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La panne de la démocratie française

Transcription (et mise en ligne initialement sur le blog Tinhinane, le mardi 17 octobre 2006 à 22 h 02) par Taos Aït Si Slimane du débat, « La panne de la démocratie française », enregistré le 13 mai 2006 à Grenoble et diffusé sur les ondes de France Culture.

Ce débat organisé dans le cadre du colloque « La Nouvelle critique sociale » avec La République des idées et Solidarités actives était animé par Gérard Courtois, directeur des rédactions du journal Le Monde, y ont participé, Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, Marc Lazar, politologue au centre d’étude et de recherche industrielle, Olivier Ihl, directeur de l’institut d’études politiques de Grenoble, Yves Sintomer, professeur de sociologie à l’Université Paris VIII, Fadela Amara, présidente de l’association Ni Putes, Ni Soumises.

Gérard Courtois : Bonjour à Tous. On va rentrer, tout de suite, dans le vif du sujet. « La panne de la démocratie française », c’est au fond l’interrogation qui me paraît centrale dans l’ensemble des travaux de ce colloque, de ces ateliers et de ces débats. Pour qui douterait de cette panne, ou en tout cas de ce malaise, il suffit de refaire, en douze secondes, le film de l’année écoulée. Le 29 mai 2005, une majorité de français refuse le traité de constitutionnel sur l’Europe soutenu, défendu par les principaux responsables politiques et la plupart des éditorialistes. Novembre 2005, la crise des banlieues souligne, surligne, les fractures au moins urbaines, voire ethniques qui traversent la société française. Mars-avril 2006, la crise du CPE démontre l’incapacité, on va dire ça pudiquement comme ça, des gouvernants à entendre ce que souhaitent ou attendent les gouvernés, en particulier les jeunes. Et dernier épisode en cours, l’affaire dite Clearstream qui pour le coup jette une lumière crue, voire choquante, sur le fonctionnement des plus hautes autorités de l’État, et qui souligne en particulier, me semble-t-il, ce qui est au cœur de la difficulté, pour les citoyens, à comprendre ce qui se passe dans la machine politique, c’est-à-dire au moins le sentiment d’impunité qui habite ses responsables et ce que l’on pourrait appeler leur irresponsabilité. Et au-delà de ce constant, qui pourrait avoir l’air désolant, il reste que chacun de ces épisodes témoigne d’une vitalité et d’un désir des citoyens de s’emparer du débat public et de peser sur ce débat public de manière tout à fait évidente.

On va essayer d’organiser ce débat en deux temps : D’abord, un premier, si je puis dire, tour de table ou tour de tribune, pour faire un diagnostic. Un diagnostic de ce qui ne marche pas et un diagnostic de ce qui émerge ou de dépasser, de renouveler, ces facteurs de blocages. Puis, un deuxième temps, plus long, avec vous en échange avec la tribune pour explorer l’ensemble des pistes qu’on pourra explorer en une heure et demi.

Pierre Rosanvallon, diagnostic : Qu’est-ce qui explique ce malaise ou ces blocages de la démocratie française ?

Pierre Rosanvallon : Je crois qu’il faut distinguer les blocages de la démocratie en générale, qui sont des blocages que l’on retrouve dans beaucoup de pays et les blocages spécifiques de la démocratie française.

Le blocage qui me semble spécifique de la démocratie française c’est l’impossibilité ou la difficulté à accepter le sens d’une responsabilité politique. Qu’appelle-t-on responsabilité politique ? C’est le fait que la confiance ne se gagne pas simplement dans les urnes, une fois tous les quatre ans, une fois tous les cinq ans, mais que la confiance est une épreuve permanente. Et dans les démocraties, il y a deux termes qui expriment cette distinction : le terme légalité qui exprime le fait que la confiance est donnée dans les urnes périodiquement et le terme légitimité qui se reconquière dans l’action permanente et quotidienne. Dans toutes les démocraties, lorsqu’il y a un écart important qui se creuse entre légalité et la légitimité, il y a une décision que prennent les gouvernants de changer quelque chose.

La France est un pays qui s’arcboute à la définition purement légale de la démocratie et qui ne voit pas que la confiance se gagne aussi et que la légitimité doit se prouver en permanence. Ce que nous vivons actuellement est, de ce point de vue-là, un enseignement absolument significatif. En Angleterre il y a eu un certain nombre de petits scandales, bien mini scandales comparés à ce qu’il y a eu en France, il y a eu un remaniement ministériel, des démissions de ministres et puis des remplacements de ministres. Rien de tout cela n’a eu lieu en France. Donc, je dirais que c’est sur ce plan-là qu’il y a, me semble-t-il, une spécificité française.

Quels sont les problèmes généraux de la démocratie, qui sont aussi des problèmes français ? Le premier, c’est une crise de la représentation. Mais la crise de la représentation, elle, n’est pas simplement un déficit de représentativité des gouvernants, elle est un problème posé aussi par le changement de la société. La crise de la représentation, et c’est peut-être là son sens le plus profond, est une crise de la société, une crise du sentiment d’identité. Les classes et les partis ne se lisent plus aussi facilement qu’avant et du coup la société est moins lisible. C’est parce que la société est moins lisible qu’il y a aussi une crise de la représentation dans les pays industriels. Du même coup, cette crise de la représentation est une crise du langage politique. Je suis frappé du fait que le langage politique des années cinquante, chez un certain nombre de partis, se caractérise par une certaine langue de bois. Il y avait paradoxalement moins de distance entre la réalité et la langue de bois des années cinquante qu’entre la langue de caoutchouc d’aujourd’hui et la réalité d’aujourd’hui. Donc, il y a là, véritablement, me semble-t-il, un problème de langage politique, un problème de lisibilité. C’est cela que l’on peut appeler la crise de la représentation.

Deuxième point, la question de la passivité : c’est un lieu commun que de dire : aujourd’hui les taux d’abstention montent ou que les sociétés sont plus passives. Mais, attention à ce diagnostic ! Ce diagnostic - le terme même d’abstention doit d’ailleurs être décliné - il faudrait distinguer, la classe politique distingue les abstentionnistes permanents, intermittents. Et derrière cette question de l’abstention, il y a une autre scène de la démocratie qui est une scène de l’expression sociale est qui, elle, au contraire, aujourd’hui, se porte plutôt bien. On pourrait dire qu’il y a des formes non conventionnelles d’actions politiques, des formes non conventionnelles d’expression qui sont en développement alors que l’expression électorale est en stagnation, voire en régression. Bien sûr, ce n’est pas sans poser de problèmes parce qu’on peut, d’une certaine façon, dire que les sociétés contemporaines, les démocraties contemporaines sont marquées par des phénomènes qu’on a qualifiés dans la science politique de « politisation négative », c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles les formes de démocratie sont très actives dans le sens de la négativité, du rejet et, donc, l’écart entre la mobilisation des citoyens et la capacité à formuler des projets devient plus grande. C’est le deuxième aspect, me semble-t-il, fondamental de la crise de la démocratie. Cela se traduit, très simplement, par le fait que dans le terme des associations, du mouvement syndical, il y a un déclin des grandes associations nationales et une croissance des associations locales. Ça n’est pas sans poser des problèmes parce qu’une démocratie -on va en discuter, sûrement, tout à l’heure avec la participation- ne vit pas simplement de l’implication immédiate du citoyen, une démocratie vit aussi de la capacité à faire collectivement émerger un sens collectif, à faire collectivement émerger la possibilité de se déployer dans une histoire. Et, dans cet écart entre l’implication locale et la difficulté à faire émerger un sens, une histoire, des formes d’expression générales, il y a là, me semble-t-il, un deuxième élément qui mérite d’être mentionner de la crise de la démocratie.

Troisième élément, qui est fondamental, c’est celui du sujet politique, la définition de la nation. On peut dire que pendant deux siècles et demi ce qui était essentiel, quand on parlait de la démocratie, c’était de réfléchir sur les institutions de la démocratie, c’était de réfléchir sur la vie de la démocratie, de réfléchir sur le rapport entre institution démocratique et société démocratique, or, aujourd’hui, on voit de plus en plus qu’un des lieux essentiels du débat, du conflit, c’est la définition du territoire de la démocratie qui est membre d’une collectivité. Que cette question-là soit centrale on le voit à travers le fait que les mouvements de séparatisme, que les mouvements de sécession se sont multipliés dans le monde contemporain et ce ne sont pas simplement des mouvements de sécession nationaliste dans biens des cas ce sont des mouvements de sécession qui ont une dimension presque sociale et territoriale. Il y avait, hier, une table ronde sur les territoires qui montrait bien, aujourd’hui, que la question de sécession c’est aussi quand des groupes sociaux se séparent les uns des autres ou comme dans un pays comme la Belgique aujourd’hui, les Flamands ne veulent plus faire État providence commun avec les Wallons parce que l’État providence coûte beaucoup plus cher au Sud qu’au Nord. Donc, ce phénomène du développement des sécessions territoriales et sociales, j’insiste sur ce terme social, est une dimension, me semble-t-il, fondamental de la crise de la démocratie et cela montre qu’au centre de la démocratie, il n’y a pas simplement une appartenance générale à la nation, il n’y a pas simplement des institutions, il y a aussi les mécanismes qui produisent de la vie commune et au sein de cette vie commune il y a tout de même l’État providence, c’est-à-dire une machine à produire de l’égalité des possibilités, une machine à produire de la redistribution. La crise de la démocratie, c’est aussi la crise de l’état providence. Il faut savoir qui rentre dans l’État providence ? Qui participe ? Qui est membre de cette communauté de redistribution ? Car il y a un écart bien grand entre la communauté de redistribution qu’il y a au niveau d’une nation, où on redistribue à peu près 40% du PNB et simplement une solidarité humanitaire où l’on ne redistribue que 1%.

Il y a donc, me semble-t-il, sur ces trois terrains : crise de la représentation, les formes de la passivité de l’activité et la définition du sujet politique, les trois éléments centraux d’une crise de la démocratie.

Je termine, en disant d’un mot, c’est que si le populisme, quelque soit l’expression que l’on donne au terme populisme, monte aujourd’hui c’est que le populisme apporte à sa façon, ou prétend apporter, une réponse à ces trois questions. Le langage politique c’est celui de la dénonciation des élites, c’est celui de la valorisation d’un peuple dont on parle dans une nébuleuse extrêmement générale, l’activité c’est simplement la vision d’une démocratie d’un pur rejet, une démocratie qu’on aurait appelé poujadiste autrefois. Et puis, du point de vu du sujet politique c’est la nation ethnique, c’est le rejet de tout ce qui fait différence. Or, aujourd’hui, reconstruire même l’idée républicaine c’est reconstruire un monde commun entre des personnes différentes et c’est pour cela que la nation est en panne parce que pas simplement l’idée républicain mais la pratique républicaine, l’idée républicaine c’est une chose mais la pratique républicaine ça en est une autre, c’est celle de faire redistribution commune avec un groupe de personne. Voilà me semble-t-il les trois éléments centraux de la crise de la démocratie contemporaine.

Gérard Courtois : Marc Lazar, quelle est la singularité française dans le paysage européen que vous observez, notamment en Italie que vous suivez très attentivement ? Quelle est la particularité ? Ou y a-t-il une particularité de la crise de la démocratie française ?

Marc Lazar : Je voudrais d’abord réagir sur le terme qui a été employé pour cette séance plénière : « La panne de la démocratie française ». Moi, je préfère, dans la lignée de ce que vient de dire Pierre, insister sur la mutation de la démocratie. Et, effectivement, je crois que cela vaut la peine de faire le détour, surtout quand on est à Grenoble, par un pays voisin en examinant le cas de l’Italie parce que c’est sans doute un des laboratoires des mutations de la démocratie en Europe parmi les plus étonnant où tout est poussé, d’une certaine façon, à l’excès. En effet, à cause, depuis plus d’une décennie, de ce que l’on peut appeler le phénomène Berlusconi, on a cette première tendance, à savoir celle qui a pu nous apparaître comme l’expression avec Berlusconi d’une démocratie de l’opinion, le rôle de la télévision, le rôle de la communication, le rôle de la personnalisation, une forme de démocratie dévoyée. Un homme qui a un conflit d’intérêt et qui va utiliser la présence du conseil pour ses intérêts personnels. Et, en même temps, troisième aspect du berlusconisme, une démocratie qui sacralise l’individualisme au sens le plus égoïste du terme. Or, ce qui est intéressant, et cela fait écho avec ce que vient de dire Pierre, c’est que l’immense succès de Berlusconi, y compris à l’issu de ces dernières élections, c’est sa capacité à avoir consolidé autour de lui un véritable bloc social autour de ses propositions. Un bloc social qui a deux piliers, totalement antagoniques d’ailleurs : d’un côté un pilier constitué des petites entreprises, des professions libérales, des artisans, des commerçants plutôt localisés dans le Nord de l’Italie et un autre pilier formé de populations exclues, en tout cas qui se sentent exclues des processus d’européanisation, de la mondialisation, les laissés pour compte du développement de la société italienne, les personnes de plus faible niveau d’instruction, celles les plus exposées à la consommation de télévision, qui se localisent, pour caricaturer un peu, dans une partie de l’Italie du Sud et en Sicile. J’insiste sur cette relation entre le politique et quasiment la moitié du pays. Or, en même temps, rien ne serait plus faux, ce fut une thèse à la mode en France, de considérer qu’avec Berlusconi on a une démocratie italienne anesthésiée, c’est même tout le contraire et c’est le paradoxe que je voudrais souligner ici.

Pourquoi suis-je contre cette idée d’une anesthésie cathodique de la démocratie italienne ? D’une part, c’est oublier, je pense que c’est important y compris quand on reviendra dans un instant sur la France, que les règles de la démocratie libérale et représentative ont continué et continuent de fonctionner malgré les cinq années que viennent de vivre les italiens avec Berlusconi. Il y a une constitution, il y a un président de la république, il y a des partis politiques et le jeu politique a continué, Berlusconi n’a pas pu en faire abstraction. Mais, deuxième point, et c’est celui qui peut-être nous intéresse le plus ici, c’est que l’on n’a jamais eu autant, je pèse mes mots, de vitalité non seulement de la société mais de la démocratie italienne. Si je devais employer une image, elle est évidemment excessive, je le dirais de la manière suivante : le virus Berlusconi a provoqué une série d’anticorps venus de la société : mouvements associatifs divers, mouvements anti guerre, mouvements antimondialisation, mouvements de contestation de Berlusconi, les fameux « girotos » ( ?) de ceux qui tournaient autour des Palais de Justice et de la RAI menacés par Berlusconi,… mouvements certes parfois excessif, beaucoup d’entre-eux avaient du mal à accepter la victoire démocratique de Berlusconi, mouvements qui critiquaient les partis de gauche, aussi, mouvements qui avaient un certain nombre d’ambiguïtés sur le rapport à la politique,… mais peu importe, il y a eu une vitalité importante et c’est cet élément que je voudrais mettre en exergue, avec un réserve et elle est très importante et je crois qu’elle est en prise directe avec ces journées : c’est la sociologie de ces mouvements, c’est la limite fondamentale de ces mouvements. Ceux qui participent à cela, on les connaît à peu près, j’allais dire c’est nous. C’est-à-dire des populations dotées d’un niveau d’instruction, de diplômes, vivant dans les grandes viles, très souvent proches du secteur public et par conséquent il y a tout une autre partie de l’Italie qui ne se reconnaît pas.

Ce qui m’intéresse dans le cas de l’Italie, et je termine cette présentation de l’Italie là-dessus, c’est que cette présence de ces mouvements et de ces associations, dans cette diversité qui les caractérise, a contraint les partis à réagir. J’insiste là-dessus parce que cela on ne le voit pas en France. Effectivement, ça, c’est peut-être la spécificité. Ils ont réagi de deux façons : d’abord autour de cette expérience qui a été instaurée à Boulogne autour de Romano Prodi dans ce que l’on a appelé la « fabrication », la fabrique de Romano Prodi pour essayer d’élaborer le programme du centre gauche où en permanence on a vu des syndicalistes, des membres de certaines associations qui venaient exposer leurs points de vues, parfois aussi des experts et les politiques qui essayaient de discuter avec eux, qui essayaient de retenir un certain nombre d’idées, là encore sociologiquement c’est certaines fractions de l’Italie, mais ça a été un laboratoire d’expérimentation, c’est un élément important. Deuxième point, on en a beaucoup parlé en France mais c’est vite retombé, ça a été l’organisation de ces fameuses élections primaires au mois d’octobre, près de quatre millions d’italiens sont allés voter en payant symboliquement un euro, d’ailleurs la moyenne de récolte a été beaucoup plus importante, pour désigner leur candidat qui allait défier Sylvio Berlusconi. A 85% ils ont choisi Romano Prodi. Incontestablement, à mon sens, on a là un exemple de pont jeté entre les mouvements qui existent dans la société et les partis politiques. Et je le dis tout de suite, je suis désolé de le faire juste après ce moment d’optimisme, je reviens à la réalité en disant qu’après la victoire du centre gauche, toute récente, alors que le gouvernement n’est pas constitué, on est dans une période où semble-t-il c’est en train de se refermer. C’est-à-dire que le jeu des partis politiques une fois qu’ils ont gagné, actuellement, c’est la foire d’empoigne pour la répartition des portefeuilles entre les différents partis politiques et tout ce qui était ce lien avec les associations, tout ce qui était cette vitalité est peut être en train de disparaître.

Ce qui m’amène, si j’ai le temps, au cas français en disant combien ce détour par l’Italie permet de voir un certain nombre de points communs. La crise des institutions on va en parler, la désaffection par rapport à la classe politique, l’aspiration à la nouveauté, sont autant d’éléments communs et sans doute aussi des enjeux communs, je veux juste en énoncer quatre : Le premier, vous y faisiez allusion, Gérard Courtois au tout début et Pierre Rosanvallon aussi, c’est que en Italie comme en France, une des priorités, semble-t-il, l’un des enjeux fondamentaux de la démocratie c’est bien la restauration, aussi, des règles de fonctionnements et la mise au premier plan de la question de l’éthique au public. Ça, c’était vrai en Italie et c’est vrai, me semble-t-il, aussi en France. Le deuxième point, c’est évidemment la nécessité de relégitimation des responsables politiques et c’est une question et c’est une question commune à la France et à l’Italie et, à sans doute, d’autres pays. Le troisième point, c’est effectivement, la question de l’évolution -Olivier va sans doute en parler dans un instant- des institutions et des partis politiques. Et, le quatrième point, c’est cette exigence qui sourd, qui se manifeste, de participation citoyenne, ce n’est pas une exception française, c’est sans doute un des traits des sociétés européennes d’aujourd’hui.

Gérard Courtois : Olivier Ihl, vous avez été sollicité par Marc Lazar, est-ce que le problème est un problème d’institutions ? Est-ce que le problème est un problème de cinquième république qui est exsangue, vieillie, fatiguée ? Ou bien le problème institutionnel n’est qu’un épiphénomène ?

Olivier Ih : Le problème est d’abord politique. Je crois qu’il faut d’emblée poser, sous ce jour, la question qui nous occupe. La question sociale est une question politique. Au point d’ailleurs que l’on peut se demander si la nouvelle critique sociale peut se dispenser d’être une nouvelle critique politique. Alors qu’est-ce que cela veut dire insister de la sorte sur la dimension politique ? Bien sûr, c’est se poser en premier lieu le problème de savoir qui portera dans l’espace politique les doctrines, concepts, idées, propositions, par exemple, élaborées dans un forum de ce type ? Deuxième élément, c’est se poser la question de savoir quelles résistances, quelles réticences, les institutions manifesteront, ont manifesté à l’égard de propositions, de réformes ? En France, comment ce que l’on appelle la cinquième république peut accueillir un mouvement de réformisme notamment social ? Alors, poser les choses de la sorte c’est commencer à prendre un peu de distance avec un certain nombre de constats, parfois à l’emporte pièces, de jérémiades et de faux-semblants. On est abreuvé depuis quelques mois, sinon quelques années, par les formules chocs sur « La fin de l’État », « La gangrène de la corruption », « Le dysfonctionnement de l’État », « La faiblesse des institutions »,… tout ceci est sans doute pour une part juste, il y a nécessairement un jugement qui s’exprime là qui adhère à une réalité. Mais je préférerais, pour ma part, décaler le regard sur deux ou trois points qui, me semble-t-il, indiquent beaucoup plus fortement ce qui se passe sous nos yeux. Deux ou trois points parmi de nombreux éléments : premier point, l’affaiblissement de la fonction présidentielle. Le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, est tout de même l’acte de décès d’une certaine conception du présidentialisme, je le rappelle, 19.9% de suffrage exprimé. C’est le taux le plus bas de l’histoire de la cinquième république, pour un président élu, de surcroît, ne l’oublions pas ce sont des suffrages exprimés, si l’on rapporte ces voix au nombre d’électeurs en âge de voter cela fait à peine 12% de français qui se sont, au premier tour de l’élection présidentielle, déterminés pour Jacques Chirac, soit un Français sur huit. Telle est la légitimé de la fonction présidentielle telle qu’elle est aujourd’hui incarnée. Premier problème !

Deuxième problème, au moins aussi grave, ce que l’on pourrait appeler la déprise des partis. Qu’est-ce que ça veut dire ? Là, aussi, deux chiffres : en 1974 les partis qui sont représentés au parlement sont capables de canaliser plus des deux tiers des suffrages, donc, d’orienter par leurs propositions les préférences d’une très large majorité des Français. Aujourd’hui, les mêmes partis, ceux qui sont représentés au parlement ne sont plus capables que de canaliser que 40 à 45% des suffrages. Autrement dit, les partis de gouvernement, ceux qui ont vocation, qui se présentent comme ayant vocation à gouverner, ne sont en réalité que des partis minoritaires, deuxième problème. Comment en somme faire que ces partis relayent les attentes, les inquiétudes, les espérances du corps électoral ?

Troisième problème, le respect de la loi : question institutionnelle par excellence. Alors, sans revenir sur les éléments récents qui nous permettent d’assister à des proclamations, des promulgations immédiatement retirées, constatons simplement que sous la Vème République, 35% des lois votées ne connaissent jamais de décret d’application, cela veut dire, ne sont jamais mises en pratique, ne sont que de simples effets d’annonce, ce qui est, là, effectivement, loin des discours et des polémiques, sur ce qu’est la loi, sur que devrait être la loi, c’est un constat de dérèglement.

Trois éléments parmi d’autres, disais-je à l’instant, on pourrait évidemment multiplier les prises analytiques pour essayer de comprendre ce qui se passe sous nos yeux, sous nos pas, dans cette actualité que nous observons mais aussi que nous habitons. Tout cela pourrait nous conduire à prendre au sérieux les institutions et notamment à ne pas nous arrêter simplement à des exigences démocratiques mais à y insérer une réflexion sur l’ingénierie institutionnelle. Comment faire pour que des idées deviennent des voix ? Premier élément, des voix au sens électoral du terme. Deuxièmement, comment ces voix peuvent devenir des sièges ? Quel mode de scrutin ? Quel système de parti ? Comment ces sièges peuvent devenir un agenda d’actions publiques ? Troisième élément, comment cet agenda d’actions publiques peut devenir une politique effective qui concerne, qui touche, qui entre dans le grain le plus petit des relations sociales ? Tel me semble être le problème, aujourd’hui, qui se pose à nous.

Alors, ces institutions, ne sont pas, soyons justes, une baguette magique, il ne suffira pas de les réformer -il y a des propositions, je vais en donner deux ou trois- pour que soudain tout devienne merveilleux et que nous retrouvions une espèce d’âge d’or qui sans doute, soyons justes, n’a jamais existé, mais ce n’est pas non plus une forteresse impassible, ce n’est pas non plus une sorte de réglementation brouillonne et inoffensive. Non. Ces institutions rendent possibles et empêchent. C’est donc un élément, un matériau avec lequel il faut réfléchir ou avec lequel il faut agir.

Alors, quelques éléments de discussion, puisque on est là pour faire des propositions, est-il si nécessaire de continuer, seul contre tous, en Europe à disposer d’une fonction présidentielle à ce point surpuissante ? Ne peut-on pas, ici, à la fois nous inspirer de ce qui se passe à l’étranger et surtout nous inspirer de ce qu’est la tradition française, somme toute, c’est-à-dire une tradition parlementaire digne de ce nom ? C’est la question de : Quel pouvoir pour le premier ministre ? Certain réfléchissent à ce thème et se disent : mais pourquoi ne pas avoir un premier ministre qui reprenne les pouvoirs du président de la république et qui les assument devant un parlement de façon responsable ? C’est-à-dire disposer d’un droit de dissolution ou pouvant demander un vote de confiance qui détermine son sort ? Je vous rappelle la situation qui est la notre, depuis quelques années des premiers ministres qui ne sont pas responsables devant le parlement et devant l’opinion.

Deuxième élément de réflexion, ne peut-on pas revenir à une lecture plus orthodoxe de la Vème République, pour ceux que la notion de VIème République effraye, c’est-à-dire d’une cinquième république d’avant 62 ? En se posant la question : mais est-ce que cette Vème République doit continuer à être obnubilée par les affaires du passée ou instabilités gouvernementales, vous le savez, chères à la IIIe République et la IVème République : la question de la crise algérienne qui a donné naissance à ce régime, la question de l’affirmation d’une autorité administrative et politique. Est-ce que c’est encore ça les enjeux de la France de 2006 ?

Troisième piste de réflexion : Le problème du cumul des mandats, autre spécificité française, vous savez que la France détient, avec les Etats-Unis, le nombre record de mandat par habitant, on estime qu’il y a à peu près un mandat électif pour 110 à 120 habitants, ce qui est tout à fait étonnant, ce qui est une situation évidemment qui est immédiatement corrigée par le fait que de grands monopoles s’établissent et ces monopoles c’est la pratique débridée des cumuls des mandats qui en fournit la clef. Est-ce que en la matière penser ou rêver d’une régulation c’est une utopie ? Ou est-ce qu’on peut avancer, par exemple, vers l’idée de parlementaires qui n’auraient qu’un mandat de parlementaire et ne seraient pas en même temps des courtiers de la vie politique locale ? Ou, par exemple, imaginer que les mandats soient limités dans le temps. Mettons 3, 4 mandats après tout ce n’est pas si mal déjà et c’est une pratique qui existe dans de nombreux pays et qui n’offense personne.

Dernier élément, le problème de la représentation, et j’irai plus loin, je dirais de la représentativité. Vous le savez, le parlement français se caractérise par cette singularité, c’est qu‘il représente mal l’opinion publique. C’est le cas à l’Assemblée nationale d’où sont exclus toute une série de courants d’opinion avec lesquels on peut avoir les uns et les autres des désaccords, des accointances, peu importe mais la moitié de ces courants, plus exactement, la moitié des voix du corps électoral qui porte ces voix n’est pas représentée, c’est un problème. Car, pour ces courants, comment exister politiquement sinon par la rue ? Et c’est une conception de la démocratie toute particulière qui se trouve, ici, engagée.

Que dire du Sénat ? Instance qui n’a jamais connue depuis sa création en 1958 d’alternance et qui est un bloc politique homogène. Ces instances pourraient gagner à être constituée par un mode de scrutin instituant, comme le disait un président de la république, il y a quelques années, une dose de proportionnelle. Autre piste.

On le voit, les chantiers sont nombreux, le réformisme aussi peut concerner la question politique. Et en tout cas ce qui me parait essentiel c’est que l’on ne sépare pas ces deux dimensions qui, à mon sens, sont comme l’envers et l’endroit d’une médaille, la question sociale et la question politique.

Gérard Courtois : Le relais est naturel avec Yves Sintomer qui explore un peu toutes les nouvelles formes d’engagements citoyens. Est-ce un vœu pieu de ne pas séparer la machinerie politique et l’engagement sur le terrain ?

Yves Sintomer : Eh bien, je crois, tout d’abord, que la participation, comme source potentielle du renouvellement de la vie politique en France, passe d’abord par la participation spontanée à la vie civique, à la vie publique. Elle a toujours existé, ce n’est pas une nouveauté d’aujourd’hui. Ce qui, peut être, est nouveau c’est les formes qu’elle prend dans ses aspects les plus dynamiques. La façon dont une partie des, plus intéressantes, manifestations des étudiants, des lycéens ont fait contre le CPE au cours des dernières semaines est de ce point de vue révélatrice. Souvent c’était un groupe d’amis politisés, mais pas forcément membres de partis politiques, qui le matin décidaient de ce qu’ils allaient faire et qui contactaient, par SMS ou par appels sur portables, d’autres amis et de fil en aiguille il y avait une action souvent spectaculaire, souvent « innovative ».

Cette forme, disons, associative ou plus réticulaire de mobilisation politique n’est pas simplement l’apanage des étudiants ou des lycéens. On l’a retrouvée également lors des manifestations des contres sommets au niveau international. On l’a retrouvée également dans la diffusion d’une information alternative, ou différente, utilisant notamment l’outil Internet. Et puis, on l’a vu également de façon plus théorisée à travers le recours de ce que l’on appelle les groupes d’affinités qui autrefois étaient l’apanage de groupes libertaires et qui aujourd’hui se répandent bien au-delà de gens qui s’assemblent ponctuellement ou sur un plus long terme en vue d’une tâche politique commune qu’ils définissent.

Cette forme s’est également retrouvée au niveau des forums, des grands forums des mouvements altermondialistes, il y a tout de même quelque chose d’assez étonnant de voir que lors des derniers grands forums sociaux mondiaux organisés avec des dizaines de milliers de personnes qui faisaient la Une de la presse nationale et internationale, les organisateurs se contentaient de définir les règles du jeu et d’organiser matériellement la tenue de centaines, voire de milliers d’ateliers autogérés, auto organisés. Pensez à cette forme d’internationalisme par rapport à ce qu’était dans les années 30 un congrès de l’internationale communiste ou ce qu’est encore aujourd’hui, sur un autre registre, un congrès de l’internationale socialiste. Et la façon dont une nouvelle forme d’organisation ou de mise en réseau s’effectue. On pourrait dire que c’est une forme qui est plus en réseau alors qu’autrefois la forme d’organisation politique était d’avantage en oignon ou en pyramide. Bien sûr, ce n’est pas la seule forme, et les formes anciennes perdurent, mais ce qui sans doute constitue une nouveauté c’est l’émergence de cette nouvelle forme et le fait qu’elle puisse bousculer, insuffler, aider au renouvellement des formes traditionnelles. Cela on le constate en France mais on le constate aussi un peu partout dans le monde. Je crois que ce qui est spécifique à la France, ça a déjà été évoqué c’est la faiblesse de l’autre dimension, la faiblesse des partis politiques, la faiblesse des syndicats, c’est l’étroitesse du recrutement de la classe politique.

La participation c’est également la participation plus institutionnalisée dans des structures dites de démocratie participative. Ce qui est tout à fait étonnant c’est de voir combien, dans les 15 dernières années, de dispositifs participatives de tout ordre à des niveaux d’échelles extrêmement différents allant des quartiers à des questions nationales voire internationales, comment, donc, des dispositifs participatifs ont pu éclore au même moment et se développer dans des contextes institutionnels, politiques, culturels extrêmement différents et cela reste, en partie, un mystère de comprendre les raisons de cette émergence.

Ce qui est caractéristique, aussi, de ces nouveaux dispositifs participatifs, c’est que contrairement à la participation spontanéiste telle qu’on la voyait trop souvent dans les années 70, il s’agit d’une participation que l’on pourrait appeler délibérative. C’est-à-dire qui passe par l’organisation d’une discussion maîtrisée, de qualité, d’une délibération à travers des procédures auxquelles on fait attention et auxquelles on donne une vertu particulière. L’idée, finalement, c’est que l’intérêt général ne se construit ni dans la simple addition des intérêts particuliers, ni non plus dans une espèce de miracle qui viendrait grâce à une l’élection, grâce au ( ?) et qui donnerait à ceux qui ont été désignés par ce miracle une capacité automatique à le définir, cet intérêt général, et qu’au contraire l’intérêt général se construit de façon délibérative dans les discussions, dans l’échange des arguments. Alors, il y a des versions différentes de ce qu’on peut penser qu’est l’échange d’arguments. Il y a des philosophes, Habermas, Arendt, Rawls qui constituent des sources d’inspiration un petit peu différente à la fois dans les principes théorique mais aussi dans les dispositifs mis en œuvre mais il y a cette chose commune qui se développe.

Ce qui, sans doute, manque en France c’est de se demander à quoi peut servir la démocratie participative. Elle est bien sûr un but en soi, de démocratisation de la politique mais on peut se demander si elle reste simplement un but en soi et qu’elle ne sert pas en outre à d’autres causes si finalement elle arrivera à susciter des énergies et des désirs suffisants. A quoi pourrait servir d’autre qu’à la démocratisation de la démocratie ?

Eh bien sur d’autres continents, là, l’exemple de Porto Allègre, plus ou moins idéalisé, dit que ça peut servir aussi à la justice sociale, justement, à transformer les priorités sociales et c’était les grands courants, la démocratie participative permettant l’entrée en scène de nouveaux acteurs marginalisés dans le système politique classique et qui peuvent faire valoir leurs intérêts, leurs demandes de reconnaissance. Mais dans les pays d’Europe du Nord, scandinaves en particulier, dans ce fameux État providence social-démocrate dont on parle beaucoup en ce moment, la démocratie participative ça sert aussi comme un levier fondamental pour moderniser les services publics avec l’idée que si on ne les modernise pas, en s’appuyant sur la participation, ils n’arriveront pas à lutter contre les marchés et à représenter un alternative fonctionnelle et crédible à ces logiques du marché. Prenons le Danemark, par exemple, la démocratie participative ça sert aussi à affirmer l’idée d’une démocratie technique. L’idée que les questions techniques et scientifiques contiennent une dimension politique fondamentale et que cette dimension politique doit être reconnue comme telle, traitée comme telle. C’était le philosophe Américain John Dewey qui disait, il y a très longtemps, que « c’était la personne qui portait la chaussure qui savait où elle faisait mal, même si le cordonnier pouvait la réparer et que le savoir des experts politiques ou techniques s’il était coupé de la discussion avec les usagers et les citoyens devenait un savoir privé et que lorsqu’on s’occupait des choses publiques un savoir privé n’était d’aucune utilité », je crois que c’était dans cette perspective là que les nouveaux dispositifs se mettent en place.

Et pour conclure, je crois que ce qui est spécifique à la France c’est le fait de s’arcbouter sur une division du travail qui renvoie finalement l’intérêt général à des élus ou à des techniciens et les intérêts particuliers aux simples citoyens. Ce qui, aussi, est spécifique à la France c’est cette tradition républicaine qui permet de s’ancrer dans, je crois, une définition mystifiée du politique. Il me semble en tout cas que le développement de ces tendances participatives ne doivent pas être mystifiées, la vie contemporaine, on le sait bien ne se réduit pas à ça, mais que sans doute un des points d’appui essentiel pour contrer ces tendances plébiscitées ou de populisme autoritaire qui marquent fortement nos sociétés aujourd’hui.

Gérard Courtois : Pour finir, j’ai envie de poser la question, que posait Yves Sintomer à l’instant, à Fadela Amara : à quoi peut-elle servir, cette démocratie participative, vous êtes sur le terrain un, ou une, des porte-voix ?

Fadela Amara : C’est compliqué « démocratie participative », je suis toujours interpellée mais je m’interroge toujours sur la démocratie participative. Je vais vous dire pourquoi. Parce que régulièrement quand on est dans des structures comme des associations aussi près du citoyen notamment, par exemple, dans les quartiers en difficultés, pour ce qui me concerne, souvent et c’est aussi des choses que nous dénonçons, on pourrait parler de nouvelles pratiques, plutôt, participatives. Mais dans les associations qui sont au plus près de nos concitoyens souvent malheureusement elles sont vassalisées par les politiques du coin. Donc, elles ne sont plus représentatives. Je pense, par exemple, aux comités de quartiers quand on parle de réhabilitation ou de rénovation de cité, je pense, par exemple, aussi à des associations qui sont censées représenter des citoyens en difficultés et qui ont des revendications très précises et très particulières sur la question du progrès, sur les questions de l’environnement,… on voit bien, malheureusement, que quand il s’agit de se retrouver en face du politique pour poser le cahier des charges eh bien on découvre que dans cette association-là, le bureau, le président ou la présidente sont des vassaux des politiques du coin quelque soit la couleur politique des collectivités territoriales. Ça, c’est une première chose mais il faut garder une note optimiste.

Moi, je voudrais témoigner de ma propre expérience, j’ai été très intéressée par ce qui a été dit, ici, d’ailleurs je partage beaucoup de choses, je ne sais réellement si, et c’est pour ça que j’ai été très intéressée par l’intervention d’Olivier, parce qu’effectivement j’ai le sentiment, aujourd’hui, dans notre pays, on a voyagé en Europe, on a voyagé en Italie, etc. moi, je suis désolée je vais vous ramener dans les cités, je n’ai pas de sentiments, aujourd’hui, que nous sommes représentés réellement dans les enceintes de notre pays que ce soit le parlement ou dans les collectivités territoriales, en termes de mandats politiques. Je n’ai pas, non plus, le sentiment que nous sommes écoutés, entendus et enfin, pour résumer l’affaire, j’ai plutôt le sentiment que nous sommes le produit de différentes formes d’exclusion et, pour paraphraser certains, je dirais que nous sommes les oubliés de la république.

Je crois que dans notre pays nous avons fait quelque chose d’extraordinaire c’est que nous avons créé des poches de relégation dans lesquelles, tout le monde l’a dit, on accumule tous les handicapes, des habitants accumulent tous les handicapes sociaux. Je pense que, malheureusement, nous en faisons partie. Et, s’il y a eu un mouvement comme Ni Putes Ni soumises qui a émergé sur l’espace public c’est tout simplement parce qu’à un moment donné il y a un ras-le-bol général d’une partie de ces gens qui habitent ces quartiers en difficultés. Un ras-le-bol parce qu’au-delà de la confiscation de la liberté individuelle dans ce qui se passe dans le fonctionnement de la cité, il y a eu surtout un ras-le-bol de ne pas être entendu par nos politiques ou par des instances qui sont représentatives et qui devraient, normalement, pouvoir nous garantir nos libertés et faire en sorte que l’égalité existe partout dans le territoire de la république et, malheureusement, ce n’est pas le cas. Et, si Ni Putes Ni Soumises a eu cet écho, s’il a été aussi entendu, c’est tout simplement le fruit d’un rendez-vous entre une poignée de personnes qui ont décidé de marcher pour dénoncer un certain ensemble de choses et dysfonctionnements qui existent dans notre pays, des inégalités sociales – c’est pour ça que je trouve très intéressant le concept de ne pas séparer l’idée du politique de la question sociale, c’est très important - et en même temps un rendez-vous extraordinaire avec l’opinion publique qui, elle, a entendu ce cri de colère qui est sorti des quartiers ghettos de notre pays et qui a aidé à l’émergence d’un mouvement social qui s’appelle Ni Putes Ni Soumises aujourd’hui et qui participe à un débat politique et qui participe à la fois en tant que force d’analyse mais aussi en tant que force de propositions pour changer les choses dans les quartiers en difficultés, en tout cas pour les gens qui habitent les cités surtout sur la question des femmes qui sont la population la plus fragilisée dans certains quartiers mais pas dans tous.

Moi, ce que je voudrais dire, si je peux apporter ma pierre à l’édifice, c’est que j’ai une grande peur de l’avenir, aujourd’hui. Je vais vous dire pourquoi. Parce que qu’on a tout intérêt, aujourd’hui, à changer les choses, à transformer notre société et à faire que les instances qui sont censées représenter le peuple français dans toute sa diversité soit capables de se transformer et d’être représentative, justement, de ce peuple-là parce que je vois bien qu’il y a la montée du populisme à la fois ici, dans notre pays, mais aussi en Europe. Je vois bien que les idées d’exclusion, du rejet de l’autre se propagent à travers notre pays. Mais je vois aussi que la république à laquelle je suis attachée, la république laïque, est en train de s’émietter. Je vois bien qu’on est dans un processus qui s’accélère de plus en plus parce qu’il n’y a pas de réponse politique aux problèmes qui sont posés dans notre pays. Je vois bien qu’il y a cette sorte d’émiettement et de processus communautariste qui s’installe qui, souvent, dans certaines cités est imprégnée de religiosité extrêmement dure et radicale et, je crois que le danger qui nous guette c’est justement de ne pas trouver les réponses nécessaires. Et, pour trouver les réponses, il est très clair –c’est pour ça que j’ai accepté de participer à ce forum– qu’il faut se poser, réfléchir, avoir un diagnostic extrêmement pertinent. C’est pour ça que la critique sociale est importante, elle permet, justement, de trouver les vraies réponses aux problèmes qui sont posés, de trouver de vraies solutions qui, sur le terrain, font avancer les choses dans le bon sens.

Je crois que pour arriver à ça il faut aussi être capable, à un moment donné, tous en tant que citoyens, là où nous sommes avec nos petites responsabilités, peser dans le débat politique et faire en sorte que nos politiques qui sont dans les lieux de pouvoirs puissent entendre ce qui est dit en bas et puis surtout qu’ils prennent des décisions qui changent la situation. On est en période électorale nous allons nous amuser un petit peu parce que j’ai le sentiment que nos politiques, malgré tout ce qui se passe, continuent à être un peu autistes sur différentes questions, on l’a vu d’ailleurs au référendum européen, le non à la constitution, on voit bien qu’il y a un vrai décalage entre les politiques et l’ensemble de l’opinion publique, et je crois qu’à un moment donné pour arriver à gagner le pari de la république pour arriver à faire en sorte que le combat pour l’égalité se conquière surtout dans les endroits où il y a plus de difficultés, donc justement dans ce que l’on a appelé « les territoires perdus de la république », je crois qu’il y a besoin, aujourd’hui, de taper fort, de taper très fort.

C’est pour ça que je suis contente. Parce que, excusez-moi je suis toujours très critique vis-à-vis des intellectuels surtout ceux de gauche, je pense qu’il y a un réel besoin, d’ailleurs je voudrais faire une critique sur le Nouvel Obs, on l’a dit encore tout à l’heure mais c’est une réalité, mais il n’y a pas que des mecs, excusez-moi mais il y a des femmes qui réfléchissent et qui sont des intellectuelles, ça c’est pour la discussion que nous avons eue tout à l’heure, mais je crois qu’il y a un vrai besoin de poser les choses sur la table, de faire une vraie analyse, un vrai diagnostic et de trouver des réponses pertinentes. Ma grande crainte, je l’ai dit tout à l’heure comme je le pense, c’est qu’il va falloir à un moment donné -et c’est peut-être aussi l’expérience de Ni Putes Ni soumises qui me dit ça- c’est qu’on a trouvé de nouvelles formes d’engagement citoyen qui permettent d’arriver et de rentrer dans de vraies processus de luttes. Je crois très modestement que si Ni Putes Ni soumises a réussi ce pari là, a gagné ce pari là alors qu’on touche un public qui est complètement déglingué, qui est complètement exclu, qui est complètement oublié, ce sont souvent des gens qui n’ont jamais milité ni dans les syndicats ni dans les partis ni dans toutes les formes de structures démocratiques et citoyennes, mais si l’on a réussi ce pari là et si on a réussi à lancer ce processus que des femmes et des hommes s’engagent, des garçons et des filles des cités s’engagent ça veut dire qu’il y a besoin, justement, de réfléchir à des formes de combats citoyens, à de nouvelles formes de pratiques.

Je termine juste par un point qui est un détail mais qui pour moi est extrêmement important et qui participe malheureusement à déglinguer la république, je crois que dans les pratiques et les critiques sociales il y a aussi quelque chose qui me paraît important, on parle souvent, par exemple, des acteurs sociaux qui sont sur le terrain, je crois que dans le cadre des formations des acteurs sociaux qui sont sur le terrain, notamment dans les quartiers, il y a besoin aussi de revoir les manières et les pratiques sociales qui sont transmises dans les écoles de formation. Parce qu’on voit bien, encore aujourd’hui malheureusement, qu’il y a un décalage entre la théorie des formations et les réalités du terrain. Les formes de violences qui peuvent exister aujourd’hui dans les cités en difficultés, on l’a vu dernièrement avec les révoltes urbaines, ne sont plus les mêmes qu’à mon époque dans les années 80 quand on a fait la marche des « beurs », quand on est rentré dans les mouvements antiracistes où là on a combattu pour l’égalité, où là on utilisait les armes de la république. Je vous le dis comme je le pense, et je tire la sonnette d’alarme, je crois que Ni Putes Ni soumises, très modestement, est le dernier mouvement qui existera qui émergera des cités. Les révoltes urbaines ne sont que le cri de continuité de colère de Ni Putes Ni soumises mais la manière dont les gamins ont utilisé la violence comme méthode de revendication, je vous le dis comme je le pense, s’il n’y a aucune réponse politique qui est donnée, il y a un mépris total pour les gens des quartiers notamment des jeunes surtout ceux issus de l’immigration, la quantité de discrimination, de pratiques discriminatoires qui existent dans notre pays est faramineuse, catastrophique et je crois que si l’on n’arrive pas à trouver des formes de réponses tout de suite, je crains qu’on ait Le Pen au deuxième tour. La radicalisation des discours quand on rentre en période électorale et l’instrumentalisation politique, comme par hasard du débat sur l’immigration, sur la sécurité, tout va nous amener, encore une fois, à une situation extrêmement difficile. Et moi, je crains malheureusement que l’opinion publique, aujourd’hui, même si je pense que c’est une opinion publique généreuse, tolérante, etc. je crains quand même face à la situation, face à la manipulation de nos hommes politiques, face à l’absence de réponses, excusez-moi de la gauche, aujourd’hui, de la gauche républicaine, nous sommes dans une situation extrêmement critique.

Pour ma part, nous, nous avons participé au débat et nous allons être vigilants mais n’empêche je demande, et je crois au pouvoir du citoyen, je crois que nous sommes tous capables de changer la donne, je crois d’ailleurs que c’était François Mitterrand qui disait, on l’aime ou ou ne l’aime pas, peu importe, mais je crois que c’était François Mitterrand qui disait : on ne peut rien contre la volonté d’un homme. Je crois qu’il y a un besoin urgent que chaque citoyen participe, là où il est, à faire en sorte que nous défendions la démocratie et la république dans notre pays.

Gérard Courtois : Merci, à tous les cinq. La parole est à vous. Une seule règle du jeu, donnez votre nom puisque nous sommes entre guillemets « Podcastés », pour France culture, de telle sorte qu’on puisse, que des gens de France culture puissent travailler dans de bonnes conditions. Donc, vous vous nommez et le débat est ouvert, nous avons une bonne demi-heure pour débattre et Dieu sait que les pistes ouvertes par les uns et les autres sont nombreuses.

Public 1 : Bonjour, je m’appelle Jean-Noël Francinos ( ?), je suis de Nantes, je suis un militant politique mais aussi un militant syndical, et c’est sur ce plan-là que je voulais interpeller les intervenants. Ça a beaucoup été souligné le fait qu’une partie des voix de l’opinion n’est représentée à l’Assemblée nationale, 50% on a dit, force est de constater que le champ de la démocratie sociale n’est pas exclu de ce constat puisque par la présomption ( ?) de représentativité, il y a une injonction administrative à la représentativité des organisations syndicales. Je voulais simplement vous poser la question si, de votre point de vu, la panne de la démocratie française n’est pas aussi, une panne de la démocratie sociale, de la démocratie syndicale ? Et, si dans la suite du rapport Hadas-Lebel qui vient d’être remit au premier ministre Villepin, l’encore premier ministre, si vous ne pensez pas qu’il y aurait un grand chantier à entreprendre pour asseoir la démocratie syndicale sur les bases d’une représentativité réelle, c’est-à-dire tout simplement de la démocratie ? Voilà, merci.

Pierre Rosanvallon : Oui, je pense. Bien sûr, il faut bien voir que la démocratie doit fonctionner sur des principes de représentation différents. Il y a des formes de représentativité organisées qui sont celles des élections, il y a des formes de représentativités qui sont aussi celles de la prise de parole. Parce que le système de l’élection politique ne peut pas exprimer toutes les paroles, ne peut pas exprimer tous les problèmes. C’est pour ça qu’il faut qu’il y ait, effectivement, une représentation sociale à côté de la représentation politique mais cette représentation sociale ne peut pas simplement être organisée de façon intentionnelle. Bien sûr, il faut qu’elle ait des formes institutionnelles mais il faut, aussi, que se multiplient et se démultiplient, dans la société, les groupes, les associations, les petites institutions qui permettent de prendre la parole. Je crois que c’est une utopie de penser qu’il pourrait y avoir un mécanisme parfait de la représentation qui ferait que tout le monde aurait le sentiment de voir ses problèmes pris en compte. Bien sûr, il y a de gros blancs, il y a de gros vides. Et, quand Fadela dit qu’il y a des territoires oubliés, oui il y a des territoires oubliés et il faut là qu’il y ait une réponse institutionnelle. Quand Olivier Ihl dit : oui, il y a des blancs dans la représentation et il faut y remédier. Mais autant il faut travailler pour que les oubliés de la république soient pris en compte, autant il ne faut pas non plus avoir l’utopie d’une représentation qui pourrait être l’institution pure et parfaite, me semble-t-il. C’est pour ça qu’il doit exister sous la forme démultipliée de dizaines, de centaines, de milliers de voix, c’est aussi ça la démocratie, c’est la multiplication des voix et pas simplement la perfection d’une voix unique, me semble-t-il.

Yves Sintomer : Il me semble, justement, que cette multiplication des voix, sur le terrain syndical et de la démocratie sociale, on aurait intérêt en France à s’inspirer, pour le coup, d’un mode de fonctionnement qui semble, par exemple, normal en Allemagne où un accord de branche doit être ratifié par l’ensemble des salariés et pas simplement par leurs organisations considérées comme représentatives, sous réserve d’ailleurs de modifier les règles de représentativités. Il me semble que dans cette perspective là il y a un enjeu tout à fait crucial, que le syndicat, aussi, retrouve un autre type de dialogue avec leur base qu’ils ont largement perdu aujourd’hui, on est un des pays où le taux de syndicalisation est le plus faible, ça a des répercussions sur la politique parce que classiquement le syndicalisme est aussi un vivier de formation politique et je crois que là il y a un enjeu tout à fait décisif et sur d’autres terrains lorsqu’il y a des luttes sociales souvent la floraison des coordinations auxquelles on a assistée ces dernières années montre aussi le problème d’une représentativité syndicale lorsqu’elle est figée et qu’elle n’est pas remise, constamment en jeu dans des votes où dans des procédures plus souples.

Gérard Courtois : le taux de syndicalisation, 8%, principalement dans le public, c’est encore nettement mieux que le taux d’engagement dans des partis. On peut évaluer à 1% de l’électorat : 40 millions d’électeurs potentiels et, en comptant très large, à peu près 400 000 adhérents à des partis politiques.

Public 2 : Je voudrais simplement rappeler que les oubliés de la république c’est d’abord les électeurs, les citoyens, c’est rarement les élus. Je reviens à ce que disait Olivier Ihl : on ne peut pas séparer la crise politique de la crise sociale. C’est quand même incroyable qu’il existe en France des organisations, qui en milieu du travail ne font rien ou interdisent le syndicalisme. Je veux parler du patronat français. On a quand même le patronat le plus con d’Europe. Je crois qu’il faut avoir le courage de le dire publiquement. Et la façon dont se comporte un certain type de patronat avec le refus de dialogue social dans les lieux où se produit la richesse et à partir de ça émergent, aussi, les réactions de la représentation politique. La Vème République a détourné le citoyen de la politique. On a rappelé tout à l’heure le cumul de mandat, en nombre et dans la durée, elle est anti politique. Ça ne permet pas le renouvellement alors que la société est en grande dynamique. Si l’on n’impose pas le syndicat dans les entreprises et que l’on ne renouvelle pas les modes et formes d’élections -il y a partout des « monarchies républicaines » à diverses échelles du territoire ou des monarchies patronales au sein des entreprises- je crois que si ces formes-là ne sont pas mises à plat on ne fera que se faire plaisir à parler de façon théorique. La montée de la base ou des jeunes est là. S’il y a une certaine appréhension chez les jeunes à rester dans certains types d’entreprises c’est parce qu’on ne fait que les précariser et si on ne fait rien pour permettre aux jeunes d’être écoutés, ce qui se passe au niveau politique, et de favoriser toujours les mêmes aux élections là il y aura toujours un rejet politique. Donc ces deux voix doivent être absolument liées. Merci.

Public 3 : Jean Caunes ( ?), je suis élu à la municipalité de Grenoble dans un mouvement qui tente depuis un certain nombre d’années, avec d’autres, de poser ces questions de démocratie participative et l’articulation entre le social et le politique. Pour essayer d’être court, une remarque et une question. La remarque concerne à la fois cette initiative et le titre. Je trouve que c’est une initiative extrêmement importante dans la mesure où elle convoque des intellectuels qu’on a vu dans différentes supports médiatiques et des expériences sociales : attention à ce qualificatif de « nouvelle ». Qu’on n’ait pas le même destin que la nouvelle philosophie, la nouvelle cuisine, c’est-à-dire une opération un peu médiatique qui n’a pas forcément de suite sinon d’être une opération permettant une opération éditoriale, et c’est très bien, nous avons besoin de documents qui nous obligent à réfléchir. La question, maintenant. Une des questions que pointent la plupart des interventions c’est l’articulation entre une réflexion sociologique, politique, philosophique et les expériences sur le terrain. Comment faire que les multiples voix qui se sont exprimées ici et qui pointent, alors pour ce qui me concerne, d’une manière très juste les fractures, les manques, les impuissances de notre société puissent trouver sur ce terrain là -vous êtes venus à Grenoble, on a compris ce n’est pas par hasard, je ne vais reprendre l’argumentaire et je trouve qu’il est juste-, Grenoble pouvait se positionner comme un lieu pour amplifier cette initiative mais ça suppose une condition c’est que vous nous aidiez aussi à ce que la rencontre entre un certain nombre d’intellectuels et ils existent dans une sphère large sur le plan local de Rhône-Alpes puissent s’articuler avec de multiples expériences qui existent sur le terrain et dont je regrette qu’elles n’aient pas suffisamment d’échos à cette tribune ou même dans les tables rondes parce que je crois qu’il n’y a pas de solution en dehors de cette articulation entre le politique et le social mais aussi en dehors de l’articulation entre une réflexion globale qui est portée par les gens à la tribune et des expériences locales qui s’inscrivent dans la durée. Voilà pourquoi je faisais cette petite remarque sur la nouveauté. Cette nouveauté n’aura de sens que si elle s’inscrit aussi dans une certaine tradition de lutte qui ne date pas d’aujourd’hui et qui a une existence à Grenoble comme ailleurs depuis une vingtaine d’années à partir du moment où un certain nombre d’acteurs se sont rendus compte de ces critiques, que vous pointez et qui ne sont pas nouvelles, sur le cumul des mandats, sur la coupure entre la société politique et la société civile. Et, comme mon voisin m’a demandé d’être court, j’en reste là.

Olivier Ihl : Je voudrais revenir une seconde sur la question que Fadela Amara posait tout à l’heure, celle des oubliés de la république. Il me semble très important de poser le problème de leur représentation politique, aujourd’hui. Qui représentera ces populations dans les échéances électorales à venir ? Chaque régime politique a su trouver une équation entre des intérêts sociaux en rivalité. Les groupes sociaux se heurtent, s’affrontent pour le partage des ressources pour emblématiser le lien commun et d’un côté les règles du jeu. La IIIème République, par exemple, a été un régime qui, parlementarisme oblige, a permis d’intégrer les intérêts sociaux de la petite bourgeoisie, de la moyenne bourgeoisie, ça c’est répercuté dans toute une série de lois, depuis la loi scolaire jusqu’à un certain nombre qui ont été engagé, on a évoqué la laïcité tout à l’heure c’est l’héritage de ce régime. La IVème République avait, à la faveur de la puissance de parti communiste, réussi à donner, au moins dans le 10 ou 15 premières années de son existence, un écho aux intérêts du monde ouvrier, en tout cas une voix à ce monde ouvrier. Je rappelle que le parti communiste représentait 27 à 28% à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, qui représentera, dans les instances qui sont faites pour cela, où se discute la répartition des ressources, la fixation des priorités publiques, ces milieux sociaux ? Dont on sait qu’ils sont les plus frappés par la crise économique, dont on sait qu’ils sont les plus marqués par la dépossession politique qui est inscrite au cœur de la délégation électorale, de ce jeu qu’est l’élection, qui les représentera ? La Vème République, j’y reviens une seconde, on évoquait toute à l’heure l’importance de l’administration en son cœur, c’est tout de même une république de fonctionnaires, pour le meilleur comme pour le pire. C’est une république, on le sait, qui a donné, comme jamais aucune autre ne l’a fait, une importance considérable aux hauts fonctionnaires dans la fabrique de la décision publique. Prenez le rôle que jouent 35 à 40 personnes en moyenne qui fabriquent les décisions dans les cabinets ministériels où se joue, évidemment, quelque chose en coulisse qui est essentiel pour la représentation politique. Vous avez la scène de l’élection mais vous avez aussi les coulisses des cabinets ministériels ou on décide des inflexions, des virgules apportées aux textes de lois, où l’on prend de dossier qui est au milieu, ou en bas de la pile, les dossiers à traiter, les dossiers que l’on appelle les dossiers politiques et sociaux à traiter. Cette situation, aujourd’hui, me semble-t-il, est un problème. Qui représentera ces milieux sociaux Est-ce que dans les écuries présidentielles qui fourbissent leurs armes, aujourd’hui, bâtissent des plans de batailles, préparent leurs logistiques, on voit poindre des premiers éléments de réponses à cette question toute simple : qui représentera les oubliés de la république ?

Fadela Amara : Je voudrais juste rajouter un mot à l’intervention d’Olivier. Je crois que la question est cruciale. Dans ces territoires, il y a des enjeux extrêmement importants. Il y a déjà des organisations qui se partagent le bout de gras, si je puis dire, et qui veulent représenter ce public. Quand, par exemple, vous entendez le secrétaire général de l’UOIF, Fouad Alaoui, dire au dernier congrès : « nous allons peser aux prochaines élections », je pense qu’il a dans son escarcelle, une série de propositions avec un effectif total en terme d’électeurs et ça va être discuté avec des représentants des partis politiques qui vont vouloir discuter avec ce parti politique islamiste. C’est ça la réalité. Alors, vous avez ça d’un côté et de l’autre côté, de ce même territoire oublié de la république, l’extrême droite aujourd’hui qui représente la classe ouvrière, parce qu’on est aussi dans cette situation-là. Nous avons les deux formes de fascisme qui existent dans notre pays, ce que j’appelle le fascisme blanc et le fascisme vert pour l’islamisme. On se retrouve pris, serré entre ces deux choses. Et, puis vous avez cette alternative que nous essayons, nous, de proposer, qui est celle de vouloir s’accrocher coûte que coûte, c’est désespérant mais c’est vraiment le cri de désespoir qu’on a lancé. On essaye, nous, de faire en sorte –pas que Ni Putes Ni Soumises, ce n’est pas la panacée, je ne fais pas, là, la publicité d’NPNS– mais la vérité c’est qu’on a plein d’associations républicaines et laïques qui tentent réellement de lancer une troisième voix qui défendent la république laïque, qui défendent le principe d’égalité, qui défendent un vrai projet de société, « ce concept du vivre ensemble », mais qui ont de plus en plus de difficultés parce les politiques ne sont pas au rendez-vous, que ce soit la droite ou la gauche républicaine. Notre problème, à nous, c’est qu’on est pris en étau entre ces deux extrêmes que sont les islamistes et l’extrême droite –FN, De Villiers & compagnie– mais on tente de rassembler les forces pour faire de sorte qu’à un moment donné on puisse peser dans le débat politique. Ça reste très compliqué parce que ce n’est pas des endroits ou l’on vote le plus et quand on vote, on vote très mal. Voilà notre réalité, il n’y a plus d’infrastructure d’éducation populaire comme à l’époque des « cocos », des communistes, pardon, quand nous étions jeunes. Il n’y a plus ses associations là qui éduquaient les masses. La réalité, c’est l’absence et le manque de volonté politique. On est des enjeux politiques, c’est clair, en termes d’instrumentalisation politique dans les débats, je l’ai dit tout à l’heure, pour ce qui concerne l’immigration etc. mais en même temps on n’est représenté par personne. J’entends bien, il faut être représenté parce qu’en démocratie c’est important que toutes les diversités soient représentées mais c’est effectivement pas la peine d’en faire qu’une mais plusieurs moyens de représenter le peuple français. Je veux rester optimiste, mais je suis très inquiète parce quand je vois la manière dont on a parlé des révoltes urbaines -y en a ceux qui parlent de violences- je me dis que nous sommes dans une forme de suicide social. Ça m’interpelle et m’inquiète beaucoup. Je me dis que s’ils n’ont pas utilisé les moyens de la démocratie et qu’ils ont brûlé des infrastructures de leur environnement, c’est bien une forme de suicide social. Et, ceux qui ont permis que ça s’arrête, que ça se stoppe ce ne sont pas les militants progressistes, c’est les petits caïds des cités dont le business était en jeu, voilà la réalité. Les politiques, « courage fuyons », n’étaient pas là. La réponse qui a été donnée dans le cadre de la politique de la ville ça été de petits dispositifs mis en place à la va vite. Encore une fois, du saupoudrage qui ne prend pas en compte l’envergure de la situation. On ne met pas en place des politiques de fond pour changer, transformer vraiment ces réalités. On avait lancé, il y a 10 ans, l’idée de casser les ghettos, que les populations participent, aident à faire en sorte que certains, ceux qui sont tentés de vendre la république étage par étage, soient stoppés par de vraies forces démocratiques.

Olivier Ihl : Juste un mot pour continuer cette réflexion, sur ce thème, nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut trouver une réponse à cette question : qui représentera les oubliés de la république ? Mais le problème c’est d’avancer dans la précision de la réponse parce que quand Fadela dit, par exemple, qu’il y a, aujourd’hui dans la cité des personnes, ou des groupes qui sont prêts à se déclarer propriétaires de ces oubliés. Un certain nombre de groupes communautaires qui disent, nous, nous sommes les vrais représentants. Donc, la question de la représentation peut être entendue entre deux sens : quelqu’un qui dit je suis l’incarnation du groupe, j’en suis le propriétaire, je dirais que c’est une vision communautariste de la représentation. Et, une vision que j’appellerai démocratique de la représentation, qui est de dire : je fais connaître les problèmes d’une population, je fais connaître les problèmes d’un groupe. C’est la façon dont je vois la différence entre un groupe comme « Ni Putes Ni Soumises » et ces groupes communautaires auxquels tu as fait référence. Ces groupes communautaires disent : les cités c’est nous. Ils prétendent en tant que groupe parler d’une seule voix pour toutes les voix de la cité. Alors que d’autres associations, la tienne mais il y en a d’autres aussi, ne disent pas : je suis propriétaire de tout le monde. Je rends compte, je parle d’un problème, j’en rends compte, je suis une voix qui fait connaître et qui fait entendre dans la société ce qui ne va pas dans un certain nombre de quartiers. Ce n’est pas une logique du propriétaire, c’est une logique, je dirais, de l’écrivain public. Eh bien ça, c’est deux conceptions différentes de la représentation, me semble-t-il. Mais, quand on dit les oubliés de la république, c’est aussi la question à laquelle on faisait référence tout à l’heure, sur le problème du moment où il y avait des classes sociales qui se sentaient bien représentées parce qu’il y avait un langage commun, il y avait des intérêts clairement identifiés, il y avait des territoires qui donnaient sens. Maintenant, c’est justement ça la difficulté. C’est pour ça qu’on parle de moins en moins de classe et de plus en plus de classe moyenne, de classe populaire, de France d’en bas,… mais le problème c’est qu’on ne peut pas représenter des groupes qui n’ont pas suffisamment conscience d’eux-mêmes. C’est pour cela qu’un des buts de la politique ce n’est pas simplement de dire il y a des populations avec des langages, des problèmes clairement identifiés et puis je fais le transmetteur. Le but de la politique c’est de faire exister des populations. C’est de faire exister une collectivité, lui donner un sens commun, faire qu’elle se sente appartenir à une même histoire. Et, donc, la représentation ce n’est pas simplement l’action passive, faire monter vers les institutions quelque chose qui existe déjà, c’est aussi créer quelque chose dans la société, me semble-t-il. Et, de ce point de vue-là, disons, que les hommes politiques pour cela ne sont pas les seuls à produire de la représentation. Quand on témoigne de ce que l’on vit, on témoigne de ce que l’on vit on produit de la représentation. Quand on écrit un livre qui rend plus intelligible une situation, on produit aussi de la représentation. Il me semble important de le dire.

Public 4 : Je me pose, j’imagine la même question que toutes les personnes qui sont ici, c’est-à-dire : que faire et comment éviter que la nouvelle critique sociale soit suivie de la nouvelle critique sociale bis, puis ter, etc. ? Je me dis qu’il faut se polariser sur quelques points. Et, moi, j’ai une question par rapport à un point précis qui paraît fondamental, qui a été soulevé, c’est celui non seulement des cumuls des mandats mais également celui du nombre des mandats. Je crois que c’est un des éléments qui désespère le peuple. Je parle d’une façon générale en parlant du peuple et je parle aussi dans les quartiers puisque j’ai pu en discuter avec les jeunes dans les quartiers. Que disent les gens ? « C’est toujours les mêmes », « De toute façon on connaît la politique et on sait que de toute façon il n’y a pas d’espoir ». Or, qu’est-ce qui fait que les gens s’impliquent ? C’est quand il y a espoir. Et, je trouve qu’un des problèmes essentiel, en ce moment, notamment en France, c’est qu’on ne sait plus avoir espoir. Avoir espoir c’est aussi se dire que les gens vont changer, qu’il va y avoir de nouveaux politiques et s’il y a de nouveaux politiques il ne faudrait pas qu’ils aient 2, 3, 4, 5 mandats de suite. Ils savent très bien se faire réélire. Donc, est-ce qu’il n’y aurait pas, et c’est ma question, à mettre en place, par des voix peut-être nouvelles, vous avez parlé tout à l’heure de comment les jeunes se réunissaient à travers les SMS, les portables, etc. moi, je pense notamment à Internet, est-ce qu’il n’y aurait à mener vraiment une bataille montrant qu’il y a un énorme désir dans cette population de limiter le nombre des mandats des politiques et que chacun puisse s’exprimer à travers Internet, ou à travers d’autres formules mais en tout cas montrer que c’est massif. Je crois que les politiques ne bougent que si c’est massif. Alors, comment montrer que c’est massif et ne pas désespérer au dans son coin ?

Gérard Courtois : Yves Sintomer, comment rendre un mouvement comme ça ? Si la question est jugée centrale, comment le mettre en scène pour qu’il pèse d’une façon suffisante sur le politique ? Sachant que comme on l’a vu dans les années récentes, quand il s’agit de limiter le cumul, ou de limiter le nombre de mandats, les politiques eux-mêmes sont ceux qui fabriquent les lois qui les amputeront des possibilités qu’ils ont aujourd’hui. Comment organiser cette pression ?

Yves Sintomer : Le problème est à la fois de rendre plus poreuses les limites ou les frontières entre le système politique et puis le reste de la société en organisant les outils de participation, en permettant, aussi, des passages plus faciles entre des mobilisations citoyennes et puis leurs concrétisations dans les politiques publiques mais c’est aussi élargir qualitativement le recrutement du personnel politique et je crois que là, en France, on est tout de même confronté à un problème particulier. On le connaît de façon globale en Europe mais pas avec cette acuité-là. C’est peut-être, par exemple, penser que la hiérarchie des interventions dans la commission économique du principal parti actuel de l’opposition ne doit pas forcément refléter la hiérarchie du rang de sortie des rangs de l’ENA, par exemple.

Marc Lazar : Je voudrais juste être un oiseau de mauvais augure. Dans toute cette description, très complexe, que l’on fait de la société française, on a vu, en particulier par votre intervention, tout un certain nombre de questions qu’on connaît et on insiste beaucoup sur la critique des politiques et l’aspiration à la nouveauté. C’est vrai, moi, j’ai vu la société italienne, au début des années 90, faire exploser le système politique, la révélation au grand jour de corruption a littéralement démantelée une classe politique, jamais on n’avait une telle aspiration à la nouveauté, ça a traversé toutes les strates de la société italienne, nous étions au début des années 90 et qui est-ce qui en a profité ? Silvio Berlusconi. Dans ce type de situation, dans ce type de conjoncture, lorsqu’il y a une telle attente effectivement de renouvellement, c’est là l’enjeu de ce type de forum, c’est de voir le type de réponses qui peuvent être faites, parce que n’importe quoi peut arriver. Vous évoquez un certain nombre d’hypothèses, il y en a d’autres que l’on n’a pas encore en tête. Même si, manifestement, un certain nombre de responsables politiques est en train d’y penser. Le type d’intervention qui appelle à la rupture, à la nécessité d’utiliser un langage qui est compréhensible par les français, la nécessité de taper fort sur les questions de l’immigration, l’importance de la communication, me semblent autant de leçons tirées de l’expérience berlusconienne et réfléchies actuellement par le ministre de l’intérieur, entre autres. Sachant que nos sociétés, et là on insiste beaucoup, à juste raison, sur la détresse sociale, sur la ségrégation sociale et territoriale mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi une autre frange de la société, en face. Alors vous avez fait allusion au Front National etc. mais il faut voir aussi qu’il peut exister un leader politique qui donne forme et qui constitue un autre type de bloc social, exactement opposé, en réaction à cela, chevauchant sur les classes moyennes et cristallisant autour d’un certain nombre de propositions sur la baisse de la fiscalité, l’autorité, les valeurs de la famille, etc., etc. Donc, faisons attention dans ce type de conjoncture. Moi, ça m’évoque, dans des situations évidemment spécifiques très différentes, les débuts des 90 en Italie. Je peux vous assurer, Pierre Rosanvallon le connaît, notre ami commun, Paolo Floris d’Arcais, animateur d’une revue « Microméga » qui avait un très grand impact dans le public, n’aurait jamais imaginé que sa critique intransigeante des partis politiques, son inspiration à la nouveauté aurait profité à celui qui s’appelait, à l’époque, ( ?), c’est-à-dire Silvio Berlusconi surgi en politique. C’est en changeant de conjoncture que tout peut arriver. Nous sommes, effectivement, dans une période dans l’année qui vient en particulier pour les raisons que l’on sait où tout peut survenir.

Gérard Courtois : Je suis désole, Il est 11H 05, il y a 4, 5, 6 ateliers qui démarrent dans les minutes qui viennent. Juste un mot de conclusion : ce qui est assez éloquent dans les interventions qui ont eu lieu, c’est le problème de l’articulation entre les nouvelles formes d’engagement et l’ingénierie traditionnelle de la représentation et de la démocratie, Sintomer l’a pointé d’un mot, est-ce qu’on va vers une division du travail qui serait la pire des choses entre ces nouvelles formes d’engagement qui seraient au fond réservés à une démocratie participative pour l’essentiel locale laissant la démocratie reculer sur le plan national ou international ? Est-ce que c’est le risque qui est devant nous ?



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