Antoine Mercier : Notre invité aujourd’hui, le psychanalyste Jean-Pierre Winter, bonjour.
Jean-Pierre Winter : Bonjour.
Antoine Mercier : Question directe, de quoi, Monsieur Winter, sommes-nous malades ?
Jean-Pierre Winter : Nous ne sommes sûrement pas tous atteints par la même maladie, mais on est tous impliqués dans les conséquences de quelque chose que je qualifierai de délire, d’un système délirant. Le système, c’est pour le nommer schématiquement, « le capitalisme libéral financier ». Et quand je dis « délire », j’emploie un mot à dessein dans son sens clinique, dans son sens psychanalytique, c’est-à-dire la substitution d’une réalité virtuelle à une réalité que le sujet délirant se refuse d’accepter pour ce qu’elle est, en raison de la souffrance qu’elle peut éventuellement lui occasionner, les frustrations, les privations, voire les castrations auxquelles il serait soumis, s’il reconnaissait qu’il est dans le monde où il est et pas dans un autre, le délirant est celui qui préfère autre chose, voilà. Alors, à cet égard donc, nous ne sommes pas tous atteints par la même maladie. Il y a ceux qui aiment ce délire, et il y a ceux qui en subissent les conséquences.
Antoine Mercier : Mais est-ce que la crise ne nous ramène pas de ce virtuel au réel ? Est-ce qu’elle ne nous rapproche pas de ce monde réel ? D’ailleurs, on voit le changement de discours sur le monde virtuel.
Jean-Pierre Winter : Tout à fait. Une des fonctions de la crise, peut-être qu’on reparlera tout à l’heure de comment un tel délire a pu s’installer, mais un des effets attendus d’une crise aussi violente que celle-là, ce serait de mettre fin, d’une certaine manière, au délire et de faire que la sphère, disons la sphère virtuelle de l’action économique, rejoigne la sphère du réel et donc de faire que là où il y a disjonction absolument radicale dans la réalité, les choses puissent se rejoindre au moins sur certains points. Donc un certain nombre de signes et d’actes décidés par les gouvernants, ceux qui tiennent l’économie, les dirigeants d’entreprises, etc. nous laisse penser que cette crise pourrait avoir cet effet. Mais le propre d’une crise, même quand elle survient chez un sujet individuel, c’est qu’on ne sait pas quelles en seront les conséquences. C’est-à-dire qu’on peut imaginer que les conséquences seront bénéfiques et que le sujet en sortira dans un état, disons plus proche de la réalité sensible que celle dans laquelle il était avant la crise, mais on n’en sait rien. Par exemple, si on prend l’exemple de la crise de 1929, eh bien, quel est l’aboutissement de la crise ? Ce n’est certainement pas ce qu’on avait espéré, puisque l’aboutissement, c’est la guerre.
Antoine Mercier : Pourquoi est-ce qu’on s’est éloigné aussi fortement de ce que vous appelez « le monde sensible » ?
Jean-Pierre Winter : Parce que je crois que c’est un phénomène qui est en marche dans l’ensemble de l’évolution de notre société. Les disjonctions se sont radicalisées. Je ne saurai pas dater depuis quand, mais mettons que ça a un certain rapport avec l’évolution de la science, avec que le fait que la science nous désubjectivise progressivement et d’une manière paradoxale. C’est-à-dire qu’en même temps qu’elle nous rend un certain nombre de services, qu’elle nous fait croire au progrès, je ne parle pas là du progrès des lumières, mais du progrès véritablement technologique, scientifique, donc en même temps que la science nous pousse à en accepter l’augure, en même temps, elle nous désubjectivise toujours plus, et ce qui se laisse voir dans une crise économique…
Antoine Mercier : Cela veut dire quoi, précisément, ce que vous dîtes, « désubjectivise » ?
Jean-Pierre Winter : Par exemple, on pourrait prendre ça sur le plan de l’importance du virtuel aujourd’hui. Par exemple le fait que le virtuel a tendance à devenir le réel de plus en plus de gens, au point que les chefs d’entreprise…
Antoine Mercier : Est-ce que cela signifie qu’on n’est plus sujet du monde ?
Jean-Pierre Winter : Oui « désubjectiviser », cela veut dire que la part de vérité individuelle que chacun met pour donner du sens à son existence, à ce qu’il fait, à ses relations, etc., cette part diminue de plus en plus en échange d’une diminution des maladies, d’un recul de la mort, d’une désaliénation à l’égard des instances qui jusque-là régissaient la vie de tout le monde, c’est-à-dire le corps dans son fonctionnement, tout ça effectivement se modifie, mais en même temps, le prix à payer est très lourd. Le prix à payer pour cette civilisation-là est très lourd et il consiste, pour une grande part, par exemple, puisque vous me demandez un exemple, il consiste pour une grande part à diminuer, à réduire, le lieu de parole, les lieux de parole, les lieux où peuvent s’échanger ce qui humanise l’être humain.
Antoine Mercier : Pourtant le lieu de parole, prenons le cas Internet, etc., ce n’est pas un lieu de parole ?
Jean-Pierre Winter : Non, ce n’est pas un lieu de parole…
Antoine Mercier : C’est des lieux de quoi ?
Jean-Pierre Winter : C’est un lieu de communication. « Communiquer », comme le mot en français nous le laisse entendre, ça consiste à niquer, à niquer les gens et pas seulement à leur permettre de se parler. Et en plus, par Internet, il y a un phénomène qui rejoint l’hypothèse ce que j’essaie sur la désubjectivisation, c’est qu’Internet permet ce mode de parler, ce mode de communication tout à fait désubjectivant, qui consiste à parler dans l’anonymat, à pouvoir parler sous pseudonyme, c’est-à-dire à ne pas assumer la responsabilité de ce qu’on dit, ou de ce qu’on…
Antoine Mercier : Et parfois on le remarque dans les mails des auditeurs, un ton un peu sur-joué, sur-violent par rapport à un propos simple, qui peut être tenu autrement…
Jean-Pierre Winter : Absolument. Et il y a toutes sortes de signes qui vont dans ce sens-là…
Antoine Mercier : On voit bien la tension : monde virtuel - monde réel. On a beaucoup parlé aussi, par ailleurs, un certain nombre de vos confrères, de la disparition du symbolique, est-ce que ce n’est pas cela qui permet justement de relier les deux ? Comment cela se passe ?
Jean-Pierre Winter : Je ne dirai pas disparition du symbolique parce que le symbolique ne se laisse pas faire, mais je dirai disjonction entre le symbolique et le réel, c’est-à-dire absence de points de contact entre le symbolique et le réel. Les points de contact entre le symbolique et le réel, pour dire les choses au plus simple, c’est le fait de symboliser le réel. Le réel par définition échappe, il n’entre pas dans le langage, il est ce qui est impossible à dire, voire même impossible à écrire, mais on peut le symboliser. Prenons un exemple de réel sur lequel tout le monde s’entendra : la mort, c’est notre réel à tous, depuis la nuit des temps, nous essayons à la fois d’imaginer ce que ça pourrait être que la mort, mais nous essayons aussi de symboliser la mort. Par quoi nous allons la symboliser la mort ? Par le fait que notre corps, c’est notre futur cadavre. Nous trimbalons avec nous notre futur cadavre. Eh bien, si à un moment donné, notre pensée est complètement désarticulée de notre corps, il y a une disjonction, et cette disjonction, elle est à l’œuvre aujourd’hui, par exemple grâce justement aux technobiologies, dans le fait que par exemple la conception peut se penser en dehors de toute sexuation, c’est-à-dire en dehors de toute mise en acte des enjeux symboliques et des enjeux corporels.
Antoine Mercier : Alors, est-ce qu’on ne peut pas parler d’une disparition du corps ou de l’usage du corps de façon globale ?
Jean-Pierre Winter : Si, mais au sens où le corps c’est le corps parlé, ce n’est pas le corps simplement anatomique, c’est le corps en tant qu’il est le support de la parole et de la parole individualisée.
Antoine Mercier : Alors, on termine avec peut-être deux ou trois, vous êtes psychanalyste, vous ne donnez pas d’ordonnance, mais peut-être un ou deux conseils rapidement ?
Jean-Pierre Winter : Je n’ai pas de conseils à donner, simplement je voudrais faire remarquer que le monde est fort mal partagé dans cette affaire. Il y a ceux qui construisent des châteaux en Espagne, qui en tirent des bénéfices pendant un certain temps, mais ce sont des châteaux en Espagne et la crise est là pour le leur rappeler. Et puis, il y a ceux qui, pendant tout le temps où certains ont construit des châteaux en Espagne, en ont payé les loyers, très chers, et s’aperçoivent qu’ils ont payé pour du vent.
[Suite]
Antoine Mercier : Nous retrouvons Jean-Pierre Winter, pour ce complément d’interview sur notre site Internet. Jean-Pierre Winter, je crois que l’on pourrait revenir un peu plus en détail et posément, sur ce que vous avez appelé, ce que vous appelez le problème du jour, que vous qualifiez comme étant une disjonction. Disjonction, qu’est-ce que c’est ? Et entre quoi et quoi ?
Jean-Pierre Winter : Disjonction, cela veut dire que des registres qui habituellement, dans le meilleur des cas, sont noués, articulés l’un à l’autre, prenons les trois registres qui fondent le psychisme : le symbolique, grosso modo le langage, et les lois qui sont liées au langage, par exemple les lois de l’affiliation qui partent de l’interdit de l’inceste et qui sont les lois qui humanisent, au sens où ce sont des lois qui nous séparent du règne animal, du règne des mammifères, le réel qui est ce qui nous rappelle que nous sommes des mammifères, même si le symbolique nous en sépare, nous restons quand même des mammifères, et l’imaginaire qui est notre capacité à fantasmer, je dirais notre capacité à faire des manières ou avec le réel ou avec le symbolique, donc d’une certaine manière notre liberté, ces trois registres, sont habituellement noués l’un à l’autre. Or, on voit, avec une crise comme celle-là, les économistes et les analystes politiques se sont aperçus, même si ce n’est pas avec ce vocabulaire, que la sphère financière était devenue une sphère totalement autonome par rapport au réel de la production, cela n’avait plus aucune importance. C’est quoi le réel ? Moi, je ne parlerai pas comme un économiste, je ne parlerai pas de la production en tant que telle, je parlerai des acteurs de la production, c’est-à-dire des gens. Les gens n’ont plus aucune importance. On le voit dans des phénomènes comme la délocalisation mais aussi, surtout, dans ce qui se passe en bourse où en fait, que l’on produise ou que l’on ne produise pas, n’empêche pas que la logique du gain, la logique du rétrécissement du temps, dû à la mondialisation, à Internet et à un certain nombre de choses, cette logique fonctionne pour elle-même. Et comme elle n’est plus accrochée à rien de réel, on pourrait dire par analogie, la parole d’un psychotique n’est plus accrochée à la réalité de son corps, ça devient incompréhensible pour ceux qui ne sont pas dans la sphère, et ça devient délirant mais au sens où les traders, tous les acteurs impliqués dans cette affaire finissent par croire que c’est la réalité. Puis, un jour, ils sont rattrapés par le fait que comme cette disjonction est devenue beaucoup trop radicale, l’ordre symbolique ou l’ordre du réel qui a été évincé, mis au rencard, mis de côté, se rappelle à notre bon souvenir et « dit » : Moi, je ne reste pas à l’écart de l’affaire. Le corps dit, comme on le voit dans certaines maladies, « Attention, je suis là ».
Antoine Mercier : C’est ça, la crise ?
Jean-Pierre Winter : La crise, c’est cela, c’est le rappel. Mais, encore une fois, comme on en parlait tout à l’heure, dans le journal, la crise ça ne dit pas que ça guérit. Cela ne veut pas dire que l’on est dans la voie de la guérison. Parce que la crise, cela peut nous entraîner à pire.
Antoine Mercier : Cela dit, même si l’on ne sait pas comment cela se termine, heureusement qu’il y a une crise, cela veut dire que l’on ne va pas se couper en deux complètement.
Jean-Pierre Winter : On ne va pas se couper en deux, mais toute la question est de savoir si les acteurs qui ont provoqué, d’une certaine manière, pas dans une idée de complot, mais qui se sont impliqués dans ce délire et qui ont fini par adhérer à ce délire sans recul, sans aucune espèce de recul, quand je dis cela, c’est même de la psychopathologie, c’est-à-dire que je vois, j’écoute hebdomadairement des gens qui sont impliqués dans ces affaires financières et qui n’ont plus aucune autre existence, pour qui c’est devenu l’existence, faire de l’argent, parier, parier sur la perte, parier sur le gain, parier de façon morale, de façon immorale etc., ils passaient 16h par jour, 18h par jour, à devenir complètement fou, au sens populaire du mot, eh bien ces gens-là, toute la question sera de savoir si à un moment donné, ils ne vont pas faire le choix de ce délire plutôt que de se dire : « Bon, il faut renoncer au délire, il faut arrêter avec le délire, il faut que je me laisse arrêter par le délire. Il faut que je laisse la crise arrêter mon délire et que je revienne à un accrochage avec ce qui se passe dans le réel. ». Effectivement, les politiques nous donnent le sentiment qu’ils ont compris cela et qu’ils vont faire en sorte que…
Antoine Mercier : C’est le retour de l’État, finalement.
Jean-Pierre Winter : C’est le retour de l’État. On arrête avec le capitalisme outrancier, ultralibéral etc., même des gens, comme l’administration Bush américaine, sont prêts à céder une part du délire pour dire qu’il y a un principe de réalité, disons, et on va essayer de s’y coller. Toute la question est de savoir, parce que j’ai une certaine expérience, je dirais presque psychiatrique, s’ils vont faire semblant, est-ce que c’est de la poudre aux yeux, juste pour calmer les esprits ? Ou est-ce qu’ils croient réellement qu’il faut se ré-accrocher à la réalité de la vie des gens ? De ce point de vue-là, je dirais qu’il y a grosso modo la gauche, l’ultra gauche, les altermondialistes qui ont sentis venir la crise, qui ont dit : « Tout ce système ne peut pas durer », puis, il y a les financiers, le capitalisme libéral qui ne voulait pas savoir qu’il y avait la crise, qui disaient qu’ils travaillaient pour l’amélioration de la race humaine, est-ce que les uns étaient plus pertinents que les autres ? Je crois que des deux côtés il y a la mise en jeu, la mise en acte d’un manque. Un manque qui, encore une fois, peut servir de paradigme à la disjonction, c’est la séparation entre le savoir et la vérité. Du côté des financiers, ils ont le savoir, ce savoir économique dont on s’aperçoit qu’il est vain…
Antoine Mercier : La mathématique financière, comme on dit.
Jean-Pierre Winter : La mathématique financière. Il ne sert à rien parce qu’il est complètement clivé de la vérité. La vérité, c’est la vie des gens. La vérité, c’est que les gens s’en foutent de ce qui se passe à la bourse pour leur vie quotidienne. Ce qu’ils veulent savoir, c’est est-ce qu’ils vont être délocalisés ou pas délocalisés ? C’est la seule chose qui les intéresse, s’ils vont gagner suffisamment de quoi vire ou pas. Donc, d’un côté il y a le savoir, ou ce qui se présente comme tel, les économistes qui sont là, pavanent dans les tribunes que cela soit dans les journaux, la radio, la télé, etc., ils disent des choses qui paraissent extrêmement fondées, sur des certitudes très, très appuyées, les mathématiques etc. mais ils sont clivés de la vérité. De l’autre côté, disons grosso modo les altermondialistes même s’il fallait entrer dans les nuances mais nous n’avons pas le temps, eux, ils ont la vérité mais ils se dispensent du savoir. Donc, tout d’un coup, eux, c’est le savoir qui manque à la vérité. Entre les deux, les gens sont pris, entre guillemets, en sandwich, c’est ce qui fait qu’ils ne votent pas massivement pour les altermondialistes, ou pour les ultragauchistes parce qu’ils savent très bien qu’ils n’ont que la vérité pour eux. Donc, ils votent à reculons pour ceux qui ont le savoir en se disant qu’à tout prendre, s’il faut choisir entre la vérité et le savoir, ils vont au moins essayer du côté de ceux qui ont le savoir. Mais, là, ils viennent de prendre une grande claque, nous venons de prendre une grande claque, parce que ce à quoi on a affaire, c’est à l’inconsistance du savoir de l’autre. C’est-à-dire que l’autre, ne sait rien. Il sait au jour le jour ce qui se passe dans l’après-coup.
Antoine Mercier : Mais est-ce que l’autre de l’autre détient la vérité ?
Jean-Pierre Winter : Il n’y a pas d’autres de l’autre justement, d’où la difficulté.
Antoine Mercier : Alors, on voit cette deuxième disjonction, effectivement on peut s’interroger sur deux choses : d’une part, comment on arrive, tout un corps social, tout une société, un monde finalement, à ce que l’on se détache comme ça ? On pourrait appeler cela une force centrifuge qui fasse que tout d’un coup, les deux parties s’éloignent à ce point ?
Jean-Pierre Winter : Je pense que c’est l’effet de plusieurs siècles de conquêtes successives, présentées comme des progrès, auxquels on adhère collectivement, parce qu’on en tire un certain nombre de bénéfices mais qui progressivement nous rendent étrangers à nous-mêmes. Or, étrangers à nous-mêmes, nous n’avons que trop tendance à elle du fait que justement il y a une part de nous, et peut-être la plus importante, qui est inconsciente. Cet étranger à nous-mêmes quand il vient rencontrer cet inconnu en nous-mêmes, ce n’est pas tout à fait la même chose, inconnu ou étranger, quand les deux viennent à coïncider, nous sommes dans une situation où l’écart devient de plus en plus grand, il se creuse de plus en plus…
Antoine Mercier : Mais qu’est-ce qui nous rend étranger à nous-mêmes, par exemple ?
Jean-Pierre Winter : Ce qui nous rend étranger à nous-mêmes, c’est le fait tout simplement que notre désir, ce qui est notre force de vie, n’est plus sollicité pour la poursuite de notre existence. Je vais vous donner un exemple, qui me paraît le plus parlant aujourd’hui, par exemple la question, qui n’est pas tout à fait un fantasme puisque cela pourrait s’actualiser dans les décades à venir, de l’utérus artificiel, c’est-à-dire l’idée que l’on pourra faire des enfants, comme des produits, indépendamment, comment dire, de tout ce que le désir charrie avec lui d’incertitudes, de discontinuités, de rapport à la mort, de rapport au fantasme, à l’imaginaire, au symbolique évidemment, tout cela aboli au nom de l’industrialisation de la production des enfants, au nom de quoi ? Au nom, par exemple, de la désaliénation de la femme, dans une perspective d’égalitarisation des hommes et des femmes. Là, on voit très bien comment cela se produit cette disjonction. Encore une fois, ce n’est pas encore d’actualité, mais de grand savant, comme Henri Atlan, par exemple, pense que c’est déjà réalisé quasiment...
Antoine Mercier : Justement, parenthèses, comment vous expliquez qu’un homme comme Henri Atlan qui n’est pas étranger à l’éthique en général, et à ce que vous dites, puisse penser ce qu’il pense ?
Jean-Pierre Winter : J’aimerais en parler plus longuement avec lui…
Antoine Mercier : On pourrait faire un débat.
Jean-Pierre Winter : On pourrait faire un débat d’autant qu’il a été un de mes maîtres et qu’aujourd’hui il se reconnaît dans celui que je considère, moi, comme mon maître absolu, Spinoza. Nous avons le même maître et pourtant à partir de là on a des positions radicalement différentes…
Antoine Mercier : C’est souvent le cas, entre maître et disciple.
Jean-Pierre Winter : Mais, je dois dire que je ne comprends pas comment son souci, comment on pourrait dire, d’amoraliser l’éthique, à venir ne le conduit pas à apercevoir de quel prix doit devoir se payer ce qu’il promeut comme étant un progrès. Mais c’est peut-être parce que c’est d’abord et avant tout un biologiste, un scientifique, un techno-biologiste.
Antoine Mercier : Fin de la parenthèse et promesse peut-être d’un débat, peut-être sur France Culture ou sur ce site Internet entre Henri Atlan et Jean-Pierre Winter. Donc, on a bien compris, avec l’exemple que vous donniez, comment s’effectu cette disjonction. Là, on l’a pris avec un progrès disons très récent qui n’est pas encore là, mais on pourrait le prendre à l’origine avec d’autres progrès scientifiques, peut-être qui sont rentrés dans la vie courante, j’allais dire, et évidemment la question qui reste à poser est de savoir, dans cette situation-là, comment est-ce qu’on recrée, sinon une jonction du moins un rapprochement des choses qui se sont disjointes ?
Jean-Pierre Winter : Si l’on prend appui sur des exemples historiques où l’on a vécu des crises qui évidemment ne sont pas les mêmes, l’histoire ne repasse pas les plats mais cela pourrait nous servir de support, on pourrait dire qu’à un moment où ce type de disjonction devient une cassure et plus simplement une disjonction, une des solutions envisageables, où l’histoire nous montre que cela a été une solution envisageable, c’est la guerre, l’ultra violence. Nos dirigeants le craignent, le savent très bien. Si, - c’est mon analyse mais il n’y a pas que moi pour la faire - Sarkozy et son gouvernement reculent aujourd’hui devant les lycéens, c’est parce qu’ils ont peur d’une contamination à partir de ce qui se passe en Grèce et d’une jonction entre les lycéens, les syndicats et tous les mécontents…
Antoine Mercier : Avec des manifestations pas simplement sociales mais de pure violence.
Jean-Pierre Winter : De pure violence. On sait bien qu’il y a un potentiel de violence, on le sait depuis les incidents de banlieues dans les années précédentes, énorme. Et la violence c’est quoi ? C’est ce qui se passe quand justement les choses ne sont plus symbolisables, quand elles ne peuvent plus entrer dans le discours, quand le discours ne fait plus sens. La guerre, à ce moment-là, c’est une façon de redistribuer complètement les cartes et d’essayer de dire la violence qu’on a subie en l’extériorisant et en la projetant sur l’autre, et l’autre faisant la même chose sur nous, d’où la guerre, l’autre aussi a subi une violence. Quelqu’un comme Alice Miller, par exemple, expliquait la montée du nazisme et le rôle de la violence nazi à partir de tout ce à quoi les petits Allemands d’avant la guerre, et presque tout le siècle qui avait précédé, avaient été soumis dans l’ordre pédagogique et à quelle violence pédagogique ils avaient dû se soumettre pour devenir de bons petits soldats, dont la mort était le métier, parce que tout simplement, on leur avait fait violence. On leur avait fait violence en leur interdisant de parler de sexualité, en leur interdisant de se comporter de telle ou telle manière, en leur interdisant même d’être violent par exemple tout simplement quand ils avaient un âge où être agressif aurait été une possibilité de faire agir cette musculature, d’être vivant, de se manifester comme vivant. Elle a appelé cela, la pédagogie noire. Je dirais que depuis les années 80, début des années 80, peut-être même que l’on pourrait remonter à 68 mais pas à cause de Mai, je vais vous dire à quoi je pense, disons depuis la mondialisation que je date de 68, en deux mots, je vais vous dire pourquoi, peut-être que depuis ce moment-là, nous subissons une économie noire, au sens de la pédagogie noire dont parlait Alice Miller. Qu’est-ce que je veux dire quand je date la mondialisation de 68 ? C’est parce que je date, il faut bien donner un point de départ, la mondialisation du moment où l’homme a marché sur la lune. C’est-à-dire du moment où la perspective pour regarder la terre a été changé. On a changé de perspective. Tout d’un coup, la terre est devenue globalement visible, entièrement visible. C’est-à-dire que l’on a eu un point de vue que l’on ne pouvait qu’imaginer jusque-là, or c’est devenu réel. Tout d’un coup, le monde était réduit, on a eu une réduction dans le regard et on a pu se projeter, grâce à la télévision d’ailleurs, ce n’était même pas un effort de l’imagination, on a pu être dans le regard de celui qui voyait la terre globalement. Cela ne s’était jamais vu. Ce point de vue-là, ça n’existait, on l’oublie trop souvent, dans l’esprit des gens que pour Dieu. Seul Dieu pouvait avoir cette vue de ce c’était que le monde, et c’était interdit, en tout cas pour notre civilisation occidentale parce que, par exemple, la babélisation était la conséquence de ce vœu des hommes de voir ce que Dieu voyait, de voir la terre du point de vue de Dieu. Eh bien, la babélisation, c’est terminé. C’est-à-dire que l’on est passé de Babel à la mondialisation et cela a un certain nombre de conséquences sur notre psychisme, peut-être que l’on pourrait presque mettre ça au niveau de la quatrième blessure narcissique, ajoutée au trois autres dont Freud parlait quand il disait : la première blessure narcissique, c’est Copernic qui nous l’impose, avant Galilée, quand on comprend comment fonctionne le système solaire à l’inverse de ce que l’on avait cru jusque-là, c’est-à-dire que ce n’est pas le soleil qui nous tourne autour mais le contraire, même si on continue, nous, à dire que le soleil se lève et qu’il se couche, comme quoi, on est tenace. La deuxième blessure, c’est Darwin, quand il nous dit que l’on n’est pas des créatures créées tout exprès pour exploiter le monde mais que l’on descend d’une longue lignée simiesque. La troisième, c’est quand Freud dit qu’il découvre que le moi n’est pas maître dans sa demeure. Eh bien, la quatrième, c’est quand on découvre que l’on n’est rien. C’est-à-dire que l’on est une toute petite chose. On croyait à une diversité de ce que Freud aurait appelé le narcissisme des petites différences, eh bien ce narcissisme des petites différences on va essayer de le recréer notamment par le communautarisme mais si on y met autant d’énergie, c’est tout simplement parce que l’on sait que tout cela est vain, c’est-à-dire que l’on n’est plus qu’une toute petite poussière, comme disait Rives, on n’est plus rien. C’est quand même dur à supporter.
Antoine Mercier : Alors, c’est cela qui fait violence aux personnes…
Jean-Pierre Winter : C’est une violence inouie.
Antoine Mercier : Et que cette violence se retrouverait par l’intermédiaire de cette crise, mais simplement, là, j’allais dire, la faute à qui ? A personne finalement.
Jean-Pierre Winter : Mais, non, il n’y a pas de fautif...
Antoine Mercier : Parce que l’on peut se dire, il y a cela dans cette situation là, si l’on fait autrement, on va s’en sortir autrement, c’est cela la question. Vous avez l’air de dire que c’est une sorte d’extinction de l’importance de l’homme. Comment retrouver, malgré tout…
Jean-Pierre Winter : Il y a des blessures successives qui s’imposent à tout le monde, peut-être pas avec la même intensité pour chacun. Comment on va le retrouver ? Je n’en sais rien. La seule chose que je peux observer, c’est comment dans l’histoire cela s’est passé. Donc, ça me fait craindre que l’on ne puisse en sortir que par une violence notamment ségrégative, inouie par rapport à ce que l’on a connu jusque là. C’est-à-dire que même la violence de la dernière guerre, la violence d’Auschwitz ou la violence du Cambodge ou du Rwanda, ne soit rien à côté de ce que l’on va connaître. Ce n’est pas très optimiste, j’en suis désolé, pour moi d’abord et pour tous les autres, mais je crains que cela ne soit pire que jamais parce que la violence que l’on subie à notre insu, sans se le formuler tous les jours, plus celle que beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens subissent, eux, dans le réel et pas à leur insu, et qui n’est qu’une violence qui s’ajoute à celle-là, à un moment donné, elle explose de façon totalement inouie, inédite. On n’arriverait même pas à imaginer ce que cela pourrait être. Et je ne pense pas spécialement à la bombe atomique. Parce que la bombe atomique, c’est la violence, mais c’est la mort. Si l’on reprend par exemple l’histoire de la dernière guerre mondiale, ce qui est terrible dans l’histoire de la déportation et de l’extermination, ce n’est pas la mort des millions de gens qui sont morts dans les camps, ce n’est pas cela qui est terrible, on dit toujours qu’il y a eu 6 millions de Juifs, plus tant de Tziganes, etc., ce n’est pas ça, c’est le mode de l’extermination, c’est la souffrance avant l’extermination, c’est la torture, la violence qui s’est exercée, c’est le rôle des médecins, par exemple, dans les camps, c’est tout cela qui était abominable. Quand on voit les images de ce qui se passe en Afrique, évidemment que la mort des gens c’est abominable, mais on voit bien que c’est le mode de tuerie, le sadisme qui est inouie. C’est cela que je crains : Que l’on ait affaire à la revanche de l’impossibilité dans laquelle on s’est mis nous-mêmes, de symboliser le réel.
Antoine Mercier : Hormis cette perspective-là, quoi d’autre, malgré tout, pour ne pas finir sur une note dramatique ? Une révolution pour l’humanité ?
Jean-Pierre Winter : Je ne vois de recours que - comme quand on a affaire à quelqu’un qui est gravement délirant - dans la reconstruction méticuleuse, je dirais mot par mot -Mallarmé disait : « Conquérir le hasard mot par mot », c’est un peu cela – de l’histoire qui est la nôtre en soulevant tous les lièvres et tous les secrets qui rendent indispensable l’exercice de la violence à laquelle on vient de faire allusion. C’est-à-dire qu’en fait, notre histoire n’est pas faite. L’histoire de l’argent, par exemple, n’est pas faite. Les gens ne la connaissent pas, quelque spécialistes évidement la connaissent, mais cela serait bien que les gens la connaissent, connaissent leur histoire parce que, ce que je voudrais rappeler in fine, c’est qu’un délire d’accord, c’est complètement déconnecté de la réalité, Freud nous en avait avertis depuis longtemps, mais dans tout délire, il y a un noyau de vérité historique. Et ce à quoi il faudrait accéder pour en sortir, si cela est possible, eh bien, c’est à ce noyau de la vérité historique. Quelle est la vérité qui est contenue dans ce délire.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Jean-Pierre Winter, on laisse la question en suspens, peut-être que certains internautes pourront apporter des éléments de réponse.