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"Liberté pour l’Histoire !" suivi de "professeurs de trahison", réponses des historiens au Ministre délégué aux Anciens combattants

« Liberté pour l’Histoire ! », texte publié dans les pages « Rebonds » de Libération le mardi 13 décembre 2005 et repris dans mon blog Tinhinane, le samedi 21 janvier 2006 à 20 h13.

Les « professeurs de trahison ! », réponse des historiens après que l’un d’eux ait été mis en cause par Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux Anciens combattants, le jeudi 15 septembre dans le quotidien algérien Le Citoyen. Hamlaoui Mekachera, estimait que la loi française du 23 février 2005 sur le « rôle positif de la présence française outre-mer est un problème franco-français ». Il répondait ainsi à ce qu’il qualifiait d’« interprétation complètement absurde » d’un « pseudo-historien », visant probablement Claude Liauzu, professeur à l’université Denis-Diderot, initiateur d’une pétition réclamant l’abrogation de cette loi et notamment de son article 4 stipulant que « les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite ».

« Liberté pour l’Histoire ! »

Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :

L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique.

L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui.

L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas.

L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire.

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives - notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 - ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.

Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique.

Signataires : Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock

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« Les professeurs de trahison »

« Les « professeurs de trahison », c’est par cette formule qu’un ministre bien peu républicain de la IVe République dénonçait les universitaires qui ne couvraient pas de leur silence les crimes commis par des Français durant la guerre d’indépendance algérienne.

Le ministre délégué des anciens combattants vient de rappeler tout cela à notre souvenir par un entretien avec le journal Le Citoyen (Alger) du 15 septembre, repris sur le site du Nouvel Observateur. Il a affirmé que la loi française du 23 février dont l’article 4 impose d’enseigner « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » est « un problème franco-français », ajoutant que la contestation de cette loi était née d’« une interprétation complètement absurde » d’un « pseudo-historien ».

Un seul ? L’article 4 de cette loi est à l’origine de la pétition parue dans Le Monde du 25 mars signée en quelques semaines par plus de mille enseignants, chercheurs, membres des universités, des grands établissements de l’enseignement supérieur dont le Collège de France, ainsi que de nombreux universitaires du Maghreb, d’Europe, des États-Unis, du Japon, d’Australie et d’autres pays. Leur critique a été rejointe par des associations comme la Ligue des droits de l’Homme, la Ligue de l’enseignement, le MRAP, la Licra ainsi que par les syndicats professionnels. L’Association française des anthropologues, l’Association des professeurs d’histoire et de géographie et les inspecteurs généraux ont demandé également l’abrogation de cet article 4.

Autant de « pseudo-historiens » qui auraient fait la même « interprétation complètement absurde » de cette loi ?

Les réactions algériennes prouvent, s’il en était besoin, que la loi concerne les pays anciennement colonisés et qu’elle risque de mettre la France dans une situation comparable à celle du Japon. L’histoire de la colonisation ne peut s’écrire que par le croisement des travaux des historiens des anciens pays colonisateurs avec ceux des historiens des anciens pays colonisés, ainsi qu’avec ceux des autres pays. Elle est loin de n’être qu’un « problème franco-français ».

Les milieux à l’origine de l’article de loi dont parle le ministre sont certaines associations de rapatriés, dont les plus agissantes ont été jusqu’à faire construire des monuments en l’honneur de l’OAS et étalent sur leurs sites leurs affinités avec l’extrême droite, leurs haines contre les « fauteurs » de paix. Ériger leur discours en vérité officielle reviendrait à nourrir les tensions internes de la société française et à dégrader les relations extérieures de la France. L’article 4 met en cause l’autonomie de la discipline historique. C’est pour défendre cette autonomie, pour assurer les fonctions sociales qui lui sont liées, que nous nous élevons contre de telles déclarations.

Scandalisés par ces propos, nous demandons au ministre de l’Education nationale – qui est demeuré jusqu’ici silencieux sur cette loi – de se prononcer. Nous demandons au président de la République, qui nomme par décret les professeurs d’université, de se prononcer lui aussi. »

Les signataires : Esther Benbassa, directrice d’études à l’EPHE, Jean Baubérot, directeur d’études à l’EHESS, Raphaëlle Branche, maîtresse de conférences à Paris 1, Mohammed Harbi, professeur université de Paris 8, Thierry Le Bars, professeur de droit, université de Caën, Claude Liauzu, professeur émérite université Denis Diderot, Gilles Manceron, vice-président de la LDH, Gilbert Meynier, professeur émérite, université de Nancy, Sylvie Thénault, chercheuse à l’IHTP, chargée de recherches au CNRS, Lucette Valensi, directrice d’études à l’EHESS, Pierre Vidal-Naquet, directeur d’études honoraire à l’EHESS.



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