Extrait des comptes rendus du SÉNAT - SÉANCE DU 30 JUIN 1972
Suspension et reprise de la séance.
Scandale de La Villette. - Discussion d’une question orale avec débat (p. 1446)
M. Pierre Marcilhacy, Mme Marie-Thérèse Goutmann, MM. Pierre Giraud, Jean Taittinger, secrétaire d’État au budget.
Clôture du débat.
Suspension et reprise de la séance.
p. 1433 – 1434
COMPLÉMENT A L’ORDRE DU JOUR
M. le président : J’ai été informé qu’un accord est intervenu entre le Gouvernement et M. Marcilhacy pour l’inscription à l’ordre du jour de la présente séance, immédiatement après la discussion du projet de loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, de la question orale avec débat n° 163 relative aux suites données au rapport de la commission d’enquête sur les abattoirs de La Villette.
Il n’y a pas d’opposition ?...
Cette question orale avec débat est donc ajoutée à l’ordre du jour avec l’accord du Gouvernement.
L’ordre du jour appellerait maintenant la discussion du projet de loi relatif à la commercialisation des vins à appellation d’origine contrôlée « Vin d’Alsace » ou « Alsace ». Mais M. Cointat, ministre de l’Agriculture, m’a fait savoir qu’il était retenu pour quelques instants encore à l’Assemblée nationale.
SCANDALE DE LA VILLETTE
p. 1446 – 1450
Discussion d’une question orale avec débat.
M. le président : L’ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat suivante : M. Pierre Marcilhacy demande à M. le Premier ministre quelles sanctions ont été prises depuis le dépôt du rapport de la commission d’enquête du Sénat à l’égard des responsables politiques ou administratifs de ce qu’on nomme le « scandale de La Villette ». (N° 163.)
La parole est à M. Marcilhacy.
M. Pierre Marcilhacy : Monsieur le président, messieurs les secrétaires d’État, mes chers collègues, je voudrais qu’il fût bien entendu que c’est le sénateur qui prend la parole et non l’ancien président de la commission d’enquête sur l’affaire de La Villette, qui a fini de remplir sa mission le jour où, le 24 avril 1971, le rapport a été publié à la suite d’un vote du Sénat.
Je voudrais également prendre une précaution qui décevra peut-être certains : j’ai l’intention de traiter des responsabilités, mais non de la culpabilité, qui ne se superposent pas, contrairement à ce que l’on pense souvent. En effet, il peut y avoir des responsabilités très graves qui n’entraînent aucune culpabilité. Les responsabilités sont attachées à la fonction ; elles peuvent résulter de l’erreur, de la faute, quelquefois tout simplement du manque de réussite ; elles appartiennent au domaine de ceux qui ont la charge d’agir. Ces deux aspects du problème doivent être bien séparés en ce qui concerne les affaires de l’État.
Au surplus, je n’ai rien d’un pourvoyeur ni de chambre de correctionnelle ni d’échos malséants, mais ce n’est pas pour autant que les problèmes dont je vais vous entretenir ne soient pas excessivement graves.
Je voudrais très rapidement, pour ne pas abuser de votre audience, vous rappeler de quoi il s’agit : en 1957, est décidée la modernisation des abattoirs de La Villette ; puis ce projet est transformé en un projet de création d’un marché d’intérêt national ; progressivement il se gonfle, il s’étend, il se développe, les frais courent, jusqu’au moment où, faisant suite à un rapport de la Cour des comptes, puis à des campagnes de presse, ce qu’il est convenu d’appeler le « scandale de La Villette » éclate.
Au bout de ce scandale, deux demandes de commission d’enquête, l’une à l’Assemblée nationale, qui est repoussée, l’autre au Sénat, qui est acceptée à l’unanimité des membres, et cette commission travaille pendant quatre mois sans désemparer.
Le rapport de MM. Mignot, Golvan, Collomb et Vadepied est déposé. Il ne reçoit, de la part de ceux qui l’ont lu, dans tous les milieux, y compris au Gouvernement, que des compliments unanimes.
Or, quatorze mois après son dépôt, rien n’a été - fait, et telle est la raison de la question que je pose.
Mesdames, messieurs, je n’ai pas l’intention de tirer quoi que ce soit des débats de la commission d’enquête, qui sont secrets, ni de ma mémoire, qui est excellente mais rompue depuis longtemps au secret professionnel, et je fonderai mon propos uniquement sur un document qu’exceptionnellement j’ai apporté à la tribune et qui a été à la disposition de tout le monde, y compris du Gouvernement.
Dans l’affaire de La Villette, il convient tout d’abord - j’essaie de rassembler tous les éléments pour être clair et précis - de distinguer trois périodes : la période de la conception vague du début, qui partait d’une idée exacte selon laquelle on ne pouvait pas laisser les abattoirs de La Villette dans l’état presque préhistorique où ils se trouvaient ; celle d’un projet qui prenait forme et qui, dans les années 1955-1956 — on ne sait pas exactement — devenait celui, disait-on, du plus bel abattoir du monde ; enfin la dernière période, celle de la liquidation.
Au cours de ces trois périodes, des responsabilités de trois ordres doivent être dégagées : des responsabilités politiques, des responsabilités de gestion et des responsabilités d’administration.
Ce sont les dernières qui sont les plus faciles à dégager, mais il y aurait une grande injustice, monsieur le secrétaire d’État, à faire supporter aux seuls fonctionnaires, dont je vais d’ailleurs indiquer les noms, le fardeau d’une opération qui, pour la collectivité, s’est en définitive soldée par une perte sèche de plus de un milliard de francs. Je dois vous rappeler, en effet, que toutes les opérations que l’on a tentées pour sauver les abattoirs de La Villette ont été vaines. Et il ne s’écoulera pas deux ans — rappelez-vous ce que je dis — avant que l’on ne soit obligé de « brader » l’ensemble de ces constructions, qui ont coûté un milliard de francs ! Notre rapport chiffrait très exactement le coût de l’opération à 950 millions de francs et l’érosion monétaire et un certain nombre d’incidents font que je suis certainement en dessous de la vérité en chiffrant la perte sèche à un milliard de francs !
Que ne feraient pas, en écoles, en hôpitaux, en chemins de première nécessité, nombre d’administrateurs ici présents, si on leur donnait, pour leur département — celui de la Charente par exemple — ou pour leur commune, la centième partie de cette somme ! Un milliard de francs de perte sèche !
On vous dira, d’ailleurs, que l’opération de La Villette fait l’objet de mesures de transition et qu’un haut fonctionnaire, M. Libert Bou, est chargé d’une mission. Je ne le critique pas car il a une mission, il faut qu’il l’accomplisse. J’ajoute, et je tiens à lui en rendre témoignage, que ce haut fonctionnaire est encore un de ces grands commis de l’État qui savent ce qu’obéir veut dire.
De quoi est-il chargé ? D’assurer ce que l’on appelle un « petit équilibre » dans la gestion des abattoirs de La Villette, à savoir ne tenir aucun compte des frais d’investissement et essayer de compenser les dépenses journalières par les rentrées journalières. Théoriquement, c’est facile. Eh bien ! cela relève du tour de force. N’est-ce pas la meilleure démonstration que l’ensemble de l’opération de La Villette est vouée à l’échec ?
Quant à cette extraordinaire salle des ventes de 45.000 mètres carrés de surface, et comportant trois niveaux, soit trois fois 45.000 mètres carrés de béton, on l’utilisera peut-être pour organiser un tournoi international de ping-pong. On nous a dit : vous pouvez y montrer des machines. Mais nos architectes ont confirmé que la résistance des matériaux, d’après leurs calculs, ne permettrait pas d’organiser cette exposition de grosses machines.
C’est une perte sèche, je le répète. D’ailleurs on mettra le marteau piqueur à La Villette dans deux ans, si l’on veut faire une opération convenable.
On nous a dit qu’il était assez facile d’équilibrer financièrement l’opération. Mais savez-vous comment ? Il y a une cinquantaine d’hectares dont la vente vaut de l’argent.
On oublie une chose : c’est que le terrain de La Villette appartenait à la ville de Paris qui l’a rétrocédé à l’État. Supposez que dans une affaire commerciale privée, on réalise un actif immobilier de cette ampleur uniquement pour boucher les trous, et qu’on dise ensuite qu’on a réussi à établir l’équilibre budgétaire. Je crois que l’homme d’affaires qui agirait ainsi ne tarderait pas à passer en correctionnelle. C’est une opération que font les syndics de faillite, et ils la font, en général, à contrecœur. C’est la preuve d’un échec.
Voilà les perspectives qu’offre La Villette. Je vous affirme qu’on ne peut pas dire autre chose. Mais quels sont les responsables ? Je vous ai dit : les administrateurs, les hommes chargés de la gestion et les hommes politiques.
En ce qui concerne les administrateurs, il est indéniable qu’un certain nombre de fonctionnaires n’ont pas fait leur métier comme ils auraient dû, et puisque depuis quatorze mois rien n’a été fait, je vais être dans l’obligation, monsieur le secrétaire d’État, de donner des noms. Rien ne me coûte plus, mais j’irai jusqu’au bout de ce que je crois être mon devoir.
Je pense que doivent être considérés comme portant une responsabilité, je dis responsabilité grave et non culpabilité : le contrôleur Raffin, le directeur général Rondepierre, MM. Tardivon et Oilier. Il paraît, c’est un bruit qui court, que certains d’entre eux auraient été déférés devant la Cour de discipline budgétaire. C’est ainsi que cela se nomme. Je ne sais pas ce qu’il en est advenu. Mais je dis simplement que le rapport contient des éléments qui permettent d’affirmer que ces quatre fonctionnaires n’ont pas rendu à la S. E. M. V. I. les services qu’ils auraient dû lui rendre et que peut-être plus de vigilance de leur part aurait évité au moins l’ampleur de la catastrophe.
Je mets également en cause la responsabilité de la S. C. E. T. Il est apparu que cet organisme qui avait peut-être des raisons juridiques de se considérer comme un peu en dehors du coup, n’a pas, lui non plus, joué le rôle que l’on devait attendre de lui.
En ce qui concerne la gestion, je vous ai dit qu’il fallait distinguer trois périodes. Je voudrais y revenir un instant. À l’époque de la conception, on ne sait pas où l’on va. Vers 1955 ou 1956, le projet prend forme et c’est véritablement à cette époque que doivent se situer les responsabilités.
Quant à la fin, c’est-à-dire la liquidation, c’est autre chose. Elle est arrivée trop tard. On aurait pu, si on s’y était pris un peu plus tôt, limiter sans doute les dégâts.
Tout à l’heure, nous recevions M. le premier président de la Cour des comptes avec le cérémonial d’usage et je pensais que c’était la Cour qu’il préside, qui avait elle-même, la première, révélé ce qui allait devenir « le scandale de La Villette », et cela en des termes très proches des conclusions de notre rapport. Mes chers collègues, faites bien attention : ceci se passait en 1967 et il s’agissait des exercices 1965 et 1966. Retenez bien cette date.
À ce moment, les gens sérieux, excusez-moi d’employer ce terme, qui s’étaient plongés dans le dossier, savaient qu’on courait inéluctablement à la catastrophe. Je ne peux m’empêcher de penser à une sorte d’énorme machine qui s’est mise en marche pour fabriquer de la grandeur et que personne n’a eu le courage ou la force d’arrêter, une « machine à phynance » comme disait Jarry, une machine à dévorer l’argent qui, hélas ! est pris dans la poche des contribuables.
En ce qui concerne la gestion, mesdames, messieurs, il y avait un Conseil d’administration au sein de la Société d’économie mixte de La Villette. Ses deux présidents ont été MM. Marcel Ribera et de Grailly qui, responsables de la gestion, le sont indiscutablement à des degrés divers. Je ne m’occupe pas des degrés de ce qui est aujourd’hui l’affaire ou le « scandale de La Villette ». À quoi servirait de nommer un Président directeur général, de lui donner des pouvoirs si ce n’est pour accomplir une mission qui est de veiller à la bonne utilisation de deniers de l’État ? Car, mesdames, messieurs — et là nous allons remonter à la conception politique de l’affaire ou à sa conception administrative — la S. E. M. V. I. a un vice fondamental. Une société d’économie mixte, pour n’importe lequel d’entre nous, est une société formée de capitaux privés et de capitaux d’État. Ce système n’est pas mauvais, car il permet aux responsables des capitaux privés qui sont soucieux de garder leur argent, de veiller, du même coup, au bon emploi des deniers publics.
À la S. E. M. V. I., on ne trouve que des capitaux publics. Curieuse Société d’économie mixte, en vérité ! Il n’y a que de l’argent de la collectivité, mais il y a des administrateurs qui viennent — excusez-moi de le dire — un peu de n’importe où et qui, eux, pendant une dizaine d’années, vont dépenser très largement et sans faire de gros efforts de contrôle. Car n’oubliez pas — cela figure dans le rapport que je ne fais que citer — qu’à la fin de nos travaux nous avons découvert qu’il y avait dans les marchés 4,5 milliards d’anciens francs sur ordres de service, dont 2,5 milliards sans support contractuel. Je vais vous expliquer ce qu’est un ordre de service en support contractuel.
En cours d’exécution d’un marché de travaux publics, il est admis qu’il peut y avoir quelquefois à faire des modifications, de petites adjonctions. Ce sont des adjuvants, des codicilles, comme on dirait en matière testamentaire. Un ordre de service sans support contractuel est un ordre qui est donné sur une visite de chantier et qui ne se rattache à aucun marché.
Ainsi donc il s’agissait de deux milliards et demi d’anciens francs. J’ai alors écrit une lettre à M. le ministre des Finances pour lui dire que j’espérais — et j’espère encore, sans avoir de garanties sur ce point — que ces marchés seraient payés après un examen à la loupe. Comment de telles pratiques ne laisseraient-elles pas penser qu’il y a des éléments de complaisance assez fâcheux ? Vous voyez combien je suis discret et modéré dans mes propos.
Au-dessus, nous avons la responsabilité politique. Pour l’apprécier, je vais vous rappeler les chiffres qui figurent à la page 206 du rapport. En 1957, un avant-projet est adopté par le conseil municipal pour abattoirs et marché, soit 120 millions de francs. En 1958, le projet est adopté par le conseil municipal, y compris le transfert des halles et du marché d’intérêt national il est actualisé à 173 millions. En 1961, le projet est approuvé par le Gouvernement pour 245 millions. En 1963, le projet, réévalué et agréé par lettre du Premier ministre du 7 novembre 1963, se monte à 358 millions. En 1966, la fixation du plafond de l’opération par lettre du Premier ministre du 6 juin 1966 se monte à 600 millions de francs. En juillet 1969, il y a réévaluation par la S. E. M. V. I. à 799 millions, soit en francs courant, un milliard. Je vous ai dit tout à l’heure qu’on était certainement loin du compte.
Qui est responsable de ces décisions successives ?
À l’origine le conseil de Paris, décision qu’on ne discute pas, veut moderniser les abattoirs de La Villette. Il décide de maintenir La Villette. C’est peut-être une erreur ; cela ne me regarde pas. Le Gouvernement y raccroche le marché d’intérêt national. Attention ! Il s’agit bien là d’une décision gouvernementale. Un marché d’intérêt national, c’est très grave, parce que, pour qu’un tel marché fonctionne, il faut lui donner les moyens de s’approvisionner. Il faut donc prendre en même temps les mesures qui doivent lui permettre de tourner. En effet, on ne demande pas aux abattoirs de gagner de l’argent, mais de tourner. Ce qui est effrayant, c’est qu’on a construit un outil qui ne pourra jamais servir. Ce n’est pas parce qu’on abat quelques tonnes de viande que l’affaire marche. Ce n’est pas vrai. C’est une absurdité.
Tout le processus est décrit dans le rapport et comme le ministre de tutelle est celui de l’Agriculture, je suis obligé de dire que la responsabilité politique incombe au ministre de l’Agriculture de l’époque. Cependant, je dois reconnaître que, dans la dernière période, sa responsabilité est diminuée puisqu’il est arrivé en prenant le train en marche et qu’il a souvent essayé de l’arrêter. Je trouve, sauf erreur, les noms de MM. Pisani, Edgar Faure, Boulin, Duhamel et Cointat. Je ne peux pas raisonner autrement et, si je suis obligé de vous donner ces noms, monsieur le secrétaire d’État, c’est parce que vous allez être amené, je l’espère, à sanctionner ces fautes administratives.
Or, quelle peut-être la position de ces administrateurs — le reste, je ne veux pas le savoir — maladroits, incompétents ou négligents ? Ils pourront dire : « Nous n’avons fait qu’exécuter une décision politique qui venait de très au-dessus de nous. Nous n’avions qu’à claquer des talons et à passer à l’exécution. Si vous dites que le projet a échoué et que nous avons dilapidé 100 milliards d’anciens francs, prenez-vous en à d’autres qu’à nous. » Et ils auront raison ! Cette affaire met en cause toute une série de procédés qui interviennent dans la gestion des affaires de l’État.
En ce qui concerne la décision politique, je vous renvoie à la page 29 du rapport qui a été approuvé à l’unanimité des membres de commission. Je lis.
« Le 24 mai 1966 a lieu un comité interministériel qui approuve le nouveau programme, approbation confirmée par une lettre du directeur du cabinet du ministre de l’Agriculture au directeur général de la S. E. M. V. I., dont les termes sont ainsi conçus :
« J’ai l’honneur de vous informer que le Comité économique interministériel du mardi 24 mai 1966 a approuvé le programme général des travaux proposés par M. le ministre de l’Agriculture en accord avec les autres ministres intéressés et comportant notamment la réalisation d’une salle des ventes moderne.
« Le même Comité économique interministériel a autorisé, en conséquence, la conclusion des marchés correspondants.
« Je vous demande donc de bien vouloir procéder à la mise au point des dossiers nécessaires à la réalisation des financements prévus au titre de l’année 1966 et notamment celui qui doit être présenté prochainement au comité n° 6 du F. D. E. S. »
J’arrête ici ma citation pour dire que ce comité n° 6 porte, lui aussi, de graves et de très lourdes responsabilités.
Enfin, je rappelle l’urgence de la passation du marché concernant la centrale thermique du marché d’intérêt national de Paris-La Villette. Je signale au passage que cette centrale thermique fonctionne si bien qu’à La Villette on achète du chaud et du froid à l’extérieur ! On a passé, je crois, un contrat avec le chauffage urbain. En réalité, tout cela ne sert en fin de compte que de gare de transit.
Telles sont, mesdames, messieurs, les responsabilités politiques. À la suite de ce rapport, dont, encore une fois, nous n’avons eu que des compliments, j’avais déposé, en accord avec la Commission, une question orale à laquelle M. Cointat avait bien voulu répondre pour m’expliquer ce qu’il allait faire.
Quatorze mois après le dépôt de ce rapport, l’opinion publique ne peut se satisfaire du fait qu’on va peut-être déférer quelques fonctionnaires à des commissions. Je ne veux la mort de personne, surtout pas celle de braves gens, mais il est grave que jamais les responsables politiques n’aient consenti à reconnaître leurs responsabilités politiques.
Mesdames, messieurs, je voudrais, sans trop abuser de vos instants, vous demander à tous de réfléchir au fait que les chefs de l’exécutif se grandissent à reconnaître qu’ils se sont trompés. Si vous aviez reconnu franchement et loyalement votre erreur, l’opinion publique et votre serviteur — je vous le déclare tout net — auraient été les premiers à vous dire : vous vous êtes trompés, certes, mais au moins nous serons assurés que vous ne recommencerez pas.
Notre rapport se termine par une phrase très sévère que je cite de mémoire, mais dont j’ai quelque raison de me souvenir : « Le bon renom et le crédit de l’État pourraient ne pas résister à une seconde affaire de La Villette ». C’est cela que nous voudrions éviter.
D’autres scandales pourraient, à peu près pour les mêmes raisons, surgir dans les mêmes conditions, à moins que le Gouvernement ne reconnaisse lui-même ses propres responsabilités.
Mais, en réalité, monsieur le secrétaire d’État, voilà bien longtemps que le pouvoir politique a abdiqué devant son administration et qu’il est débordé par elle. Cela a commencé un certain jour de 1958 quand, par les articles 34 et 37 de la Constitution, on a donné à l’exécutif un pouvoir législatif sous la forme de décrets.
De ce fait, l’administration a maintenant le goût de résoudre les difficultés qui se posent à elle en prenant de nouveaux textes et ce au vu du Gouvernement qui ne peut pas la contrôler, d’ailleurs pour des raisons humaines. Telle administration emploie des centaines de milliers de fonctionnaires. L’état-major dont dispose le ministre est composé de dix ou quinze personnes. Au-dessous se trouvent des gens qui obéissent, mais qui ont une telle puissance qu’ils font remonter jusqu’au niveau de leurs chefs leur propre inspiration et leur propre volonté.
Or, leurs chefs, dans les cabinets ministériels actuels, ne sont plus l’objet, depuis une douzaine d’années, d’aucun contrôle politique. La majorité politique — ce n’est pas un reproche, c’est un fait que je constate — étant dévouée à l’exécutif, eh bien ! l’exécutif fait ce qu’il veut. L’administration le sait et elle lui demande de faire ce que, dans sa bonne foi, elle croit vrai.
Mais attention ! L’intérêt de tel ou tel service, de tel ou tel département ministériel, est un intérêt cloisonné. L’intérêt de l’État, lui, doit s’apprécier au-dessus de l’intérêt cloisonné des administrations. C’est ce pouvoir que vous avez abdiqué. C’est ce pouvoir qui, petit à petit, vous emmènera loin.
Si vous me permettez une réflexion au passage, je suis frappé par le fait que certains, qui veulent votre place, dans le programme de gouvernement qu’ils ont élaboré et dont j’ai dit qu’il contenait beaucoup de choses excellentes que vous auriez pu faire, ne mettent pas en cause ce système administratif. C’est peut-être en cela que je diffère le plus d’eux car ils trouveront un outil très bien forgé pour, par la suite et avec plus d’autorité — s’ils prennent le pouvoir, bien sûr — faire ce qu’ils voudront.
Monsieur le secrétaire d’État, ce que je viens de faire ne me plaît pas. Je le fais par devoir et avec infiniment de tristesse. Quatorze mois d’inertie ! Pourquoi ? Simplement parce que le Gouvernement n’a pas voulu reconnaître qu’il s’était trompé. Je vous le dis, ce sont les Comités interministériels, ce sont les ministres qui sont responsables de ce que 100 milliards ont été gaspillés sans aucun bénéfice, je ne dis pas pour personne — je n’en sais rien, je n’ai pas le droit de le savoir (Sourires.) – mais certainement sans aucun bénéfice pour la collectivité.
Cela va-t-il continuer ? Allez-vous apporter un remède à La Villette ? Allez-vous agir pour sortir de ce climat d’incohérence, d’absurdité, qui, je vous le jure, nous a véritablement frappés certains jours d’une sorte de vertige, car nous sommes, nous aussi, des administrateurs au petit pied ? Nous savons ce que c’est de bâtir, de construire, d’avoir du mal à joindre les deux bouts pour pousser à fond un programme de construction. Mais nous savons de quelles contraintes nous sommes entourés. Si, parfois, nous trouvons ces contraintes un peu lourdes, quand les projets sont terminés, au fond, nous sommes satisfaits qu’on nous les ait imposées.
Vous, à l’échelon de l’État, vous n’avez pas de contraintes et vous faites ce que vous voulez. Cent milliards sont partis, comment ? En béton, en fumée, en tuyaux pour transporter des suifs, ce qui ne sert à rien, parce qu’au bout des tuyaux les suifs sont impropres à toute consommation, en centrale thermique, qui ne sert à rien parce que c’est inutile, en plans inclinés pour faire monter les bêtes, alors que certaines d’entre elles, moins stupides que d’autres, ne veulent pas y monter. Il serait véritablement facile de faire de l’humour, si le sujet n’était si grave et si triste.
Telle est, mesdames, messieurs, la question orale que je voulais poser au Gouvernement. Je suis satisfait qu’elle ait pu être discutée maintenant car je ne peux pas garder cette affaire par devers moi. Je voudrais que, spécialement au Gouvernement, on méditât sur le fait que des erreurs de cette nature, et d’autres d’ailleurs, mettent en cause ce à quoi je tiens le plus : l’autorité de l’État.
L’autorité de l’État, contrairement à ce que vous croyez, n’est pas compromise quand il reconnaît s’être trompé car tout homme peut se tromper. L’autorité de l’État est compromise lorsque celui-ci déclare qu’il ne s’est pas trompé, qu’il dispose d’une sorte d’infaillibilité — que le pape lui-même d’ailleurs récuse maintenant — et que, finalement, on s’aperçoit qu’il s’est effectivement trompé. C’est grave car vos fonctionnaires, vos administrateurs ne peuvent plus respecter leur chef.
Mesdames, messieurs, en bonne démocratie, en bonne République, en bon État simplement, il n’est pas d’autre méthode qu’un Gouvernement qui gouverne, qui prend ses responsabilités, qui en rend compte à la nation et à ses élus. C’est le système démocratique et, si les élus exerçaient un contrôle plus strict, vous auriez sans doute une administration moins dévorante.
Il n’est pas d’autre méthode qu’un Gouvernement qui rend la justice, même contre ses amis. Savez-vous ce qui m’afflige ? À mon sentiment, si le Gouvernement n’a pas crevé davantage l’abcès, c’est parce que cette responsabilité, en l’occurrence, il ne pouvait pas la mettre sur le compte de la IV° ou de la III° République, mais que la V° République et ses gouvernements devaient la porter.
Je suis très au-delà de ces sortes de querelle. Ce qui m’intéresse, c’est mon pays, c’est la dignité et le respect de l’État, c’est le respect de l’administration, c’est le respect de l’argent que l’on demande aux contribuables. Faute d’avoir fait justice, vous portez, monsieur le secrétaire d’État, à mes yeux, et probablement plus devant l’histoire que dans l’aventure électorale prochaine, une très lourde responsabilité.
Tout le monde a fait ce qu’il a pu. En créant une commission d’enquête, le Sénat a fait son devoir. La commission d’enquête et son président ont fait le leur. C’est vous qui n’avez pas fait le vôtre ! (Applaudissements sur les travées socialistes et communistes ainsi que sur de nombreuses travées à gauche, au centre et à droite.)
M. le président : Mes chers collègues, il est vingt heures. Deux orateurs sont inscrits dans la discussion de cette question orale. Ne conviendrait-il pas de suspendre notre séance jusqu’à vingt-deux heures ?
M. Jean Taittinger, secrétaire d’État au budget : Je suis prêt à répondre maintenant à la question de M. Marcilhacy, si vous le souhaitez.
M. le président : Dans ces conditions, la parole est à Mme Goutmann.
Mme Marie-Thérèse Goutmann : Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, c’est fort opportunément que M. Marcilhacy a posé une nouvelle question sur la suite à donner à ce qu’on appelle l’affaire de La Villette, laquelle a défrayé la chronique tout autant ou presque que le scandale de l’O. R. T. F. Car, dans ce pays, très régulièrement et très rapidement, un scandale chasse l’autre de la une des journaux, sans pour autant s’effacer des mémoires.
Il semble qu’il soit facile d’établir entre le scandale de La Villette et celui de l’O. R. T. F. bien des similitudes. Je n’en soulignerai que deux.
Dans ces deux affaires, les responsabilités se situent au plus haut niveau. Dans ces deux affaires, on peut estimer que le scandale est né du manque de démocratie, car une seule autorité s’exprimait : celle du Gouvernement et de sa majorité. Mais le manque de démocratie porte en germe toutes les possibilités de scandale. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ces affaires risquent malheureusement de connaître des prolongements de même nature.
Mais revenons à La Villette. Le 6 août 1970, le Gouvernement décidait le maintien en activité de l’abattoir en donnant à la société d’économie mixte de La Villette l’objectif de réaliser l’équilibre du compte d’exploitation dans un délai de deux exercices, le lancement d’une opération immobilière sur les terrains disponibles et la création d’un marché de la viande à Rungis pour y achever le transfert des Halles.
En juin 1971, après publication de versions contradictoires par la presse, M. Jacques Duclos sollicitait une audience auprès du Premier ministre, afin de connaître la vérité sur cette affaire. Celui-ci lui fit répondre : « Je charge M. le préfet de Paris de recevoir votre délégation, étant donné qu’il est directement en charge de cette affaire, au nom du Gouvernement tout entier. » M. le préfet Diebolt, en effet, reçut une délégation et lui apprit que la Semvi, chargée par le Gouvernement de l’opération immobilière, examinait plusieurs projets sans autre détail.
Une année s’est écoulée. Monsieur le secrétaire d’État, il nous plairait que vous puissiez faire le point sur l’ensemble des objectifs fixés l’an dernier et ce d’autant plus que des conseillers de Paris ont posé lundi dernier des questions sur le même sujet sans obtenir, hélas ! de précisions.
Il est vrai que le préfet « directement en charge de cette affaire, au nom du Gouvernement tout entier », est passé depuis juin 1971 de la gestion des affaires publiques à celle des affaires privées. Il s’occupe toujours d’affaires immobilières. Nous souhaitons vivement pour la morale qu’il ne s’agisse pas des mêmes !
Le nouveau préfet a cependant appris aux élus de la capitale qu’en ce qui concerne la gestion des abattoirs le « petit équilibre » n’était pas atteint.
En ce qui concerne l’opération immobilière, il a indiqué que dix-huit hectares étaient libérés et qu’une deuxième phase de libération des sols par la destruction du marché à bestiaux était en cours, ce qui porterait prochainement le nombre d’hectares libérés à vingt-trois. Il a également indiqué que les installations non utilisées allaient être reconverties. En juin dernier, ma collègue, Mme Lagatu, rappelait que les terrains de La Villette constituaient, dans la capitale, la plus grande surface libre, que des milliers de logements permettant le relogement de dix à quinze mille personnes pouvaient y être édifiés. Elle rappelait que Paris compte au moins quarante mille mal-logés, que sa population vieillit inexorablement en raison de la politique qui y est suivie en matière de logement. Elle rappelait que les crèches, les espaces verts, les stades, les maisons de jeunes et de la culture, en un mot tous les équipements socio-culturels faisaient cruellement défaut dans la capitale.
Aujourd’hui, je pourrais ajouter en son nom que les scandales immobiliers sévissent ou plutôt fleurissent dans la capitale ; c’est la foire d’empoigne ! De plus en plus, la rénovation, qui devrait se faire pour tous les Parisiens, à commencer par les plus défavorisés, se fait au profit des banques.
Monsieur le secrétaire d’État, je n’oublie pas que Paris n’est pas une ville majeure, qu’à Paris le maître des décisions est le Gouvernement et sa majorité et que par conséquent ce qui s’y passe à ce niveau, tout au moins, est connu du Gouvernement et a même son assentiment.
Après les déclarations de M. le préfet devant le Conseil de Paris, après les différents rappels que je viens de faire et l’excellent réquisitoire de M. Marcilhacy, je me permettrai de vous poser quelques questions très précises.
Est-il vrai que l’on prépare la liquidation des abattoirs de La Villette et que cette liquidation interviendra après les élections ?
Est-il vrai que le Gouvernement n’envisage pas de rétrocéder à Paris les terrains libérés ?
Est-il vrai que le plan immobilier prévu ne sera pas discuté avec les élus de Paris ?
Est-il vrai enfin que les études en cours n’ont pas pris prioritairement en compte les besoins sociaux de la capitale, l’essentiel de l’opération comprenant des logements de grand standing, des bureaux, un centre commercial et même un hôtel de luxe ?
Nous estimons, monsieur le secrétaire d’État, que toute cette affaire, au lieu de se traiter dans les coulisses, mériterait une concertation franche avec toutes les parties intéressées. Nous souhaitons que par le biais de cette question orale, il nous soit permis de connaître toute la vérité, en ajoutant que c’est un vœu qu’aucun parlementaire ne devrait avoir à formuler.
(Applaudissements sur les travées communistes et socialistes.)
M. le président : La parole est à M. Giraud.
M. Pierre Giraud : Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, je suis sûr que nous ne connaîtrons pas ce soir toute la vérité. D’ailleurs, les conditions dans lesquelles se déroule ce débat en fin de séance, presque après le « gong », prouve qu’on ne tient pas du tout à donner à cette question la réponse développée qu’elle mériterait d’obtenir.
Je voudrais simplement, après le président de la commission d’enquête, M. Marcilhacy, rappeler que c’est l’honneur du Sénat d’avoir, sur la proposition du président du groupe socialiste, M. Courrière et de moi-même, accepté la création de cette commission d’enquête. C’est la première fois, sans doute, qu’était créée une telle commission depuis de longues années et, nous nous en apercevons maintenant, elle n’a pas été la dernière.
Cette commission a travaillé dans des conditions de sérieux et d’objectivité qui ont impressionné tout le monde et, en particulier, l’opinion publique. Le principal regret que je puisse exprimer aujourd’hui, c’est que ce rapport, sérieux et objectif, n’ait après quatorze mois, provoqué aucune réaction de la part du Gouvernement. C’est bien là le drame !
Je tiens à dire que nous nous étions efforcés de ne citer dans notre rapport aucun nom. Nous n’avions pas voulu faire de scandale, car les parlementaires ne sont pas des procureurs, ni des juges ; mais nous pensions que, alerté par un vote unanime d’une commission représentant l’ensemble des partis politiques de cette assemblée, le Gouvernement agirait.
Or, depuis, c’est le silence ; et un certain nombre de problèmes qui ont été parfaitement exposés par le président Marcilhacy doivent être élucidés.
Comment se fait-il, en particulier, qu’aucun communiqué n’ait été donné sur les conditions dans lesquelles des milliards de crédits ont été engagés exclusivement sous la forme d’ordres de service ? J’ai quelques raisons de connaître cette affaire puisque c’est moi — je puis le dire maintenant — qui avais mis le président de la commission sur la piste.
Pourquoi n’a-t-on pas décortiqué la progression d’un certain nombre de marchés, dont le fait avait été signalé par la commission ? On n’a rien dit à ce sujet.
Et puis, l’opinion publique, à juste titre, peut se demander pourquoi ce marché cathédrale, ce marché gigantesque, qui devait être le symbole de la grandeur de la France, comme le disait le Président de la République de l’époque, n’a jamais fonctionné. C’est un monstre mort. C’est une cathédrale qui n’a plus qu’à être engloutie dans la spéculation immobilière.
Nous voudrions savoir aussi pourquoi la centrale électrique ne fonctionne pas, ne fonctionnera jamais. Nous voudrions savoir pourquoi la fameuse chaîne des porcs, qui devait être un modèle du genre, ne peut pas fonctionner ? Pourquoi les animaux ne peuvent-ils emprunter les ascenseurs prévus pour eux, sans avoir le mal de mer ?
Quelles sont, à l’heure actuelle, les solutions que le Gouvernement retient ? Il est en train d’engloutir de nouveaux milliards pour construire quelque chose à Rungis. Pourquoi ? Peut-être, disent les mauvaises langues, pour aider Rungis à mieux équilibrer son budget. Mais, de toute façon, il y a un double abus : les milliards dépensés à Rungis ne feront pas oublier les cent milliards engloutis dans l’abattoir de La Villette, dont on ne retirera pas un sou.
Nous voudrions savoir dans quelles conditions fonctionne en ce moment cet abattoir, si ce fameux a petit équilibre » est aujourd’hui réalisé. Nous voudrions savoir dans quel délai le Gouvernement, comme M. le ministre de l’agriculture l’avait laissé entendre lors de la dernière discussion sur le rapport de la commission, entend liquider cette opération en rasant les 100 milliards de constructions édifiées sur ce terrain ?
Nous voudrions savoir, en particulier, nous, élus de Paris, quel sort sera réservé aux terrains qui seront ainsi libérés ? Vont-ils être, comme on le pense, destinés à des spéculations sous la couverture de sociétés immobilières, financières et bancaires ? Ou profitera-t-on de cette catastrophe pour faire une opération d’urbanisme au bénéfice de la Ville de Paris ?
Il était bon que les élus de la nation fassent savoir que le Gouvernement a pu laisser s’écouler plus d’un an sans donner la moindre suite, sur aucun plan, que ce soit financier, judiciaire, administratif, ou autres, à une opération qui a coûté 100 milliards à la nation. Nous ne cherchons pas du tout à abattre des têtes ; nous savons très bien que, dans la marée de scandales que connaît le régime, un ou deux de plus ou de moins, ce n’est pas considérable.
Néanmoins, je pensais que les contribuables français, pour les 100 milliards qu’ils ont versés, avaient droit à la justice et à la vérité. (Applaudissements sur les travées socialistes, communistes et à gauche.)
M. André Armengaud : Très bien !
M. le président : La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Jean Taittinger, secrétaire d’État au budget : En réponse à la question de M. Marcilhacy, je veux dire que, dès juillet 1969, le Gouvernement s’est préoccupé très activement des conditions de réalisation du complexe de La Villette.
Sans revenir sur les décisions de fond qui sont bien connues, je rappellerai que plusieurs mois avant que votre assemblée ne décide de constituer une commission d’enquête, le Gouvernement a décidé la saisie de la cour de discipline budgétaire et financière afin que soient sanctionnées les fautes qui ont été commises dans la conduite de cette affaire. Conformément à cette décision, et après une étude très minutieuse du dossier, plusieurs fonctionnaires ont été déférés devant la cour par le ministre de l’économie et des finances dès le début de 1971.
M. Pierre Giraud : Des lampistes !
M. Jean Taittinger, secrétaire d’État : Depuis cette date, la procédure a été poursuivie devant cette juridiction dans les conditions prévues par la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948, modifiée par la loi n° 71-564 du 13 juillet 1971.
La cour vient de terminer l’instruction des dossiers dont elle a été saisie ; conformément à la loi, elle en a communiqué, pour avis, les éléments aux ministres de l’économie et des finances, de l’agriculture et de l’intérieur, qui les étudient avec la plus extrême célérité.
Il n’appartient pas au Gouvernement de préjuger la décision que prendra la juridiction financière, ni les délais de celle-ci. Cependant, compte tenu des garanties et délais exigés pour l’accomplissement des stades ultimes de la procédure, la décision définitive de la cour devrait pouvoir être rendue à la fin de 1972.
Il apparaît ainsi que, selon la volonté du Gouvernement, toute diligence a été et continuera d’être faite pour que les irrégularités commises dans cette affaire soient appréciées par la cour de discipline budgétaire et fassent, en fonction de la décision de la cour, l’objet, le cas échéant, des sanctions prévues par la loi.
M. Pierre Giraud : C’est tout ? Il n’y en a pas pour cent milliards !
M. Édouard Le Bellegou : Nous restons sur notre faim.
M. Pierre Marcilhacy : Je demande la parole.
M. le président : La parole est à M. Marcilhacy, pour répondre au Gouvernement.
M. Pierre Marcilhacy : Monsieur le secrétaire d’État, vous m’avez répondu ce que le Gouvernement croyait devoir pouvoir me répondre. Je vous ai dit tout à l’heure que j’étais triste. Cette fois, parce que j’ai l’amour profond de l’État, il y a quelque chose en moi qui est bouleversé.
Vous nous annoncez que, dans cette affaire, seuls les fonctionnaires lampistes vont « trinquer » ; les autres, pas question. Alors, je me demande si, véritablement, certains dirigeants politiques ont bien les mêmes notions de morale — je dis bien « de morale » — que moi ; et vous comprenez que, sur ce plan, il y a des mots que je n’ose pas employer. Nous ne sommes plus des hommes politiques. Vous allez condamner des exécutants et, du même coup, vous allez acquitter les chefs. Vilaine besogne ! (Applaudissements à gauche et sur les travées socialistes et communistes.)
M. André Armengaud : Très bien !
M. le président : Personne ne demande plus la parole ?...
En application de l’article 83 du règlement, le débat est clos.
Étant donné l’heure, je propose au Sénat d’interrompre maintenant ses travaux et de les reprendre à vingt-deux heures quinze minutes. (Assentiment.)
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures quinze minutes, est reprise à vingt-deux heures vingt-cinq minutes, sous la présidence de M. Schleiter.)