Joseph Macé-Scaron : […] Et vous avez choisi Clara Dupont-Monod, de nous présenter Le garçon qui voulait dormir d’Aharon Appelfeld aux éditions de l’Olivier. Il faut dire que chaque parution d’Aharon Appelfeld est attendue, puisqu’il y a tellement… tellement de merveilles dans ce qui est véhiculé dans l’écriture d’Aharon Appelfeld qu’on est toujours en attente. Est-ce que cette attente…
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : … a été comblée…
Joseph Macé-Scaron : Comblée ?
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Complètement oui, oui, oui. Alors c’est un livre qui aurait pu s’appeler Le langage, le rêve et l’exil en fait et Aharon Appelfeld dans ce livre nous montre à quel point les deux premiers composent le troisième. Alors, comme d’habitude nous sommes dans la matrice autobiographique d’Appelfeld, cette fois, au moment où lui, ayant seize ans a survécu à la guerre et se retrouve parmi un flot de réfugiés et il dort. Alors il ne dort pas pour oublier comme on le dit souvent, c’est exactement l’inverse, en fait il dort pour se souvenir. C’est dans le sommeil que lui apparaissent ses parents adorés qui, eux, n’ont pas survécu à la guerre, sa famille, la maison des Carpates dans laquelle il allait passer ses vacances chez ses grands-parents, tout un pan en fait de l’enfance perdue. Alors tout le livre en fait est ponctué de scènes de rêves où ses parents lui apparaissent, ses parents qui s’interrogent, qui commentent, qui expliquent la tournure de la vie d’Erwin qu’il est en train de prendre, le jeune garçon s’appelle dans un premier temps Erwin et la plupart du temps, ses parents évidemment n’apparaissent jamais seuls, ils apparaissent avec des odeurs, avec des bruits, avec des images qu’Erwin sait perdus à tout jamais. Alors, il va y avoir un tournant à un moment dans sa quête de sommeil, il va se retrouver enrôlé par un envoyé de l’agence juive qui s’appelle Efraïm et qui va lui proposer de se rendre en Palestine pour fertiliser la terre promise. Alors là l’embrigadement est assez militaire, les discours sont assez fanatiques et Erwin le fait, suit l’entraînement sportif assez intense mais, mais il reste quand même reclus dans son sommeil et c’est une première trahison en fait qui va le sortir de sa torpeur, c’est qu’on lui demande de changer son nom, son nom donc, produit, héritage de ses parents, acte d’amour, le premier acte d’amour des parents, et donc bien sûr, changer de nom revient à trahir ses parents auxquels il rêve si régulièrment. Mais il joue le jeu et il s’appellera désormais Aharon et puis vient la deuxième trahison, en tout cas ressentie comme telle, on lui demande cette fois d’abandonner sa langue maternelle au profit de l’hébreu qu’il devra parler couramment et de façon constante. Donc dans un premier temps ce changement de langue surtout pour quelqu’un qui ne parlait presque plus à force de dormir, est vécu comme une violence et comme un réel arrachement, et au fil des pages on se rend compte que cet arrachement se transforme en force féconde. Alors, il se trouve qu’Aharon est cloué sur un lit d’hôpital parce qu’il a les jambes brisées, blessées à la suite de combats et donc il ne lui reste plus finalement que la langue comme dernière chance peut-être, comme ultime chance de survie. Aharon s’y cramponne, pourquoi ? Parce qu’il sait que s’il cède au désespoir, s’il cède aux visions aussi que lui apporte son sommeil, il cède alors à une immense nostalgie qui se soldera probablement par la mort, le suicide, à l’instar de son ami Marc, très beau personnage que l’on découvre au début du livre, qui est réfugié comme lui et qui finit par se suicider. Alors, il apprend à parler et il apprend à écrire exactement comme son père d’ailleurs, où la figure de son père se dessine, le père qui n’a jamais cessé d’écrire malgré les refus systématiques des éditeurs. C’est donc un livre sur la perte et la reconquête du langage, donc bien sûr, de soi, sur l’exil, sur aussi la fabrication d’Israël, comment est-ce qu’une des composantes essentielles dans la fabrication d’Israël a été l’exil de ses pionniers. Joseph Kessel l’avait très bien écrit dans ses articles, il avait démontré à quel point Israël tirait sa force, aussi, de ses pionniers qui, partant de rien, déracinés, n’avaient finalement plus grand-chose à perdre et tout à gagner.
Joseph Macé-Scaron : Frédéric Ferney !
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : Oui, moi j’ai bien aimé, j’aime bien cette… dans le livre cette idée qu’on dort comme on se soûle, non pas pour oublier mais pour se souvenir et qu’en même temps évidemment, si on veut revivre il faut aussi oublier le passé, sinon on n’est… on en est prisonnier. Appelfeld au fond, c’est quelqu’un qui raconte toujours un peu la même histoire, il écrit toujours le même livre depuis Histoire d’une vie, c’est toujours l’histoire d’une cavale, d’un exil, un exodus, que ce soit sous la forme d’un conte ou d’un récit plus documenté, plus réaliste, c’est aussi par en dessous comment survivre après l’innommable ? Mais toujours ce qui est très fort, je trouve, c’est que toujours le matériel éminemment autobiographique, - parce que c’est toujours son histoire, sa vie -, est complètement transposé, fictionné, recyclé, et il a l’art de transformer finalement le pire en merveilleux. C’est ça que je trouve, qui est absolument sa marque. Bizarrement il y a un point commun je trouve entre le livre d’Aharon, entre ce roman d’Aharon Appelfeld et le livre dont on parlera tout à l’heure de Alicia Dujovne Ortiz sur sainte Thérèse et ce n’est pas le fil du judaïsme, c’est la soif. C’est le mot qui revient tout le temps dans ce livre, c’est une soif à la fois métaphysique, physique et métaphysique, le héros ne cesse de parler de ça qui le pousse malgré tous les malheurs et malgré parfois la forte tentation de s’abandonner au désespoir. La soif. Dès la première page j’ai noté cette phrase « S’il n’y avait pas eu la soif pour me torturer tout au long de la route, je ne me serais sans doute jamais levé, pas même pour une tranche de pain. » Une définition possible d’Appelfeld, ça pourrait être un mystique de la soif. C’est évidemment un motif très symbolique comme toujours dans ses romans et la soif ce n’est pas l‘appétit. Chez Appelfeld l’appétit vous quitte assez vite, l’appétit le quitte, il a plus du tout envie de rien, il a pas d’appétit, mais la soif c’est ce qui demeure malgré tout et jusqu’à la fin. Et puis c’est aussi comme toujours un livre qui s’interroge sur qu’est-ce que ça veut dire rentrer à la maison ? Surtout quand on n’a pas de maison, quand on est apatride, quand on a connu l’errance, l’exil. C’est un livre sur qu’est-ce que ça veut dire, comme je disais tout à l’heure, bon il faut oublier le passé pour revivre, il y a toujours cette inquiétude est-ce que je ne suis pas en train de trahir les miens ? et on sait que c’est le souci de tous ceux qui ont survécu à la Shoah, ils se culpabilisent de cela, qu’est-ce que ça veut dire de changer de nom comme l’a dit Clara Dupont-Monod. Puis, dernière chose, je trouve que c’est quelqu’un qui distingue très, très bien entre le céleste et le divin, et ça c’est peut-être le privilège de l’écrivain.
Joseph Macé-Scaron : Xavier Houssin !
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : C’est vraiment un très beau livre. C’est à la fois un récit initiatique et une fable, une fable autour vous l’avez dit tout à l’heure Clara Dupont-Monod, du rêve, du langage et de l’exil et je pensais qu’en ouvrant le livre, je pensais grâce au titre ou avec le titre, à ce proverbe qui dit La fortune vient en dormant. Et là ce serait plutôt comment dormir permet d’échapper à la mauvaise fortune. Cette mauvaise fortune qui fait justement, qui a fait justement perdre de vue à Erwin, toute sa famille, au point qu’il croit reconnaître chacun des siens dans les traits des autres. Celui-ci ressemble à l’oncle Arthur, celle-là à la tante Elsa, j’en passe, il y en a d’autres et Erwin-Aharon, qui va devenir Aharon, rêve sa vie d’avant et toute sa vie d’avant le guide aussi… toute sa vie d’avant le guide dans ses songes. Alors c’est vrai, c’est une succession de questions : comment émerger de la nuit ? Comment apprendre une autre langue sans trahir, sans se trahir soi-même ? Comment ne pas être coupable ? Comment ne plus être coupable ? Et comment renaître et comment vaincre aussi surtout, comment vaincre la douleur ? Plonger et être dans tout son monde à soi et redevenir en même temps, soi ? Redevenir soi. J’ai du mal à ajouter des choses tant ce texte m’a touché extrêmement profondément, tant je l’ai trouvé magnifique et tant qu’il me semble il pose des questions essentielles. J’ajouterais peut-être que ce texte est traduit par Valérie Zenatti avec une fluidité et une empathie rare…
Clara Dupont-Monod : Traductrice historique…
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : … et je renvoie les auditeurs à Mensonges qu’elle vient de publier aussi aux Éditions de l’Olivier et où l’on comprendra mieux justement, vous parliez de traductrice historique là, ce qui la lie au profond à Appelfeld.
Joseph Macé-Scaron : Cécile Guilbert !
Cécile Guilbert, essayiste et critique : Oui, c’est vrai que c’est un très, très beau livre. L’essentiel a été dit, c’est vraiment le récit d’une mue, d’une mutation, d’une tension, entre le passé et le futur et au sein de ce monde juif c’est assez intéressant de voir, à la fois cet attachement au monde des anciens qui sont des rescapés des camps en fait et qui sont dans la douleur, sont dans la souffrance, sont dans le passé et puis voilà il va y avoir cette propulsion vers la Palestine qui est plus lumineuse et tout le livre est de toute façon très lumineux, très illuminé et à chaque fois on s’interroge un peu sur le prodige de cette écriture qui est tellement simple, fluide. On se dit presque y a aucun effet de style et en plus quand on regarde les dialogues attentivement, les dialogues sont toujours très simples, il va à l’essentiel… enfin c’est des petits joyaux. Moi ce qui m’a beaucoup touchée aussi c’est que sur son chemin, sur ce chemin de cette nouvelle vie, dans une nouvelle langue, sous un nouveau nom, on croise les figures, il croise les figures des vieux messieurs qu’ont connus ses parents. Je trouve que le rapport aussi de la mère à son père est très beau parce que cet homme, dont il dira que sans cesse il a écrit sur des bouts de carton sans jamais être publié, avec une énorme foi, eh bien cette foi son épouse la partage et c’est magnifique je trouve ce qu’il raconte de sa mère qui a tellement foi en l’écriture de son mari. Il arrive à mêler tous ces thèmes universels et aussi cette filiation et cette construction de soi et cette propulsion par l’écriture, il recopie la Bible, il recopie… et il s’agit pas de littérature, il s’agit vraiment d’écriture au sens le plus essentiel du mot, quand il recopie la Bible, quand il apprend à former les lettres, les lettres hébraïques qui sont magiques. C’est un très, très beau livre.
Joseph Macé-Scaron : Clara Dupont-Monod !
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Oui c’est un peu le bal des fantômes parce qu’il faut préciser effectivement que il y a les apparitions qu’il a en rêve mais également toute cette peuplade de réfugiés autour de lui…
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : Il croit voir à chaque fois
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Voilà…
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : … un oncle… une tante… bien sûr !
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Ce fut comme une apparition à chaque fois.
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : Oui…
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Entre ces oncles, ses tantes…
Cécile Guilbert, essayiste et critique : C’est poignant.
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : C’est vraiment très, très fort de la manière dont c’est rendu, c’est très juste en plus.
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Voilà, et en puis ensuite y avait les êtres humains de chair et d’os qui apparaissent comme des fantômes. Vous avez un Beno qui finalement ne peut plus faire de violon, vous avez un Marc qui disparaît, qui se suicide, vous avez un Robert qui s’en va aussi étreint par la nostalgie, donc vous avez comme ça, pour moi c’est le bal des fantômes.
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : En même temps, ce n’est jamais funèbre !
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Jamais !
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : C’est un livre qui est quand même complètement écrit au présent puisque comme on l’a dit tout à l’heure, pour revivre, pour survivre il faut qu’il… quelque part qu’il oublie le passé, qu’il se trahisse, qu’il apprenne une autre langue etc. C’est un livre qui est complètement du côté des vivants. Je le dis pour les gens qui pourraient avoir le sentiment peut-être que c’est encore un récit de quelqu’un qui se souvient, se raconte. Non ce n’est pas ça…
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : D’autant que comme vous l’avez dit, maintenant presque pour chaque livre il suit le même…
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : Il réinvente quelque chose à chaque fois.
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : Il réinvente alors que c’est… enfin, globalement c’est la même histoire, c’est la même fuite, c’est la même attente, on arrive à un port et puis on va partir, c’est à chaque fois la… et pourtant…
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : ça se reficitonne autrement à chaque fois.
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : Voilà, à chaque fois, c’est la même histoire, il arrive à nous le présenter, à l’enrichir avec, soit des personnages, soit des situations soit des sensations mais totalement différentes et on a l’impression que c’est toujours la même chose et c’est jamais dans la lecture, c’est jamais le même texte.
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Oui, tout à fait, rappelez-vous La chambre de Marianna avec cet enfant qui est mis dans une maison close, dans un placard et la séparation d’avec sa mère. Vous croyez lire des passages du Garçon qui voulait dormir et effectivement c’est réinventé chaque fois. Extraordinaire, c’est la même obsession, le même livre, on touche pour moi là, au cœur de la vraie belle grande littérature.
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : C’est comme un…
Joseph Macé-Scaron : Frédéric Ferney !
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : Une prouesse d’arriver à faire un livre aussi joyeux finalement avec des thèmes aussi, aussi sombres.
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Oui, mais il est du côté de la vie. C’est la scène finale, on ne va pas la révéler mais au fond, c’est la mère qui parle et définitivement elle le pousse dans les reins du côté de la vie.
Cécile Guilbert, essayiste et critique : Y a la vie…
Joseph Macé Scaron : Cécile Guilbert !
Cécile Guilbert, essayiste et critique : … mais c’est parce que sa vie spirituelle… son âme, c’est une très, très belle âme Aharon Appelfeld.
Xavier Houssin, journaliste au Monde des livres : C’est une âme on pourrait dire que c’est une âme dansante, comme dans le Hassidisme bien sûr parce que [ ???]
Frédéric Ferney, journaliste, essayiste, critique, tient le blog Le bateau livre : Tout à fait, oui, oui, c’est vrai que dansant c’est assez juste, ça lui va assez bien, pour ce livre en tout cas !
Joseph Macé Scaron : Je rappelle le titre de ce très, très beau livre d’Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier, et encore un mot sur la traductrice.
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Valérie Zenatti.
Joseph Macé Scaron : Voilà !
Clara Dupont-Monod, journaliste, critique notamment sur Canal : Grand bravo !
Joseph Macé Scaron : Voilà, on n’en parle jamais assez !