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La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la Bataille d’Alger 1957

Transcription pat Taos Aït Si Slimane du quatrième épisode du documentaire de Patrice Gélinet « La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : La Bataille d’Alger », émission « L’histoire immédiate » diffusée sur France Culture le jeudi 15 août 1996.

Description de l’émission sur le site archive de l’Ina : Quatrième émission d’une série de documentaires sur la Guerre d’Algérie, composés d’un montage d’archives sonores, d’entretiens et de lectures illustrées, d’improvisations sur percussions de Naït Issad.

Réalisation : Christine Bernard Sugy. Avec : Ahmed Ben Bella, chef de l’organisation spéciale du MTLD, responsable du FNL, 1er Président de la République algérienne ; Georges Buis, colonel, Directeur du Cabinet militaire du Haut Commissaire en Algérie ; Madame Hamel ; Edmond Jouhaud, général commandant des forces aériennes françaises en Algérie ; Paul-Alain Leger, capitaine ; Jacques Massu, commandant de la 10ème division de parachutistes, Président du Comité de Salut Public ; Hocine Mezali, responsable des services de renseignements de la Zone autonome d’Alger ; Pierre Vidal Naquet, historien ; Omar Oussedik, responsable politique de l’armée de libération nationale ; Yacef Saadi, chef des réseaux terroristes FLN ; Paul Teitgen, résistant et déporté pendant la Seconde Guerre mondiale, fut secrétaire général de la police française à Alger, pendant la guerre d’Algérie ; Germaine Tillion, ethnologue, membre du Cabinet de Jacques Soustelle en 1955 ; Zhor Zérari

Lire aussi, dans la même série :

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la gestation 1945-1954

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la Toussaint 1954-1955

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : l’engrenage 1956

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : le 13 mai à Alger

- La Guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : 1959, l’année des dupes

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : les barricades

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : le putsch

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : l’OAS

- La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : les derniers jours

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La guerre d’Algérie

[Générique : Tirs, rafales / Dégagez la rue ! / Tirs, rafales / L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! / De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! / Sifflets / Déflagrations, bombardements / Hymne algérien.]

Quatrième émission : La Bataille d’Alger

Nous sommes à Alger, dans la Casbah, c’est-à-dire la forteresse, dans la vieille ville turque, qui est un dédale de ruelles très étroites, de maisons serrées les unes contre les autres, pour se protéger du soleil. Et nous sommes maintenant à l’impasse saint Vincent où Hadj Othmane, qui s’appelle Kamel, qui était responsable politico-militaire pour Alger, pour le FLN, a mis sur pied toute la branche militaire, et qui est arrêté dans cette impasse Saint Vincent, le 24 août je crois. Madame Hamel ?

Madame Hamel : Oui.

Alors, ça s’avance là, on est dans l’impasse Saint Vincent. Racontez-nous ce qui s’est passé exactement.

Madame Hamel : Moi, j’ai été arrêté. Avant qu’ils arrêtent mon mari j’étais en prison, après j’ai su qu’ils ont encerclé la maison, ils ont combattu de 12h jusqu’à 4h de l’après-midi, ils étaient tous morts.

Comment est-ce que votre mari a été découvert ?

Madame Hamel : Par l’intermédiaire des donneurs-là, il y avait des « bleus », par les « bleus ». Moi, j’étais enceinte quand j’étais en prison. J’étais enceinte et j’étais en prison et les gendarmes sont venus me voir et ils m’ont dit : votre mari est mort. C’est tout ce que je sais. Ils m’ont montré des photos, des affiches.

Au moment où pendant l’été 57 où sont tués Kamel et Mourad, deux adjoints du chef FLN des réseaux terroristes d’Alger, Yacef Saadi, celui-ci reste encore introuvable. Dissimulé depuis un an dans la Casbah, avec son adjoint Ali La Pointe et l’équipe des poseuses de bombes : Zohra Drif, Djamila Bouhired, il bénéficie du soutien et du mutisme d’une bonne partie de la population musulmane du quartier. Pour le débusquer, le colonel Godard, commandant du secteur Alger-Sahel, s’efforce d’infiltrer l’organisation de Yacef Saadi et de prendre le contrôle de la population de la Casbah en utilisant d’anciens membres du FLN, les « bleus de chauffe ». Cette opération, une des plus dangereuses de la Bataille d’Alger, est menée par le capitaine Léger.

Paul-Alain Léger : J’ai pensé que pour avoir le renseignement, il s’agissait de s’adresser à la population musulmane. Mais pour avoir ce renseignement, il fallait employer des gens qui avaient été au préalable du FLN, qu’il était nécessaire naturellement de retourner, et avec ces gens-là on pouvait naturellement rentrer dans la Casbah, car ils étaient connus de tout le monde. Et à condition de tenir secrète leur arrestation, il était possible de s’infiltrer et d’aller chercher le renseignement et non pas de l’attendre. Il y avait un certain nombre de responsables de FLN qui avaient été arrêtés, qui ont été mis à ma disposition, avec lesquels j’ai discutés, et je dois dire que leurs convictions n’étaient pas tellement profondes puisqu’en très peu de temps, j’ai réussi à les retourner. Il y avait cette petite équipe de responsables FLN, qui étaient des gens connus, puisqu’il y avait un dénommé Alilou, qui était l’ancien homme de confiance de Yacef Saadi. Il y avait Farès, qui faisait partie de ce petit groupe, du staff de Yacef Saadi. Et il y avait un garçon, qui était extraordinaire, car il avait une mémoire visuelle que j’ai rarement connue. Il était capable de reconnaître un homme habillé en femme de la même façon d’ailleurs qu’il reconnaissait les femmes qui se promenaient dans la Casbah avec leur voile. Et ça, évidemment ça nous a énormément servi. J’ai proposé donc d’aller dans la Casbah et c’est là bien sûr que je dis nous nous habillerons comme tous les jeunes de la Casbah, c’est-à-dire avec des bleus de chauffe, ni plus ni moins. Quand j’ai proposé ça au colonel Godard, évidemment il a un petit peu sauté en l’air, il m’a dit : Mais enfin vous êtes fou, est-ce que vous êtes candidat au suicide ? Je lui ai dit que non, je n’étais pas particulièrement candidat au suicide mais que je pensais que c’était la seule solution. En effet, en se promenant dans les rues de la Casbah, armés naturellement, on avait bricolé, j’avais un de mes officiers européens qui avait bricolé un système avec une mitraillette, que l’on mettait sous la veste bleu, qu’il était facile de tirer ensuite de dessous le pan pour pouvoir appuyer sur la détente. Le colonel Godard sur le moment évidemment était horrifié, il m’a dit non, il n’en est pas question ! d’abord vous allez vous faire tuer. Parce qu’évidemment c’étaient des anciens FLN que j’avais avec moi. Ils vont retourner à leurs anciennes amours, de plus on va livrer aux gens d’en face un certain nombre de mitraillettes. J’ai profité - je dois dire que j’ai été un petit peu indiscipliné - d’une permission, d’un congé du colonel Godard pour mettre en pratique ce que j’avais proposé. Alors, ma foi, nous sommes rentrés dans l’après-midi dans la Casbah, on nous prenait d’ailleurs pour un groupe FLN, puisque les femmes on entendait leurs youyous dans les étages. Et le premier café maure dans lequel nous sommes rentrés naturellement ça été la surprise générale parce qu’on a commencé à fumer, on a demandé les dominos pour jouer et qu’on a offert des cigarettes à la ronde. Alors, le tenancier naturellement qui connaissait Alilou, lui a dit : « Mais tu es fou, tu sais bien quelles sont les consignes du front ? » il lui a répondu : « Les consignes, maintenant c’est lui qui les donne », en me désignant. On a fait tous les cafés maures dans la journée et quand nous sommes repassés après la radio a joué à fond, les gens, les clients qui étaient à l’intérieur étaient tout heureux de pouvoir jouer aux dominos et de pouvoir fumer. Ça a commencé comme ça. C’est-à-dire qu’on a commencé à donner des ordres pour que les consignes du FLN ne soient plus respectées.

Toujours recherché par les paras et la police, Yacef Saadi parvient cependant à rencontrer secrètement une française, ancienne déportée, Germaine Tillion [1], qui animait alors une commission d’enquête internationale sur les lieux de détention en Algérie. Le 3 juillet 57, en plein cœur de la Casbah, accompagnée par Ali Bouzourène, elle rencontre Yacef Saadi.

Yacef Saadi : On m’avise, on me dit qu’il y a une personnalité qui voudrait vous voir, et discuter. Il y a les bombes, ceci et cela… C’est une femme qui a vécu la Résistance. J’ai dit, il n’y a pas de problème, je pourrais la voir. On l’a fait venir, évidemment avec un déguisement, il fallait qu’elle se déguise en mauresque, un voile, etc., pour arriver à moi. Il y avait plus de 80 000 soldats, y compris les civils, qui me cherchaient à cette époque, ma tête était mise à prix. Elle est venue.

Germaine Tillion : On est entré dans la Casbah, une charmante jeune femme est venue ouvrir, qui devais avoir 25 ans, qui était en réalité la tante de la petite Djamila Bouhired. Elle s’appelle Madame Fatiha Bouhired. On est monté au premier étage, là il y avait une autre jeune femme, que je ne connaissais pas non plus, qui était Zohra Drif. Madame Bouhired est sortie et elle est revenue avec deux hommes qui étaient en costume militaire, Battle dress, un révolver ici, une bombe à, et une mitraillette à la main. Le petit Ali Bouzourène, qui avait 20 ans tout de suite, qui en paraissait 17 ans, était extasié, il s’est jeté à leurs cous en disant : ah, grands frères quel bonheur ? quel honneur ! etc., etc., il y a eu une scène très, très touchante pendant un moment. Très naïvement, je leur ai dit : vous vouliez me parler, me voilà, qu’est-ce que vous me voulez ? Ils m’ont regardé d’un air embarrassé, exactement embarrassé. Au fond ils ne savaient exactement pas quoi me dire et moi non plus. Plutôt embarrassée, j’ai donc parlé sur les problèmes que je traitais dans l’Algérie en 1957. Puis, peu à peu, la conversation a dévié, et elle a dévié sur des trucs beaucoup plus généraux, d’abord sur le colonialisme, sur des injustices réelles, puis la conversation à un moment donné a dévié sur la Résistance française. Moi, j’étais tout de même très expérimentée dans ce domaine-là, et j’avais été très commotionnée par mon expérience de 40-45, ce qui fait que j’étais très bouleversée par aussi les souffrances que je voyais devant parce que je me sentais profondément concernée des deux côtés. J’ai donc raconté un certain nombre de faits, évoqué un certain nombre, et eux évidemment passionnés par ce que je disais. Si vous voulez, il y avait une atmosphère disons d’émotion dans cette pièce. C’est à ce moment-là que celui qu’on appelait le grand frère, dont je ne connaissais pas le nom, qui était en fait Yacef Saadi, m’a dit : vous voyez, nous ne sommes ni des brigands, ni des assassins. Et c’est à ce moment-là que je lui ai dit : vous êtes des assassins, et que j’ai dit cela exactement en moi-même, c’est-à-dire que je l’ai dit tout haut mais en le pensant profondément. Et c’est à ce moment-là qu’il m’a répondu : oui, Madame Tillion, nous sommes des assassins, et qu’il a dit : je vous promets de ne plus toucher à la population civile. Alors, je lui ai dit : mais s’il y a encore des exécutions capitales ? Alors, il m’a répondu : là, je ne peux répondre de rien parce que la population algérienne exige que je réponde. Je les ai donc quittés en me disant : si l’on arrive à arrêter les exécutions capitales, eux arrêtent les attentats, on fait descendre le niveau de la violence des deux côtés et on peut parler.

Yacef Saadi : Dès qu’elle est venue, on a blagué comme ça, on a pris le café dans la Casbah et puis je lui ai dit : écoutez, je vous invite à passer une nuit ici à la Casbah et vous me donnerez le résultat demain. Elle ma dit : pourquoi ? Je lui ai dit : si vous passez une nuit ici, vous allez entendre tout le voisinage en train de hurler, on torture les gens à domicile et vous allez les écouter vous-même. Donc, si j’utilise mes bombes, je crois que j’ai raison. Elle me dit : non vous n’avez pas raison. D’autre part, mes frères qui sont dans les prions, les condamnés à mort, ils attendent l’aube des exécutions et vous savez que c’est les civiles qui subissent les conséquences. Or, si vous me promettez, vous me donnez votre parole d’honneur, si votre gouvernement, si vous êtes envoyé par le gouvernement, si c’est une démarche officielle, si vous me promettez qu’il n’y aura plus d’exécutions, qu’il n’y aura plus de torture, surtout à domicile, les bombes je vous le remettrai, mais je garderai une partie pour les objectifs militaires, et vous ne verrez jamais mettre une bombe dans un café. Elle m’a dit : vous tenez votre parole ? J’ai dit : je tiens ma parole. Bon, on était parie sur cette base. Elle m’a dit : je vais aller en France et je reviendrai et je vais vous donner la réponse. Au début, c’était situé à ce niveau. Elle est allée voir Louis Mangin, le fils du général Mangin, Bouloche, Bourgès-Maunoury, ses amis, le général de Gaulle, Geneviève de Gaulle. Elle est allée voir un peu tout le monde, ses connaissances, les anciens Résistants de l’époque, en disant : écoutez, j’ai rencontré quelqu’un qui finalement nous dit qu’il ne tue pas pour tuer ce type-là, il propose… entre temps, une semaine après, il y a eu cinq exécutions à Constantine. Elle m’a envoyé un télégramme en me disant : je t’en supplie, je sais qu’il y a des exécutions, moi je n’ai pas eu le temps de contacter tous mes amis, il y a cinq exécutions, essaye de ne rien faire. J’ai dit : bon, je vais faire en sorte qu’il y ait des représailles mais il n’y aura aucun civile qui va être touché. J’ai fait une opération de huit bombes, à travers Alger, où il n’y a eu aucune victime.

Zhor Zérari : J’ai participé à cette opération, par le dépôt de trois bombes. J’étais avec un frère, j’étais accompagné par Safi Yahia, qui d’ailleurs a été arrêté en même temps que moi. Donc, ce jour-là j’ai du déposer trois bombes : une rue de Brazza, en face de la Radio française à l’époque, maintenant c’est le siège du parti, la deuxième bombe je l’ai placée dans une rue qui était perpendiculaire et qui donne sur la rue Lacepède, et la troisième je l’ai déposée devant la sortie des employés de l’EGA, actuellement Sonelgaz. Voilà pour l’opération du 18 juillet.

Et comment pouviez-vous être certaine qu’elles ne feraient pas de victimes, ces bombes ?

Zhor Zérari : Parce que je ne les ai pas déposées dans des lieux publics, je les ai déposées sous des voitures, dans des rues qui sont non passantes.

Et si on vous avez demandé de poser une bombe dans un café, vous l’aurez fait quand même ?

Zhor Zérari : Mais naturellement, les ordres ne se discutent pas.

Cela ne vous aurait pas posé de cas de conscience, non ?

Zhor Zérari : Vous savez, quand on bombarde, on tue à tour de bras, on torture à tour de bras, je ne vois pas où se poserait le cas de conscience à ce moment-là.

Yacef Saadi : Trois jours après, on exécute trois à… ce n’est pas une organisation parallèle qui faisait ça, donc ils ont peut-être eu vent de cette histoire, ils ont exécutés trois gars à Barberousse. Puis là, j’ai dit les représailles sont inévitables, j’ai donné des ordres pour poser des bombes là où il y avait des objectifs civils.

«  ? Journaliste : Ici Alger, RTF, - 23 septembre 1957 - Eh bien, notre gros titre c’est, comme vous pouvez l’imaginer, l’arrestation de Yacef Saadi, devenu depuis quelques mois l’ennemi public n°1 d’Alger, et qui a été accueillie avec une joie et un soulagement difficile à imaginer. Pour comprendre cette atmosphère de victoire, évidemment il faut savoir que depuis plusieurs mois déjà, cet ancien boulanger de 29 ans, devenu le chef de la Zone autonome d’Alger pour la clandestinité, représentait à lui tout seul le terrorisme traqué, bien sûr, mais encore redoutable. À la fin de la soirée d’hier, dans une salle du Palais Bruce, qui se dresse comme la véritable citadelle des parachutistes et des zouaves, à l’entrée de la Casbah, j’ai pu enregistré le récit de la capture du chef terroriste, par le colonel Godard, commandant le secteur Alger Sahel : Colonel Godard La région a été investie et entourée par les légionnaires, la cache qui se trouvait entre deux cloisons, à la hauteur d’un demi étage a été très vite détectée. C’est en essayant d’en ouvrir l’unique orifice à coup de pioche, que le colonel Jean Pierre a été blessé, par des éclats de bombe, ainsi qu’un adjudant du 1er REP. Yacef Saadi a également tiré une rafale de pistolet-mitrailleur, qui n’a pas fait de victimes, il était alors 4h du matin. Après des pourparlers assez longs, Yacef et la fille qui l’accompagnait, Drif Zohra, s’est rendu sans aucune résistance et a été immédiatement amené au PC du secteur. »

Yacef Saadi : J’ai été piégé parce qu’on avait arrêté quelqu’un, un de mes adjoints, qui dirigeait la Zone II, il a été arrêté et je ne savais pas qu’il a été arrêté, et comme on était tous recherchés on évitait de circuler, de se voir assez souvent, donc on utilisait des boîtes aux lettres, des boîtes aux lettres des bains maures, des magasins, des étales de marchands de légumes. Ce gars, quand il a été arrêté, a continué à me transmettre les messages, sans savoir qu’il était entre les mains de la police. Ils m’ont suivi, suivi, suivi, suivi, jusqu’au jour où ils ont déniché l’endroit où j’étais, c’est là où il y a eu l’arrestation. Ils ont posé une bombe… Il a été à l’origine de l’arrestation du chef militaire de la Zone d’Alger, qui s’appelle Ramel, il a été à l’origine de mon arrestation, à l’origine de la mort d’Ali La Pointe et d’un autre qui s’appelle Ben Hamida, le responsable politique de la Zone.

Et qu’est-ce qui s’est passé ce jour-là ? Est-ce que vous vous souvenez des circonstances, l’attitude des parachutistes ?

Yacef Saadi : Dès qu’ils m’ont découvert, il leur a montré le… Ils ont commencé à casser les murs. Là, dès qu’ils ont défoncé la cache où j’étais, j’ai bazardé, balancé les deux grenades que j’avais et tiré des rafles de mitraillette, il me restait un chargeur, il y a eu le colonel Jean Pierre qui a été grièvement blessé, - il a été tué par la suite- , il y a eu quatre soldats, qu’ils ont pris dans des civières, et ils ont mis une mèche, une bombe.

«  ? Journaliste : J’ai vu cette après-midi, Yacef Saadi et Drif Zohra au PC des bérets-verts, le chef des tueurs en chemise de velours marron, pantalon e gabardine beige, posait avec un sourire assez satisfait devant l’objectif des photographes et de la télévision. Mais il donnait surtout l’impression d’un mauvais acteur dont le rôle est terminé et aussi d’un homme qui n’a pas les épaules assez large pour sa légende. Ici, Alger, à vus Paris. »

[Chanson militaire, l’Adieu du bataillon de choc]

L’heure a sonné, adieu belle fille,
Nous repartons vers notre destin.
Loin du pays, loin de la famille,
Nous nous en allons par les chemins.
Le cœur léger avec un sourire,
Les yeux fixés sur l’horizon.
Les compagnies en marche s’entre-admirent,
Chantons en chœur à pleins poumons :
« En pointe toujours ! », ce cri nous appelle,
Nous sommes ici taillés d’un bloc.
Tous en avant, adieu à la belle,
Adieu du bataillon de choc.
 
La route vers l’inconnu est toujours bien venue,
Le but est devant nous, braquant les armes.
La défaillance exclue, plus rien ne compte plus,
Pour nous c’est le devoir, pour vous les larmes
 
L’heure a sonné, adieu belle fille,
Nous repartons vers notre destin.
Loin du pays, loin de la famille,
Nous nous en allons par les chemins.
Le cœur léger avec un sourire,
Les yeux fixés sur l’horizon.
Les compagnies en marche s’entre-admirent,
Chantons en chœur à pleins poumons :
« En pointe toujours ! », ce cri nous appelle,
Nous sommes ici taillés d’un bloc.
Tous en avant, adieu à la belle,
Adieu du bataillon de choc.
 
Debout les volontaires, chasseurs et légionnaires,
Les parachutes sont prêts pour l’aventure.
Le Dakota attend, ne perdons pas de temps,
Restons unis et la victoire est sûre.

Après l’arrestation de Yacef Saadi le 25 septembres 1957, et quelques jours plus tard la mort d’Ali La Pointe, le calme revient à Alger où Massu devient extraordinairement populaire. Le FLN n’y réapparaîtra plus avant 3 ans. Les paras ont gagné la Bataille d’Alger mais à quel prix ! C’est pendant cette année 57 que la France découvre une méthode qui provoque de violentes polémiques et divise profondément l’opinion.

Jacques Massu [2] : La torture est un grand mot, qui a été employé par nos adversaires tout de suite dans une campagne, dès qu’ils ont vu les succès remportés par l’armée contre le terrorisme. Car nos premiers succès ont… les procédés que j’ai employés à Alger, en coiffant l’organisation militaire locale, qui était trop faible policièrement et militairement, car il y avait quand même une garnison à Alger, en coiffant par les régiments de ma division, qui étaient des gens bien entraînés, bien décidés à venir à bout de la rébellion, nous sommes arrivés à des succès importants dès les premières semaines. D’abord nous avons brisé la grève et puis ensuite nous avons réussi à prendre pied dans l’organisation terroriste, à capturer les transporteurs, les poseurs de bombes, et à découvrir des caches dans Alger, en grand nombre. Nous avons réussi par conséquent à empêcher certainement, pas totalement, en partie que se poursuivent la série des explosions. Il ne faut pas oublier qu’au mois de janvier, nous en étions à la soixante-quatrième, soixante-sixième explosion de bombes dans Alger. Imaginez un petit peu ce qu’un pareil bilan donnerait sur la mentalité des Parisiens par exemple, si jamais on en arrivait-là ! Bon, alors, pour arriver à nos fins, c’était une course de vitesse, dans certaines circonstances la course de vitesse obligeait à bousculer les éléments, dont nous étions sûrs qu’ils connaissaient la vérité sur les caches de bombes et sur leurs emplois, sans quoi, eh bien c’était un choix, les bombes risquaient de sauter et alors c’était à nouveau des victimes. Et pour chaque explosion il fallait compter en moyenne une dizaine de morts et cinquante blessés, dont la moitié, une vingtaine d’amputés, hein ! Et là-dedans es femmes, des enfants, Musulmans, Européens, indistinctement. Nous avions d’ailleurs nos familles nous-mêmes à Alger, qui couraient les mêmes risques que les Musulmans. Les Musulmans étant plus nombreux, c’est eux qui payaient le plus. Et comme la doctrine du FLN depuis 54 avait été de faire pencher la masse musulmane de son côté en la terrorisant, en la suppliciant, inutile de vous dire que nous avions quand même le sentiment qu’il ne fallait pas ménager les assassins. Les assassins et les pillards qui depuis novembre 54 s’étaient livrés à je ne sais combien de crimes, de plus l’un de leur plus fameux avait été, le mois d’août 55, à El Allia, l’assassinat par des ouvriers musulmans de la mine d’El Allia, de leurs camarades qui travaillent avec eux depuis des années, les ouvriers français de la mine, leurs femmes et leurs enfants, les femmes éventrées, les enfants aux têtes fracassés, inutile de vous dire que ce spectacle était resté dans la mémoire, dans l’imagination des parachutistes qui avaient vu cela. Et par conséquent quand il s’est agit de déterminer si oui ou non, pour gagner de vitesse le FLN et la pose des bombes, on se décidait à employer des moyens violents, le consensus a été général. D’ailleurs il a été connu aussitôt par mes chefs, moi je n’étais qu’un général de brigade commandant une division, j’avais au-dessus de moi un général de corps d’armée à Alger, le général Allard, j’avais un général d’armée, le général Salan, il y avait des pouvoirs civil, Monsieur Lacoste avec lequel j’avais une liaison quotidienne puisqu’un de mes officiers était chargé, tous les jours, d’aller voir son officier de presse, mon action était totalement suivie de bout en bout. Elle a été suivie par les autorités. Si j’ai accepté l’emploie par mes subordonnés de moyens d’interrogatoire musclés, ça n’était pas ignoré, bien plus cela n’était pas ignoré par les autorités parisiennes, qui même en mon absence visitaient les centres d’interrogatoire de mon régiment et qui n’ont jamais retenu, qui au contraire ont poussé à la roue, moi j’étais plutôt obligé de retenir. Ceci dit, ces moyens violents nous les avons employés vraiment quand c’était indispensable, ils n’ont pas été employés d’ne façon générale, voyez-vous. Très souvent, leur seule menace a suffit à faire parler les intéressés, les individus arrêtés. Dans la deuxième partie de la Bataille d’ailleurs, à partir de juin 58, aucun interrogatoire musclé n’a plus eu lieu, c’était fini. C’est seulement dans la première période… il faut dire aussi que nous, nous n’avions aucune expérience policière et que j’ai demandé aux polices d’intégrer des membres habitués aux interrogatoires dans nos équipes d’interrogatoire et que ces policiers ont revêtu la tenue parachutistes pour ne pas se distinguer de mes hommes et que peut-être de temps en temps ils ont employé des procédés qui ont été mis sur le dos des parachutistes, lesquels n’étaient pas du tout disposés a priori à les employer. Mais je me suis efforcé par la suite de refreine tout emploi qui pouvait être jugé excessif des interrogatoires violents.

Le général Massu fut un des seuls à reconnaître l’emploi de la torture et du même coup à en porter la responsabilité, alors que le Président du Conseil de l’époque, Guy Mollet, lui, préférait fermer les yeux.

« Guy Mollet [3] : S’il était vrai qu’il y ait des brutalités organisées par un individu ou deux, le calme rétabli dans les deux jours, trois jours qui suive une arrestation que pour faire parler un coupable, il soit torturé, ce serait intolérable. Ce n’est pas concevable même si cela ne se produit qu’une fois. Il y a des méthodes que les autres emploient, que nos adversaires emploient mais même dans ce cas-là on n’a pas le droit de leur répondre par la même méthode. La France, c’est dans le monde, le pays des Droits de l’homme. »

Pierre Vidal-Naquet : Ce qui était intolérable à cette époque, c’était cette espèce de monstrueuse hypocrisie des pouvoirs publics. C’était Guy Mollet qui disant que les cas se comptent sur les doigts de la main, alors qu’il y en avait des milliers. Voulez-vous une anecdote ? Un jour Guy Mollet reçoit d’un prêtre, qui avait servi en Algérie, un long témoignage sur la torture, que fit cet excellent homme, secrétaire général de la SFIO ? Il convoqua le cardinal Feltin, archevêque de Paris, et il lui dit ceci : « Mon seigneur, voici ce qu’un de vos subordonnés a le culot de m’adresser. Je me permets de vous rappeler que la loi Barangé est une loi et peut être abrogée par une autre loi. » Je rappelle que la loi Barangé fut la première loi à donner les subventions aux écoles de l’église. C’est là un exemple, je pourrais en donner beaucoup d’autres !

L’emploi de la torture ne datait pas de la Bataille d’Alger. En 1955, un rapport, le rapport Vuillaume, tenu longtemps secret, faisait même une étude comparée des méthodes employées, évoquant à mots couverts l’emploi de la gégène, génératrice d’électricité dont on posait les électrodes sur le corps.

« On recommande les méthodes utilisant l’eau et l’électricité parce que, pourvu qu’ils soient utilisés avec précautions, elles produisent dit on un choc plus psychologique que physique et ne constituent donc pas une cruauté excessive. Selon l’opinons de certains médecins, qui m’a été communiquée, la méthode du tuyau d’eau, si elle est utilisée comme indiqué ci-dessus, ne fait courir aucun risque à la santé de la victime. Ce n’est pas le cas de la méthode électrique qui peut être dangereuse si on l’utilise sur une personne dont le cœur est affecté de quelque manière. J’incline à croire que ces méthodes sont acceptables et que si elles sont utilisées de la manière contrôlées qui m’a été décrite, elles ne sont pas plus brutales que la privation d’aliments, de boisson et de tabac qui ont toujours été admise. »

Jacques Massu : La première fois que j’ai vu une gégène, j’étais seulement, en 55-56, inspecteur des troupes d’Afrique du Nord, et je me baladais depuis le Maroc jusqu’à Tunis, en passant par tous les régiments paras d’Algérie, qui étaient en fait à la disposition des commandants de zones d’autres secteurs, j’ai vu chez Bigard employer la gégène, je suis tombé de mon haut et j’ai dit : qu’est-ce que c’est que ce truc ? Qu’est-ce que vous faites avec ce malheureux type ? Il m’a dit : c’est la seule façon que nous avions en extrême Orient, en Indochine, nous d’ailleurs appris ce procédé là-bas, et nous l’employons ici. J’ai dit : le général qui vous commande à Constantine, Beaufre, est-il d’accord ? Il m’a dit : je pense, oui. Il était aussi en Indochine. Bon, alors j’ai continué mon métier et je sui arrivé en juillet 55 à Alger, c’était au cours de ma première tournée de prise de contact, ensuite je n’en ai plus entendu parler moi de cet emploi de la gégène jusqu’en 57 où j’ai été mis dans le bain policier, que je viens de vous raconter, où à nouveau tout naturellement les régiments de paras sous mes ordres, précédemment aux ordres de Bollardière, ont employé ce procédé là ? Voilà exactement comment cela s’est passé.

 ? une femme (1) : J’ai été torturée.

 ? une femme (2), sans doute Zhor Zérari : C’est un peu gênant de parle de cela quand on sait que beaucoup de frères et de sœurs sont morts sous les tortures. J’ai été torturée dans la même salle qu’une jeune fille de 16 ans, une salle de classe à l’école Sarouy. Ils l’ont tellement torturée qu’elle en est morte. Ils l’ont jetée par la fenêtre pour faire croire qu’elle s’était suicidée. Mon père est mort sous les tortures et porté disparu.

Lecture d’un extrait de texte d’Albert Camus : « […] On doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux, qui opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert à rien qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. » Albert Camus [4]

Pierre Vidal-Naquet : Je ne dirais pas que ce n’est pas efficace. C’est parfois efficace. C’est l’évidence même. Je dirais aussi que cela recrute beaucoup plus de militants pour la cause que l’on combat que cela n’épargne de vies humaines. Je dirais enfin que dans l’immense majorité des cas, ce n’était pas là la question et que l’on finissait par torturer pour torturer. Je dirais enfin, ce que m’a toujours dit Paul Teitgen, qu’on torturait aussi parce qu’on ne voulait pas se donner les moyens d’une police efficace et qu’avec quelques milliers de policiers non tortionnaires, on aurait obtenu probablement autant d’informations qu’avec des parachutistes qui agissaient complètement à l’aveuglette, qui utilisaient simplement des méthodes brutales. Teitgen m’a toujours dit, en tant que technicien, si vous voulez, de la police, qu’il n’avait cessé de réclamer des renforts policiers, on lui a refusé ces renforts policiers, et que s’il les avait eus, très probablement il n’y aurait pas besoin de torture.

En novembre 56, avant la Bataille d’Alger, Paul Teitgen avait appris l’arrestation de Fernand Iveton, un militant communiste qui avait posé deux bombes dans Alger.

Paul Teitgen : On m’annonce un jour qu’on a trouvé, à l’usine à gaz d’Alger, un porteur de bombe. Il vient me prévenir, commissaire divisionnaire central d’Alger, un gars très bien, Monsieur Builles, il me dit vient voir ce qui se passe, un porteur de bombe. Il avait deux bombes, il n’en a trouvé qu’une, une seule bombe. Il en a deux, il faut trouver l’autre. Ah, bon ! Il faut trouver l’autre, est-ce qu’on peut le torturer ? J’ai dit : non ! Je vous interdis de toucher à ce type-là - il paraît qu’on l’aurait torturé quand même – ne le torturez pas, tachez de trouver un moyen, pas celui-là. Je dis ça aujourd’hui mais à cette époque-là je tremblais. Je me souvenais de l’explosion d’usine à Gaz de ( ? maquent deux mots), qui avait ravagé la ville où ma sœur était, j’étais affolé. J’ai dit au cas où, vous avez trouvé le papier sur lui, la seconde devait exploser à 6h, j’ai attendu 6h, 6h 05, 6h 10, 6h 15 j’ai dit ( ? manquent deux mots) mais je faisais dans ma culotte ! Je n’ai pas refusé de livrer Iveton, j’ai interdit de livrer Iveton à la torture.

Capitaine Paul-Alain Leger : Lorsqu’on sait que l’on a pris quelqu’un qui a fat un attentant, il faut absolument que dans la demi-heure qui suit son arrestation il parle, car il y a un stock de bombes quelque part qui risque d’exploser dans les jours suivants. S’il ne parle pas la demi-heure, ce stock de bombes est immédiatement déménagé et on ne le retrouvera plus, personnellement je ne voyais pas du tout d’autre solution.

Général Georges Buis : Il s’en est fait des tortures, je ne crois pas que l’on puisse le nier, encore que moi je n’en ai pas vues. Enfin je crois que l’on ne peut pas nier ça. Vous savez, la fameuse Bataille d’Alger, ça a été plutôt de bien faire son travail, qui était très mal fait par la police. Autrefois, avant Massu et ses paras, dieu sait qu’ils ne me portent pas dans leur cœur et moi je ne suis non plus un de leur chantre, mais je reconnais que ce qu’ils ont fait c’est ce que les autres auraient dû faire. C’est-à-dire que quand on a un renseignement au lieu de le mettre dans un tiroir et bien on l’exploite tout de suite, et on sait très bien que dans ce genre d’opérations quand on tient le bout de fil et bien la bobine vient assez vite. Donc, c’est à 90% par des moyens normaux, et probablement 10% par des moyens que je réprouve, et qui à mon avis ne servent à rien d’ailleurs, et que l’on appelle en gros la torture, mais qui n’est qu’une fraction des méthodes employées, le reste était normal, simplement les gens galopaient jour et nuit après le moindre indice de passage d’un membre de la rébellion, d’un hôpital clandestin, de quoique ce soit, c’est comme ça que les choses se font.

En plus des victimes quelle aura faite, des disparus, comme Maurice Audin, la torture a profondément ébranlé l’opinion en Métropole, l’administration et l’armée. Paul Teitgen démissionnera, le général de Bollardière sera condamné à soixante jours d’arrêt de forteresse pour l’avoir dénoncée. Mais dans cette guerre qui fut une guerre du renseignement, elle fut utilisée des deux côtés. En 1958, des dirigeants du FLN l’emploient à cause d’une des plus extraordinaires et des plus meurtrières opérations de la Guerre d’Algérie. Son nom : « la Bleuïte » [5]. Son auteur : le capitaine Leger, qui à l’époque de la Bataille d’Alger avait réussi à s’emparer de la correspondance d’un chef FLN, le capitaine Mahiouz. Un jour une militante du FLN, Tadjer Zohra est capturée à Bordj Menaïel. Le capitaine Leger s’y rend pour chercher à l’utiliser.

Paul-Alain Léger : Je suis allé la voir, et suivant mon habitude, je discute avec elle et je lui ai dit que tout cela ne valait plus le coup, tout était terminé, qu’il fallait donc travailler avec moi. Elle me connaissait d’ailleurs, de nom tout au moins. Alors, elle m’a dit : « oui, effectivement, je pense que vous avez raison, je vais jouer, je vais accepter. » Je vous amène à Aller, « Oui, oui, je suis d’accord. » Évidemment ça m’a paru un peu trop rapide. Alors, j’ai eu mon adjoint Zerrouk, qui l’a un petit peu interviewée, il m’a dit également, il était de mon avis, il m’a dit : « moi, j’ai l’impression que tout ce qu’elle demande c’est de revenir à Alger pour repartir aussi vite que possible. » Alors, nous l’avons ramenée à Alger mais avant de repartir, elle était dans ma voiture, à côté de moi, et nous avons fait tout le marché de Bordj Menaïel. Et là, je savais très bien que la Wilaya, dans les vingt-quatre heures qui suivraient, serait au courant et on saurait que la dénommée Tadjer Zohra était à côté de moi, dans ma voiture. Je l’ai ramenée sur Alger. J’ai discuté un petit peu avec elle et là, pour faire semblant de la convaincre, parce que j’étais absolument persuadé que là par contre il n’y avait rien à faire, je lui ai montré toutes les lettres, que j’avais reçues de la Wilaya, et je lui ai lu des passages imaginaires, mais par contre ce que je lui ai montré ce sont les signatures avec les tampons.

C’est-à-dire que ce sont des lettres que vous aviez reçues.

Paul-Alain Léger : Que je recevais de la Wilaya.

Du temps où vous étiez...

Paul-Alain Léger : C’est ça, que je continue à recevoir d’ailleurs. Alors évidement je l’ai vue, elle a pali, etc. À ce moment-là le téléphone a sonné, le téléphone n’était pas sur mon bureau, il se trouvait un petit peu dans un couloir, et par l’interstice de la porte j’ai parfaitement vu la fille qui se levait et qui regardait encore les signatures. Je suis revenu et je lui ai dit : tu vois les signatures ? « oui, oui, d’accord je marche, je travaille avec vous, etc. » Je lui ai dit eh bien, tu vas retourner chez toi, chez ta mère et puis ma foi pour l’instant je ne te demande rien mais de temps en temps tu me téléphones. Elle est partie. Elle m’a téléphoné une fois puis 8 ou 10 jours après n’ayant plus de nouvelles, j’ai envoyé des gens voir chez elle et sa mère nous a dit qu’elle était partie. Moi, je savais bien où elle était partie. On a eu des nouvelles quelques temps après, lorsqu’on a appris qu’elle était remontée au maquis et que là elle était tombée sur le fameux capitaine Mahiouz dit « Hacène la torture » qui évidemment l’avait accusée d’être une espionne. Elle s’est défendue comme un beau diable, une diablesse plus exactement. Elle lui a dit : « écoute, tu m’accuses d’être une espionne, mais alors des espions, autour de toi, il y en a en pagaille, parce que moi je sais. » Elle s’est mise à raconter évidemment tout ce qui s’était passé dans mon bureau. Là, Mahiouz, qui n’était pas très intelligent, a voulu en savoir beaucoup plus, et pour en savoir plus il y avait qu’une seule chose, il fallait la passer à « l’hélicoptère ». « L’hélicoptère » c’est une torture tout à fait particulière, c’est-à-dire que la pauvre fille a été mise complètement nue, les mains et les chevilles entravés dans le dos, suspendue au-dessus d’un brasero, on la faisait tourner au-dessus du brasero, on la descendait petit-à-petit, on la faisait tourner. Naturellement sous la douleur elle a raconté, - j’ai son compte-rendu d’interrogatoire -, toute son histoire. Elle a raconté qu’effectivement elle était envoyée par le capitaine Leger, elle devait aller ensuite en Tunisie où elle devait rencontrer untel, untel, elle a donné les mots de passe tout-à-fait farfelus, des mots de reconnaissance invraisemblables. La malheureuse a été égorgée après, mais avant naturellement elle avait donné les noms non seulement des gens dont elle avait vu les signatures sur les lettres mais elle a même donné des noms de gens de sa famille, des gens qui habitaient en Kabylie. Ces gens-là ont été arrêtés, on les a torturés…

Par le FLN ?

Paul-Alain Léger : Par le FLN. Ils ont parlé bien sûr. Ils ont dit n’importe quoi, ils ont dénoncé des gens qui n’étaient strictement pour rien mais en général des cadres supérieurs. Et là, ça a commencé comme ça. Les purges ont été sanglantes en Wilaya III. Amirouche a envoyé une lettre circulaire à tous les commandants de Wilayas, Wilaya IV, Wilaya V, etc. en leur disant qu’il fallait se méfier, qu’il y avait des traitres partout, qu’il fallait absolument extirper le mal par les moyens les plus terrifiants. C’est comme ça qu’il y a eu quelque chose comme quatre milles cadre à peu près qui ont été éliminés.

Hocine Mezali, responsable des services de renseignements de la Zone autonome d’Alger : Il est vrai que « la bleuïte » a été plutôt l’occasion de stimuler encore la méfiance et de revenir au cloisonnement original, même au niveau des willayates. C’est-à-dire que là on ne pouvait plus avoir confiance en quiconque parce que la propagande, qui a été utilisée par les Français, plutôt par le corps expéditionnaire, sur cette « la bleuïte »-là faisait croire aux gens des Willyates, de la III et la IV, comme quoi elle avait fait beaucoup de dégâts au niveau d’Alger, alors que ce n’était pas vrai. Si vous voulez, à la guerre comme à la guerre chacun utilise les moyens qu’il peut, psychologique ou pas.

Ravagé par « la bleuïte » le FLN est d’autant plus affaibli qu’au même moment il est victime de graves querelles internes. Après la disparition de la plus part de ses chefs historiques, arrêtés ou tués, Abane Ramdane s’était imposé à sa tête. Début 58, El Moudjahid, le journal du FLN, annonce sa mort.

« Abane Ramdane est mort au champ d’honneur, entouré de l’affection et de l’admiration de tous ses frères. Une compagnie de djounouds était spécialement chargée de sa protection et rien ne laissait prévoir l’accident brutal qui devait l’arracher à la ferveur de l’Algérie combattante. Malheureusement, dans la première quinzaine d’avril, un violent accrochage entre nos troupes et celles de l’ennemi devait mettre la compagnie de protection de notre frère Abane dans l’obligation de participer à l’engagement. Au cours du combat qui dura plusieurs heures, Abane fut blessé, hélas, une grave hémorragie devait lui être fatale. C’est la terrible nouvelle qui vient de nous parvenir. La belle et noble figure d’Abane Ramdane, son courage et sa volonté ont marqué les phases essentielles de la lutte du peuple algérien. Nous pleurons un frère de combat dont le souvenir saura nous guider. »

En fait, Abane Ramdane fut exécuté par un dirigeant du FLN, Boussouf. Et sa mort au combat est restée, depuis 58, la version officielle en Algérie.

Ahmed Ben Bella : Abane a vraiment introduit une dimension dangereuse dans la révolution algérienne au niveau de la conception, etc. Il pouvait avoir eu des problèmes avec les gens, mais enfin il fallait l’écouter, le cas échant le juger mais le juger proprement, alors qu’il a été liquidé salement, tué salement par Boussouf et ceux qui l’accompagnaient. Ça a été sale

Vous étiez contre cette exécution ?

Ahmed Ben Bella : J’étais contre l’exécution, oui. Pour moi, Abane, s’il devait être jugé, il devait être jugé proprement, de toute façon pas liquider, je suis contre les liquidations. Les grands responsables de la révolution n’ont jamais été d’accord pour la liquidation. Je dois dire sincèrement, j’ai défendu la dimension propre au sein de la révolution algérienne, j’étais contre les liquidations. J’étais contre les égorgements, je l’ai dit, j’ai failli faire une déclaration, j’ai dit même lorsqu’on tue je n’accepte pas qu’on égorge. Moi, je conçois qu’il ait été jugé je vous le dit franchement, mais la façon dont il a été liquidé ça a été sale, carrément sale ! Très, très sale ! Un jour il faudra parler de tout ça.

Justement on n’en parle pas beaucoup. Par exemple, officiellement Abane est mort au champ d’honneur.

Ahmed Ben Bella : Non, il a été liquidé.

Oui, mais je veux dire par là qu’officiellement en Algérie, même quand vous étiez président…

Ahmed Ben Bella : Moi, on est venu me dire qu’il faut que le dossier Abane soit sorti, j’ai dit oui, alors il faut sortir tous les dossiers parce qu’il n’y a pas de raison ! Un type qu’on a liquidé il est resté un héros, il est mort au champ d’honneur, Abane. Quand est-ce qu’on va dire la vérité ?

[Chant patriotique algérien, Djazaïrouna]

جزائرنا يا بلاد الجدود

نهضنا نحطم عنك القيود

ففيك برغم العدا سنسود

و نعصفُ بالظلم و الظالمين

سلاماً سلاماً جبال البلاد

فانت القلاعُ لنا و العمادْ

و فيك عقدنا لواء الجهادْ

و منك زحفنا على الغاصبين

قهرنا الأعادي في كلّ وادْ

فلم تُجْدهمْ طائراتُ العوادْ

و لا الطّنكُ يُنجيهمُ في البوادْ

فباءوا بأشلائهمْ خاسئين

وقائعُنا قد روتْ للورى

بأنا صمدنا كأسد الشرى

فأوراسُ يشهدُ يوم الوغى

بأنّاّ جهزنا على المُعتدينْ

Après la mise à l’écart du vieux chef nationaliste, Messali Hadj, qui dès le début de la guerre avait créé son propre mouvement, le MNA, Mouvement nataliste algérien, après l’arrestation de Ben Bella en 56 et la mort d’Abane Ramdane, le nationalisme algérien n’aura donc pas son Nehru, son Ho Chi Minh ou son Bourguiba. La révolution algérienne est une révolution sans tête.

Omar Oussedik, responsable politique de l’armée de libération nationale : Nous n’aimons pas les cultes de la personnalité. Il est un proverbe qui dit : lem dhaber yezouir, qui veut dire « qui veut diriger se mette à la tête », c’est-à-dire qu’il soit le premier à affronter le danger. Pourquoi les résistances ont eu des dirigeants, des porte-drapeaux, des homes qui ont transcendé tous les autres alors qu’en Algérie il y avait un certain éparpillement ? Il Faut d’abord tenir compte des conditions de lutte. Voilà un peuple de dix millions d’habitants, qui affronte militairement l’une des plus grandes puissances militaire dans le monde. Au déclenchement de la lutte armée, deux-mille -huit-cent combattants face à quatre-vingt-mille soldats, et un centre de décision, un homme au-dessus de tous, c’était difficile. Le centre de décision aurait pu très facilement être détruit par une concentration de la force militaire. Les responsabilités étaient étalées et chacun, à quelque niveau qu’il soit, et là où il est, avait le sentiment d’être la révolution, et c’était une chose juste. C’était une chose juste parce que tout le monde vivait la révolution. Le culte de la personnalité n’a jamais été quelque chose de très prisée chez nous, tel est le génie propre de notre peuple.

[Suite de Djazaïrouna]

La direction du FLN qui est à Tunis est donc coupée des maquis algériens d’autant plus que depuis 57, une ligne électrifiée, la ligne Morice sépare hermétiquement l’Algérie de la Tunisie, où se trouve une partie de l’armée de libération nationale, notamment dans le village tunisien de Sakiet, d’où l’ALN attaque régulièrement les avions français qui survolent les frontières.

Edmond Jouhaud, général commandant des forces aériennes françaises en Algérie : Devant ces attaques continuelles, un télégramme était envoyé au général Ély, - que j’avais rédigé et que le général Salan avait approuvé- dans le quel on disait : les reconnaissances aériennes sont autorisées jusqu’à la ligne frontière mais une réponse automatique sera faite dans les trois heures à tout tir en provenance de la Tunisie. Ce télégramme a été envoyé à l’état major de la défense nationale, reçoit l’accord du général Ély, l’accord de la défense nationale, l’accord de la présidence du Conseil qui était Gaillard, l’accord des affaires étrangères. Et le 8 février, lieutenant Perchenet a son moteur droit coupé, les peux crevés, il se pose en détresse à Tébessa, par des tirs venants de Sakiet. Alors la réaction sur Sakiet est immédiate. Le Colonel Duval, qui commandait l’aviation de Constantine, envoie sur Sakiet six corsaires. Des corsaires parce que les corsaires sont des avions de l’aéronavale dont la précision de tir était énorme. Il y avait à côté de Sakiet une mine désaffectée, la mine de Sakiet, qui servait de refuge aux troupes du FLN, et sur laquelle on envoie onze B26, huit mistrals. En fait, les photographies aériennes prises avant et après le bombardement montrent que Sakiet n’a pas été démolie comme on l’a dit, c’est absolument faux, que les pertes ont été insignifiantes à Sakiet Ville. En revanche, la mine désaffectée, à côté de Sakiet, où se trouvait le FLN, a été complètement détruite par les B26 et les mistrals et c’est là où il y a eu à peu près, probablement, une centaine de fellagas qui ont été tués.

Jean-Pierre Biondi, journaliste : Ici Jean-Pierre Biondi qui vous ( ? manque un mot) de Tunis. Je suis rentrée dans le curant de la nuit de Sakiet Sidi Youcef, que visitent aujourd’hui les membres des corps diplomatiques, les chefs de missions consulaires et de nombreux journalistes étrangers. C’est un village désert et obscur, abandonné aux soldats en armes que j’ai quitté dans la soirée. Sakiet Sidi Youcef est une agglomération d’environ quinze-cent habitants, formée surtout par une rue principale, qui est aujourd’hui en majeur parie détruite. Détruite également l’extrémité ouest du village, c’est-à-dire la partie contigüe à la frontière, où se trouve la douane, les bâtiments de la garde nationale, le local de la croix rouge. Par contre, la partie est, celle qui s’enfonce vers l’intérieur de la Tunisie est intacte. Autant que l’on puisse évaluer les dégâts, le déblaiement n’ayant pas encore commencé, on peut estimer que la moitié du village est détruite. D’après un témoin avec lequel j’ai pu m’entretenir, le bombardement a duré une heure. Il a été effectué par seize bombardiers à double-queue B26, accompagnés de quatre chasseurs à réaction. Au Kef, chef-lieu du gouvernorat dans lequel se trouve Sakiet Sidi Youcef, les blessés hospitalisés sont actuellement au nombre de 102, soit 64 hommes, 13 femmes et 25 enfants. Aucun nouveau décès n’a été enregistré aujourd’hui. L’ensemble du pays continue d’être très calme. Ici Tunis, à vous Paris. »

Est-ce que c’est vous qui avez donné l’ordre d’intervenir ?

Edmond Jouhaud : C’est le général Salan et moi. Oui.

Mais est-ce que vous-même vous en avez référé au gouvernement à l’époque ?

Edmond Jouhaud : Non parce qu’on y avait (manque un mot) que la riposte est immédiate.

Oui, donc c’est à la suite d’une instruction antérieure que vous avez pris cette initiative ?

Edmond Jouhaud : C’est ça !

Puisqu’on peut dire que le gouvernement a été mis au pied du mur en quelque sorte ?

Edmond Jouhaud : Non, mais quand on fait la guerre on ne peut pas s’adresser au gouvernement. Vous savez ce que c’est qu’un gouvernement ! Vous envoyez un télégramme, le chef d’état major n’est pas là, on attend qu’il revienne. Quand il revient il s’adresse au ministre. Le ministre n’est pas là, il est à Bordeaux, en train de… bon, quand il revient on li pose la question, il s’adresse au Président du Conseil. Huit jours après, ça n’a plus d’intérêt.

Quelques jours après le bombardement de Sakiet Sidi Youcef, le 8 février 58, le Gouvernement Félix Gaillard, qui avait, comme ses prédécesseurs, couvert une opération qu’il n’avait pas ordonnée est renversé. Une crise ministérielle d’un mois commence, elle se terminera comme la IVème République, le 13 mai 1958. [6]

[Sur fond de la manifestation de mai 58 à Algérie / Algérie française ! Algérie française ! Algérie française ! Algérie française ! /]

[En Algérie, chant des légionnaires]

En Algérie, dans le djebel,
Un légionnaire monte la garde
Auprès de son camarade,
Touché à mort par une balle rebelle.
 
Camarade, toi mon pays,
Je vous quitte sans regret,
Volontaire, j’ai bien servi,
Avec honneur et fidélité.

La Guerre d’Algérie, quatrième émission, « La bataille d’Alger » par Patrice Gélinet, dans une réalisation de Christine Bernard Sugy. Avec les témoignages de : Paul-Alain Léger, Yacef Saadi, Germaine Tillion, Jacques Massu, Pierre Vidal-Naquet, Zhor Zérari, Paul Teitgen, Georges Buis, Ahmed Ben Bella, Omar Oussedik, Edmond Jouhaud et Hocine Mézali et la voix de Guy Mollet. Les documents d’archives de l’Ina ont été réunis grâce Cécile Borderie et Annie Saulnier. Les textes étaient lus par Jacques Charby, François Chaumet et Catherine Sellers. Improvisations sur percussions : Naït Issad. Prise de son en Algérie : Philippe Dupin. Demain, à 9h 05, cinquième émission, « La bataille d’Alger »

notes bas page

[1Lire ici les cinq entretiens d’À voix nue avec Germaine Tillion au cours desquels elle revient entre autres sur ces événements

[3Extrait de l’allocution radiotélévisée de Guy Mollet, du 15 avril 1957

[4Note ajoutée, source : Albert Camus [1913-1960] / ACTUELLES III. Chroniques algériennes, 1939-1958 / Paris : Les Éditions Gallimard, 1958, 213 pp. Collection NRF / Édition numérique réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi / Courriel : jean-marie_tremblay@uqac.ca / Site web pédagogique, le 19 septembre 2010, à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

Actuelles III / Chroniques algériennes, 1939-1958 / Avant-propos.

On trouvera dans ce recueil un choix d’articles et de textes qui tous concernent l’Algérie. Ils s’échelonnent sur une période de vingt ans, depuis l’année 1939, où presque personne en France ne s’intéressait à ce pays, jusqu’à 1958, où tout Le monde en parle. Pour contenir ces articles, un volume n’aurait pas suffi. Il a fallu éliminer les répétitions et les commentaires trop généraux, retenir surtout les faits, les chiffres et les suggestions qui risquent d’être encore utiles. Tels quels, ces textes résument la position d’un homme qui, placé très jeune devant la misère algérienne, a multiplié vainement les avertissements et qui, conscient depuis longtemps des responsabilités de son pays, ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression en Algérie. Mais, averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident.

Une telle position ne satisfait personne, aujourd’hui, et je sais d’avance l’accueil qui lui sera fait des deux côtés. Je le regrette sincèrement, mais je ne puis forcer ce que je sens et ce que je crois. Du reste, personne, sur ce sujet, ne me satisfait non plus. C’est pourquoi, dans l’impossibilité de me joindre à aucun des camps extrêmes, devant la disparition progressive de ce troisième camp où l’on pouvait encore garder la tête froide, doutant aussi de mes certitudes et de mes connaissances, persuadé enfin que la véritable cause de nos folies réside dans les mœurs et le fonctionnement de notre société intellectuelle et politique, j’ai décidé de ne plus participer aux incessantes polémiques qui n’ont eu d’autre effet que de durcir en Algérie les intransigeances aux prises et de diviser un peu plus une France déjà empoisonnée par les haines et les sectes.

Il y a en effet une méchanceté française à laquelle je ne veux rien ajouter. Je sais trop le prix qu’elle nous a coûté et nous coûte. Depuis vingt ans, particulièrement, on déteste à ce point, chez nous, l’adversaire politique qu’on finit par tout lui préférer, et jusqu’à la dictature étrangère. Les Français ne se lassent pas apparemment de ces jeux mortels. Ils sont bien ce peuple singulier qui, selon Custine, se peindrait en laid plutôt que de se laisser oublier. Mais si leur pays disparaissait, il serait oublié, de quelque façon qu’on l’ait maquillé et, dans une nation asservie, nous n’aurions même plus la liberté de nous insulter. En attendant que ces vérités soient reconnues, il faut se résigner à ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires. Et, personnellement, je ne m’intéresse plus qu’aux actions qui peuvent, ici et maintenant, épargner du sang inutile, et aux, solutions qui préservent l’avenir d’une terre dont le malheur pèse trop sur moi pour que je puisse songer à en parler pour la galerie.

D’autres raisons encore m’éloignent de ces jeux publics. Il me manque d’abord cette assurance qui permet de tout trancher. Sur ce point, le terrorisme, tel qu’il est pratiqué en Algérie, a beaucoup influencé mon attitude. Quand le destin des hommes et des femmes de son propre sang se trouve lié, directement ou non, à ces articles qu’on écrit si facilement dans le confort du bureau, on a le devoir d’hésiter et de peser le pour et le contre. Pour moi, si je reste sensible au risque où je suis, critiquant les développements de la rébellion, de donner une mortelle bonne conscience aux plus anciens et aux plus insolents responsables du drame algérien, je ne cesse pas de craindre, en faisant état des longues erreurs françaises, de donner un alibi, sans aucun risque pour moi, au fou criminel qui jettera sa bombe sur une foule innocente où se trouvent les miens. Je me suis borné à reconnaître cette évidence, et rien de plus, dans une récente déclaration qui a été curieusement commentée. Pourtant, ceux qui ne connaissent pas la situation dont je parle peuvent difficilement en juger. Mais ceux qui, la connaissant, continuent de penser héroïquement que le frère doit périr plutôt que les principes, je me bornerai à les admirer de loin. Je ne suis pas de leur race.

Cela ne veut pas dire que les principes n’ont pas de sens. La lutte des idées est possible, même les armes à la main, et il est juste de, savoir reconnaître les raisons de l’adversaire avant même de se défendre contre lui. Mais, dans tous les camps, la terreur change, pour le temps où elle dure, l’ordre des termes. Quand sa propre famille est en péril immédiat de mort, on peut vouloir la rendre plus généreuse et plus juste, on doit même continuer à le faire, comme ce livre en témoigne, mais (qu’on ne s’y trompe pas !) sans manquer à la solidarité qu’on lui doit dans ce danger mortel, pour qu’elle survive au moins et qu’en vivant, elle retrouve alors la chance d’être juste. À mes yeux, c’est cela l’honneur, et la vraie justice, ou bien je reconnais ne plus rien savoir d’utile en ce monde.

À partir de cette position seulement, on a le droit, et le devoir, de dire que la lutte armée et la répression ont pris, de notre côté, des aspects inacceptables. Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c’est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face. En attendant, nous devons du moins refuser toute justification, fut-ce par l’efficacité, à ces méthodes. Dès l’instant, en effet, où, même indirectement, on les justifie, il n’y a plus de règle ni de valeur, toutes les causes se valent et la guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme. Bon gré, mal gré, nous retournons alors à la jungle où le seul principe est la violence. Ceux qui ne veulent plus entendre parler de morale devraient comprendre en tout cas que, même pour gagner les guerres, il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre, et que de pareilles entreprises nous font plus de mal que cent maquis ennemis. Lorsque ces pratiques s’appliquent, par exemple à ceux qui, en Algérie, n’hésitent pas à massacrer l’innocent ni, en d’autres lieux, à torturer ou à excuser que l’on torture, ne sont-elles pas aussi des fautes incalculables puisqu’elles risquent de justifier les crimes mêmes que l’on veut combattre ? Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire ? À cet égard, on doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert à rien, qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. Finalement, ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie. Ce ne sont pas des méthodes de censure, honteuses ou cyniques, mais toujours stupides, qui changeront quelque chose à ces vérités. Le devoir du, gouvernement n’est pas de supprimer les protestations même intéressées, contre les excès criminels de la répression ; il est de supprimer ces excès et de les condamner publiquement, pour éviter que chaque citoyen se sente responsable personnellement des exploits de quelques-uns et donc contraint de les dénoncer ou de les assumer.

Mais, pour être utile autant qu’équitable, nous devons condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par le F.L.N. aux civils français comme, d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer. Sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l’a jamais admis et les terroristes russes de 1905, par exemple, seraient morts (ils en ont donné la preuve) plutôt que de s’y abaisser. On ne saurait transformer ici la reconnaissance des injustices subies par le peuple arabe en indulgence systématique à l’égard de ceux qui assassinent indistinctement civils arabes et civils français sans considération d’âge ni de sexe. Après tout, Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable. Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant.

Je n’ai jamais cessé de dire, on le verra dans ce livre, que ces deux condamnations ne pouvaient se séparer, si l’on voulait être efficace. C’est pourquoi il m’a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza ou la mutilation des enfants européens. Comme il m’a paru nuisible [18] et indécent d’aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter. La vérité, hélas, c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances. Une droite perspicace, sans rien céder sur ses convictions, eût ainsi essayé de persuader les siens, en Algérie, et au gouvernement, de la nécessité de réformes profondes et du caractère déshonorant de certains procédés. Une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eût de même essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles en elles-mêmes. Mais non. À droite, on a, le plus souvent, entériné, au nom de l’honneur français, ce qui était le plus contraire à cet honneur. À gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excusé ce qui était une insulte à toute vraie justice. La droite a laissé ainsi l’exclusivité du réflexe moral à la gauche qui lui a cédé l’exclusivité du réflexe patriotique. Le pays a souffert deux fois. Il aurait eu besoin de moralistes moins joyeusement résignés au malheur de leur patrie et de patriotes qui consentissent moins facilement à ce que des tortionnaires prétendent agir au nom de la France. Il semble que la métropole n’ait point su trouver d’autres politiques que celles qui consistaient à dire aux Français d’Algérie : « Crevez, vous l’avez bien mérité », ou : « Crevez-les. Ils l’ont bien mérité. » Cela fait deux politiques différentes, et une seule démission, là où il ne s’agit pas de crever séparément, mais de vivre ensemble.

Ceux que j’irriterai en écrivant cela, je leur demande seulement de réfléchir quelques instants, à l’écart des réflexes idéologiques. Les uns veulent que leur pays s’identifie totalement à la justice et ils ont raison. Mais peut-on rester justes et libres dans une nation morte ou asservie ? Et l’absolue pureté ne coïncide-t-elle pas, pour une nation, avec la mort historique ? Les autres veulent que le corps même de leur pays soit défendu contre l’univers entier s’il le faut, et ils n’ont pas tort. Mais peut-on survivre comme peuple sans rendre justice, dans une mesure raisonnable, à d’autres peuples ? La France meurt de ne pas savoir résoudre ce dilemme. Les premiers veulent l’universel au détriment du particulier. Les autres le particulier au détriment de l’universel. Mais les deux vont ensemble. Pour trouver la société humaine, il faut passer par la société nationale. Pour préserver la société nationale, il faut l’ouvrir sur une perspective universelle. Plus précisément, si l’on veut que la France seule règne en Algérie sur huit millions de muets, elle y mourra. Si l’on veut que l’Algérie se sépare de la France, les deux périront d’une certaine manière. Si, au contraire, en Algérie, le peuple français et le peuple arabe uniment leurs différences, l’avenir aura un sens pour les Français, les Arabes et le monde entier.

Mais, pour cela, il faut cesser de considérer en bloc les Arabes d’Algérie comme un peuple de massacreurs. La grande masse d’entre eux, exposée à tous les coups, souffre d’une douleur que personne n’exprime pour elle. Des millions d’hommes, affolés de misère et de peur, se terrent pour qui ni Le Caire ni Alger ne parlent jamais. J’ai essayé, depuis longtemps, on le verra, de faire connaître au moins leur misère et l’on me reprochera sans doute mes sombres descriptions. J’ai écrit pourtant ces plaidoyers pour la misère arabe quand il était temps encore d’agir, à l’heure où la France était forte, et où se taisaient ceux qui aujourd’hui trouvent plus facile d’accabler sans relâche, et même à l’étranger, leur pays affaibli. Si, il y a vingt ans, ma voix avait été mieux entendue, il y aurait peut-être moins de sang présentement. Le malheur (et je l’éprouve comme un malheur) est que les événements m’ont donné raison. Aujourd’hui, la pauvreté des paysans algériens risque de s’accroître démesurément au rythme d’une démographie foudroyante. De surcroît, coincés entre les combattants, ils souffrent de la peur : eux aussi, eux surtout ont besoin de paix ! C’est à eux et aux miens que je continue de penser en écrivant le mot d’Algérie et en plaidant pour la réconciliation. C’est à eux, en tout cas, qu’il faudrait donner enfin une voix et un avenir libéré de la peur et de la faim.

Mais, pour cela, il faut cesser aussi de porter condamnation en bloc sur les Français d’Algérie. Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les haïr, doit être rappelée à la décence. Quand un partisan français du F.L.N. ose écrire que les Français d’Algérie ont toujours considéré la France comme une prostituée à exploiter, il faut rappeler à cet irresponsable qu’il parle d’hommes dont les grands-parents, par exemple, ont opté pour la France en 1871 et quitté leur terre d’Alsace pour l’Algérie, dont les pères sont morts en masse dans l’est de la France en 1914 et qui, eux-mêmes, deux fois mobilisés dans la dernière guerre, n’ont cessé, avec des centaines de milliers de musulmans, de se battre sur tous les fronts pour cette prostituée. Après cela, on peut sans doute les juger naïfs, il est difficile de les traiter de souteneurs. Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne. Mais les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent et, à condition qu’on les fournisse de raisons plutôt que d’insultes, seront prêts à admettre la nécessité d’un ordre plus juste et plus libre. Il y a eu sans doute des exploiteurs en Algérie, mais plutôt moins qu’en métropole et le premier bénéficiaire du système colonial est la nation française tout entière. Si certains Français considèrent que, par ses entreprises coloniales, la France (et elle seule, au milieu de nations saintes et pures) est en état de péché historique, ils n’ont pas à désigner les Français d’Algérie comme victimes expiatoires (« Crevez, nous l’avons bien mérité ! »), ils doivent s’offrir eux-mêmes à l’expiation. En ce qui me concerne, il me paraît dégoûtant de battre sa coulpe, comme nos juges-pénitents, sur la poitrine d’autrui, vain de condamner plusieurs siècles d’expansion européenne, absurde de comprendre dans la même malédiction Christophe Colomb et Lyautey. Le temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et en tirer les conséquences. Et l’Occident qui, en dix ans, a donné l’autonomie à une douzaine de colonies mérite à cet égard plus de respect et, surtout, de patience, que la Russie qui, dans le même temps, a colonisé ou placé sous un protectorat implacable une douzaine de pays de grande et ancienne civilisation. Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. Je crois en Algérie à une politique de réparation, non a une politique d’expiation. C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les fautes du passé. Et il n’y aura pas d’avenir qui ne rende justice en même temps aux deux communautés d’Algérie.

Cet esprit d’équité, il est vrai, semble étranger à la réalité de notre histoire où les rapports de force définissent une autre sorte de justice ; dans notre société internationale, il n’est de bonne morale que nucléaire. Le seul coupable est alors le vaincu. On comprend que beaucoup d’intellectuels en aient conclu que les valeurs et les mots n’avaient d’autre contenu que celui que la force leur donnait. Et certains passent ainsi, sans transition, des discours sur les principes d’honneur ou de fraternité à l’adoration du fait accompli ou du parti le plus cruel. Je continue cependant de croire, à propos de l’Algérie comme du reste, que de pareils égarements, à droite comme à gauche, définissent seulement le nihilisme de notre époque. S’il est vrai qu’en histoire, du moins, les valeurs, qu’elles soient celles de la nation ou de l’humanité, ne survivent pas sans qu’on ait combattu pour elles, le combat (ni la force) ne suffit pas à les justifier. Il faut encore que lui-même soit justifié, et éclairé, par ces valeurs. Se battre pour sa vérité et veiller à ne pas la tuer des armes mêmes dont on la défend, à ce double prix les mots reprennent leur sens vivant. Sachant cela, le rôle de l’intellectuel est de discerner, selon ses moyens, dans chaque camp, les limites respectives de la force et de la justice. Il est donc d’éclairer les définitions pour désintoxiquer les esprits et apaiser les fanatismes, même à contre-courant.

Ce travail de désintoxication, je l’ai tenté selon mes moyens. Ses effets, reconnaissons-le, ont été nuls jusqu’ici : ce livre est aussi l’histoire d’un échec. Mais les simplifications de la haine et du parti pris, qui pourrissent et relancent sans cesse le conflit algérien, il faudrait les relever tous les jours et un homme n’y peut suffire. Il y faudrait un mouvement, une presse, une action incessante. Car il faudrait aussi bien relever, tous les jours, les mensonges et les omissions qui obscurcissent le vrai problème. Nos gouvernements déjà veulent faire la guerre sans la nommer, avoir une politique indépendante et mendier l’argent de nos alliés, investir en Algérie tout en protégeant le niveau de vie de la métropole, être intransigeant en publie et négocier en coulisses, couvrir les bêtises de leurs exécutants et les désavouer de bouche à oreille. Mais nos partis ou nos sectes, qui critiquent le pouvoir, ne sont pas plus brillants. Personne ne dit clairement ce qu’il Veut, ou, le disant, n’en tire les conséquences. Ceux qui préconisent la solution militaire doivent savoir qu’il ne s’agit de rien ou d’une reconquête par les moyens de la guerre totale qui entraînera, par exemple, la reconquête de la Tunisie contre l’opinion, et peut-être les armes, d’une partie du monde. C’est une politique sans doute, mais il faut la voir et la présenter telle qu’elle est. Ceux qui préconisent, en termes volontairement imprécis, la négociation avec le F.L.N. ne peuvent plus ignorer, devant les précisions du F.L.N., que cela signifie l’indépendance de l’Algérie dirigée par les chefs militaires les plus implacables de l’insurrection, c’est-à-dire l’éviction de 1 200 000 Européens d’Algérie et l’humiliation de millions de Français avec les risques que cette humiliation comporte. C’est une politique, sans doute, mais il faut l’avouer pour ce qu’elle est, et cesser de la couvrir d’euphémismes.

La polémique constante qu’il faudrait mener à cet égard irait contre ses objectifs dans une société politique où la volonté de clairvoyance et l’indépendance intellectuelle se font de plus en plus rares. De cent articles, il ne reste que la déformation qu’en impose l’adversaire. Le livre du moins, s’il n’évite pas tous les malentendus, en rend quelques-uns impossibles. On peut s’y référer et il permet aussi de préciser avec plus de sérénité les nuances nécessaires. Ainsi, voulant, répondre à tous ceux qui, de bonne foi, me demandent de faire connaître une fois de plus ma position, je n’ai pas pu le faire autrement qu’en résumant dans ce livre une expérience de vingt ans, qui peut renseigner des esprits non prévenus. Je dis bien une expérience, c’est-à-dire la longue confrontation d’un homme et d’une situation, - avec toutes les erreurs, les contradictions et les hésitations qu’une telle confrontation suppose et dont on trouvera maints exemples dans les pages qui suivent. Mon opinion, d’ailleurs, est qu’on attend trop d’un écrivain en ces matières. Même, et peut-être surtout, lorsque sa naissance et son cœur le vouent au destin d’une terre comme l’Algérie, il est vain de le croire détenteur d’une vérité révélée et son histoire personnelle, si elle pouvait être véridiquement écrite, ne serait que l’histoire de défaillances successives, surmontées et retrouvées. Sur ce point, je suis tout prêt à reconnaître mes insuffisances et les erreurs de jugement qu’on pourra relever dans ce volume. Mais j’ai cru possible au moins, et bien qu’il m’en coûte, de réunir les pièces de ce long dossier et de les livrer à la réflexion de ceux qui n’ont pas encore leur opinion faite. La détente psychologique qu’on peut sentir actuellement, entre Français et Arabes, en Algérie permet aussi d’espérer qu’un langage de raison risque à nouveau d’être entendu.

On trouvera donc dans ce livre une évocation (à l’occasion d’une crise très grave en Kabylie) des causes économiques du draine algérien, quelques repères pour l’évolution proprement politique de ce drame, des commentaires sur la complexité de la situation présente, la prédiction de l’impasse où nous a menés la relance du terrorisme et de la répression et, pour finir, une esquisse de la solution qui me parait encore possible. Consacrant la fin du colonialisme, elle exclut les rêveries de reconquête ou de maintien du statu quo qui sont, en réalité, des réactions de faiblesse et d’humiliation et qui préparent le divorce définitif et le double malheur de la France et de l’Algérie. Mais elle exclut aussi les rêves d’un déracinement des Français d’Algérie qui, s’ils n’ont pas le droit d’opprimer personne, ont celui de ne pas être opprimés et de disposer d’eux-mêmes sur la terre de leur naissance. Pour rétablir la justice nécessaire, il est d’autres voies que de remplacer une injustice par une autre.

J’ai essayé, à cet égard, de définir clairement ma position. Une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam qui ne réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d’Algérie à sa patrie naturelle. Si l’Algérie que j’espère garde encore une chance de se faire (et elle garde, selon moi, plus d’une chance), je veux, de toutes mes forces, y aider. Je considère au contraire que je ne dois pas aider une seule seconde, et de quelque façon que ce soit, à la constitution de l’autre Algérie. Si elle se faisait, et nécessairement contre ou loin de la France, par la conjugaison des forces d’abandon et des forces de pure conservation, et par la double démission qu’elles entraînent, ce serait pour moi un immense malheur, dont il me faudrait, avec des millions d’autres Français, tirer les conséquences. Voilà, loyalement, ce que je pense. Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui me touche de trop près. Mais, au cas où s’évanouiraient les espérances raisonnables qu’on peut aujourd’hui concevoir, devant les événements graves qui surgiraient alors et dont, qu’ils attentent à notre pays ou à l’humanité, nous serons tous responsables solidairement, chacun de nous doit se porter témoin de ce qu’il a fait et de ce qu’il a dit. Voici mon témoignage, auquel je n’ajouterai rien.

Mars-avril 1958.

[5Lire sur ce site deux émissions portent sur la « la bleuïte » : l’une diffusée, le mardi 19 février 2008, sur les ondes de France Culture dans La Fabrique de l’Histoire par Emmanuel Laurentin, avait pour titre « Histoire du renseignement, le colonel Amirouche », l’autre, plus brève, a été diffusé sur les ondes de France Info, le 15 juillet 2010, et avait pur tire « La bleuïte : le virus anti-FLN »



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