INJECTION SANS ORDONNANCE
I
« J’ai le mandat de perquisition ! », lança Bob par la porte, sans prendre la peine de s’arrêter, ni de rentrer la saluer. A son bureau, Jaimie s’était figée et était restée ainsi, comme un statue, pendant un temps qui aurait suffi à Bob pour aller jusqu’au bout du couloir et revenir. Le vieux avait obtenu ce fichu mandat de perquisition, et il allait se ridiculiser, et tout le service avec lui. Sur les allégations d’une hystérique, il avait décidé de perquisitionner le cabinet du Dr Richard Winckle, le médecin le plus réputé de la ville, de surcroît ami intime du maire… Jaimie sentait le désespoir l’envahir. Pourquoi prenait-il au sérieux les déclarations délirantes de cette femme ?
Nancy Bauer, ancienne assistante – et maîtresse – du Dr Winckle, l’accusait de lui avoir fait une injection de sang contaminé par le VIH, le virus du sida. Rien de moins. Quand ? Le 25 juin 1997, il y avait presque onze mois de cela. Depuis, elle était tombée malade et un test l’avait déclarée séropositive. Elle avait porté plainte. Quelle preuve avait-elle contre le Dr Winckle ? Presque rien : un vague souvenir, dans un demi-sommeil, ainsi que le loquet cassé d’une fenêtre de son salon. Selon ses dires, le Dr Winckle se serait introduit chez elle par effraction, en pleine nuit. Il se serait approché du lit où elle dormait, aurait sorti une longue seringue, et lui en aurait injecté le contenu. Elle avait tenté de réagir, se débattre, fuir, mais, toujours selon son témoignage, ses membres avaient refusé de lui obéir, et elle était restée clouée au lit avant de perdre connaissance. Cela ressemblait à un cauchemar. Ce n’était sans doute pas autre chose qu’un cauchemar.
Et Bob, son co-équipier, allait risquer la risée, voire d’épineux problèmes avec la hiérarchie, pour les beaux yeux de Nancy.
Jaimie n’y tint plus. Elle se leva d’un bond, franchit la porte restée ouverte, traversa le couloir et se campa devant Bob.
« Sur quels arguments as-tu obtenu ce mandat ? Comment le juge peut-il prendre un tel risque ?
– Ce toubib n’est pas clair…
– Et ça suffit, d’après toi, pour se mettre le maire à dos ?
– Gamine, tu me crois stupide ? J’ai vérifié son alibi : il n’était pas chez sa mère. Elle n’est plus là pour répondre, morte le mois dernier…
– Comment sais-tu alors ?
– Si tu me laissais parler… Sa mère était déjà très malade l’an dernier : une infirmière était présente jour et nuit. J’ai retrouvé celle qui était d’astreinte la nuit où Mademoiselle Bauer s’est fait agresser.
– Se serait fait agresser…
– OK. Se serait fait agresser. Eh bien l’infirmière est catégorique : Winckle n’est pas venu se soir là.
– Elle peut avoir oublié. Comment se souvenir de cette nuit, un an après ?
– Je ne suis pas un débutant, gamine : j’ai interrogé toutes les infirmières chargées de cette dame. Le fils ne voyait pas sa mère le soir : il venait déjeuner avec elle, de 13 heures à 14 heures, c’est tout. Jamais il n’a passé la nuit chez elle. Donc, ne vous en déplaise Madame, le gentil Dr Winckle a menti.
– …
– Voici ma thèse : Le 25 juin, en fin de journée, Mademoiselle Bauer a fêté son départ du cabinet médical, en compagnie de Winckle et de leurs collègues. Ils ont fait sauter le bouchon de champagne et grignoté des petits fours. Tout le monde est d’accord là-dessus. Mais Winckle a versé un psychotrope dans son verre, du genre GHB, la drogue du viol. Mademoiselle Bauer est rentrée tôt chez elle et s’est couchée tout de suite. Winckle, qui connaissait bien les lieux pour avoir été son amant durant des mois, savait qu’il pouvait rentrer par cette fenêtre donnant sur la cour, derrière la maison. Il lui a fait l’injection, sans qu’elle puisse se défendre, et a laissé le virus faire son œuvre.
– C’est glauque ton histoire… Comment un médecin, qui connaît si bien les effets de la maladie, pourrait faire une chose pareille ? Avec la réputation qu’il a !
– La passion, Gamine. Et la réputation ne change rien à l’affaire. »
Jaimie détestait ce ton condescendant. Lui, l’ancien, se croyait plus malin qu’elle. Elle ne réprima pas l’agressivité qu’il lui inspirait :
« Que comptes-tu découvrir dans son cabinet ?
– Sais pas. Un journal intime… Un échantillon de sang contaminé… On peut rêver… Rendez-vous là-bas demain matin, à 7 heures, avant que le personnel n’arrive. »
II
Bob avait raison, Jaimie en était maintenant convaincue. La récolte au cabinet du médecin avait été excellente. Miraculeuse. Jaimie avait déniché un agenda de poche de l’année passée, griffonné partout et empli de papiers volants en tout genre : des factures, des post-its, des mots doux… Elle s’était octroyé la tâche d’examiner tout cela. L’écriture des mots doux était celle de Nancy Baueur. Il y en avait plein jusqu’au mois de mai, aucun durant le mois de juin. La plaignante avait déclaré qu’elle avait rompu sa liaison avec Winckle, parce qu’il ne voulait pas quitter sa femme pour elle. Classique. Au jour de l’éventuelle agression, Winckle avait inscrit en lettres capitales : « INJ. A NB ». C’était tentant d’interpréter : Injection à Nancy Bauer.
Mais ce n’était pas tout. En ouvrant une porte coincée derrière un buffet, Bob avait découvert un petit réduit, qui servait de débarras : des flacons vides et ébréchés, un modèle ancien de stérilisateur, une centrifugeuse, etc. Il y avait aussi un vieux réfrigérateur, en état de marche, branché sur le secteur. A l’intérieur, des tas de produits chimiques et un flacon de sang. Un seul… Chez un médecin, rien d’étonnant à ce qu’on trouve des échantillons de sang. DES. Pas UN. Bob avait décidé de porter l’échantillon au labo, pour analyse. Mais en attendant, Jaimie avait relevé le nom sur l’étiquette : Édouard Sanson. Une rapide recherche lui avait donné le renseignement voulu : Édouard Sanson était décédé le 12 août 1997, des suites… du sida.
Une heure après la perquisition, le Dr Winckle attendait toujours dans le couloir que quelqu’un veuille bien lui expliquer ce qui arrivait. Jaimie le reçut poliment. Un homme d’une cinquantaine d’années, cheveux poivre et sel, le nez empâté et les lèvres fines, un peu pincées. Il avait l’air fatigué, mais une autorité naturelle émanait de lui. Il prit la parole, d’un ton froid et ferme :
« C’est encore pour cette histoire débile que vous fouillez mon cabinet ? Vous n’avez rien d’autre à faire ? Vous voulez faire fuir ma clientèle ?
– Nous suivons la procédure… Ne vous inquiétez pas, le dossier sera bientôt clos. »
Sans le regarder directement, elle perçut un léger relâchement de ses traits. Le mettre à l’aise. Elle lui sourit largement et s’efforça de voir en lui un ancien camarade de classe.
« Elle vous en veut terriblement, cette Nancy Bauer…
– Une folle. Elle cherchait à casser mon mariage. Mais j’aime ma femme…
– J’avais deviné… pardonnez-moi… en parcourant votre agenda 1997 : manifestement, elle avait le béguin ! C’est bien elle, que vous appelez NB ? Ou bien… aviez-vous d’autres maîtresses ?
– Non, c’est elle. Je ne suis pas un coureur de jupons. C’est plutôt elle qui me courait après. Les femmes dans son genre se cherchent un mari. Un qui a réussi, de préférence.
– Je la comprends… Que lui avez-vous injecté le 25 juin ? »
Elle avait conservé un ton badin. L’effet de surprise était réussi. Il lui fallut du temps pour répondre.
« Un cocktail de vitamines. Elle avait une carence importante et se sentait épuisée. Elle avait trouvé une place à l’hôpital de S., mais elle ne pouvait pas prendre de vacances, alors elle m’a demandé un remontant…
– A quoi servait l’échantillon de sang. Il est infecté par le VIH, n’est-ce pas ?
– Il provient de l’un de mes patients séropositifs. Je m’en sers pour mes recherches personnelles… Nancy est une déséquilibrée, n’écoutez pas ce qu’elle raconte !
– Merci Docteur. Vous pouvez rentrer chez vous. Nous vous tiendrons au courant. »
Le temps de coucher par écrit ses impressions et hypothèses, et Jaimie se rua dans le bureau de Bob.
« Bravo Bob !... Mais… tu en fais une tête, pour un gagneur !
– Un perdant… Regarde ça. »
Il lui tendit une feuille blanche striée de deux séries de raies grisâtres.
« Qu’est-ce que c’est ?
– A gauche, l’empreinte génétique du virus de Nancy Bauer. A droite, l’empreinte génétique du virus de l’échantillon trouvé chez Winckle.
– Et alors ?
– Tu vois bien qu’elles ne sont pas pareilles !
– Ben non, elles ne sont pas pareilles.
– Donc, on ne peut pas prouver que c’est l’échantillon qui a contaminé la fille. Donc, le Dr Winckle est innocent. Donc, je suis bon pour une retraite anticipée… »
Mais Jaimie était déjà repartie.
III
« Merci Mike de me recevoir si vite…
– Arrête Jaimie, tu sais que cela me fait toujours plaisir de te voir. Que se passe-t-il ?
– Voici les empreintes génétiques de deux virus VIH : l’un trouvé dans un échantillon de sang conservé depuis plus d’un an, l’autre trouvé chez une patiente récemment contaminée. Elles sont différentes, mais se peut-il que l’échantillon ait servi à contaminer la patiente ?
– Oui.
– Quoi ?
– Tu me demandes si les deux virus peuvent être apparentés ? Je te réponds : oui, ça se peut. Ce document ne peut pas m’indiquer si c’est le cas, mais ça se peut.
– Même si les empreintes ne sont pas les mêmes ?
– Bien sûr. Tu as entendu parler de l’évolution des espèces ? Les virus évoluent : leur ARN subit des mutations, tout comme notre ADN, mais plus rapidement. Quand deux populations sont plongées dans des milieux différents, leurs génomes divergent. Ces populations donneront des empreintes différentes, même si elles sont issues d’une même souche. Ils ne savent pas ça au labo de la police ?
– Euh… Et comment peut-on savoir si elles sont issues de la même souche ?
– En faisant une étude phylogénétique. D’abord on choisit un ou deux gènes. Ensuite on détermine les séquences de ces gènes chez les deux virus en question et chez plusieurs virus de référence. Enfin, en comparant les séquences obtenues pour tous ces virus, on détermine leur degré de parenté.
– De quoi as-tu besoin pour faire cette étude ?
– Houla, c’est donc du sérieux ton histoire ? J’ai besoin que le juge me nomme expert. J’ai besoin d’un échantillon du sang de la victime, d’un échantillon du sang conservé chez le suspect et aussi d’échantillons prélevés sur une trentaine de personnes infectées, qui serviront de référence.
– OK. Si je t’obtiens tout cela, tu me la fais, cette étude ?
– Jaimie, je ne t’ai jamais rien refusé ! »
C’était son petit frère. Depuis tout petit, il la chérissait et lui obéissait au doigt et à l’œil. Jaimie avait pris très jeune un emploi dans la police et avait participé aux frais d’inscription de son frère à l’université. Il était doué, elle le savait. La preuve : il avait soutenu sa thèse l’année précédente et obtenu ce poste au Centre de biologie évolutive, où il étudiait les populations de batraciens de la région. Elle l’embrassa sur le bout du nez et partit.
Il lui fallait maintenant remonter le moral du vieux Bob et le convaincre d’aller voir le juge. Il ne se fit pas prier :
« Tu as raison, Gamine. La perquisition nous a apporté suffisamment d’éléments pour le faire plonger. Demandons cette expertise : ça enfoncera le clou. On ne pourra pas nous reprocher de l’accuser à la légère. »
IV
Une semaine plus tard, Jaimie attendait avec impatience l’étude de Mike. Il devait présenter ses résultats le lendemain. Dès que son téléphone sonna, elle répondit précipitamment.
« Ici Richard Winckle…, lança une voix forte et autoritaire.
– Tiens, vous tombez bien !
– Je viens aux nouvelles. Pas encore classée, cette affaire ?
– Cela ne saurait tarder. Les virus trouvés dans votre échantillon n’ont pas la même empreinte génétique que les virus de Mademoiselle Bauer…
– Bien sûr !
– Le biologiste qui a fait l’étude doit rendre ses conclusions demain matin. Voulez-vous assister à son exposé ?
– Pourquoi pas ? Cela clôt votre enquête ?
– Sans aucun doute !
– Alors cela me donnera l’occasion de vous revoir une dernière fois, susurra-t-il. Je viendrai. »
Quelle assurance ! Il ne doutait vraiment de rien.
Bob fit entrer dans la salle de réunion une maigre assistance : Monsieur le juge, quelques collègues et le Dr Winckle, qu’il installa respectueusement face à l’orateur. Mike était arrivé avec vingt minutes d’avance et bavardait avec Jaimie, tout en branchant son ordinateur portable au vidéoprojecteur. Il lui demanda de commencer.
Le jeune biologiste afficha à l’écran les empreintes génétiques des deux virus :
« Il est impossible de prouver avec ça que ces deux populations de virus, la première notée NB, la seconde notée ES, ont une origine commune. »
Winckle allongea les jambes et croisa les bras sur sa poitrine, en signe de contentement.
« Mon équipe et moi avons séquencé deux gènes du VIH, l’un évoluant vite, codant une protéine de la capsule virale, l’autre d’évolution lente, codant la transcriptase inverse, la saleté d’enzyme qui transcrit l’ARN en ADN, puis l’intègre au génome de la cellule infectée. »
Après d’assez longues explications techniques qui assoupirent l’assistance, Mike arriva enfin au fait.
« L’analyse du gène à mutations rapides montre que les deux souches sont apparentées : la probabilité pour que deux individus pris au hasard dans la population infectée aient des virus aussi semblables est infime. Ce résultat corrobore l’hypothèse d’une origine commune des deux souches virales, celle qui coule dans les veines de NB et celle de l’échantillon de sang de ES. »
Bob exultait. Bien joué, Gamine, pensa-t-il.
Winckle se redressa de son siège et pivota vers la porte. Allait-il fuir ? Deux collègues de Bob se postèrent autour de la porte. Winckle tourna son visage décomposé vers Jaimie. D’un discret signe de tête, elle l’invita à écouter la suite.
« L’analyse du gène à mutations lentes a permis de donner un âge aux deux populations de virus : les virus qui infectent NB sont plus jeunes que les virus de ES. Conclusion : les premiers sont les descendants des seconds. Cela prouve que c’est bien le sang de ES qui a contaminé NB, et non l’inverse. »
Plus aucun doute n’était possible : Richard Winckle avait infecté Nancy Bauer à l’aide de l’échantillon de sang prélevé sur son patient Édouard Sanson, qu’il conservait dans son cabinet.
Bob avait préparé le mandat d’amener. Il le glissa sous les yeux du juge, qui signa sans hésiter. Il désigna ensuite le téléphone à Winckle :
« Tentative de meurtre avec préméditation, vous allez avoir besoin d’un bon avocat. »