Droit à l’inventaire, maintenant
« Nous sommes des citoyens qui avons une idée exigeante de notre responsabilité dans l’histoire de notre pays et de sa démocratie.
Jamais nous n’accepterions de la limiter à la seule élection d’autres citoyens qui, de candidats fervents et modestes qu’ils seraient avant, deviendraient, sitôt après, des politiciens oublieux et méprisants et des législateurs inspirés bien plus par les calculs que dicte la prudence électoraliste que par le respect des principes qui fondent notre Constitution et donc nos lois.
De même n’acceptons-nous pas de nous métamorphoser tout aussi rapidement de citoyens sages et perspicaces que nous sommes à leurs yeux avant, en « pétitionnaires en tout genre » irréalistes et irresponsables comme ils le disent après.
C’est pourquoi, s’il le fallait, et il le faut, dès aujourd’hui nous nous réclamons d’un droit à l’inventaire.
Urgence oblige. Commençons par les lois sur l’immigration et le statut de l’étranger en France.
Ce gouvernement avait promis concertation, dialogue, consultation. Qu’il dialogue donc pour de bon.
Il y a en France de nombreuses associations, certaines prestigieuses et au passé historique, à la modération insoupçonnable, et d’autres, plus récentes, plus radicales, plus turbulentes, dont nous pouvons ne pas partager toutes les options mais dont la connaissance et le travail de terrain sont indiscutables. Il s’agit de la Ligue des droits de l’homme, de la Cimade, du Mrap, du Gisti, de Droit devant ! etc.
Ces associations ont pour mission d’analyser de manière méthodique et éclairée les choix, les contenus des lois, les conséquences de leur application. Les permanents et les militants de ces associations ne sont pas de dangereux agitateurs ni des péroreurs de salon mais des gardiens de la démocratie. Ils consacrent leur temps et leur compétences au service du droit, du bon droit, du bien public, de la citoyenneté et ont, bien plus que beaucoup d’autres, conscience et respect de la souveraineté de l’État.
Nous, citoyens « individuels », sommes redevables à ces représentants de l’esprit démocratique d’un apport considérable d’informations et d’éclaircissements précieux.
C’est pourquoi :
Nous demandons au gouvernement de ne pas se contenter de recevoir la visite de ces associations d’une oreille distraite par les « vociférateurs en tout genre », mais d’écouter attentivement leurs rapports, leurs critiques, de profiter de leurs conseils, de les considérer comme des partenaires utiles et nécessaires dans l’élaboration d’une politique promise différente.
Nous demandons au gouvernement de cesser de tergiverser et de biaiser avec ses propres engagements, de cesser de chercher à gagner du temps, c’est-à-dire d’en perdre et de faire perdre de l’espoir, de la vie, à des dizaines de milliers de sans-papiers dont le sort est suspendu comme avant les élections, à l’arbitraire de l’administration.
Nous demandons au gouvernement de ne pas s’en remettre sans autre forme de procès au rapport Weil. Que celui-ci offre quelques avancées, nous le reconnaissons. Cela ne nous empêche pas de regretter amèrement ses lacunes, ses reculs, ses bornes et ses oeillères.
Nous demandons au gouvernement de considérer que le récent avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme auprès du Premier ministre devient une base de travail sans pareil.
Et puis pourrait-on faire confiance à un gouvernement qui, ne voulant en vérité pas se défaire des lois Pasqua-Debré, tiendrait à conserver ces noms en voulant ignorer leur symbolique néfaste sous prétexte qu’ils ne signifient pas ce qu’ils signifient ?
Dans quelle mesure pourrions-nous emboîter le pas d’un gouvernement qui veut nous faire croire que les mots n’ont aucune importance ?
Où finit le juste ? Où commence la ruse et le mensonge ?
Va-t-on ruiner l’avenir par des lâchetés éculées qui pourtant et depuis longtemps ont fait la preuve de leur inefficacité à freiner l’extrême-droite pour qui toute ambiguïté est un cadeau ?
C’est dès maintenant qu’il faut entreprendre sans tarder la profonde pédagogie nécessaire. Ce ne sont pas les étrangers qui sont menaçants pour la France. Leur nombre est stable depuis longtemps. La menace est imaginaire. Pour la conjurer, il faut d’urgence restaurer le sens de l’hospitalité qui a déserté l’esprit de trop de Français.
Encore et encore nous demandons et aussi longtemps que nécessaire nous demanderons au gouvernement de proposer une loi juste, digne, humaine, bref une loi sur l’immigration à laquelle nous puissions enfin obéir, une loi qui fasse honneur à la France et assure à la gauche sa différence et peut-être sa chance de réussir. »
Signataires : Etienne BALIBAR, philosophe ; Monique CHEMILLIER-GENDREAU, juriste ; Patrice CHÉREAU, réalisateur ; Hélène CIXOUS, écrivain ; Père Henri COINDÉ ; Gérard FROMANGER, artiste peintre ; Francis JEANSON, écrivain, philosophe, Philippe LACOUE-LABARTHE, philosophe, Valérie LANG, comédienne, Ariane MNOUCHKINE, théâtre du Soleil ; Stanislas NORDEY, metteur en scène ; Michel PICCOLI, comédien ; François TANGUY, théâtre du Radeau ; Emmanuel TERRAY, anthropologue ; Amiral Antoine SANGUINETTI ; Laurent SCHWARTZ, Académie des sciences ; Pierre VIDAL-NAQUET, historien.