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L’ombre à la portée des enfants, interview de Xavier Limagne

Interview, mercredi 16 juillet 2008, de Xavier Limagne, concepteur d’exposition à la Cité des sciences et de l’industrie, par Daphné Aubert [1] et Melanie Chereau [2]. Une rencontre coordonnée et transcrite par Taos Aït Si Slimane.

Daphné Aubert : Bonjour, Xavier Limagne, merci d’avoir répondu à notre invitation et d’accepter de nous accorder cette interview. Pour commencer cet entretien, nous vous proposons de nous dire quelques mots sur vous. Qui êtes-vous ? Quel est votre métier ?

Xavier Limagne : Merci de me donner l’occasion de parler de ce métier passionnant. Je suis concepteur d’expositions à la Cité des sciences depuis 13 ans, commissaire d’expo depuis 2005. Comme beaucoup de concepteurs, j’ai un parcours croisé, mélange de plusieurs expériences. Dans des vies précédentes, j’ai été architecte et aussi professeur de technologie en collège, pendant une dizaine d’années, en banlieue parisienne. J’y ai appris la pédagogie et ça me sert aujourd’hui tous les jours pour essayer de communiquer plus simplement dans les expositions.

Je travaille sur à la direction des expositions à la Cité des sciences, dans le département des projets muséologiques de Dominique Botbol, où nous sommes une trentaine de personnes dont une dizaine de chefs de projets ou commissaires d’expositions. Nous sommes ceux qui du point de départ au point d’arrivée ; de la plage blanche à l’ouverture au public, s’approprient le sujet d’exposition qu’ils ont la responsabilité d’aboutir.

Melanie Chereau : Ça répond en partie à la question que je voulais vous poser et qui était comment devient-on commissaire d’expositions ? Vous pourriez peut-être développer un petit peu et nous préciser si vous travaillez exclusivement pour la Cité des sciences et de l’industrie.

Xavier Limagne : Il y a des formations pour travailler dans le domaine culturel, à la conception ou dans la muséologie. Pour ma génération, ces formations n’existaient pas. Je ne sais pas si elles sont efficaces, si beaucoup de gens qui font ces formations, pour devenir concepteur d’exposition, le deviennent effectivement. Il y a davantage de gens qui trouvent du travail dans le domaine de l’évaluation ou des études de public. Concepteur d’expositions, je pense que c’est quelque chose qui doit venir avec une certaine maturité, parce que c’est un travail très complexe. Il faut s’être formé petit à petit et être capable de gérer la complexité de ce métier très large. Quand on aborde un nouveau sujet, on ne le connaît en général pas. Il faut donc une capacité à se documenter et à s’informer. Et puis il y a les phases du projet qui sont très différentes les unes des autres tout au long du projet. Au début c’est un travail solitaire ou à deux, mais c’est rarement une équipe. Parfois, l’idée de départ que l’on esquisse, on la suit pendant trois ans. Un gros projet c’est trois ans. Cela fait par exemple plus de deux ans que je travaille sur la conception de la Cité des enfants des 5-12 ans et nous allons ouvrir dans 8 mois. Bientôt donc. Pour « Ombres et lumière », dont j’ai été précédemment commissaire, c’était aussi un travail de trois ans. Il ne faut donc pas perdre son énergie au fil du temps. Un chantier d’expo à l’ouverture, c’est facilement 300 à 400 personnes, qui par cercles concentriques, sont mobilisées. Si la direction de départ n’est pas claire, le projet a toutes les chances de se perdre en route, il faut faire très attention. Parce qu’évidemment on est absorbé par des tas de problèmes matériels, juridiques, les marchés publics, les heures de travail des entreprises etc. qui n’ont rien à voir avec la conception pure. Voilà sans doute pourquoi le métier est complexe et que l’on y accède, c’est aussi bien souvent le cas des collègues autour de moi, par des parcours plus ou moins atypiques. Par exemple, la commissaire adjointe pour l’exposition de la Cité des enfants 5-12 ans, Laurence Caunezil, a une formation initiale de chimie, complétée d’études de philo. Souvent il y a comme ça des doubles cursus qui sont intéressants, ou une formation initiale complétée par une vie professionnelle dans un tout autre domaine. C’est à mon avis une bonne manière d’aborder la conception d’exposition qui est à la fois du journalisme, de la science, de la conduite de projet, de la communication, etc. Nous sommes aussi des conteurs, une exposition nouvelle se raconte à des dizaines de gens pendant longtemps. C’est une façon, pour nous, de la penser, de la formaliser et de l’affiner.

Melanie Chereau : Parlons justement de l’exposition « Ombres et lumière ». Pourquoi cette exposition ? Comment l’idée est-elle venue, tout simplement ?

Xavier Limagne : Souvent les idées sont dans l’air et il suffit de les ramasser. L’idée nous vient du Centre Pompidou, où à la Galerie des Enfants ils avaient travaillé l’ombre et la lumière avec les enfants. Les activités qu’ils font dans des ateliers deviennent souvent des expositions temporaires. Là, ils n’avaient pas tellement cette perspective au Centre Pompidou et leur équipe, que nous connaissons est venue nous voir. Il y avait à l’époque Orna Cohen qui était commissaire d’exposition à la Cité des sciences, qui connaissait très bien Janet Destailleurs. Une petite équipe de la Galerie des Enfants est venue à la Cité des sciences pour nous proposer le sujet, une idée reprise un peu plus tard et menée avec eux jusqu’à l’ouverture. Pendant un an et demi nous avons fait en sorte que cela soit possible, puis nous avons eu une année et demie de production. Ce qui me semblait vraiment intéressant dans ce sujet - arts et sciences - c’est que l’on travaillait les sciences d’un point de vue à la fois rationnel et imaginaire pour un public d’enfants. Comme je suis pédagogue et que l’expo donne à comprendre ce que l’on voit, ça m’a semblé un très, très joli sujet. Il m’a fallu convaincre tout le monde que ça l’était.

Melanie Chereau : Combien de personnes, à peu près, sont mobilisées pour mettre en place une telle exposition ? J’imagine entre les concepteurs, les constructeurs, les scénographes. Quels types de personnes interviennent ? Je sais que vous avez parlé de conseillers scientifiques, d’artistes. Pourriez-vous développer ?

Xavier Limagne : « Ombres et lumière » est justement un peu particulière par le fait que nous avons mis du temps à la programmer dans les deux institutions. Ce n’était pas facile de décider deux mastodontes du Ministère de la culture à travailler ensemble, chacun ayant son égo. Cela nécessite beaucoup de diplomatie. Le projet était tout à fait déraisonnable - c’est ça qu’il avait entre autre de bien - il était un peu farfelu. Pendant qu’il tardait à se faire, nous avons eu la chance, que nous avons rarement, d’accumuler énormément de matière. Le monde des créateurs, des scientifiques savait que la Cité des sciences et le Centre Pompidou avaient un projet sur l’ombre et la lumière. Au début, il a fallu amorcer la pompe, puis ils nous arrivaient tous seuls. Je suis tombé sur des gens extraordinaires dans tous les domaines. Il m’est arrivé, par exemple, un calligraphe Chinois qui, durant tous les jours de sa vie, depuis qu’il est adolescent, écrit une pensée sur l’ombre et qui est venu me voir. Il m’a dit : est-ce que la Cité ne pourrait pas éditer ces pensées de l’ombre ? Alors, là, on réoriente en disant que nous ne sommes pas vraiment des éditeurs. En plus il voulait que le livre soit non pas imprimé mais gaufré en relief, à lire sous une lumière rasante. Un très joli projet, qui a été édité, mais pas à la Cité des sciences. Il y a eu des tas de gens qui nous sont arrivés comme ça, des farfelus, des poètes et allumés de l’ombre. C’est seulement avec quelques uns que nous avons réalisés l’exposition car il fallait qu’ils soient effectivement disponibles au moment où nous partions en production pour que leur travail puisse être intégré. Tous n’ont pas été présentés.

Donc, pour moi, chef d’orchestre, ça a été un travail d’assemblage, et c’est peut-être de ça dont je suis le plus fier, de cette grande quantité de talents additionnés. Mais pourtant, quand on visite l’exposition, elle a l’air d’être une, pensée par une seule personne. En réalité, c’est totalement faux. Des dizaines de personnes ont travaillé à sa conception. Il suffit de voir le générique [3], des dizaines de personnes ont travaillé à sa production. Mais ce que nous avons réussi à faire, avec les scénographes en particulier, qui étaient aussi auteurs de bandes dessinées, et avec l’équipe du centre Pompidou, c’est d’écrire une trame narrative simple à laquelle tout le monde pouvait adhérer. C’est donc une histoire, avec un personnage, Archibald Ombre. À Beaubourg nous présentions sa maison imaginaire et ses rêves et à la Cité des sciences, sa vraie maison transformée en labo des ombres. L’histoire était suffisamment simple pour que chacun puisse nous aider à la construire. D’ailleurs, le personnage d’Archibald a énormément servi pour nous ajuster entre concepteurs. C’était toujours lui le patron. Nous, nous n’étions que ses fidèles, zélés collaborateurs. Donc, chaque fois que nous nous demandions si une œuvre ou un objet avait sa place dans l’exposition, nous pouvions être en conflit, discutailler, Archibald était toujours là pour arbitrer. De la même manière qu’au cinéma l’on caractérise les personnages, nous avons cherché à caractériser Archibald en profondeur. Les choses devenaient alors plausibles ou pas, pour lui. Il était devenu un personnage suffisamment fort pour être un vrai patron. Moi, j’étais son premier assistant, c’est tout. Il s’est imposé.

Daphné Aubert : Par rapport à ce scénario d’Archibald, moi, ce que j’aurais aimé savoir, tout au long de l’exposition il y a des phénomènes scientifiques qui sont expliqués sur l’ombre et la lumière, est-ce que pour la conception vous vous êtes dit : nous voudrions expliquer ce phénomène, ce phénomène, ce phénomène et à partir de là imaginer par quel objet ou quelle œuvre le faire ? Ou, est-ce que vous avez pris les œuvres et l’idée que vous aviez plus de l’imaginaire et vous vous êtes dit : bon maintenant nous allons utiliser cette œuvre pour démontrer ce phénomène ? En fait je voudrais savoir comment tout cela s’est articulé.

Xavier Limagne : Alors là, je suis en train de donner une fausse représentation. Comme si en fait tout venait de l’extérieur et que nous, nous sommes entièrement appuyés sur les artistes, ce n’est pas vrai. Le savoir-faire de la Cité des sciences, c’est de faire des manips, c’est notre premier métier, et avant de faire intervenir des scénographes, des artistes, nous avions conçu des manipulations, beaucoup inspirés de la pratique avec les enfants au Centre Pompidou. Et c’est ça qui était original puisque finalement les manips que nous avons mises au point ont découlé pour beaucoup de la pratique expérimentale que nos collègues de Beaubourg ont eu avec les enfants en atelier. Mais, nous avons imaginé une quarantaine de manips, sur l’ombre et la lumière, avant de scénographier l’exposition. Au fond, quand on a commencé à consulter l’extérieur, nous avions des manips à faire faire aux enfants, nous avions une idée de parcours, une volonté de raconter une histoire. Les éléments étaient épars, on pouvait les organiser de différentes manières mais nous avions un sujet bien travaillé.

En fait le propos est très simple, résumé dans le théorème d’Archibald qui dit : « Pour faire apparaître une ombre, il faut une source de lumière, un objet devant la lumière et une surface sur laquelle l’ombre est projetée ». Et ce propos-là, est de différentes manières, dans différents éléments d’exposition, raconté quarante fois. Et c’est nécessaire, je crois, pour une exposition pour enfants, d’avoir une certaine redondance. S’il n’y a qu’une seule manip qui exprime un sujet, les enfants passent à côté parce qu’ils ne sont pas obligés de faire toutes les manips, parce qu’ils vont être attirés par une forme, une couleur, un objet. Et comme là, on se répète quarante fois, mais sans que cela se voit, de quarante manières différentes, finalement aucun des enfants ne semble avoir raté le sujet qui est suffisamment scandé. C’est ce qui m’a frappé dans le livre d’or – au début on mettait un livre d’or, et on voyait que les enfants s’exprimaient beaucoup - d’abord ils remerciaient. Moi, c’était la première fois que je voyais des enfants nous remercier. On remercie quand on est touché d’un cadeau qu’on vous a fait. C’est une considération, pour moi c’était déjà le plus beau des compliments. Puis, ils disent avoir beaucoup appris. En réalité, ils n’ont pas pu beaucoup apprendre puisqu’on n’apprend presque rien. On n’apprend qu’une seule chose, mais au moins ils avaient conscience de ne pas être passé à côté du sujet. C’est-à-dire qu’ils l’avaient éprouvé, expérimenté. C’est-à-dire que l’exposition leur donnait une chance de se l’approprier, de l’intégrer dans leur corps, de partir de l’exposition avec une curiosité de l’observation des ombres, et si l’on élargit, une curiosité de l’observation. Et je pense que c’est le fondement d’une démarche scientifique, c’était ce que je voulais faire, remettre à l’honneur l’idée que l’on observe avant de parler, avant même de théoriser. On est là sur quelque chose qui relève de l’éveil de la curiosité et je crois que pour les enfants en particulier, ce moment où l’on patouille avec les concepts tout en les manipulant corporellement, je crois que cela fonde pour la vie une curiosité scientifique. Si l’on vous donne tout le temps des réponses à des questions que vous ne vous posez pas, vous ne construisez rien. L’enfant à besoin de s’ennuyer, de jouer, de prendre son temps, de manipuler et là, s’il a des questions, de la curiosité, c’est utile de lui répondre.

Donc, pour revenir à la question de départ, nous avons en amont imaginé des manipulations très précises qui sont aujourd’hui fondues dans la scénographie, mais elles y sont bel et bien. Pour faire court, « Ombres et lumière », est l’addition du savoir faire de la Cité des sciences en terme de manips interactives pour les enfants ; le talent scénographique de Lucie Lom, Philippe Leduc et Marc-Antoine Mathieu, qui est aussi auteur de bandes dessinées ; et l’ouverture sur la création contemporaine et la recherche plastique, qui est un autre regard que nous apporte Beaubourg. Je dirais que c’est une exposition tri-composants : Cité des sciences, Lucie Lom et Beaubourg. C’est pour ça qu’elle est si particulière. Elle n’est pas faite comme d’habitude.

Daphné Aubert : Tout à l’heure, vous nous avez expliqué qu’il a fallu trois ans avant que l’exposition ne soit ouverte et que c’était compliqué. Moi, justement, comme je m’intéresse beaucoup à la complexité des projets, j’aimerais connaître vos principaux obstacles et comment vous avez réussi à les contourner, à les surmonter.

Xavier Limagne : Toute l’histoire pour bien mener un projet à son terme, c’est de réussir à rester têtu sans devenir obtus. C’est-à-dire d’être au fond de soi convaincu qu’il va aboutir. Si vous êtes convaincu, vous allez pouvoir petit à petit convaincre les autres. L’obstacle principal à une exposition comme « Ombres et lumière » c’est que l’ombre n’est pas un sujet vendeur et, à notre époque, il faut savoir attirer les foules. Même si le sujet de l’ombre était particulièrement pertinent pour l’éducation, l’initiation aux arts plastiques, aux sciences, que j’étais convaincu de son originalité… tout le monde me disait : mais c’est une exposition sur la lumière, l’ombre n’est pas un sujet. Les physiciens la concevaient uniquement comme une exposition sur la lumière, j’avais l’impression qu’ils ne percevaient pas mon intention. Non, c’est bien une exposition pensée du point de vue de l’ombre, de sa perception, de la conséquence de la lumière qui interfère avec les objets, des surfaces, un espace, etc. Donc d’avantage une exposition de la compréhension de la perception, à la limite du fonctionnement du cerveau et de l’interprétation des images par cet œil qui nous « trompe ». Donc, le sujet était bien l’ombre. L’ombre c’est aussi la mort, les vampires, les contes d’Europe centrale, l’histoire de Peter Schlemihl, l’homme qui a vendu son ombre au diable, le cinéma expressionniste allemand, des choses qui ne sont pas bling-bling, qui sont subtiles. Ce qui m’intéressait c’était l’épaisseur du sujet, son ambiguïté, son importance, sa profondeur.

Donc, nous n’avons pas trouvé de mécènes. Par exemple, la Fondation EDF qui aurait pu soutenir le projet ne l’a pas fait. Et c’est vrai, ils avaient raison, le public ne se précipite pas pour voir une exposition sur l’ombre. Une fois que le public est là, un peu par hasard, parce que les autres espaces enfants sont complets, ils disent : mais quel bonheur ! Pourquoi nous ne nous a-t-on pas dit qu’il y avait une si jolie exposition ? Ils sont contents d’y être. Même si l’exposition était davantage affichée, cela ne changerait sans doute rein. Il faut dire qu’elle a été inaugurée le même jour que « Star Wars », ce qui évidemment lui donnait peu de chance de rencontrer un très grand public. Evidemment on vient plus facilement voir une exposition « Star Wars », et s’il n’y a plus de place, on peut se retrouver par hasard avec ses enfants dans « Ombres et lumière » et y éprouver pourtant un grand plaisir… mais rarement en ayant programmé sa visite à l’avance. Donc, effectivement, ce n’était pas un sujet vendeur, ce n’est pas un sujet qui fait se déplacer les foules. Pourtant, c’est un sujet drôlement intéressant. On le voit puisque l’exposition est prolongée et que malgré le fait qu’il n’y ait pas de relance de pub, elle trouve toujours son public. Elle décline bien sûr en fréquentation grand public mais se maintient bien en fréquentation scolaire. Le bouche à oreille fait que les enseignants savent que c’est un thème intéressant à aborder avec leurs élèves, facile à travailler sans beaucoup de moyens. Il y a peu de sujet comme ça qui demandent aussi peu de matériel, une lampe de poche, deux objets et un rideau pour faire le noir. C’est un sujet en or pour un travail pédagogique avec les enfants, mais ce n’est pas un sujet vendeur. Donc, je l’ai vendu petit à petit. Des établissements comme la Cité des sciences ou Beaubourg, sont des établissements qui ont une puissance d’action certaine mais il faut un certain temps pour la déclencher, il y a d’abord un peu d’inertie. Donc, il ne faut pas se décourager et petit à petit on arrive à trouver quelques appuis…

Et comme souvent dans les projets, c’est au moment où on va les abandonner qu’ils ont une chance de se réaliser. Ça se joue à pas grand-chose. Je me souviens pour « Ombres et lumière » j’ai bien failli laisser tomber. Justement, entre être volontaire et être borné, il y a un moment où il faut choisir. J’étais en train de me dire : tu ne vas pas passer 5 ans à proposer un sujet d’exposition dont personne ne veut, il faut passer autre chose. Et juste à ce moment-là, j’ai croisé quelqu’un dans le parking de la Cité qui m’a dit : il paraît qu’« Ombres et lumière » se fait ? J’ai dit : ah ! bon, très bien, je vais la faire ! Ça voulait dire que la situation était mûre et que j’avais suffisamment fait le représentant de commerce en interne, à la Cité des sciences, pour que l’idée ait eu le temps de faire son chemin. Il m’est arrivé d’ailleurs la même chose avec l’exposition pour les 5-12 ans, que nous allons ouvrir l’année prochaine. J’ai eu l’impression de passer un an à vendre le programme de l’exposition. Par contre, une fois que vos collègues sont convaincus, que les décideurs, que chaque direction de la Cité des sciences est convaincue qu’il faut faire le projet, ça devient puissant. Mais quand la petite équipe d’une ou deux personnes ont à lancer la grosse machine, c’est une course de fond, il faut avoir l’énergie patiente et confiante que l’idée va aboutir parce que si vous laissez tomber trop tôt, le projet n’a pas le temps d’arriver à maturité. Donc, c’était vrai sur « Ombres et lumière » mais c’est vrai sur n’importe quel projet. C’est ça le premier travail d’un commissaire d’expo, c’est donner envie de faire le sujet, d’abord en interne puis après de donner envie au public de venir le voir, si l’équipe a bien travaillé. Mais c’est vrai de tous les projets dans le domaine culturel. Et si l’on n’est pas tout à fait seul, si l’on est quand même un petit noyau de deux ou trois personnes, c’est plus facile. On se décourage quand même moins vite.

Melanie Chereau : Je voudrais revenir un petit peu sur le parti pris que vous avez développé. D’ailleurs est-ce vous qui avez eu ce parti pris de se situer entre art et science, pour cette exposition ? Quelle est la part des conseillers scientifiques qui sont intervenus ? J’ai lu dans l’interview pARTages au Louvre [4] qu’ils voulaient simplifier la théorie d’Archibald. Quelle est la part de la démarche scientifique ?

Xavier Limagne : Moi, dans une initiation à la démarche scientifique destinée aux enfants je reste plutôt sur les fondamentaux. Cela suppose de ne pas aller trop vite avec l’enfant. Je l’ai dit tout à l’heure, il faut leur laisser le temps de se poser des questions et bien s’assurer que les acquis fondamentaux que tous les enfants sont censés avoir en maternelle, je veux parler du repérage dans le temps et dans l’espace, sont effectivement acquis et digérés. Comme enseignant en collège avec des enfants en difficulté à Créteil, j’ai vu beaucoup d’enfants arriver en 4ème sans savoir distinguer le haut du bas, la droite de la gauche, le dessus du dessous, donc pas du tout spatialisés. C’est impossible de travailler la géométrie dans l’espace si l’on n’a pas acquis ces notions. Or beaucoup d’enfant ne savent pas du tout regarder, faire attention, analyser du regard une situation, situer les choses dans l’espace ou décomposer une action dans le temps… donc, pour moi c’est très important, dans une exposition pour un large public d’enfants que ces premières marches soient bien assurées. Nous avons un travail à faire en complément de l’école. Au début, les scientifiques me disaient, il n’y a pas de sujet scientifique dans l’expo, il n’y pas de propos, ce n’est pas assez savant cette affaire-là... En effet, dans Explora, dans l’exposition « Jeux de lumière » il y a beaucoup de sujets plus pointus que nous aurions pu reprendre en les travaillant autrement. Mais j’étais orienté sur un autre parti pris, simple et fort, de dire que ce que je voulais pour cette exposition c’était que les enfants apprennent à regarder et à devenir curieux par l’observation. Le sujet à l’air mince mais derrière il y avait des choses fondamentales comme la verbalisation, les ombres on ne peut pas les attraper, on est obligé de les regarder, on ne peut pas les toucher, on est par conséquent obligé de mettre des mots. Est-ce que la démarche scientifique ce n’est pas, pour conceptualiser, d’être à même de mettre des mots sur des choses que l’on ne peut pas toucher du doigt ?

Donc, pour moi, c’était de travailler, par le biais des ombres, la perception et la représentation de l’espace. Parce qu’au fond, on n’en a pas conscience, mais une ombre propre de l’objet nous permet de voir l’objet lui-même, c’est-à-dire décoder son volume, voir à quoi il ressemble, comprendre sa forme ; et puis l’ombre portée, c’est-à-dire l’ombre projetée derrière l’objet, celle qui traîne derrière la silhouette d’une personne, c’est ce qui nous permet de situer les objets dans l’espace et de le délimiter. Par exemple si l’on regarde l’ombre au sol se briser au pied du mur pour remonter à la verticale, on sait immédiatement évaluer la distance de l’objet au mur. Donc, l’ombre nous permet de spatialiser, d’avoir une représentation de l’espace, donc de ce point de vue-là, c’était quelque chose de fondamental. Et ce que nous avons travaillé aussi, c’est le changement d’échelle. Ça ne sert à rien de montrer à un petit élève de sixième une image de microscope, s’il n’a pas déjà l’idée de ce que c’est une distance, un grossissement, une échelle… donc, les bases, il faut les installer tranquillement dans l’enfance avant d’aller plus loin. Ou alors on empile sur des notions fondamentales qui ne sont pas bien acquises et l’on tente de faire acquérir des concepts inabordables pour la pensée de l’enfant. Donc pour l’ombre, on va doucement, tranquillement mais on installe bien ces notions fondamentales. Je pense que nous avons fait un réel travail de pédagogie, mais bien sûr ça se discute et nous en avons discuté avec les conseillers scientifiques.

Maintenant que l’exposition est ouverte, il est clair que les enfants ne ratent pas le sujet, qu’ils sont bien là à se poser des questions et à expérimenter. Et pour moi, si un enfant sortant de l’expo se met à regarder des ombres, regarder où est le soleil, ou si la nuit il regarde en passant sous le réverbère, l’ombre qui est d’abord devant lui, puis après derrière lui ou l’inverse en fonction du sens de sa marche, et ben c’est gagné. Cela ne paraît pas, Cette exposition n’est pas « savante », mais du point de vue pédagogique je l’assume tout à fait dans sa capacité à développer ces notions fondamentales. C’est un parti pris, dans une société de plus en plus complexe, où l’enfant est de plus en plus zappeur, déstructuré, je pense que la concentration et le sens de l’observation sont plus que jamais nécessaires. On peut développer le parti pris inverse en disant qu’il faut initier ces enfants à la pensée complexe, pour cela, allons de plus en vite, gavons-les d’images zappées, instantanées, prenons l’entonnoir et vidons des sceaux... Mais je crois au contraire que plus le monde est complexe, les sciences y compris, plus le monde des concepts est savant, avec tout en interaction avec tout ; plus il faut dans le temps de l’enfance prendre son temps, construire des têtes bien faites, pour donner une chance à chaque enfant d’aborder cette complexité à laquelle inévitablement il sera confronté.

Daphné Aubert : Une question sur l’équipe de conception. Vous avez expliqué que l’équipe était mixte, avec des femmes et des hommes, et que vous aviez veillé sur l’équilibre. J’aimerais savoir ce que, selon vous, le regard masculin a apporté de plus, ce qu’il a changé à la conception de cette exposition ?

Xavier Limagne : Ça, c’est un côté militant. Je pense qu’il ne faut pas que les hommes démissionnent des taches éducatives. Il se trouve que dans le monde de la culture, de l’éducation, de l’enseignement dans lesquels j’ai passé pas mal de temps, les hommes sont peu présents. Comme une exposition à la fin, doit s’adresser à une diversité de publics, à une diversité de formes d’esprit, à chaque fois je pense qu’une équipe projet doit se construire dans une diversité. Donc, une diversité d’hommes et de femmes, de gens jeunes et de gens plus matures, de cartésiens et de rêveurs, toutes ces personnes s’entendant pour construire le même objet, la même exposition. Je crois qu’une exposition est à l’image de l’équipe projet qui l’a conçue. C’est un peu comme le travail d’assemblage, pour les vins, entre les différents cépages. En fonction du goût final que l’on souhaite obtenir, il faut prendre dans l’équipe plus ou moins de rigolos, plus ou moins de savants, plus ou moins de poètes.

Sur l’apport des hommes dans une exposition pour enfants, vous l’observez autour de vous, les hommes et les femmes n’ont pas du tout la même façon de s’occuper des enfants. Parfois, les femmes auront l’impression que les hommes ne s’en occupent pas. Ils sont moins directifs, ils laissent parfois l’enfant plus libre. Il y a des enfants qui ont besoin de ça pour entrer dans le sujet et pas forcément d’être trop dirigé. Une exposition pour enfant n’a pas à être mièvre. Souvent l’étiquette enfant, signifie que l’on met des couleurs vives, un peu bébé, comme si les enfants ne percevaient que les couleurs primaires, ce qui bien sûr faux. D’autre part, à la Cité des enfants on essaye de travailler l’interaction entre les adultes et les enfants, il faut donc que les parents s’y trouvent bien, les papas y compris. Même si je pense qu’il y a quand même plus de mères qui accompagnent régulièrement les enfants à la Cité des enfants que d’hommes. Là aussi, dans le projet de la Cité des enfants des 5-12 ans, j’ai interrogé des groupes d’abonnés et j’ai aussi écouté les papas, pour savoir ce qu’ils avaient à dire, ce qu’ils aimeraient trouver dans l’exposition.

Donc, ce n’est pas tant le sujet homme - femme qui compte qu’une une diversité d’approche et de point de vue. Ce que j’essaye de stimuler dans une équipe projet ce sont des extrêmes, des gens extrêmement rêveurs, des gens extrêmement cartésiens, des très jeunes, des gens de plus de 60 ans, parce que cela crée de la différence, de l’énergie. En électricité, pour avoir un arc électrique, il faut augmenter la tension entre un pôle plus et un pôle moins, créer de la différence de potentiel. Dans une équipe projet c’est la même chose, il faut créer de la différence de potentiel pour avoir une dynamique. Il faut de la diversité de pensée. Par exemple, j’aime bien avoir des artistes dans l’équipe, mais il y en a qui sont trop caractériels pour travailler en groupe. Donc, au sein de cette diversité, le premier équilibre est celui-là. La dynamique d’une équipe est meilleure quand on a 50% d’hommes et 50% de femmes. Il y a ainsi un équilibre plus tranquille. Cet équilibre qui me semble important n’est obtenu que de manière volontariste. Dans les personnels des médiathèques, il y a également peu d’hommes. Et dès lors qu’il s’agit de la section enfant, c’est encore plus marqué. Ils ne se sentent pas à l’aise dans le monde de l’éducation, où tout simplement ça ne les intéresse pas. Pour « Ombres et lumière », j’ai essayé d’avoir davantage d’hommes dans l’équipe de conception et du coup il me semble que les pères s’y sentent mieux. C’est une intuition, je ne sais pas si elle se vérifie.

Daphné Aubert : Vous dites que la scénographie de Lucie Lom n’est pas du tout celle que vous aviez imaginée au départ. Peut-on connaître le petit secret de la scénographie que vous aviez imaginée au départ ?

Xavier Limagne : Justement, pour avoir un projet d’expo, on est obligé de s’en faire une première représentation. En même temps, si l’on fait travailler des gens c’est pour qu’ils aient un apport, sinon on travaille tout seul et ce n’est pas possible vu les compétences à réunir. Le romancier travail seul, c’est formidable, il n’a qu’à s’entendre avec lui-même, il peut changer les personnages, l’histoire, mais pour nous l’exposition est nécessairement un travail collectif. Pour ne pas se perdre en route, il faut avoir son idée de départ et pour la scénographie bien sûr j’avais mon idée de départ. À Beaubourg ils avaient travaillé avec des ustensiles de cuisine, des volumes en papier, des choses assez simples, j’imaginais qu’on allait faire la même chose avec des grands volumes à l’échelle de la scénographie. Les enfants avaient fait une ville avec ces formes en papier, avec des volumes géométriques blancs éclairés sur une surface blanche qui permettait de bien voir les ombres. Au début, j’avais imaginé que la scénographie pourrait être la même chose transposée à une autre échelle avec des volumes en toile blanche dans lesquels on aurait pu rentrer. Donc quelque chose qui du point de vue formel était assez minimaliste. Puis nous avons consulté des équipes pour la scénographie de l’exposition, avec pour moi l’idée maîtresse de faire tout différemment de l’habitude. Parce que si l’on reproduit toujours le même process, on refait toujours la même exposition.

Donc, cette fois ci, j’ai essayé de me décaler dans tous les registres. Au lieu d’aller chercher un scénographe d’exposition, on est allé chercher - puisque mes collègues de Beaubourg avaient envie de raconter une histoire - des auteurs et nous sommes allés les chercher du côté de la bande dessinée. C’est ainsi que la première consultation que nous avons organisée pour « Ombres et lumière », c’est un concours d’illustrateurs européens, qui dans leur travail représentaient l’ombre en bande dessinée et racontait des histoires sur le thème de l’ombre. C’est serré comme créneau. Nous en avons quand même trouvé cinq. On n’a malheureusement pas trouvé de femmes, même en cherchant. Là, j’ai dû déroger à la règle. Parce que c’est très difficile de représenter une ombre, peu de gens s’y risquent en bande dessinée. Il faut savoir très, très bien dessiner, avoir une idée très précise du point de vue et de l’espace pour représenter les ombres au plus juste. Donc, souvent sous les pieds des personnages des bandes dessinées il y a un « gribouillis » qui marque le sol avec une espèce de tâche informe. Mais des gens qui vous représentent l’ombre précise de l’enfant qui court dans un escalier en colimaçon il y en a peu qui s’y lance parce qu’il faut vraiment très, très bien dessiner et être très observateur. Donc, là encore, il faut se laisser dérouter de l’idée de départ et savoir accepter l’apport extérieur qui fait évoluer le projet. L’équipe Lucie Lom a gagné le concours en nous disant : c’est bien votre idée de personnage mais sa représentation pose un problème et nous vous proposons - et ça, ça a été un apport pour l’exposition – de ne pas le représenter sans quoi il risque de voler la vedette à l’ombre, nous, nous pensons qu’il faut le mettre en creux, c’est-à-dire ne pas le voir directement, ce qui en plus renforce l’idée de travailler avec l’imaginaire des enfants. Archibald, on ne peut jamais le voir. Nous avons fait réaliser un portrait de son ombre en train de s’enfuir... et c’est tout ce que l’on peut en voir, c’est aux enfants de se l’imaginer.

Par contre, sa maison, que nous avons conçue avec Lucie Lom reflète sa personnalité, elle l’incarne, mais la scénographie est plus forte en ne le représentant pas. Et bien ça, l’idée de la maison et de la place du personnage, c’est le groupe de Lucie Lom qui nous l’a proposée. Là, quand vous faites un concours, vous êtes ravis. Vous avez proposé un scénario qui va jusqu’à un certain point et une équipe vous l’amène plus loin, ailleurs, plus fort. C’est là, la bonne collaboration. On a posé l’idée de départ, on a cadré les choses, on a une intention, on veut faire des manips, c’est une expo pour les enfants, il y a énormément de choses qui ont été définies, et il y a une équipe qui prend votre idée pour lui donner forme. À ce moment-là, ça devient aussi la leur et là commence le travail collaboratif itératif. Là, je décris seulement le travail de la scénographie parce que c’est le plus marquant mais avec chacun des créateurs avec lesquels nous avons travaillé, nous avons, de la même manière, noué un dialogue. Nous avions une idée et ils l’ont transformée. C’est difficile d’aller voir quelqu’un sans idée de départ. Il ne saurait pas quoi faire. Il faut, et c’est ça tout l’art du croquis de départ, avoir son idée et apprécier de s’en faire détourner sans se sentir dépossédé tout en continuant son travail de chef d’orchestre au sein de l’équipe.

L’équipe « Ombres et lumières », à la Cité, c’était Sophie Manoff et Perrine Wyplosz, qui ont travaillé avec moi d’un bout à l’autre. C’est ce trio de base qui est arrivé à donner sa place à chacun pour que le tout devienne une expo conçue, pensée par tout le monde. C’est ça la bonne expo, c’est celle que tout le monde à l’impression d’avoir conçue. En réalité, nous, notre travail de commissaire d’expo, c’est de donner la place à chaque collaborateur de s’invertir. C’est vrai pour le multimédia, la prise de son, le graphisme… Donner la place à chacun, dans une direction que l’on maîtrise. Donc, accepter, chaque fois que l’on consulte l’extérieur, que ça soit ouvert. D’ailleurs Marc-Antoine Mathieu n’était pas mon favori. Quand on consulte pour un concours, on se dit que c’est ouvert, mais on pressent toujours un favori. Or, j’aime bien être surpris par le tiercé gagnant et me dire que l’on a fait un vrai concours. Quand à la fin ce n’est pas la personne à qui vous aviez pensé au départ qui l’emporte, c’est que vraiment chacun avait sa chance, c’est cela que j’aime bien voir dans une consultation publique. C’est un atout du code des marchés publics, il n’a pas que des atouts ce code des marchés publics, il est davantage fait pour construire des autoroutes, que pour concevoir des produits culturels, il est un peu plus lourd, mais de chaque handicap on peut tirer avantage. Comme la règle est de consulter, c’est bien quand le choix est vraiment ouvert et que l’on donne à 4 ou 5 équipes, auxquelles on croit, toutes leurs chances.

Pour « Ombres et lumières », j’étais embêté, ils étaient tous bons. Choisir, c’est orienter la suite du projet. Et c’est ça qui est intéressant dans notre métier. Le projet qui pousse bien, pousse tout seul. À chaque phase il y a à choisir, à donner la direction suivante mais on passe du travail solitaire au travail collectif et petit à petit le projet s’embarque tout seul, il a sa propre énergie et notre travail devient l’art de canaliser cette énergie. Chaque intervenant doit être à sa juste place, ni se sentir lâché, ni se sentir emprisonné et je dirais que c’est là que réside toute notre expérience.

Daphné Aubert : De manière concrète qui est-ce qui a construit toutes les petites animations ? Et pourquoi avez-vous choisi deux œuvres ou manips high-tech pour l’entrée de l’exposition ?

Xavier Limagne : Chacune de ces petites manips a été conçue par l’équipe projet de la Cité des sciences, mise en forme par une équipe de designers externes et réalisées par des fabricants consultés à partir des cahiers des charges que nous avons rédigés. Il y a eu aussi beaucoup de réglages sur place, je me suis par exemple beaucoup investi dans les manips de l’atelier d’Archibald et dans le cabinet de curiosités, il n’y a pas une ampoule dont je n’ai décidé l’emplacement avec l’éclairagiste Hervé Gary. Moi et mon équipe étions quand même très présents pour l’assemblage final sur le chantier.

En ce qui concerne les deux œuvres d’entrée dans le grand salon, « MMM » et « Scott Snibbe », elles ont deux fonctions. Les Lucie Lom voulaient une fenêtre dans ce salon. Ils avaient pensé faire deux fenêtres avec des persiennes à l’arrière pour donner un peu de lumière au salon. Donc, les deux œuvres ont cette fonction-là, apporter de la lumière dans le salon. Puis, l’autre fonction est de travailler l’ombre à l’échelle du corps. On avait appris, d’une fameuse troupe de théâtre d’ombre, le « Teatro Gioco Vita », spécialisée dans le théâtre d’ombre et dans la sensibilisation des enfants au théâtre d’ombre, que pour initier les enfants à l’ombre, il était très important de leur faire d’abord percevoir leur ombre au sol. Au sol, c’est clairement mon ombre, c’est celle que j’ai l’habitude de voir ; tandis que mon ombre au mur, c’est une ombre qui commence à devenir un personnage autonome qui vous raconte des histoires. Quand la source de lumière est située au ras du sol et qu’on voit sa propre ombre sur le mur, plus grande que soi, c’est là qu’on commence à dire : c’est un fantôme, on part dans l’imaginaire, dans les histoires…

Donc, c’était très important que dans le premier lieu de l’exposition, passé le sas d’entrée qui est là pour faire entrer dans le sujet, que l’ombre du corps soit mise en scène au sol et au mur. Ce n’était pas très facile d’avoir, spontanément pour les enfants, l’envie de faire des mouvements corporels devant les autres dans le grand salon. Ces deux œuvres multimédias nous offraient cette possibilité de désinhiber, de donner envie de jouer avec son ombre, au mur, grâce à la technique. Si l’ombre n’avait pas été enregistrée on n’y aurait pas fait attention. L’apport de la technologie permettait ainsi que dans ce premier lieu, les enfants aient une perception de l’ombre évidente. Ma crainte était qu’ils ne voient pas le sujet de l’exposition en entrant. Dans cette première salle il y a aussi un tabouret, au milieu, sur un tapis, qui est là pour mettre en scène l’ombre au sol. Il y a trois sources de lumière qui donnent trois ombres du tabouret sur le tapis, et en périphérie on y a incrusté des silhouettes d’ombres découpées. Et quand j’ai fait le test d’amener des enfants sur ce dispositif en studio, avant que l’exposition ne soit construite, ils voyaient le tabouret, le tapis mais pas l’ombre. Je me suis dit : zut, si l’on fait 700 m2 d’exposition sur l’ombre et que les enfants ne voient pas le sujet... c’est embêtant !

Car l’ombre n’a pas de matérialité. Il était très, très important que le sujet de l’exposition, l’ombre, à l’échelle du corps soit bien remarqué dans le grand salon. Les deux œuvres multimédias qui sont là font très bien ce travail, ainsi que celui du défoulement du corps. Quand on entre dans une exposition, on est un peu surexcité, et c’est impliquant de faire bouger son ombre au sol et au mur pour se défouler un peu. Ces œuvres offrent cette possibilité de faire bouger les enfants qui ne sont pas forcément à l’aise pour bouger leur corps. Nous aurions pu avoir des tas de dispositifs dont ils n’auraient peut-être pas eu envie de se servir devant les autres. Là, c’est leur ombre qui danse et qui est captée par une vidéo qui rend leur intervention spectaculaire et valorisante pour lui et devant les autres. Une fois que l’on a fait ça dans la première salle, on a établi le contact avec notre public. L’impression de la première salle est très importante. Là, il y a en effet recours aux nouvelles technologies, mais dans le reste de l’exposition il n’y en a pas plus. Il y a certes quelques vidéo-projections mais j’ai choisi de faire une exposition, volontairement « low-tech », avec des objets que tout le monde a chez soi. Une lampe de poche, trois bouteilles et de la tôle ondulée pour voir l’ombre qui se déforme, tout le monde peut le faire. C’est une exposition du quotidien, même si personne ne pense à la faire. C’est également un travail d’artiste, avec un côté sensible, pour ces deux œuvres multimédias du grand salon. Elles ont été faites par des artistes, qui avaient déjà fait ça pour des galeries. J’avais beaucoup d’œuvres du même genre que j’aurais pu mettre dans l’exposition, mais ces deux-là m’ont semblé particulièrement adaptées. Il y a aussi une question de coût, une installation interactive coûte toujours cher dès qu’il y a de la technologie, des vidéos… c’est cher et aussi ça nécessite beaucoup d’espace.

Ça a été très, très long de caler la place nécessaire des vidéo-projections, à l’échelle du corps, dans un espace qui n’était pas immense. Par ailleurs, tous les artistes ne voulaient pas être fondus dans la scénographie, il a fallu que cela les amuse. Par exemple, Scott Snibbe, qui est installé aux États-Unis, en Californie, est plutôt d’habitude présenté dans les salles blanches des musées d’art contemporain. C’est pareil pour le groupe MMM, de Dominique Pasqualini, c’est plutôt dans les manifestations d’art contemporain qu’on le trouve. L’œuvre est un cube, or, là, je n’avais pas la place de placer le cube. Normalement la face interactive sur laquelle on voit l’ombre est bleue, tandis que les autres faces sont rouges. Jamais en principe il n’accepte d’être présenté autrement que comme ça. Avec lui, j’ai négocié le fait qu’Archibald qui n’a pas assez de place dans son grand salon, puisse encastrer le cube rouge dans le mur. Il n’y a que lui et moi qui savons que le cube est encastré dans le mur ! Il est virtuel, c’est le fruit de la négociation avec l’artiste. Donc, avec chacun des artistes nous avons comme ça délimité une frontière entre l’œuvre et la scénographie, mais il y a eu des artistes qui m’ont dit : « moi, je ne connais pas cet Archibald, je ne veux pas être présenté dans l’exposition avec lui. » J’avais beau dire qu’il s’agissait d’une fiction, leur égo était tellement formidable qu’ils ne m’écoutaient pas. Ils ne souhaitaient pas cohabiter avec Archibald Ombre... nous n’avons pas pu nous entendre avec tous les artistes.

Melanie Chereau : Je ne sais pas si l’on peut révéler un des secrets de fabrication, mais combien coûte, en termes financiers, la mise en place d’une exposition comme celle-ci ?

Xavier Limagne : Le budget de production d’« Ombres et lumière » à la Cité des sciences est de : 1,2 M d’euro TTC.

Daphné Aubert : Cette exposition est à la fois artistique et scientifique. Et pour vous, l’ombre, c’est de l’art ou de la science ?

Xavier Limagne : C’est les deux mon capitaine et c’est indissociable. Et c’est ce que j’aime dans cette expo. La pensée n’est pas morcelable et c’est cela que j’aime dans les questions posées par les enfants, qui ont une vraie curiosité tous azimuts, ils ne sont pas cloisonnés en disciplines. Précédemment, dans une exposition « Désir d’apprendre », nous avions beaucoup travaillé sur le fonctionnement du cerveau. Il se peut que nous pensions par images mentales, que mêmes les concepts se conçoivent, au cœur du cerveau, à partir d’images mentales. Donc, il n’y a pas de dissociation à faire entre le raisonnement et l’image, entre le cartésien et l’imaginaire. Autre argument, en période de gestation d’« Ombres et lumière », j’ai rencontré aussi pour le programme de ce qui est devenu avec Patrick Maury, l’exposition sur les sciences de la matière, « Le grand récit de l’univers », des chercheurs en physique des particules qui disaient : « Si vous souhaiter sensibiliser les enfants à la science, n’oubliez pas de développer leur capacité à imaginer ». Par exemple, en physique quantique aujourd’hui, aucun modèle scientifique des théories quantiques n’existe dans notre monde. Donc, il faut que le scientifique soit capable d’imaginer de nouvelles théories dont aucun modèle ne se situe sur terre dans une forme de réalité. Donc, travailler avec rigueur les sciences, c’est aussi aider à construire des ponts, faire des liens, imaginer des choses en pionnier, que personne n’a encore jamais conceptualisé. Et ce travail sur son propre imaginaire, c’est comme tout, ça se travaille, tout comme le piano ! Ça paraît futile mais c’est fondamental. Tous les grands découvreurs sont aussi de grands rêveurs, mais bien sûr pas que... sinon ils seraient tous peintres. Mais l’imaginaire, la vision, l’intuition, sont des dimensions absolument indispensables au chercheur. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui où la science fondamentale ne manipule plus que de l’abstraction.

Daphné Aubert : Passons, si vous le voulez bien à des questions qui concernent le public. Comment l’avez-vous défini ? Sur quoi vous êtes-vous basé pour opérer cette segmentation ?

Xavier Limagne : Cette exposition a été organisée dans le cadre du programme des expositions temporaires de la Cité des enfants, elle leur était donc forcément destinée. D’autant que l’idée de départ venait des enfants, d’une pratique avec des enfants au Centre Pompidou. C’est une exposition pour les 5-12 ans, c’est très large. Je dirais qu’elle est plus particulièrement faite pour les 7-10 ans, à partir de l’âge de la raison. Avant, dans la petite enfance, on est vraiment dans la pensée magique, on est dans des choses moins raisonnées. Pour les plus petits, la dimension imaginaire joue quand même. Si l’exposition est assez calme, des petits de maternelle peuvent vraiment trouver du plaisir, mais pour bien la comprendre cela nécessite d’avoir une certaine maturité conceptuelle. Pour les 11-12 ans, je dirais qu’elle manque de motricité. La tranche d’âge des 11-12 ans a besoin de bouger davantage. Comme on ne peut pas vraiment pédaler avec l’ombre, on est sur une concentration du regard, c’est plus difficile.

Pour résumer c’est clairement pour les enfants mais aussi leurs parents. Alors qu’est-ce qu’ils ont en commun, les parents et les enfants ? D’abord, les parents ont été des enfants. Je dis que c’est pour les 5-12 ans mais il y a le public des parents et des grands-parents, donc nous avons essayé de réveiller les émotions d’enfants chez l’adulte. L’enfance est fondatrice de beaucoup d’émotions, des premières représentations. La scénographie sert aussi à ça, réveiller chez l’adulte les émotions et les curiosités de l’enfance. Au final, « Ombres et lumière » s’adresse aux enfants de 7 à 77 ans.

Melanie Chereau : Justement, par rapport à un public enfant, est-ce que vous travaillez avec des pédopsychiatres et des éducateurs pour tout mettre en place ?

Xavier Limagne : Oui, bien sûr, parce que la pensée enfantine n’est pas facile à saisir. Le souvenir que l’on peut avoir de sa propre enfance est déformé. Par exemple, plusieurs fois nous avons travaillé avec quelqu’un qui s’appelle Marie-Luce Gibello, qui est, je ne sais très bien comment la présenter, psychanalyste d’enfants entre autre, très compétente sur la formulation de la pensée enfantine, sur son raisonnement… C’est très important de travailler avec des gens qui connaissent bien l’enfance, mais cela n’empêche pas de travailler ses propres intuitions et de pratiquer des tests avec les enfants autant que possible. Je n’ai malheureusement pas la possibilité de regarder dans le cerveau des enfants pour saisir leur pensée, pourtant après l’ouverture d’une exposition je voudrais bien. Quand je regarde les enfants réfléchir, je me demande bien à quoi ils pensent, mais je n’ai pas encore trouvé la bonne technique pour visualiser les concepts qu’ils manipulent.

Je sais, pour l’avoir pratiqué quelquefois dans des expositions pour adultes, m’être complètement trompé sur ce que je pensais qu’une personne observait. Je me souviens dans « Désir d’apprendre », d’une dame que j’avais vu s’investir sur un élément d’exposition, je suis allé lui poser des questions parce qu’elle avait fait l’activité de bout en bout comme nous l’avions imaginé, elle m’a dit : « C’est parfait, samedi j’achète un ordinateur et comme vous je le mettrai sur la gauche du bureau, du côté de la fenêtre. » Je ne m’imaginais pas que c’était son problème et j’étais ravi de savoir que la visite d’une exposition sur « apprendre » avait décidé cette personne à acheter un ordinateur pour le disposer comme nous l’avions fait ; mais ce n’était pas ce que je m’imaginais parce que malgré tout, pendant qu’elle faisait son activité elle avait croisé le sujet et elle n’avait pas pu le faire par hasard parce qu’elle avait abouti à la fin de l’activité mais ce n’est pas ce qui l’avait mobilisé, du point de vue mental, en première tâche. De temps en temps on essaye d’interroger les gens, c’est plus facile avec les adultes, mais où chemine la pensée enfantine confrontée à un objet de compréhension ? Bien malin qui peut le dire. Mais à vrai dire peu importe ! On livre de l’intelligence dans l’exposition, je fais confiance à la pensée des enfants ou des adultes pour en faire quelque chose d’intelligent pour eux-mêmes. Mais nous avons bien besoin de nous rapprocher de gens qui cherchent à savoir comment un enfant conceptualise et se représente les choses, pour avoir une chance de le toucher et de l’intéresser.

Melanie Chereau : Vous avez eu combien de visiteurs sur l’ensemble de la durée de l’exposition ? Je crois qu’elle a été prolongée.

Xavier Limagne : Je vais être mauvais, je ne sais pas précisément, mais on ira voir, je vous communiquerai les chiffres. [Information fournie, comme promis : La fréquentation depuis l’ouverture, fin octobre 2005 et jusqu’à début juillet 2008, est de : 370 000 visiteurs payants.] Ça, c’est intéressant, une exposition on la porte, ça devient le sujet essentiel pendant plusieurs années, et puis il faut la remplacer bien vite par le nouveau projet. Je vais de temps en temps dans « Ombres et lumière », ça me fait très plaisir et vous me donnez là encore l’occasion d’y réfléchir à nouveau, mais le cerveau n’est malheureusement pas extensible au point de pouvoir garder tout en mémoire avec la même acuité, heureusement on oublie. J’ai du déjà participer à une douzaine d’exposition, on ne pourrait pas, se souvenir de tout dans les détails. Voici une autre part difficile du métier de concepteur d’exposition, lâcher prise après l’ouverture, laisser le soin aux autres de s’en occuper. Le service d’évaluation de la direction des publics sait très bien sa fréquentation, et au début je me renseignais, mais au bout d’un certain temps le concepteur d’expo s’éloigne un peu, mais je vous dirai le chiffre précis de sa fréquentation depuis l’ouverture.

Melanie Chereau : Combien cette exposition a-t-elle rapporté financièrement. C’est pareil j’imagine, vous n’avez pas le chiffre ?

Xavier Limagne : En fait, là, je peux quand même vous donner une notion. Parce que bien sûr quand on conçoit une exposition, on s’intéresse beaucoup à son financement. La production de l’exposition, sa fabrication, sans tenir compte des coûts internes, a été amortie en deux ans comme je l’avais imaginé que départ. Moi, je pensais que la durée de vie de l’exposition serait de deux ans. Comme là elle sera présentée probablement durant 4 ans, si sa fréquentation ne baisse pas trop, elle rapportera de l’argent. Comme par ailleurs on va abandonner les expositions temporaires de la Cité des enfants, il n’y a aucune raison de se précipiter à la fermer. La Cité des enfants n’aura plus d’espaces temporaires dans la nouvelle organisation du plan de rénovation. Si l’on souhaite à l’avenir faire une expo temporaire pour les enfants, on le fera sur Explora, mais plus dans la galerie temporaire du niveau 0, comme c’est actuellement le cas.

Melanie Chereau : Pourriez-vous nous en dire plus sur les tests publics ? Comment ça se passe ? Qu’est-ce que ça vous apporte ?

Xavier Limagne : On test par petits morceaux. Dès que l’on a l’idée d’un élément d’exposition, on essaye de le construire de façon très simple, papier carton quand on peut, ou on construit un prototype extrêmement rudimentaire pour très vite confronter des enfants à la situation, et ce à plusieurs stades de la conception de l’exposition. On a une idée, on a l’impression que les enfants vont en faire quelque chose, mais dès qu’on leur donne à manipuler l’objet, ils se l’approprient un peu différemment. Donc, sans cesse, on a besoin, pour affiner la conception, de se confronter à la réalité de l’appropriation de l’élément par les enfants. Donc, autant que possible, on test par petits bouts. Mais cela ne nous assure pas la compréhension finale de l’enfant, parce qu’une exposition se perçoit aussi beaucoup par la scénographie et la lumière… Par exemple tout à l’heure j’ai expliqué que j’avais testé le tabouret du tapis du salon d’ombres et lumière, dans un contexte de studio de tournage, avec des enfants que l’on amenait dans un autre bâtiment, pour voir quelque chose qui ne ressemblait en rien au contexte de l’exposition. Finalement, dans la réalité de l’exposition terminée, ils ont très bien vu ce que je voulais leur montrer. Le test, dans ce cas, a servi à m’avertir « attention, ça serait embêtant que les enfants ne voient pas le sujet de l’exposition qui est l’ombre », à attirer notre attention sur le fait que ce n’était pas donné d’emblée, donc, ça a été utile. L’exposition finale, c’est la juxtaposition des éléments entre eux dans une vision dynamique que l’on ne peut pas tester. On ne peut pas tester une exposition entière, on ne teste que des éléments épars. On voit comment ils fonctionnent hors contexte et bien loin de l’élément final. L’élément sera coloré et attrayant dans l’exposition finale, mais pas le prototype en carton ondulé. On teste en fait juste l’activité, dans la mesure du possible dans son dimensionnement exact, mais l’on extrapole ensuite le reste du contexte. L’exposition est souvent plus favorable que le test.

Quand on ouvre l’exposition il y a forcément des ajustements. C’est seulement quand on fait entrer des enfants dans l’exposition achevée que l’on peut faire le test grandeur nature ; et là, on peut avoir des surprises radicales. C’est comme un plombier qui fait une installation nouvelle et qui, à un moment donné, met en eau pour voir si les circuits sont étanches, ou s’il y a une fuite. Pour l’exposition, je dirais que les premières minutes de l’appropriation par un groupe d’enfants nous révèlent immédiatement ce qui est formidable et ce qui est raté, de façon magistrale. Il y a donc toujours des choses à réajuster, parce qu’ils nous surprennent, et c’est ça qui est intéressant.

Melanie Chereau : Je sais que l’exposition a été prolongée, j’imagine donc qu’elle a été appréciée. Vous confirmez ? Et autre question, quels retours avez-vous eu ?

Xavier Limagne : Elle est prolongée, non pas qu’elle fasse une fréquentation formidable, mais disons honorable, et comme une exposition coûte cher, que c’est un investissement important, on ne peut pas renouveler tous les matins. Je ne sais pas encore très bien qu’elle sera sa date de fermeture. Une des expositions enfants sur laquelle nous avions travaillés précédemment, « Électricité qu’y a-t-il derrière la prise ? » devait durer 18 mois et a été présentée 7 ans. Je suis donc prudent avec la notion d’exposition temporaire. Pour l’instant, elle est toujours là, elle est appréciée du public qui a la chance de la découvrir. Elle est un peu moins appréciée quand elle est en sur fréquentation, c’est-à-dire pendant les périodes de vacances scolaires où l’exposition est saturée. Sa capacité maximale est de 250 personnes. Avec 250 personnes ça commence à être une foule et là, la magie et la poésie ne joue plus. En période de forte fréquentation on note une certaine insatisfaction des gens qui n’ont pas vu le charme du décor ni la pertinence des manips et qui sont mécontents de la bousculade. Quand un visiteur est mécontent, c’est très, très difficile de le rabibocher. Quand j’ai des courriers, je réponds toujours. Éventuellement on donne une invitation pour donner une chance à ce visiteur mécontent de revenir la voir dans de meilleures conditions. L’exposition est également extrêmement changeante en fonction des publics. Vous pouvez avoir des enfants de grande section de maternelle, assis parterre, « poètes » rêveurs, charmés par l’exposition, quand tout à coup déboule un groupe de CM2 arrivé en retard, qui traverse leur espace de rêve en hurlant... la magie tombe un peu ! Ou bien du public individuel ou familial mélangé à des groupes qui n’ont pas le même usage de l’exposition. Disons que l’exposition est plutôt appréciée et dans le livre d’or, très bien notée par les enfants qui remercient Archibald. Ils le remercient en disant que sa maison est très belle et qu’ils ont beaucoup appris. Les témoignages des livres d’or et les études d’Aymar de Mengin, au service d’évaluation de la direction des publics sont très positives, pourtant les foules ne s’y précipitent pas.

Daphné Aubert : Le public de cette exposition est constitué principalement d’enfants, accompagnés de leurs parents. Si vous aviez opté pour une exposition sur l’ombre à destination d’adultes aurait-elle été différente ? Auriez-vous gardé ce scénario de rêve comme vous l’avez expliqué ? Quelles auraient été les principales différences dans un scénario destiné aux adultes ?

Xavier Limagne : Je ne sais pas. À chaque exposition on construit un nouveau cadre, un cas d’école spécifique. Une exposition répond à un besoin, un tempo, un budget, une idée de départ que l’on mâture petit à petit en fonction des objectifs fixés. Ce qu’apprécient les adultes dans une expo pour enfants, c’est que c’est simple et accessible. On ne se sent pas bête, quand on est adulte, dans une exposition pour enfants. C’est pour ça que la Cité des enfants et les expositions temporaires pour enfants ont du succès et sont ouvertes sur un public sans doute plus large que celui de la Cité des sciences en général, qui est constitué d’un public, entre guillemets, plus favorisé. La fréquentation de la Cité des enfants est plus large que celles des expositions d’Explora. Je ne crois pas dire une bêtise, mais c’est la perception que j’en ai.

Faire une expo pour les enfants, c’est travailler sur des choses fondamentales et concrètes. Comme l’enfant n’est jamais « poli », s’il ne comprend pas, il va se mettre à gigoter dans tous les sens. Il n’est pas capté d’office. C’est un peu comme les élèves de collège en échec scolaire, si vous ne les intéressez pas, ils peuvent être odieux. Si vous les intéressez, ils peuvent être charmants. C’est le ressort d’une exposition pour enfants, on est obligé d’intéresser de façon concrète le public au sujet. Pour une expo pour adultes, on a tendance à cadrer un peu moins, à être plus sérieux et à mettre davantage de contenus. C’est plus difficile de se limiter, mais malgré tout le visiteur adulte a lui aussi une limite physique et cognitive. Il ne peut pas déambuler dans 2 000 m2 d’expo sur des sciences fondamentales et des concepts puissants, si facilement. On sait que pour le public adulte, quand il a déjà visité 1 000m2 de façon un peu concentrée, c’est déjà beaucoup. Ensuite il a quand même besoin de digérer, d’aller prendre l’air, de prendre un café…

Donc, je ne sais pas du tout quelle exposition nous aurions pu faire pour les adultes. Peut-être qu’elle n’aurait pas été très différente, mais je ne pense pas que nous aurions trouvé une forme aussi originale si ça n’avait pas été une exposition pour enfants qui avait été projetée. C’est ce que je peux dire. Peut-être que finalement c’est aussi une bonne exposition pour adultes et que si nous ne l’ouvrions qu’aux seuls adultes ça marcherait très bien ; mais c’est bien parce que nous avons pensé à une exposition pour enfants que sans doute elle a cette forme de simplicité et d’évidence.

Daphné Aubert : Avant de passer à la dernière partie, une petite question relative à la communication. Pourquoi avoir intitulé cette exposition « Ombres et lumière », ombre avec un « S » et lumière sans « S » ? Pourquoi pas les ombres ? L’affiche actuelle est-elle celle de la prolongation ? Sur l’une de vos affiches, il y a une ombre effrayante, que vouliez-vous signifier par-là ? Dans aucune des affiches on ne trouve l’histoire d’Archibald, pourquoi ?

Xavier Limagne : C’est vrai que nous n’avons pas facilité la tâche de la communication en faisant une exposition en deux volets, mais c’était nécessaire. A un certain moment on pensait ne faire qu’une exposition, elle n’aurait sans doute jamais vu le jour. Puisque nous étions en collaboration avec le Centre Pompidou, chacun des deux établissements voulait avoir une vitrine de cette exposition. Les deux volets, c’était un compromis politique sur lequel on a essayé de rebondir pour en faire un atout, mais du point de vue de la communication, c’était compliqué. Donc, l’ensemble de l’opération, qui regroupe les deux expositions, porte le titre « Ombres et lumière ». Nous avons débattu des « S » à ombre et à lumière. Moi, j’aurais préféré « Ombres et lumières », les deux au pluriel. La direction de la Cité des sciences, après en avoir débattu, chacun des directeurs s’en étant mêlé, a décidé que ce serait « ombres », au pluriel et « lumière » au singulier. Moi, j’ai une interprétation de cette décision. Je pense qu’elle se fonde sur notre vieille culture catholique où la lumière représente Dieu et les ombres les ténèbres. Peut-être inconsciemment ça a été une influence, mais peut-être pas du tout. Comme les arguments m’ont semblé obscurs, j’ai imaginé cette interprétation. Pour moi, l’argument était de dire que dans l’exposition il y avait quantités d’ombres et quantités de sources de lumière, donc il me semblait logique de mettre « ombres » et « lumières » au pluriel. Mais c’est comme pour le sexe des anges, on pourrait en débattre pendant des années. Donc, la décision a été prise au plus haut niveau, « Ombres et lumière ».

En ce qui concerne les affiches, la difficulté est de rendre compte de l’exposition. Finalement il faudrait faire une troisième affiche. La première affiche titrait, pour la Cité des sciences, « L’ombre à la portée des enfants ». D’abord, j’ai pensé que c’était un mauvais titre, mais en fait c’est un très bon titre parce que ça annonce clairement une exposition sur l’ombre, pour les enfants. Si vous cherchez sur Internet « Ombres et lumière », vous trouvez 12 000 références dans tous les domaines. Tandis que « L’ombre à la portée des enfants », ça ne sort qu’une fois et c’est clairement l’exposition de la Cité des sciences et de l’industrie. Donc, pour la troisième affiche, si l’on en refaisait une, il faudrait remettre « L’ombre à la portée des enfants » qui reste bien. Pour le visuel, nous en avons changé pour l’affiche de la prolongation parce que le public nous disait que le premier ne révélait pas du tout la poésie du sujet. C’est-à-dire qu’en voyant l’affiche on ne pouvait pas du tout s’imaginer le parcours scénographié mis en place. Donc, nous avons d’utiliser l’un des visuels des illustrateurs-scénographes de l’exposition, avec cette image un peu effrayante, ce côté où l’on joue à se faire peur.

Melanie Chereau : Mais, elle ne fait absolument pas peur.

Xavier Limagne : Non, elle ne fait pas spécialement peur mais elle raconte une histoire. On aurait pu prendre un autre visuel mais c’est la communication qui a choisi celui-ci parmi les visuels que j’avais proposé qui étaient utilisés dans l’exposition. Finalement, je ne suis pas très satisfait de cette deuxième affiche non plus. Mais c’est, très rare que des expositions vivent assez longtemps pour avoir une deuxième affiche... quant à la troisième, il ne faut pas rêver ! Il y a eu aussi la difficulté de se distinguer du Centre Pompidou qui a réalisé également une affiche. Il y a eu une période où il y a eu les deux affiches sur les mâts drapeaux Parisiens, celle du Centre Pompidou et celle de la Cité des sciences. Il s’agissait de rendre identifiable chaque volet d’exposition dans le cadre d’une opération commune, chose bien compliquée sinon impossible. Maintenant que l’exposition de Beaubourg est finie depuis longtemps, il serait plus facile de relancer une campagne d’affichage sur « Ombres et lumière ». Comme vous voyez effectivement, l’affiche, c’est toute une histoire !

Daphné Aubert : Pour cette dernière partie de notre entretien, on va essayer d’aller plus loin que l’exposition, cette exposition. D’abord, on aimerait savoir si cette exposition est amenée à voyager dans d’autres centres culturels nationaux, voire même internationaux ?

Xavier Limagne : L’exposition n’a jamais été conçue pour être itinérante ni duplicable. Nous avons cependant reçu quelques marques d’intérêts. Le premier problème est celui du volume des décors non démontables, conçus sur mesure pour notre espace d’exposition. Il faudrait les reconstituer pour d’autres lieux. Nous avions cependant imaginé une petite expo itinérante à partir de celle de la Cité, mais la prolongation n’autorise pas la récupération des manips pour cette éventuelle exposition itinérante. La troisième difficulté est celle de la lumière, il faut disposer d’un espace d’exposition où l’on peut faire le noir, ce qui n’est pas toujours le cas. Il nous est arrivé aussi des demandes pour la vente du concept de l’exposition. L’idée de la maison d’Archibald avec des ombres faites avec des objets du quotidien. Certains musées étaient intéressés pour acheter le concept, mais quand ils ont réalisé malgré tout la difficulté, pour la mise au point des sources de lumières et la production des décors, ils ont été dissuadés. Pour l’instant il n’y a pas de projet ferme.

Melanie Chereau : J’aimerais savoir s’il y a eu des produits dérivés à partir de cette exposition. Si c’est le cas, qui les conçoit ? Construit ?

Xavier Limagne : Il n’y a eu aucun produit dérivé parce que nous pensions que ça allait être une exposition temporaire très éphémère. Pour investir sur des produits dérivés, il faut que l’exposition dure un peu. Finalement ça aurait valu le coup de faire quelques produits dérivés mais il n’y en a pas eu mis à part les magnifiques tee-shirts de l’équipe projet, sérigraphiés en blanc sur fond noir où il y a marqué « L’ombre c’est pas du luxe ! », formule tout à fait scientifique que l’on peut voir sur les draps d’ombre qui sèchent à la fin de l’exposition et que j’ai sérigraphié sur un très joli smoking, que je mets rarement pour sortir...

Melanie Chereau : Il y a un site web qui a été créé à cette occasion. Qu’est-ce qui s’en est occupé ? Quel est son but ?

Xavier Limagne : Le site web de l’expo, c’est l’équipe de la Cité qui s’en est occupé. C’était à l’époque Didier Coiffard qui était dans l’équipe de Jean-Pierre Chemin. On y trouve des manipulations, tout comme dans l’exposition, mais qui ne nécessitent pas l’avoir vue. On a imaginé des petites manips d’ombre où en bougeant la souris, on déplace les sources lumineuses, on fait varier les distances, un certains nombres de choses qui permettent d’obtenir des résultats. C’est bien un site qui s’adresse aux enfants et qui sert à manipuler les ombres. On peut le consulter soit avant, soit après soit même sans avoir jamais vu l’exposition. C’est aussi une jolie vitrine. Le site Internet c’est quelque chose que nous maintenons au moins 5 ans, souvent plus longtemps que l’exposition elle-même. Les sites sur des expositions temporaires que nous avons pu faire comme « Désir d’apprendre », ou « Le cheveu se décode » sont encore fréquentés. Je pense d’ailleurs que dans le projet de refonte du site Internet on pourra les rendre plus accessible qu’aujourd’hui. Parce qu’en fait le site de la Cité des sciences est extrêmement riche mais il est souvent difficile d’arriver aux pages proposées à partir de l’arborescence de la « home page » de la Cité des sciences. Le plus simple est de demander à Google, ce qui est tout de même un comble.

Nous avons aussi eu le projet d’éditer un album, ça pouvait s’y prêter car le scénographe était auteur de BD, mais même si ce n’était pas directement à nous de nous en occuper, c’était quand même une charge de plus au moment de l’ouverture. Il faut ouvrir l’expo à l’heure, régler les problèmes de fréquentation des publics, s’assurer que toutes les manips fonctionnent, ouvrir le site Internet et éditer l’album pour le jour J, ça devient un travail trop considérable pour une petite équipe. Pour l’album, ça a été un peu comme pour les produits dérivés, si nous avions su que l’exposition durerait 4 ans, c’est sûr que nous l’aurions fait, même s’il arrivait 3 mois après l’ouverture, ce n’était pas bien grave. Mais c’est la difficulté d’une exposition temporaire, on ne sait pas à l’avance combien de temps on va la présenter. Donc, décider des investissements en produits dérivés n’est pas simple sauf à prendre le risque de produits qui ne se vendent pas ou d’albums qu’on mettrait au pilon.

Daphné Aubert : Est-ce que le fait d’avoir travaillé avec l’équipe de Lucie Lom a changé quelque chose à votre façon de concevoir une exposition ?

Xavier Limagne : Oui, comme chaque fois que l’on croise une nouvelle équipe. C’est toujours enrichissant. On devient plus savant mais aussi plus modeste. Ce que j’ai testé, dans cette exposition, c’est l’importance du décor et de la scénographie pour la perception des enfants. J’en avais déjà l’intuition, mais ça m’a servi de laboratoire pour la Cité des enfants des 5-12, sur laquelle je travaille maintenant. Dans une exposition temporaire on peut prendre un eu plus de risque que dans une exposition permanente. Il ne faut bien sûr pas se tromper, idéalement il ne faut jamais se tromper, mais si l’on se trompe il y a moins de conséquences. On est en général sur une exposition temporaire plus hardie, plus ambitieuse. Et là, avec cette idée de décor, proposée par Lucie Lom, j’ai testé des choses ; sur par exemple, le parcours, l’échelle des pièces, sur l’appropriation, sur l’importance du contexte immersif pour favoriser la concentration des enfants sur l’expérimentation. Il en reste des choses de ce travail pour la conception de la nouvelle Cité des enfants et en même temps j’ai mesuré les limites. Le décor fonctionne jusqu’à une certaine densité de fréquentation. Mais quand on est dans un contexte de foule, dans un espace très bousculé, il faut être plus immédiat, plus efficace. L’exposition doit être encore plus structurée. J’ai donc affiné mon intuition, comme à chaque fois que je fais une exposition. C’est un travail de chercheur aussi, on a l’impression que les choses vont se passer d’une certaine manière, mais à la réalité de l’observation du public on voit que c’est un peu différent. Il y a des choses que l’on valide et d’autres qu’on invalide. On se dit toujours qu’à la prochaine exposition, on fera mieux et différemment. Donc, oui, j’ai beaucoup appris de ce décalage de positionnement souhaité pour Ombres et lumière, qui restera pour moi une expérience originale.

Daphné Aubert : Vous dites que quand ceux qui travaillent à Beaubourg sont venus, ils ont été impressionnés par la quantité « industrielle » d’enfants qui sortaient des expositions. Vous dites que cette quantité génère des ressources qui permettent de faire de nouveaux projets. Vous dites cela, mais n’êtes-vous pas choqué par cette culture industrielle, que nous observons aujourd’hui ?

Xavier Limagne : Je pense que concevoir une exposition c’est répondre à un problème pour un contexte particulier. Par chance, la Cité des sciences et très fréquentée et au sein de la CSI, la Cité des enfants et particulièrement fréquentée. Alors, on ne va pas renvoyer les gens chez eux parce qu’ils nous font l’honneur de venir, mais on va tenter de proposer une muséologie différente, qui pourra répondre aux demandes de ces publics nombreux et diversifiés. On ne fait pas la même exposition pour 20 enfants, 500 ou 1 000. Je dirais que quel que soit le contexte, il y a une réponse intelligente à donner. Je trouve que c’est une chance formidable que de toucher énormément d’enfants. Les premiers enfants qui sont venus à la Cité des sciences il y a 20 ans sont devenus de jeunes adultes. Il y a une étude récente de la direction des publics du musée du Louvre, sur la pratique culturelle des jeunes adultes non visiteurs de musée, qui montre que la Cité des Enfants tire son épingle du jeu de façon remarquable en comparaison avec d’autres institutions. On y voit que pour les enfants venus à la Cité, dans un contexte scolaire le plus souvent, pour découvrir ce lieu auquel ils n’auraient pas eu accès avec leur famille, ça a été une expérience à la fois marquante et positive. Une chance pour eux de croiser la culture, alors que par contre, le Louvre ou d’autres grandes institutions ont une image plus terne.

Je pense que de toucher juste, de façon pertinente un très, très grand nombre d’enfants qui ne viennent pas d’habitude fréquenter les lieux de culture, c’est une chance et une mission. Mais évidemment ce travail sur le grand nombre, qui oblige à être pertinent, nous impose la complémentarité avec d’autres lieux. Il ne faut surtout pas s’imaginer que tous les enfants qui passeront par la Cité des enfants auront tout appris... S’ils deviennent plus curieux, parce que nous proposons une diversité de sujets et que nous essayons de présenter des choses d’une manière qui va les marquer, eh bien on fait un travail utile. Mais il y a bien sûr une limite à la fréquentation excessive. Il ne faut quand même pas que les visiteurs se marchent sur les pieds. Il faut aussi que cela soit tenable pour le personnel qui y travaille, c’est important pour la qualité de la relation avec le visiteur.

Tout le travail que nous faisons, par exemple en ce moment, sur la Cité des enfants des 5-12 ans qui va être très fréquentée, c’est de rendre l’exposition plus intelligente et plus agréable quand il y a ce public d’enfants très nombreux. Notre objectif est que les enfants y soient plus autonomes. Qu’ils puissent y trouver tranquillement ce qu’ils cherchent et que la scénographie fasse son travail d’orientation de manière à ce que les visiteurs n’aient pas à tout demander aux animateurs : le nom des thèmes ni l’emplacement des toilettes. C’est à la signalétique de faire ça, le rôle de l’animation est d’être en relation avec le visiteur, d’apporter un complément d’information avec des enfants actifs et intéressés par l’exposition.

On essaye de respecter le nombre d’enfants prévus au départ de la conception de l’exposition. Au début je me construis un cas d’école : quelle fréquentation ? quel contexte ? Quel objectif ? Je cherche à concevoir des choses adaptées. Plus on met une foule dense, moins il faut d’objets, plus il faut de vide et de place. Dans une exposition comme « Star Wars » où c’était essentiellement de grandes images projetées dans une large allée centrale, on pouvait mettre une foule au milieu. Mais si vous encombrez l’espace d’un tas de manips dans lesquelles on se prend les pieds, il n’y a plus moyen de mettre une foule. Chaque exposition essaye d’être une réponse à un problème donné. Ce qu’il faut éviter c’est de changer de cap en cours de route, parce qu’à ce moment-là la réponse est inadéquate. Quand bien même on essaye de travailler aussi bien que possible, le résultat final reste aléatoire ; il faut aussi accepter ça.

Intéresser le public n’est pas facile, c’est ça qui est particulièrement excitant avec le public enfant qui est un peu « retord ». Il faut vraiment se casser la tête pour l’intéresser. Nous verrons bien le résultat l’année prochaine, à l’ouverture de la prochaine exposition des 5-12 ans. L’exposition « Ombres et lumière », je ne la mettrais pas dans le contexte de très grande fréquentation de la Cité des enfants, elle ne pourrait pas survivre. Si je devais faire une exposition « Ombres et lumière » pour une très forte fréquentation, elle serait différente, mais peut-être qu’elle ne serait plus pour les enfants.

Pour la Cité des enfants des 5-12 ans, on ne va pas s’atteler à des sujets éducatifs trop délicats, le contexte ne le permet pas. Au début, je me disais, c’est l’occasion de faire un travail sur l’hygiène alimentaire, sur la prévention de l’obésité… Mais ce sont des actions éducatives qui nécessitent du temps. Il faut revoir les enfants plusieurs fois, discuter avec eux pour bien leur faire comprendre les nuances. Ici nous accueillons 400 à 500 enfants pendant 90 minutes, souvent une seule fois dans leur vie. On a beau être « géniaux » on ne va pas transformer leur vie sur cette simple rencontre. Mais l’on peut faire en sorte que l’expérience soit positive, ils sont venus à la Cité des sciences et ça a été riche, il y a des choses qui les ont étonnées, intriguées mais on ne remplacera pas le travail complémentaire de la médiathèque, des animateurs, des enseignants, des parents, de la télé, des médias etc. On peut juste insuffler des germes de curiosité qui marqueront l’enfant et lui donneront envie d’aller plus loin et ce n’est pas si mal.

Je prends ce challenge de la forte fréquentation comme une vraie mission. Mais c’est sûr que si l’on dépasse les limites, si l’on ne voit plus que la nuque de l’enfant devant soi, ça ne sert plus à rien. Mais quand même, le public vient en grand nombre à la Cité des enfants, et nous tenons compte de ce fait pour concevoir la nouvelle expo. C’est la même chose au Louvre d’ailleurs. Ils ne se battent pas pour faire venir du public. Le public viendra du monde entier, de façon exponentielle dans ce Grand Louvre déjà saturé. Qu’est-ce que l’on peut faire pour accueillir ce grand nombre de personnes de façon plus intelligente ? Comment mieux lisser les pics de fréquentation ? On doit se donner une limite de fréquentation bien sûr, mais pas avant d’avoir essayé de proposer une muséologie plus adaptée et plus intelligente pour le très grand nombre.

Melanie Chereau : Notre dernière question, en vous remerciant pour cet entretien, portait sur vos projets mais vous l’avez largement anticipée.

Daphné Aubert : J’aimerais, si vous le permettez, vous poser une toute dernière question en vous remerciant également pour le temps que vous nous avez consacré. On a parlé d’art et de culture, mais là, nous sommes à la Cité des sciences et de l’industrie. Diriez-vous qu’il y a une culture scientifique ? Si oui comment la définiriez-vous ?

Xavier Limagne : Sujet, bac + 25... Moi, je ne suis pas un intellectuel ! La culture scientifique ? Je ne fais pas de différence entre culture tout court et culture scientifique. C’est pour cela que j’ai porté avec autant de bonheur cette exposition « Ombres et lumière ». Je ne pense pas que la pensée soit divisée en cases. La culture scientifique et technique, et technologique, parce qu’ici nous sommes à la Cité des sciences et de l’industrie et comme j’ai été professeur de technologie je ne peux pas oublier ce volet. La technologie est aussi une forme d’accès à la science par une forme de pensée plus concrète. Il y a quantité de publics qui peuvent s’approprier les sciences par le biais de la culture technologique. La culture scientifique est de plus en plus difficile parce que chaque domaine de science et de plus en plus pointu. C’est là qu’une Cité des sciences à vraiment une mission forte et un rôle à jouer pour construire des liens pour le public et même pour les chercheurs. Quand j’avais travaillé avec Patrick Maury, sur l’exposition « L’homme et les gènes », nous nous demandions comment présenter au public le séquençage du génome humain, paru dans « Nature » en 2000, on essayait d’en comprendre chaque ligne, chromosome par chromosome. Nous avons rencontré des chercheurs en biologie moléculaire, chacun dans son domaine. Nous avons constaté qu’aucun d’entre eux ne comprenait ce document en totalité. Cette publication n’est pourtant que la table des matières des recherches du XXIe siècle en génétique. Chaque chercheur était capable de nous interpréter une ligne du séquençage, mais nous conseillait de consulter ses collègues pour les autres.

Alors, comment le public pourrait-t-il s’y retrouver, dans cet archipel de sujets scientifiques de plus en plus pointus, s’il n’y avait pas d’établissement de référence comme la Cité des sciences ou le Palais de la découverte ? J’ai eu quelques moments de bonheur dans différents comités scientifiques de la confrontation de différents champs disciplinaires. Pour « Désir d’apprendre » nous avions invité des neurobiologistes avec des psychologues cogniticiens, qui ne se seraient jamais parlé en dehors de ce cadre de la préparation de cette exposition. Chacun pensait l’autre un peu hérétique. De voir dans ces comités scientifiques, des dizaines de personnes de champs disciplinaires extrêmement éloignés, faire émerger quelquefois des idées de recherches très nouvelles, c’était vraiment très stimulant. Parce que de se décaler de son milieu, y compris pour le chercheur, de faire des ponts avec d’autres labos de recherche, c’est bénéfique pour tout le monde ; pour la communauté scientifique comme pour les concepteurs d’exposition. Donc, pour la culture scientifique, même si l’on ne peut pas parler de manière approfondie de chaque domaine de recherche, au moins pouvons-nous exposer les perspectives et les enjeux des nouveaux champs de recherche.

C’est ce que nous avons voulu faire, par exemple, à la fin de l’exposition « L’homme et les gènes ». Certes, vous êtes le grand public, et vous n’avez pas nécessairement fait d’études en biologie moléculaire et à certains moments vous risquez d’être perdus de l’exposition, mais les enjeux de la génétique, c’est un sujet de société qui concerne tout le monde. Est-ce que vous accepteriez de révéler à votre assureur votre probabilité de maladies génétiques ? Vous interrogez-vous sur ces sujets ? Nous avons aussi donné par exemple la parole aux membres du Comité national consultatif d’éthique en posant la question : « Qu’est-ce qu’un gène ? ». Eh bien, les réponses sont extrêmement diverses et embarrassées. Après léger un blanc les réponses viennent. Celle que je préfère c’est celle de Jacques Ruffié, généticien des populations, membre de l’Académie des sciences, qui dit : « Je n’en sais rien… c’est un bout d’ADN… qui contribue, je ne dis pas qui fait quelque chose, qui contribue à faire quelque chose ». Une réponse extrêmement prudente du monsieur qui a tout inventé et qui a le sentiment de ne rien savoir. Et là, le public qu’est-ce qu’il peut se dire ? Moi non plus je n’ai pas tout compris de la génétique, mais je vois bien là, par ces interviews de chercheurs, ou de philosophes, que c’est un sujet sur lequel je ne suis pas le seul à me casser les dents.

Dans un autre cas, j’ai eu la chance de rencontrer des chercheurs sur le sujet de la physique des particules. J’étais embarrassé, je pensais être idiot parce que je n’arrivais pas à faire le pont entre la physique classique et la physique quantique… Puis j’ai découvert que c’était le sujet de la recherche de la physique contemporaine et qu’il n’y avait donc pas que moi qui butais sur cette question-là ! Pour moi, la culture scientifique c’est de rendre le public curieux des questions que se pose la science et de faire des ponts entre les sujets de la science de plus en plus spécialisée et de plus en plus épars. Finalement les Français ont une assez bonne culture scientifique. Ils sont capables de faire marcher beaucoup d’outils technologiques sophistiqués. Nous vivons dans une société d’une forte technicité avec une forte présence des sciences et des techniques, mais on ne peut pas demander à chacun d’entre nous d’être compétent sur tout. Mais si l’on peut rendre chacun plus curieux, les nouvelles possibilités de réponses qu’offre aujourd’hui Internet font que chacun pourra instruire les questions qu’il se pose, chacun à son rythme. La manière d’aborder la connaissance change. Donc un joli champ à labourer, cette culture scientifique… pas si facile !

Melanie Chereau : Merci beaucoup pour cette longue interview que vous avez bien voulu nous consacrer.

Xavier Limagne : Merci à vous et pardon d’être aussi bavard !

notes bas page

[1Daphné Aubert : Après un bac ES au lycée français de Tanger au Maroc, une Licence de Langes Étrangères Appliquées entre Montpellier et Alicante en Espagne, elle poursuit, à Paris, un Master 1 de Langues et Affaires Économiques Internationales à la Sorbonne Nouvelle et va se spécialiser en Management de Projets Internationaux l’année scolaire prochaine 2008-2009.

[2Melanie Chereau : Après une maîtrise de sociologie, elle a commencé par travailler dans l’édition, puis dans la production audiovisuelle (télé et films) et enfin dans la production photo (chargée de production pour la photo de pub et mode). Puis, pendant 2 ans, elle a été conseillère en formation à l’école de l’image à Gobelins, dans les domaines de la photo et du multimédia. En 2008, elle a suivi un Master de Management de projets numériques interactifs dans cette même école des Gobelins.

[3Commissariat : Xavier Limagne, commissaire ; Perrine Wyplosz, commissaire adjointe ; Sophie Manoff, chargée de projet.

Direction artistique : Agence Lucie Lom : Marc-Antoine Mathieu et Philippe Leduc

Scénographie : Architecte, Pascal Rodriguez ; Marion Solvit, graphiste ; Hervé Gary, éclairagiste ; Catherine Teilhet, accessoiriste ; Baptiste Bureau et Flavien Conilleau, designers

L’exposition a été réalisée avec l’appui d’un comité d’experts composé de : Marc Antoine, professeur de didactique de la physique, IUFM de Paris ; Michèle Augustin, directrice de la Compagnie Amoros et Augustin, Strasbourg ; Patrick Bailly-Maître-Grand, plasticien et photographe, Strasbourg ; Frédérique Cuisinier, professeur de psychologie cognitive, université Paris X et Vincent Jeudy, enseignant-chercheur, institut des nanosciences de Paris (INSP)

Artistes : Luc Amoros (Contes, Compagnie Amoros et Augustin), Robert Arnault (Contes), Michèle Augustin (Théâtre d’ombres, Compagnie Amoros et Augustin), Patrick Bailly-Maître-Grand (Photographies et installations), Fréderic Le Junter (Installations), Jean-Pierre Lescot (Marionnettes d’ombre, Compagnie Jean-Pierre Lescot), Marc-Antoine Mathieu (Illustrations), Gemma Nogueroles (Installations photographiques), MMM / Dominique Pasqualini, Julien Roger, Jean-Michel Sanchez (Installation multimédia), Scott Snibbe (Installation multimédia).

Photographes : Ansel Adams, Enrique Algarra, Anne Artigau, Patrick Bailly-Maître-Grand, Evgen Bavcar, Swann Bourotte, Henri Cartier-Bresson, Liane Cary, Nick Daly, Tim De Waele, George B. Diebold, Paul Eekhoff, Jefferson Hayman, Aaron Horowitz,Collette Hyvrard, P. Lahalle, Michel Lamoureux, Jean-Pierre Lecomte, Xavier Limagne, Driss Manchoube, Célia Meunier, Eve Morcrette, Charles O’Rear, Philippe Pache, Denis Pasquier, Claude Pavelek, A. Pix, Jean-François Rabillon, Man Ray, Stuart Redler, Frank Siteman, Eckhard Slawik, Gregg Snodgrass, Pierre Tremblay, Michael Wolf, Perrine Wyplosz

[4Colloque « pARTages » - Les journées professionnelles du Louvre, vendredi 28 avril 2006 « Quelles expositions d’art pour les enfants ? » Télécharger compte-rendu et actesde ce colloque.



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