’hellénistes ont posé la question : comment on traduit en grec, espace civique ?, puisque c’était une des notions centrale proposée dans le livre. Donc, c’était là aussi ce même genre de refus, peut-être pas aller jusqu’à dire que l’on est dans l’ordre de la fantaisie historique, comme le disait Oswyn à l’instant, mais on n’en est pas loin. Oui, ces passeurs sont évidemment essentiels, Momigliano on vient de le voir…

Emmanuel Laurentin : Il était en Italie et Angleterre,...

François Hartog : Il est aussi aux États-Unis, c’est quelqu’un qui passe une grande partie de son temps à circuler à faire circuler des idées, des lectures, etc. Du côté de la Grande Bretagne, on a évoqué Finley. Je crois que le rôle de Finley est très important. Finley avait des liens personnels avec Vernant, avec Vidal-Naquet. Il a envoyé certains de ses élèves, de gens qui travaillaient avec lui à Parsi. Ils ont passé un certains temps à Paris et ont une connaissance directe de ce qui se faisait. Ils ont connu aussi directement les personnes qui étaient là à ce moment-là et qui ont eu aussi, à partir de là, revenant dans leurs universités un rôle de transmission. Dernière remarque que je voudrais faire, tout cela n’est pas à sens unique. Finley a beaucoup apporté, en particulier à Pierre Vidal-Naquet. Pour tout ce qui est de la dimension d’histoire économique et sociale de Vidal Naquet, qui se manifeste en particulier dans le petit manuel Économie et société en Grèce ancienne, par Finley on introduit dans l’histoire grecque en France, dans les universités, Max Weber et Karl Polanyi.

Emmanuel Laurentin : Amélie Meffre, qui a préparé pour nous la mémoire du groupe de mardi dernier.

Amélie Meffre : Bonjour. François Hartog, je voulais parler des allers et retours parce que lorsqu’on parle de ces étrangers qui vont un peu partout, ont le don d’ubiquité, disait Vidal-Naquet à propos de Momigliano, mais les membres du Centre, depuis Paris, parent aussi à l’étranger, vont faire des cycles d’études, assez longs, en Angleterre, aux États-Unis, etc., eux aussi servent d’ambassadeurs.

François Hartog : Oui, c’est un mouvement qui une fois qu’il est lancé s’entretient.

Amélie Meffre : Est-ce qu’il s’est lancé à ce moment-là ? Les membres partent déjà dès le départ ou pas ?

François Hartog : Partent d’abord les premiers. Vernant qui commence à voyager très tôt, dans les années 60. Il y a notamment un voyage aux États-Unis, dans les années 60, de Vernant qui est important. Vidal-Naquet aussi, un peu plus tard, commencera à voyager. Détienne aussi. Puis, ceux qui (manque un mot, comme moi, voyageront aussi plus tard, pas forcément dans les mêmes endroits, pas forcément pour rencontrer les mêmes personnes, par exemple du côté de l’Amérique du sud, moi je suis allé plusieurs fois au Brésil, etc. Et là, se sont développés des rapports…

Emmanuel Laurentin : Une sorte de démultiplication des idées...

François Hartog : Démultiplication et aussi réappropriation de ces mêmes idées sur place.

Emmanuel Laurentin : Oswyn Murray, pour que ces idées passent, il faut qu’il y ait des gens qui les acceptent sur place, qui discutent de ces thèses, y compris quelquefois en faisant quelques malentendus sur ces thèses parce qu’elles correspondent à deux univers historiques, universitaires différents. Est-ce que cela a été le cas par exemple pour la Grande-Bretagne ?

Oswyn Murray : Oui, c’est vraiment le cas. Il y avait toujours un problème avec Vernant. Je me souviens très bien de sa première conférence, à Oxford, en 1965. Cela a été un désastre. Il l’a dit lui-même. Il a dit j’ai abandonné l’anglais pendant 30 ans parce que personne n’a compris. Le vrai ambassadeur était Pierre Vidal-Naquet parce que Pierre parlait un anglais absolument parfait. Lui, est arrivé en 1976 pour faire une série de conférences à Oxford. Nous étions tous là, nous avons compris, un peu, ce qu’il voulait dire. C’était assez difficile de comprendre.

Emmanuel Laurentin : C’est dans ce « un peu », qui est intéressant. Évidemment quand de nouvelles thèses, comme d’ailleurs les thèses de Mosis Finley arrivant en France, arrivent, il faut s’adapter à ces thèses-là, comprendre la pensée de l’auteur, comprendre aussi sa généalogie intellectuelle, tout cela ce n’est pas immédiatement évident ?

Oswyn Murray : Ça, c’est vrai. En Angleterre on ne connaissait pas beaucoup de Gernet, Meyerson. C’est vrai que l’on pouvait dire qui est ce Meyerson, mais on tentait de comprendre sans avoir la conception des origines de la pensée et alors cela a été assez difficile. Par exemple, Pierre Vidal-Naquet nous disait que Platon était un historien, et nous nous savions que Platon était un philosophe.

Emmanuel Laurentin : Il fallait se placer dans la pensée de l’autre d’une certaine façon.

Oswyn Murray : Bien sûr.

Emmanuel Laurentin : Ricardo di Donato, cela a été la même chose ou c’était plus simple ?

Ricardo di Donato : Cela a été en même temps plus simple et plus compliqué. Si en Angleterre on peut parler par rapport à ces ( ? Manque un mot) entre le domaine de la philologie classique de l’histoire ancienne, en Italie les deux corporations ne voyageaient pas dans la même direction. Les sujets dont l’école de Paris s’occupait étaient plutôt des sujets des philologues. Quand Vernant lisait le mythe des âges, c’étaient les philologues, les lecteurs d’Hésiode… Je suis en ce moment à Florence, où il y a un colloque sur Hésiode, il 15 personnes qui parlent et trois rapports qui vont être présentés sur le même ver que Jipé Vernant a interprété trois et la première fois d’une manière qui a permis le développement d’une critique d’ordre méthodologique, c’est-à-dire l’interprétation structuraliste du mythe qu’alors Jipé appelait, « des races », « des âges », a fait naître une discussion qui dépassait l’objet immédiat et qui se concentrait sur la raison méthodologique. Comment peut-on dans une dimension de texte qu’on explique si on les place dans un temps très précis, un temps qui est très difficile à rejoindre, faire valoir des arguments d’ordre général, pour utiliser la terminologie de Meyerson, d’ordre fixiste, c’est-à-dire qui répondent à un critère qui doit valoir hors du temps et hors de l’espace ? Là c’était un malentendu parce qu’il s’agissait d’une première analyse d’un texte et les mêmes éléments de l’historicité que mon ami, François Hartog, a évoqué, il y a un moment, cela vaut pour les études aussi. Il y a des changements à l’intérieur de l’attitude mentale des savants modernes à l’égard de la façon d’approcher les textes anciens. Dans la dernière édition Mythe et pensée, il y a un texte sur ce même mythe hésiodique, écrit par Vernant, 25 années après, qui est complètement autre par rapport au précédent. Cela correspondait à son évolution mentale.

Emmanuel Laurentin : C’est toute la question du mouvement, de l’interprétation qui bouge, c’était quelque chose de très fort dans la vision de Jean-Pierre Vernant. Est-ce que le contexte politique – on va vous rendre à votre colloque – a joué aussi dans ces années 70 ?

Ricardo di Donato : Cela a été décisif pour tous les deux. Il faut rendre même à Pierre Vidal-Naquet, ce qu’l a donné. La réception de Vidal a été, en Italie, politique d’abord et après intellectuel. Le premier livre de Pierre Vidal-Naquet qui a été traduit en italien, ça a été en 63, c’était son livre sur la torture, paru en Angleterre,…

Emmanuel Laurentin : Torture dans la République

Ricardo di Donato : Oui, qui est paru en France pas mal de temps après. Après, il y a eu le reste. En ce qui concerne Vernant, la médiation politique, surtout au sujet des Origines de la pensée grecque était évidente. En 76, Les origines de la pensée grecque ont été traduites par une maison d’édition, Editori Riuniti, qui était la maison d’édition du Parti communiste. Cela correspond, à mon sens, à une légitime, nécessaire, urgente réaction de la culture progressiste italienne à l’égard de la clôture opposée par les milieux philologiques, dans l’attitude des politiques aussi. Ils ne voulaient pas de cette vague de nouveauté qui arrivait avec la pensée de Vernant, élément marxisant dont les études sur le travail, Prométhée et la fonction technique, la lumière, c’était une lumière du progrès. C’était évident l’orientation politique.

Emmanuel Laurentin : Une question d’Amélie Meffre.

Amélie Meffre : On vient d’évoquer les rapports avec l’Italie, avec l’Angleterre, avec les États-Unis, qu’on était-il avec les pays de l’Est ? Avec les pays de l’Est, je sais que vous aviez des liens assez forts mais justement cette tradition marxiste, qui était présente, est-ce que cela a donné lieu à des débats avec des gens qui étaient justement de l’autre côté du mur ?

Ricardo di Donato : Absolument oui ! Cela a été Vernant qui a établi des rapports immédiats avec des courants progressistes à l’intérieur des pays soi-disant socialistes, son attitude a été de ce point de vue là d’une propreté absolue. J’utilise un terme bizarre peut-être mais c’était absolument clair qu’une orientation dans la direction du progrès devait avoir dans la liberté intellectuelle, dans la possibilité de l’épanouissement de la pensée sans limites, son point de repère continu. C’est surtout avec les Tchèques et après avec les Soviétiques, avec les milieux dissidents, qui étaient présents en Tchécoslovaquie,…

Emmanuel Laurentin : On sait le travail que Jean-Pierre Vernant a fait avec l’association Jan Hus en particulier.

Ricardo di Donato : Il a fait un énorme boulot avec les gens de Prague et il est intervenu chaque fois que la situation en Union soviétique le demandait avec plein de courage sans s’épargner à un aucun moment, disons. Il pouvait le faire parce qu’il n’avait jamais refusé le contact, les rapports. Donc, ce qu’il avait commencé dans les années 60, il a pu le développer pendant toute son existence jusqu’à la fin. Il été reconnu dans ce type de réalité et sa voix était pleine d’autorité et écoutée avec tout le respect qui était nécessaire.

Emmanuel Laurentin : Merci Ricardo di Donato de ce témoignage d’amitié, que vous avez livré depuis Florence à l’occasion d’un colloque où vous êtes. Nous vous rendons à votre colloque et nous continuons le débat avec nos autres invités..

[Désolée mais là, « j’abdique », je suis incapable de vos transcrire la partie musicale]

Emmanuel Laurentin : L’Antigone de Sophocle remis en musique en 1896 par Ioannis Cadaridis ( ? orthographe incertain) au moment de la redécouvert des jeux olympiques en Grèce contemporaine, moderne. Oswyn Murray, vous êtes avec nous au téléphone, depuis Oxford où vous enseignez, ce que disais à l’instant même Ricardo di Donato sur la bienveillance pourrait-on dire de certains milieux politiques italiens vis-à-vis des thèses de l’école de Paris, est-ce que cela jouait en faveur ou à l’encontre de ces thèses en Grande-Bretagne ? Et vous, assistant à cela, est-ce que vous étiez réceptif également politique qui était développé dans les thèses de Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant et de leurs élèves ?

Oswyn Murray : Je crois qu’en général, c’est très différent en Angleterre et aux États-Unis. Mosis Finley lui-même était persécuté et a fuit des États-Unis à l’époque de McCarthy. Il était très sympathique, au commencement du moins, aux idées de la gauche. Il a commencé, après quelques années, à être anticommuniste. Et cela était très étrange parce que, comme disait le président Reagan : « un anticommuniste est toujours un communiste ». Quant à nous autres, nous étions vraiment des radicaux mais nous n’étions pas politiquement actifs.

Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas sur cette base-là que vous avez accepté et discuté les thèses de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ? Ce n’est pas une base essentielle, c’était vraiment sur la vision de la société grecque qu’il développait que vous avez rejoint et discuté leur thèse ?

Oswyn Murray : Oui, c’est vrai. On ne savait rien des idées politiques de Vernant. Pour Vidal-Naquet et ses livres sur l’Algérie, traduits et même écrits en anglais, il y avait une séparation entre Vidal-Naquet l’historien et Vidal-Naquet politiquement actif.

Emmanuel Laurentin : C’est intéressant François Hartog, on voit bien que selon le pays, le contexte, on n’accepte pas la même chose, on n’adapte pas, vous parliez d’adaptation, les théories de tel ou tel chercheur de la même façon parce que ce n’est pas la même chose que l’on y chercher là non plus.

François Hartog : Bien sûr que non et cela change au cours des années.

Emmanuel Laurentin : On ne peut pas parler d’un bloc de quarante années uniforme.

François Hartog : Il n’y a pas un seul Vidal-Naquet et il n’y a pas un seul Vernant. Les lecteurs qui ont rencontrés leurs livres, ceux qui les ont rencontrés à partir du milieu des années 60, ou ceux qui les ont rencontrés dans les années 80, ne les lisaient évidemment pas de la même façon, ne cherchaient pas les mêmes choses parce que la conjoncture intellectuelle n’était pas du tout la même. Dans ce mouvement de diffusion, de réception qu’on évoque, on a mis le doigt sur ces personnages essentiels que sont Momigliano, Finley, ce sont aussi des personnages qui ont eu un parcours singulier, qui étaient un peu de métèques à leur façon. On vient de le rappeler, Finley chassé des États-Unis par le maccarthisme, Momigliano chassé d’Italie par le fascisme en 1938, et Vernant ayant été Résistant avant d’être helléniste, Vidal ayant commencé par écrire un livre sur l’Algérie avant d’écrire Clisthène. Il y a là des gens qui se sont aussi retrouvés, ou réunis, ou rencontrés, parce qu’ils avaient des expériences autres, qui faisaient que sans même que la discussion se soit nouer en termes strictement politiques, il y avait là quelque chose qui les réunissait.

Emmanuel Laurentin : Il y a un cas particulier, évoque ici même par Alain Schnapp, c’est la résistance ou une certaine indifférence de l’école historique allemande par rapport à ces thèses. Si les thèses de l’école de Paris pénètrent en Espagne, en Italie, en Grèce aussi, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, par des passeurs, pas ou peu en tout cas en Allemagne, François Hartog ?

François Hartog : Oui. Cela n’a rien d’étonnant. C’est une vieille histoire, cela implique de reprendre toute l’histoire,…

Emmanuel Laurentin : Du XIXe, nous ne le ferons pas maintenant…

François Hartog : Donc, le XIXe siècle et le fait que la philologie allemande quand elle s’est constitué comme cette discipline avec un « D » majuscule, elle a regardé la France comme ce pays où il était impossible de faire de la philologie. La France était incapable de faire de la philologie, c’était quand même ce qui se disait. Donc, cette vieille histoire est à prendre dans ses rapports conflictuels, même hostiles, qui se sont développés entre la France et l’Allemagne au cours du XIXe, puis il faut faire la part de l’épisode du nazisme, et au sortir de la guerre, évidemment il n’y a aucune raison d’aller regarder, pour les Français, ce qui se fait en Allemagne, et pour les Allemands, ce qui se fait en France.

Emmanuel Laurentin : Et ce goût du bricolage, presque du braconnage, comme disait Michel de Certeau, qui était le propre de cette école française autour de Vernant et Vidal-Naquet, c’était quelque chose d’un peu particulier qui métissait des savoirs, qui ne tenait pas compte des frontières disciplinaires…

François Hartog : Et notamment de la philologie, qui est restée cette discipline fortement institutionnalisée, qui pouvait poursuivre avec beaucoup d’acuité, des études, etc., qui n’avait aucun besoin de regarder ailleurs ce qui se faisait.

Emmanuel Laurentin : Marcello Carastro, François Hartog disait à l’instant même que l’on ne peut pas parler de l’influence de ses livres de la même façon dans les années 60, pour ceux qui les ont découverts dans les années 60-70, et à ceux qui les ont découverts dans les années 70-80 ou plus tard. Vous, vous ne faites peut-être pas partie de la première génération de ceux qui découvraient les travaux de Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal Naquet, qu’est-ce qui vous a séduit, vous, dans ces travaux-là ? Qu’est-ce qui vous a attiré malgré une certaine réticence de l’école historique italienne vis-à-vis de cette thèse-là ?

Marcello Carastro : J’ai eu la chance de découvrir les livres produits par Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne, Pierre Vidal-Naquet…

Emmanuel Laurentin : On n’a pas encore cité Marcel Detienne, Nicole Loraux, et bien d’autres encore qui ont participé à cette école.

Marcello Carastro : J’ai découvert Le Miroir d’Hérodote de François Hartog. J’étais à la fin du Deug début de la Licence, cela faisait partie des lectures suggérées par certains jeunes collègues, ce n’était pas au programme de formation de jeunes étudiants mais elles étaient accessibles à la bibliothèque. C’est à partir de ces lectures que je me suis rendu compte que l’on pouvait étudier la Grèce antique tout en gardant son goût pour l’anthropologie.

Emmanuel Laurentin : Vous travaillez spécifiquement sur la question de la magie en particulier.

Marcello Carastro : Oui, il se trouve que j’ai développé un intérêt particulier pour la magie, ce sujet qui se trouve un peu en marge…

Emmanuel Laurentin : Toujours !

Marcello Carastro : Donc, le regard de Pierre Vidal-Naquet, de Jean-Pierre Vernant, ont été particulièrement utiles pour aborder ces sujets de façon nouvelle. Qu’est-ce qui m’a séduit ? C’est la capacité de mettre en relation différents aspects de la culture grecque qui dans la tradition philologique ou historique étaient systématiquement séparés. Puis,…

Emmanuel Laurentin : Le goût du mélange, de la discussion justement entre religion, politique…

François Hartog : C’est ce que disait Ricardo di Donato, au début : formes de pensées et formes de société, qui est le sous-titre de...

Emmanuel Laurentin : Le Chasseur noir, de Pierre Vidal-Naquet.

Marcello Carastro : Un autre point qui me paraît essentiel et qui n’a pas toujours retenu l’attention des savants en Italie, c’est la question du comparatisme. On s’est intéressé aux résultats des recherches de Jean-Pierre Vernant mais pas nécessairement à la démarche anthropologique, comparatiste…

Emmanuel Laurentin : L’Inde, la Chine, la Mésopotamie, le travail sur d’autres espaces géographique. Pour vous c’était important puisque la question de la magie avait à voir avec le monde perse j’imagine asiatique.

Marcello Carastro : Disons que toute approche anthropologique demande de se décentrer, de changer de regard, de changer de lieu d’observation, d’abandonner ses catégories. L’approche de Vernant était particulièrement suggestive. Une fois arrivé ici à Paris, j’ai eu la chance de participer à l’atelier animé par Marcel Detienne, qui s’inscrivait dans cette mouvance, qui a gardé vivant ce réseau d’échanges entre anthropologues, historiens, qui avait été créé par Vernant. C’est cette méthode qui aujourd’hui, je pense, nous permet encore de faire avancer les idées proposées par Vernant, vers 1960-70.

Emmanuel Laurentin : Nous avons avec nous au téléphone, Christophe Pébarthe. Je l’ai dit, vous êtes enseignant à Paris 8, les auditeurs de La Fabrique de l’Histoire vous connaissent un peu puisque vous intervenez de temps en temps dans La Fabrique. Vous, la particularité, vous êtes historien de la Grèce antique également, c’est que, non pas que vous êtes passé à côté de cette école-là mais cela n’a pas été pour vous l’école fondamentale - cela a été une des écoles que vous avez observée – en tant que jeune chercheur. Vous venez de soutenir votre thèse sur l’histoire de L’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, parue chez de Boccard, ce n’est pas la seule école de référence d’une certaine façon ?

Christophe Pébarthe : Bonjour d’abord. Je cris qu’effectivement ce n’est pas pour moi une école de référence mais cela tient sans doute avant tout au fait que j’ai découvert d’abord Pierre Vidal-Naquet à travers son manuel, Économie et société en Grèce ancienne, à l’université Bordeaux III, en Deug, dans une perspective critique. Mes maîtres Bordelais, essentiellement Raymond Descat, Alain Bresson et Patrice Brun aussi, étaient relativement critiques sur l’ouvrage, les conceptions de Vidal-Naquet…

Emmanuel Laurentin : Des critiques aussi sur Mosis Finley, toute cette école qui était celle dans laquelle baignait la pensée de Pierre Vidal-Naquet ?

Christophe Pébarthe : Exactement. Pour illustrer non pas l’opposition mais le décalage que je peux éprouver par rapport à cette école, c’est par exemple, je l’ai sous les yeux, le récit de Vidal-Naquet, Économie et société en Grèce ancienne, a réussi le tour de force de proposer toute une série de documents pour illustrer les questions économiques et sociales sans incérer la moindre planche de monnaies. Pour moi, ça, c’est quasiment impensable aujourd’hui. Il me semble que l’une des critiques principales que l’on peut faire, que je ferrais, c’est d’abord la disparition d’un certain nombre de sources, archéologique et numismatiques par exemple, le peu de cas fait de l’épigraphie et dans ma perspective c’est quand même une limite assez forte.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que ce n’est pas un retour, votre génération, celle que vous décrivez pour l’instant, à une sorte de vision moins transdisciplinaire, moins interdisciplinaire, - vision interdisciplinaire, que l’on décrit depuis le début de la semaine, qui allait picorer partout sans quelquefois s’appesantir sur la précision de telle ou telle point archéologique en particulier – vers des frontières disciplinaires plus marquées ?

Christophe Pébarthe : Non, je ne crois pas parce que justement dans mes travaux, que vous avez cités, sur l’alphabétisation, j’ai utilisé l’anthropologie, par exemple les travaux de Jack Goody, pas uniquement. Je crois que la question qui est posée, c’est la place du modèle : Est-ce que l’on fait intervenir le modèle avant les sources ou après les sources ? Je ne crois que la génération actuelle, en retournant en quelques sortes aux sources…

Emmanuel Laurentin : On pourrait dire en retournant à un certain positivisme, si ce n’était pas aujourd’hui considéré comme une sorte de critique, c’est ce que vous voulez dire ?

Christophe Pébarthe : Non parce qu’il y a quand même un formidable accroissement des corpus documentaires, lié aux prospections, aux fouilles et aux progrès divers et variés, qui font qu’aujourd’hui on dispose quand même de beaucoup plus de sources pour aborder ces questions, il y a de fait un travail documentaire plus important à mener me semble-t-il. Mais je crois que justement ces nouveaux documents montrent à quel point un certain nombre de conception sont démenties désormais par toute une série de documents.

Emmanuel Laurentin : C’est le propre de toute école historiographique, elle fait avancer l’histoire au moment où elle se déroule puis ensuite elle est là pour être critiquée. J’imagine que la position des chercheurs qu’étaient Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant par rapport à leurs propres maîtres état un peu semblable à cela, François Hartog, François Hartog ?

François Hartog : Oui, bien sûr. Ils avaient essayé de faire avec ce qu’ils avaient au moment où ils étaient là. Je crois que ce qui vient d’être dit…

Emmanuel Laurentin : Ce que dit Christophe Pébarthe sur la prédominance des sources ou modèle que l’on plaque sur les sources…

François Hartog : Cela me paraît une présentation schématique des choses. S’il y a bien des gens qui n’étaient pas des gens de modèles, c’est bien Vernant et Vidal-Naquet. Ils ont passé leur temps à prendre des éléments…

Emmanuel Laurentin : C’est ce que disait Ricardo di Donato, à propos du même texte d’Hésiode qui pouvait être lu à 25 ans de distance, par soi-même de façon totalement différente…

François Hartog : Naturellement, je suis très content de savoir qu’il y a plus beaucoup plus de sources et de documents, tout cela est excellent et cela permet aux disciplines de continuer à vivre. Ce qu’il faudra voir, c’est ce que cette génération, à partir de cette abondance là, fera. Ma foi, c’est à eux de le faire.

Emmanuel Laurentin : Christophe Pébarthe puis Oswyn Murray…

Christophe Pébarthe : Par rapport à des choses qui ont été citées tout à l’heure, par exemple le fait que Pierre Vidal-Naquet a en quelque sorte introduit Karl Polanyi dans la réflexion historique française, je crois que c’est un bon exemple de ce que je veux dire. Karl Polanyi est un anthropologue, économiste, peu familier en quelque sorte des sources grecques et on a utilisé ses modèles. Je crois que d’une certaine manière ça a amené une lecture un peu biaisée…

Emmanuel Laurentin : Vous citez les travaux d’Alain Bresson en particulier sur Polanyi, qui critique la vision économique de Polanyi sur la Grèce antique, c’est ce que vous voulez dire ?

Christophe Pébarthe : Exactement, ce que je veux dire, deux choses : certes des sources nouvelles mais il y a aussi, je crois, des sources anciennes…

Emmanuel Laurentin : Qui sont relues différemment ?

Christophe Pébarthe : Qui sont relues et qui à mon avis ont parfois été trop souvent négligées. Ce n’est pas une critique générale mais je crois que c’est un bilan que l’on eut faire aujourd’hui tout en reconnaissant toute une série d’apports que cela soit de Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Vidal-Naquet, le débat n’est pas de nier leurs apports respectifs.

Emmanuel Laurentin : Oswyn Murray, sur les enseignements que l’on peut tirer aujourd’hui de cette école, de ces travaux, la fertilité de ces travaux vis-à-vis des jeunes générations en particulier. Est-ce que c’est toujours lu, enseigné ? Je sais que vous avez organisé très récemment une journée d’études sur Pierre Vidal-Naquet à Oxford.

Oswyn Murray : Je crois qu’il y a toujours un dialogue, une espèce de contradiction, comme disait Momigliano, après Edmund Leben ( ? Orthographe incertain) : l’histoire est une bataille entre les philosophes et les érudits. Dans la génération de Vial-Naquet, Vernant, Momigliano, ce sont des philosophes qui avaient l’ascendant, maintenant, parmi les jeunes, une entrée de l’érudition, l’importance c’est le ( ? manque un mot, probablement « les faits ») et pas les idées. Et ça, pour moi qui suis de la vieille génération, c’est dommage.

Emmanuel Laurentin : Est-ce que tout compte fait, un mouvement général et international que vous ressentez ? On le disait un peu avec Alain Schnapp...

Oswyn Murray : C’est absolument international. C’est pour cela que maintenant l’influence des Allemands et des Anglais sur les études classiques est beaucoup plus grande. Ce n’est pas seulement le fait qu’il y ait des postes en Angleterre et aux États-Unis, c’est parce que l’érudition, le corpus des faits, a remplacé ce que Vernant avait instauré, le travail en équipe.

Emmanuel Laurentin : Marcello Carastro, vous êtes d’accord avec ce constat ? Lorsque vous allez dans les colloques à l’étranger, lorsque vous vous promenez un peu partout est-ce que vous avez l’impression qu’il y a une sorte de retour sur une tradition peut-être différente vis-à-vis de cette étude ? Moins de travail en commun ? Moins de travail entre philologue, anthropologue, historien, ethnologue, sociologue ?

Marcello Carastro : Je ne sais pas i l’on peut parler de retour, en tout cas il y a une tendance au cloisonnement, c’est vrai. Par contre, j’aimerais apporter une note d’espoir puisque l’on est un certain nombre de chercheurs, jeunes chercheurs, jeunes enseignants à nous être engagés dans cette voie du dialogue entre disciplines, aires disciplinaires, aires culturelles. Un dialogue qui nous a été inspiré bien sûr par les travaux du Centre Louis Gernet. Un dialogue qui nous paraît essentiel pour encore une fois changer de regard, sans cesse, sur les objets qui nous paraissent toujours les mêmes parce que même si l’on accumule de nouvelles données épigraphiques, c’est e regard qui compte. C’est les questions qu’on leur pose qui compte.

Emmanuel Laurentin : Toujours, toujours, bien évidemment. Un dernier mot Christophe Pébarthe ?

Christophe Pébarthe : Oui, pour dire mon accord avec ce qui vient d’être dit. Effectivement, je pense que le regard que l’on porte sur les sources nouvelles venantes n’est jamais indifférent, ça je pense que c’est un acquis en quelque sorte. Mais je pense qu’il est peut-être un peu trop rapide de vouloir scinder deux groupes, même si j’en comprends la finalité, entre les philosophes et les érudits. Je crois que Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet étaient des érudits et des philosophes, je ne sais pas si pour ma part je suis philosophe encore moins si je suis érudit, mais je crois que l’on ne peut pas non plus faire une histoire des idées sans les faits. Je crois qu’aujourd’hui, nous avons la possibilité d’établir, me semble-t-il, de meilleure façon les faits, je crois qu’il fau le faire pour pouvoir construire une meilleure histoire des idées.

Emmanuel Laurentin : Merci Christophe Pébarthe. Un dernier mot, François Hartog ?

François Hartog : J’évoquerais justement Vidal-Naquet puisqu’il est lui-même ce personnage qui d’un côté a fait une histoire des faits, quand il travaillait dans le domaine de l’histoire contemporaine, savoir si Audin s’est évadé ou ne s’est pas évadé, c’est une histoire des faits. Donc, il savait faire l’histoire des faits. Quand il faisait de l’histoire grecque, il s’est intéressé avant tout à l’histoire des représentations, ce qui ne signifie pas que c’est une histoire des idées détachée de tout puisque son constant souci cela a toujours été de dire : formes de pensées et formes de société.

Emmanuel Laurentin : Merci. Ce plaidoyer que l’on a bien entendu de votre bouche, François Hartog. On le retrouvera ‘imagine dans le travail que vous êtes en train de préparer sur Pierre Vidal-Naquet historien, c’est à paraître à la rentrée, c’est ça ?

François Hartog : Si tout va bien.

Emmanuel Laurentin : On peut citer également les éditions Galaad, on a beaucoup utilisé, cette semaine, leurs travaux, puisqu’il publie Jacques Revel, François Hartog et ils ont publié Victor Leduc, qui était un grand ami de Jean-Pierre Vernant. Donc, François Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, une réflexion dans laquelle on trouve l’évolution de ce rapport aux anciens. Puis, rappelons également que Le Genre humain, revue dans laquelle intervenait très régulièrement Jean-Pierre Vernant, publie son dernier numéro au Seuil, avec un hommage, en ouverture, de Maurice Olender et de Laurent Douzou sur Jean-Pierre Vernant résistant. Merci encore à toutes et à tous d’avoir participé à cette émission ?



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