Paris, le. 7 Septembre 1987
Monsieur le Président,
Seigneur de Manchester, de Princeton, de La Villette, de Cargèse et autres lieux,
Monsieur le professeur, Docteur ès Sciences physiques et quelques autres,
Homme de l’espace et ancien président du CNES,
J’abrège …
Naguère nous apprenions par cœur les vers de Racan :
« Tircis, il faut penser à faire retraite,
[…]
Il est temps de jouir des délices du port »
La déférence est cependant notable entre le XVIIe et la fin du XXe siècle. Aujourd’hui, ce sont les autres ou plutôt c’est la loi qui pense à la retraite pour nous.
Le jour de mélancolie est à l’avance connu de tous ; la précision de l’état-civil, même pour les femmes, ne permet aucune dissimulation. Le calendrier Julien vous dépouille de la signature, au point, cher ami, que votre successeur n’étant pas encore nommé, la Cité des Sciences est en quelque sorte dans le vide, dans le temps intemporel, dans l’apesanteur, pire même, dans un monde où soudain le papier aurait disparu, et la solde elle-même ne pourrait être soldée. On mesure bien là votre grandeur : quelle difficulté pour vous choisir un successeur, je veux dire pour mettre à votre suite un homme à la hauteur. Avec vous, pour vous, pour la Cité, nous souhaitons ardemment que le gouvernement y parvienne.
Cher Président et ami,
Dès le début de Juillet, vous m’avez demandé de prendre la parole le jour-couperet, le 7 septembre. Je vous ai dit que vous me faisiez honneur et plaisir, que je m’y préparais en vous laissant entièrement libre de changer d’orateur, si les circonstances vous paraissaient rendre cette substitution nécessaire ; beaucoup d’autres hommes que moi ont plus d’autorité officielle, plus d’esprit scientifique, plus d’intimité avec vous.
Finalement, comme tant de fois, vous avez vu juste. Ainsi l’ont voulu ce qu’on appelle évasivement les circonstances, - elles ici à ce mot de Sacha Guitry : « Rien ne va plus vite que le trait d’esprit, sauf la fausse nouvelle et la calomnie », - elles comportent aussi, ces circonstances, une confidence : le fait qu’il faut être « audit » pour imaginer parmi les remèdes destinés à réduire la subvention publique à la Cité, la fermeture pure et simple de celle-ci. C’est tellement « hénaurme » qu’il faut en rire, mais qui a choisi l’audit ? ou qui a oublié de le corriger ?
Dès lors, c’est une raison pour moi d’être plus heureux encore d’être là pour vous saluer, cher Maurice Lévy ; les circonstances actuelles rendent sans doute plus convenables, plus fraternel ; plus chaleureux que ce soit une « ombre », mais une ombre libre, qui vous parle, que ce soit celui qui a commencé avec vous en 1979 ce grand œuvre extraordinaire, qui sert déjà le renom de la France, que beaucoup de pays nous envient, qui déjà nous imitent.
Cher Maurice Lévy, la suite de mon propos va-t-elle vous satisfaire ? Vous êtes d’un naturel réservé même s’il est bien normal que vous soyez conscient de votre valeur, vous n’avez jamais été très expressif pour vous raconter aux autres. Vous me permettrez cependant d’évoquer quelques souvenirs qui font ou feront partie du patrimoine de cette maison.
Cela me permettra aussi de ne pas avoir – pardon de la familiarité des mots - ni un langage trop léchant » ni un langage trop « léché ». Cela me permet surtout d’associer à ce que à ce que je vais dire tous ceux qui sont ici, tous ceux que cette Cité, actifs ou honoraires, présents ou absents, et de toutes les phases de sa création.
En 1979, le hasard avait fait que nos trajectoires se s’étaient pas rencontrées. Il fallut pour ce travail en commun que Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, m’offrit d’être responsable de l’organisme constructeur des équipements de La Villette, cadeau plutôt devoir d’État, aussi empoisonné qu’authentiquement merveilleux.
Vous étiez en charge, depuis quelques, de faire un rapport - celui-là rendu public – sur le contenu souhaitable d’un musée réellement moderne des sciences.
Dès que nous nous sommes vus, j’ai été frappé chez vous de la vivacité du regard, de la lucidité du langage, de la précision des idées et de la justesse des réflexions. La lecture du rapport acheva ma conquête. L’idée de base : faire un musée avec présentations par thème et non par discipline m’apparut, au sens propre, une idée de génie. Ce trait génial représentait à la fois un défi incroyable, le levier d’Archimède de tout musée scientifique se voulant moderne, la réponse à la demande ardente mais jusque-là à peu près sans suite de pluridisciplinarité.
Mais je puis dire que j’ai deviné dans les yeux des deux prix Nobel, Kastler et Neel, - qui faisaient partie avec quelques rares conseillers u tout premier comité consultatifs auprès de Maurice Lévy, - que ce défi, cette merveille d’audace allait être la cause essentielle des difficultés dans l’élaboration du musée, certaines revues ou journaux parlèrent à un moment, de psychodrame et d’avortement ; sans doute, également, ce défi a-t-il été la source d’une hésitation perceptible dans la communauté scientifique à l’égard de La Villette ; certains trouvaient que La Villette obtenait trop facilement ses crédits ; pour d’autres, un savant qui pénètre dans Explora n’est plus un savant à part entière, il se sent devenir parcelle de savant, sa spécialité n’est nulle part, l’essentiel des présentations combinant plusieurs disciplines, y compris l’incursion ou l’excursion vers les technologies d’un côté, les sciences humaines de l’autre.
Cette audace, conscience prise du coût d’investissement comme de fonctionnement, a fait aussi trembler les ministres d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Mais, rappelons-nous, il a fallu quelques années pour que l’ordre de grandeur de la subvention au Centre Pompidou soit devenu une affaire de routine. Si la Cité qui a eu un succès initial remarquable depuis son ouverture (en dix-huit mois, 4 500 000 visiteurs), amplifie encore ce succès et diversifie ses modes de recettes, grâce d’abord à un statut approprié (le Ministre des finances sait-il que ses propres contrôleurs financiers reculent effrayés devant 1 franc de recette tellement la perception exige de complication ?). Si donc la Cité continue sur cette voie, la subvention publique pourra baisser sans que – ce qui serait un scandale – la sponsorisation aboutisse soit à la privatisation, en ce cas condamnable, soit à une simple entreprise publicitaire.
Aujourd’hui, le défi est vaincu, le pari gagné, les visiteurs passionnés, les étrangers subjugués. C’est le moment de tenir bon, de remédier aux maladies de jeunesse : on ne gère bien qu’en allant de l’avant, sinon, les gestionnaires se laissent étouffer par le ronronnement de la gestion : la rigueur n’exclut pas l’invention, c’est même l’invention qui réclament la rigueur.
Il faut donc pour succéder à Maurice Lévy un gestionnaire créateur ou mieux, un créateur gestionnaire ; ne serait-ce que pour trouver de nouvelles sources de recettes propres, il est nécessaire d’avoir d’imagination. Un musée des sciences et de l’industrie sans imagination renouvelée ne serait qu’un sépulcre blanchi, la tombe des ministres responsables. Je suis peut-être trop dur, mais enfin qu’a-t-on fait du Palais de la Découverte depuis 1937 – tombe ouverte des espoirs de Léon Blum et de Jean Perrin, - du Muséum d’histoire naturelle, du musée du Conservatoire des Arts et Métiers ?
Certaines réactions d’aujourd’hui me rappellent cette caricature américaine où l’on voyait Foster Dulles et Eisenhower ; le premier disait au second : « Président, je ne vous trouve pas bien, vous respirez mal, ménagez-vous, faites du golf et travaillez moins ». On remarquait alors que, sous la table, Dulles appuyait sur le tuyau qui apportait l’oxygène au Président américain.
L’oxygène annuel du Centre Pompidou, c’est le coût d’un peu moins d’un kilomètre d’autoroute urbaine ; la Cité d’un peu plus : 1, 250 km ; en quelques années, la Cité des sciences devrait pouvoir redescendre au niveau de la subvention de Beaubourg. Pour mesurer les ordres de grandeurs, exercice qui se perd dans le calcul mental par abus de calculette électronique, imaginons que l’on supprime la subvention annuelle de la Cité des sciences, et que l’on affecte le produit à financier le second périphérique, dit A 86 ; comme la boucle qu’il fera aura plus de 80 km de longueur, il aurait fallu plus de 80 ans pour le faire. On se rend compte que le prix des autoroutes urbaines est plus « terrifiant » que le coût de fonctionnement de La Villette, seulement, on y est habitué.
Mais quand une idée neuve, qui désoriente, correspond à une attente, à une longue attente, elle triomphe finalement de tous les obstacles et écrase ses détracteurs. Croyez-moi, j’ai vécu cela dans ma chair avec la décolonisation.
Merci donc à Maurice Lévy pour cette illumination provoquée par son premier rapport : les objectifs du musée y sont clairement définis avec les moyens pour les atteindre. Éveil des curiosité, éveil des vocations scientifiques, techniques et industrielles, il n’y a pas de flou ; pendant les 7 ans de construction, le cap a été rigoureusement tenu, même si le poids respectif des moyens a un peu varié, et que la médiathèque a accru son importance dans une ampleur qu’on mesure encore mal, mais dont je ne doute pas qu’elle sera « révolutionnaire ».
Je le répète : le cap a été tenu malgré les incidents de parcours, et ils ont été nombreux ! un bref rappel est instructif.
Le premier incident très grave que je n’hésite pas à évoquer –pardonnez-moi, cher ami – fut la décision inattendue du Conseil restreint de décembre 1979 de ne pas confier à Maurice Lévy la réalisation de son intuition magistrale, tout en approuvant cette dernière. Devant cet ostracisme inexplicable, j’ai constaté la hauteur morale de Maurice Lévy. Pas une plainte, sous le choc violent, devant le manque à la promesse faite, mais le désir passionné que l’idée conservée.
Les travaux préparatoires s’engagèrent avec André Lebeau, dont nous devenons reconnaître qu’il eut le mérite d’adhérer aux idées de Maurice Lévy et de faire des efforts considérables pour transformer le « dessein » en « dessins ». Tensions sournoises ou violentes, Comité consultatif rétif, campagne de presse (c’est tellement amusant d’annoncer : « nouveau scandale de La Villette »), crainte de retard de la part des pouvoirs publics, tout cela conduisit ces derniers à demander le retrait du successeur de Maurice Lévy puis à prier ce dernier de sauver son idée et l’affaire. Ce devait être fait en quinze jours ; il y fallut cinq mois, et je nous revois, en octobre 1983, Maurice Lévy et moi, dans un rendez-vous clandestin comme sous l’occupation, dans un coin obscur du hall d’entrée du grand hôtel à la Porte Maillot. Nous nous sommes mis très vite d’accord, mais Maurice Lévy avait le droit d’hésiter, d’abord parce qu’il ne restait que trois ans et quelques mois pour ouvrir le musée, ensuite parce qu’il ne fallait pas de second mauvais coup. Certains ont vu l’ouverture peu avant les élections de 1986 une manœuvre électorale ; c’est une plaisanterie ; il fallait bien un butoir sans quoi rien n’est jamais fini, et puis si l’idée de la Cité des sciences vient bien du Président Valéry Giscard d’Estaing, chacun sait bien ici que le Président François Mitterrand a suivi de très près et a soutenu de ses arbitrages l’édification de la Cité des sciences et de l’industrie.
Je dois dire que j’ai profondément admiré Maurice Lévy dans l’indépendance de ses décisions. Mon adhésion générale lui avait suffi et réciproquement. C’est à un tel moment décisif qu’un homme qui a du génie doit être soutenu par beaucoup de talents.
Les talents des autres, d’abord, des subordonnés qu’il faut savoir choisir. Je parle au nom de tous, aujourd’hui donc, je ne citerai aucun nom – même pas le nom de celui qui a supporté la charge écrasante des cinq mois d’intérim, – mais je désire, croyez-le, que tous, collaborateurs de Maurice Lévy, sachent que je connais vos mérites, soulevé que vous êtes par la passion de créer et par la volonté de faire de cette Cité une œuvre commune.
Je dirais ensuite que l’homme chargé de la responsabilité finale de l’œuvre à créer, cet homme est contraint de se donner en entier, génie, talents et défauts.
Maurice Lévy est un visionnaire exhaustif et réaliste ; sa vision est d’abord esthétique, d’où aptitude à enrichir son projet, en accueillant des idées neuves, mais ce n’était possible que si le problème était présenté avec le ou les moyens de le résoudre.
Réaliste, il aime et il sait décider, fût-ce avec quelque brutalité, pour aller vite.
Il a l’art de convaincre même si sa rapidité déconcerte ou irrite.
Il a le sens moderne de la communication par tous les moyens, y compris au-delà de nos frontières.
Il a le sens des structures horizontales et souples, nécessaires à la pluridisciplinarité, en prenant le risque de télescopage hiérarchique.
Pour lui, il y a un continuum entre la science et l’industrie et il sait parler les deux langages.
Quand il a confiance, il délègue beaucoup.
Il accepte la critique constructive, qui doit s’exprimer là encore rapidement.
Je garde peut-être, mon cher ami, le plus délicat pour la fin : la vision, limpide pour Maurice Lévy, d’un projet énorme et d’une énorme et neuve complexité, s’ajoutant à l’injonction d’être prêt dans un délai record a fait peser sur lui des contraintes féroces qui l’ont obligé à être dur quand il le fallait, qui l’ont assujetti non pas à oublier mais à biffer le problème quotidien des hommes, la limite du supportable, les plaintes des épouses. Il fallait avancer, il fallait donc refouler l’affectivité dans le travail.
Qui n’a pas vécu cela ne peut s’en douter : une œuvre comme la Cité des sciences et de l’industrie, bâtiment et contenu, c’est comme à la guerre, c’est quasiment le même type de commandement et de dévouement. L’ennemi, c’est la novation et la complexité combinée avec le délai. L’ennemi a beaucoup d’alliés dans l’environnement qui complexifient ou font perdre du temps ou les deux. Il y a diverses tribus dans ces adversaires : les jaloux, les envieux, les bailleurs de crédits, les comptables, toutes les sous-tributs de contrôleurs, et ceux pour qui il faut que tout rate … Pour vaincre, il faut arriver à retourner un certain nombre d’alliés de l’ennemi qui deviennent des alliés ? Comme à la guerre, les collaborateurs seront récompensés en disant à leurs petits-enfants : « J’y étais ».
J’arrive à la fin de ce trop long propos. Cher Maurice Lévy, si vous appréciez que l’on reconnaisse votre valeur, comme vient de le faire le Président de la République en termes remarquables, vous n’aimez pas les félicitations en litanies de qualificatifs.
Vous faites erreur si vous croyez que j’ai commis une telle litanie ; j’ai tenté un portrait. Ce portrait, je l’espère, éclaire la compréhension de votre œuvre.
Ce portrait explique les sentiments de tous ici, y compris les miens : l’admiration et l’estime que nous portons, et le regret de vous voir partir beaucoup trop tôt après la naissance d’une œuvre où l’architecture magnifique d’Adrien Fainsilber rencontre et exalte la richesse de l’exposition des sciences et des industries.
Cher Président, cher ami,
Vous avez bien mérité de la France ; les enfants d’aujourd’hui, devenus hommes, le reconnaîtront.
Je réitère le vœu que votre successeur soit à votre hauteur. Je n’ai pas à vous souhaiter de rester actif, vous ne pourrez pas ne pas l’être même si Madame Maurice Lévy à qui nous rendons hommage vous le reproche.
De la part de tous,
Président Maurice Lévy, merci !
Cher Maurice Lévy, au revoir !