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Carnet nomade avec Valérie Zenatti

Transcription, par Maryse Legrand, psychologue clinicienne, de l’émission de France Culture Carnet nomade, animée par Colette Fellous.

Présentation de l’émission sur le site de France Culture : Ce Carnet nomade est avant tout un lieu de liberté, à la façon d’un carnet d’écrivain qui rassemblerait à la fois des notes, des récits de voyage, des rencontres singulières, des noms de lieux, des éclats de mémoire, des coupures de journaux, des faits divers, des villes traversées, des rêves, des secrets, des combats. Il accueille tous ceux qui, eux aussi, découvrent et s’étonnent, mêlant les couleurs de la passion et de la création.

Écrivains, cinéastes, poètes, photographes, peintres, philosophes, scientifiques, historiens, voyageurs, jardiniers, cuisiniers, passants et inventeurs en tous genres.

Avec régulièrement, des musiciens en direct qui ouvrent le carnet.

Dans ce carnet, une seule page suffit pour changer de ville ou de thème. Un seul mot, une seule image peut conduire tout le récit ou au contraire le faire glisser ailleurs. Les sons captés dans le monde entier, les musiques, les mixages singuliers autorisent les voyages les plus complexes.

L’esprit nomade sait accorder les voix et les couleurs à chaque fois.

Ce carnet nomade rassemble, comme tous les derniers dimanches du mois, quelques lectures ou scènes du mois.

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Pour toute remarque concernant cette transcription, vous pouvez contacter : maryselegrand@orange.fr ou www.institut-espere.com

Sur Fabrique de sens, vous trouverez également une transcription, par Maryse Legrand, d’un extrait de la table ronde de l’émission, Tout arrive !, du lundi 26 octobre 2009, consacré au livre d’Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue.

Notes d’un jour, du dimanche 29 mai 2011, avec Valérie Zenatti pour son livre Mensonges (Éditions de l’Olivier, collection Figures libres, avril 2011), autour de la figure de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld et de son livre Le garçon qui voulait dormir (Éditions de l’Olivier, avril 2011).

Extrait de l’émission du dimanche 29 mai 2011

Colette Fellous : Lecture (Mensonges, p. 13-14) :

« À mes yeux, la littérature est l’art de concilier les temps : elle doit être à la fois passé, présent et futur. Si elle ne se préoccupe que du passé c’est de l’histoire, si elle ne se préoccupe que du présent c’est du journalisme, et si elle n’est tournée que vers le futur, elle devient science-fiction.

L’écriture comme la prière, permet d’être en contact avec ce qui vient de plus profond en nous. Ce n’est pas une transcription de la réalité, mais l’intégration de la réalité que l’on restitue pour parvenir à une extension de soi-même.

Les Allemands ont assassiné ma mère il y a soixante-dix ans déjà, mais il ne se passe pas un jour sans que j’aie un rendez-vous avec elle, par l’écriture ou en rêve, et je ne doute pas que, dans un autre temps, nous serons réunis.

Ces mots sont les miens. Je les ai puisés au fond de moi, un à un, sans effort. Ils étaient là, enfouis dans un réservoir, ne demandant qu’à être agencés, il m’est même arrivé de les prononcer à voix haute devant des centaines de personnes. Pourtant ils ne racontent pas ma vie.

Je ne m’appelle pas Aharon Appelfeld.

Je n’ai pas vu le jour à Czernowitz et je n’ai pas été l’enfant unique d’une famille juive assimilée. Ma mère n’a pas été assassinée par les nazis, je n’ai pas connu les marches forcées avec mon père, transie de froid, je n’ai pas pénétré l’enceinte d’un camp où l’on avilissait les hommes, je ne me suis pas échappée de ce camp, je n’ai pas survécu seule dans la forêt.

Pourtant j’ose l’écrire.

Il est dit dans le Talmud qu’à chaque génération le monde repose sur trente-six Justes. Cette histoire, elle, repose sur quelques mensonges ».

C’est une belle expérience de lecture que nous avons, Valérie Zenatti, en lisant votre livre Mensonges et en lisant en même temps Le garçon qui voulait dormir d’Aharon Appelfeld, ce nouveau livre que vous venez de traduire, - vous avez traduit tout Aharon Appelfeld -. Je dis une belle expérience de lecture parce que vous mettez vraiment en scène vous, en tant que vous Valérie Zenatti, et vous en tant que traductrice d’Aharon Appelfeld, et c’est vraiment l’histoire d’une rencontre non seulement littéraire, mais une vraie rencontre dans une vie, une rencontre qui est fondamentale presque.

Valérie Zenatti : C’est exactement ça. Ce livre m’a permis je crois, de cerner et d’aborder ce qui se passe lors d’une rencontre. La rencontre c’est un thème qui moi m’intéresse énormément. Tous ces gens qu’on croise dans une vie et qui, pour des raisons inexplicables nous donnent le sentiment d’être déjà des amis ou des frères, ce sont des gens qui révèlent en nous quelque chose et donc je crois que je l’ai abordé déjà de différentes manières dans mes livres précédents. Là, le défi était de parler de quelqu’un effectivement que je connais, que je traduis et qui est un personnage public, mais de ne pas parler de lui en tant que personnage public parce que ce n’est pas une biographie, ce n’est pas un portrait, c’est un livre sur ce que notre rencontre m’a inspiré. Alors il est né de la collection Figures libres à Olivier où Olivier Cohen demande à des auteurs d’écrire sur leur héros et de dévoiler un autoportrait. Aharon Appelfeld est mon héros.

Colette Fellous : Et il y a justement tout au long de ce livre Mensonges, il y a vraiment des effets de miroir, on ne sait plus qui est qui, on vous voit vous mais en même temps vous êtes aussi Aharon Appelfeld et c’est l’histoire de cet écrivain israélien qui est né donc… la première phrase de votre livre Mensonges c’est « J’ai vu le jour à Czernowitz en 1932 dans une famille de la bourgeoisie juive assimilée » et c’est vraiment toute l’histoire de Aharon Appelfeld enfant jusqu’à son arrivée en Israël et une histoire de langue.

Valérie Zenatti : Oui parce que la langue…

Colette Fellous : On est au cœur de votre travail…

Valérie Zenatti : La langue, à savoir l’hébreu, et puis le français, puisque je passe la plupart de mes journées à écrire en français ou à traduire de l’hébreu vers le français. Alors, écrire ce livre n’était pas chose simple parce que j’ai eu beaucoup de mal à trouver la porte d’entrée, je ne savais pas quelle voix… avec quelle voix je devais écrire ce livre. Et l’illumination est venue lorsque j’ai décidé de prendre ma voix d’Aharon Appelfeld. Donc la voix d’Aharon Appelfeld en français c’est moi, sous cette voix-là j’ai placé ma propre voix à travers des fragments autobiographiques que je raconte et puis ensuite j’ai trouvé une autre voix beaucoup plus intime pour raconter ce qui nous unit dans le silence de notre relation parce que Aharon est quelqu’un de très réservé avec qui j’ai une relation à la fois intime et assez silencieuse finalement et ce qui existe dans le silence de cette relation c’est… ce sont deux enfants, lui et moi, abolissant le temps puisqu’on n’a pas été enfants au même moment mais deux enfants qui ont été un peu malmenés par la vie, voire beaucoup et qui trouvent du réconfort l’un chez l’autre.

Colette Fellous : Oui et ça c’est très réussi surtout quand on lit et quand on connaît l’œuvre d’Aharon Appelfeld parce qu’il tourne vraiment autour des mêmes thèmes qui sont les vôtres, depuis Histoire d’une vie qui a été le premier que vous avez traduit…

Valérie Zenatti : Tout à fait…

Colette Fellous : Et où il raconte justement la perte de cette langue, comment revenir après à une autre langue, quand il est arrivé en Israël, l’arrachement de son enfance, de sa terre, de ses parents et comment cette origine est restée finalement à l’intérieur de lui, dans son silence peut-être, - vous parliez de silence -, et que c’était déjà de la littérature ce silence, et cette chose qu’il gardait comme un bouclier intime, intérieur.

Valérie Zenatti : Oui c’est la source de la littérature je pense, pour lui, et pour moi Aharon Appelfeld, ou sa vie en tout cas, incarne tout ce qui me faisait peur et m’attirait lorsque j’étais enfant, donc la solitude absolue. C’est très métaphorique pour moi mais pour lui ça a été bien réel, la peur de se perdre dans la forêt finalement. Donc lui…

Colette Fellous : Oui, la forêt est très présente.

Valérie Zenatti : Oui.

Colette Fellous : Deux enfants dans la forêt.

Valérie Zenatti : C’est le lieu de rencontre, la forêt, c’est-à-dire qu’Aharon Appelfeld lui, a bel et bien été un enfant perdu dans la forêt lorsqu’il s’est échappé du camp où il avait été déporté avec son père. Moi…

Colette Fellous : Il faut peut-être rappeler…

Valérie Zenatti : Il est né à Czernowitz en 1932 et puis il a eu une enfance choyée, paisible et lorsque la guerre a éclaté sa mère a été assassinée, il a été déporté avec son père et puis il s’est échappé du camp pour se retrouver d’abord seul dans la forêt et ensuite avec une prostituée, des brigands, avant d’arriver en Israël après la guerre. Il se trouve que moi, petite fille juive, née en France en 1970, ayant découvert à l’âge de huit ans la réalité de l’extermination des juifs, j’ai traversé des peurs absolument effroyables à la simple idée qu’on pouvait tuer des gens parce qu’ils étaient juifs, des enfants comme moi, voire plus jeunes que moi. C’était absolument terrifiant cette découverte et à partir de cette peur-là, je crois que j’ai aussi été poussée vers les livres puisque j’ai beaucoup lu sur cette période et ces lectures ont à la fois nourri ma peur, l’ont entretenue et m’ont aussi donné envie d’essayer d’écrire.

Colette Fellous : Oui, vous dites « l’école est un lieu dans lequel je me sens protégée ».

Valérie Zenatti : Oui, tout à fait. C’était le seul… oui c’était un endroit quand j’étais enfant où je me sentais protégée : l’école et puis les livres. Et dans les livres il y avait des choses merveilleuses et il y avait des choses terribles aussi et ce sont ces peurs-là qui, je crois ont trouvé un écho dans la vie d’Aharon Appelfeld et ont fait que en traduisant son œuvre je m’approche de ces peurs, je les maîtrise peut-être ou je les formule à travers ses mots et à travers les miens, puisque l’hébreu n’est pas pour moi une langue maternelle mais c’est une langue de l’adolescence que j’ai apprise en allant vivre en Israël et qui me permet d’évoluer dans deux mondes qui m’équilibrent.

Colette Fellous : Et en même temps, il y a cette double expérience aussi, à la fois la vôtre donc quand vous êtes allée après, en Israël, de mémoire, c’est-à-dire qu’arrivée en Israël et Aharon Appelfeld le raconte aussi, comment il faut effacer aussi la mémoire de l’autre langue et aussi presque de tout ce qui s’est passé avant, pour redevenir de nouvelles personnes.

Valérie Zenatti : Oui, exactement.

Colette Fellous : C’est très violent.

Valérie Zenatti : C’est exactement l’un des points qui nous relie, c’est que nous sommes arrivés tous les deux au même âge en Israël, dans des circonstances tout à fait différentes, avec cet impératif qui était de devenir, oui, une nouvelle personne. Et quand vous parlez de mémoire, pour moi ça a été une histoire extrêmement compliquée cette histoire-là, parce que je suis née en France, mais mes parents sont nés en Algérie et en Tunisie, ils étaient porteurs d’une mémoire que j’ai longtemps rejetée parce que j’avais l’impression qu’elle me faisait paraître comme étrangère aux yeux des autres et je n’en voulais pas, j’avais honte de ma grand-mère qui parlait arabe, je ne voulais pas entendre parler de tout ça, je voulais être française avant tout. Et j’avais pas trop envie non plus d’être juive aux yeux des autres parce que je sentais que c’était quelque chose qui était peut-être source de danger et puis en arrivant en Israël tout ça est devenu encore plus compliqué parce que du coup, être juif ne posait plus problème, en revanche être originaire d’Afrique du Nord pouvait très facilement vous cataloguer dans la catégorie des gens incultes et sans éducation et donc ressentant cette forme de mépris, j’ai ressenti moi, le besoin de m’inventer une mémoire. J’ai voulu devenir quelqu’un de nouveau, y compris dans mon histoire familiale, je le raconte dans le livre, je disais à mes amis d’origine russe ashkénaze que j’avais un grand-père d’origine allemande, un autre italien, que…

Colette Fellous : D’où le titre Mensonges.

Valérie Zenatti : D’où le titre Mensonges. Ces mensonges-là qui sont finalement le début de la fiction évidemment, et c’est aussi je crois, les mensonges révèlent une part de nous-mêmes. Les mensonges nous permettent de dire quelque chose sur nous-mêmes, que l’on n’est pas aux yeux des autres mais que l’on ressent pourtant. Moi, lorsque je m’inventais petite fille juive allemande je crois que ce que je disais par là c’est « cette histoire me concerne même si je ne l’ai pas vécue, même si c’est pas celle de mes parents, je me sens concernée par elle et je la porte en moi ».

Colette Fellous : Oui, et cette pratique, très tôt comme ça, du mensonge, mais on peut dire de la fiction, vous a permis aussi aujourd’hui d’écrire facilement, de vous inventer facilement enfant avec Aharon Appelfeld à la même époque et…

Valérie Zenatti : Oui, je crois que ce chemin, qui a été long, qui a été parfois douloureux, mais qui a été aussi un chemin extrêmement libérateur vers l’acceptation de toutes mes facettes, celles qui existaient réellement et celles que je m’inventais, m’a permis d’arriver à cette fiction. Mais le conte où je mets en scène deux enfants qui sont Aharon et moi, c’est un des plus beaux moments de ma vie parce que je crois que je me suis autorisée là à aller au plus loin de l’inconscient et au plus loin peut-être d’une forme de déclaration d’amour, parce que c’est ce que ce texte-là est pour moi. Il y a dans la relation entre les deux enfants quelque chose d’extrêmement fort, d’extrêmement vital, on a l’impression que la survie de l’un dépend de l’autre et c’est, oui, c’est un moment unique dans ma vie, l’écriture de ce passage.

Colette Fellous : Et chez Aharon Appelfeld il y avait aussi une histoire de nom, non seulement de langue mais aussi de nom qu’il fallait changer. Il s’appelait Erwin.

Valérie Zenatti : Son prénom était Erwin ou Erwin (prononcé Ervin) et lorsqu’il est arrivé en Israël on a exigé qu’il change de prénom, comme tous les jeunes qui arrivaient à l’époque, il fallait tout hébraïser, prénom et nom d’ailleurs, et ça a été très douloureux. Dans Le garçon qui voulait dormir on ressent cette culpabilité immense, ce sentiment de trahison qu’il a eu vis-à-vis des siens parce que ce prénom c’était absolument tout ce qui lui restait de ses parents, il n’avait plus rien, il n’avait plus de photos, il n’avait plus d’objets, il n’avait plus de parents, il n’avait plus… ben évidemment enfin… aucune trace d’eux et la seule trace du lien qui les unissaient c’était le prénom qu’ils lui avaient donné et en Israël à l’époque, personne n’avait ces considérations sensibles, on estimait qu’il fallait inventer un nouveau présent, donc on lui a demandé de changer de prénom, il est devenu Aharon. Il est devenu Aharon Peled, Peled qui veut dire en hébreu « l’acier », c’était la mode des noms extrêmement forts, puissants, robustes, incarnant le sionisme pionnier etc. Ensuite, je crois au bout du deuxième ou troisième livre, il a souhaité reprendre son nom de famille, Appelfeld, et là il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, son père dont il avait été séparé au camp et dont il ne savait plus rien a été libéré de Russie parce qu’il avait été déporté sur le front Russe, plus de dix-sept ans après la guerre. Son père est arrivé à ce moment-là en Israël, au moment où son fils reprenait son nom et quelqu’un lui a dit « Il y a un écrivain du nom d’Aharon Appelfeld qui a publié un livre, c’est peut-être un membre de ta famille ». C’était son fils et ils se sont retrouvés grâce à ça. C’est une histoire que j’aime énormément. Moi, des années plus tard, en arrivant en Israël on m’a fait la même proposition de changer de nom, - Israël était moins idéologique qu’en quarante-huit -, et j’ai refusé fermement. Pour moi, il était hors de question de m’appeler autrement que Valérie.

Colette Fellous : Et on sent aussi que chez lui, comme chez vous d’ailleurs, il n’y avait pas quelque chose qu’il fallait garder absolument, c’étaient les premiers regards sur le monde, les premières sensations sur le monde, et vous dites qu’il n’avait plus de prénom, c’était la seule chose qui lui restait de sa famille, mais il avait quand même ses rêves.

Valérie Zenatti : Oui !

Colette Fellous : Et c’est très important dans ce qu’il écrit, comme si la vie réelle était une autre vie mais la vie dans le sommeil était son lien, sa passerelle vers ce qu’il avait perdu.

Valérie Zenatti : Tout à fait.

Colette Fellous : Et qui est retrouvé.

Valérie Zenatti : Ce lien à la réalité d’une part, et au rêve ou à l’inconscient d’autre part, c’est aussi quelque chose je crois, qui nous relie parce que moi enfant, pendant vraiment très longtemps, je crois jusqu’à la fin de l’adolescence, je me demandais vraiment si la réalité était la réalité et si ce n’était pas l’inverse, si les rêves n’étaient pas la réalité et si lorsqu’on était éveillé on n’était pas dans une forme de rêve, donc j’avais ce rapport trouble et dans Le garçon qui voulait dormir Aharon met ça en scène magnifiquement parce qu’on a le sentiment, oui, que sa vie réelle se passe dans les rêves, là où il peut retrouver sa mère, retrouver son père, retrouver la maison.

Colette Fellous : Dialoguer avec eux.

Valérie Zenatti : Dialoguer avec eux et puis à un moment donné s’apercevoir avec terreur qu’il ne parle plus la même langue et lui a fait le chemin vers l’hébreu entièrement, il est devenu un écrivain de langue hébraïque, alors que ce n’est pas sa langue maternelle. Moi, je n’ai pas fait ce chemin-là mais il est vrai que la traduction de ses livres me permet de naviguer entre ces deux langues qui m’équilibrent et me fondent. Je crois que je ne pourrais pas vivre sans l’une ou l’autre.

Colette Fellous : Vous racontez d’ailleurs, Valérie Zenatti dans Mensonges comment vous l’avez rencontré, la première rencontre.

Valérie Zenatti : À la lecture de Temps de prodiges, au moment où je préparais l’agrégation d’hébreu, j’ai ressenti une forme de grande admiration et j’étais extrêmement intriguée, j’avais le sentiment que derrière le texte il y avait un mystère à percer et puis à la suite de ça, parce que j’ai commencé à le traduire avant de le rencontrer, je suis allée à Jérusalem et nous nous sommes rencontrés pour la première fois, j’étais extrêmement impressionnée parce que c’est quelqu’un qui a vécu tout ce qu’un être humain peut vivre sur terre, de pire et de meilleur et c’est très rare les êtres qui ont tout vécu et qui portent tout ça en eux et qui sont capables de le transmettre. Donc j’étais très émue, très impressionnée et lui a été d’une générosité absolue.

Colette Fellous : Oui, il était très attentionné, il vous posait des questions sur vous, sur…

Valérie Zenatti : Oui, oui… il est toujours très curieux de savoir d’où les gens viennent, quelle est l’histoire de leurs parents, quel est leur lien avec les livres, avec la langue, avec la vie et c’est par ces questions qu’il m’a finalement donné confiance.

Colette Fellous : Et dans Le garçon qui voulait dormir on voit apparaître les premiers écrits d’Aharon Appelfeld.

Valérie Zenatti : Oui, c’est un livre où on assiste à sa naissance d’écrivain et en cela je pense que c’est un de ses romans les plus forts et les plus capables de toucher le lecteur parce qu’il y a une grande intimité qui s’installe avec son personnage qui porte son prénom, qui s’appelle Erwin au début du livre et qui devient Aharon ensuite, avec cette quête presque désespérée pour trouver une langue et pour trouver un lieu qui n’existe plus, qui est celui de l’enfance et le faire vivre, et ce lieu, le seul endroit possible de le situer, c’est le lieu de l’écriture, de la littérature, de la fiction et donc on assiste à son chemin vers ça et il a fait quelque chose de très, très beau, il a inscrit dans ce livre les premières lignes qu’il a tracées en hébreu, les premiers mots qui lui sont venus et il y a un chapitre magnifique où les vannes s’ouvrent et où il raconte son enfance.

Colette Fellous : C’est aussi cette force qu’il a d’écriture, de retrouver vraiment toutes les sensations, il n’a rien perdu en fait dans tout ce voyage

Valérie Zenatti : Non, non il n’a rien perdu et je crois vraiment que plus le temps passe, plus il a d’acuité par rapport à cette période. J’aime bien une image qu’il y avait dans un livre d’Agnès Desarthe dans La forêt brune [1] où elle disait que « on tourne autour de son enfance », il y a quelque chose de circulaire. Moi j’aime bien l’idée de ce cercle qu’on accomplirait et je pense que dans ce cercle il y a des cercles qui nous rapprochent de notre enfance et le temps n’a pas grand-chose à voir avec cette mémoire-là, peut-être qu’en grandissant et en vieillissant on est plus capable de regarder l’enfant qu’on a été et il le fait, il arrive à le retrouver, il arrive à retrouver chaque fois sa mère. Aharon a soixante-dix-neuf ans, il a eu sa mère pendant huit années, les huit premières années de sa vie et je crois que depuis soixante-et-onze ans il ne cesse d’entretenir avec elle un dialogue par les mots, les visions, les rêves et il nous fait partager ça et partager cette idée qu’on retrouve dans le conte…

Colette Fellous : Oui…

Valérie Zenatti : De Mensonges

Colette Fellous : Le vôtre.

Valérie Zenatti : … que d’une certaine manière la mort n’existe pas. Alors je sais que ça peut laisser perplexe cette phrase, mais j’ai retrouvé ce sentiment en lisant récemment une lettre que Vassili Grossman a écrite à sa mère, vingt ans après sa mort. Il lui dit « Tu es toujours vivante en moi et même lorsque je serai mort tu seras vivante dans le livre que je t’ai consacré » et donc il y a une manière de juguler la mort à travers les mots et à travers ce que l’on donne.

notes bas page

[1En réalité, c’est moi qui souligne, le titre du livre est Dans la nuit brune



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