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Mythe de Prométhée, l’expérience du malheur

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, d’un extrait d’une émission où Jacques Lacarrière s’entretenait avec Jean-Pierre Vernant autour du mythe de Prométhée. Cette émission a été enregistrée en 1971 et rediffusée dans le cadre de l’hommage que rendait France culture à Jean-Pierre Vernant.

L’oralité est respectée dans toutes les transcriptions disponibles sur ce site. Je remercie par avance tout lecteur qui me signalera les probables imperfections.

Texte initialement publié sur mon blog "Tinhinane", le lundi 23 avril 2007 à 17 h 02.

Jacques Lacarrière : Au cours des deux émissions précédentes, nous avons abordé, à travers les mythes et légendes de l’Antiquité, deux des découvertes essentielles de l’histoire humaine, celle de l’agriculture et celle de la domestication des animaux. Sans le feu, ni l’agriculture, ni la domestication des animaux n’auraient pu aboutir à ces changements profonds de la vie quotidienne que certains mythes nous relatent à leur façon. Et c’est cela, cette maîtrise, cette domestication du feu dont nous allons nous entretenir aujourd’hui particulièrement à propos d’un mythe connu. Un des plus célèbres mythes en ce qui concerne le feu, le mythe de Prométhée. Nous allons nous en entretenir avec Monsieur Jean-Pierre Vernant, Directeur d’étude à l’École des hautes études, qui a écrit et publié, il y a quelques années, aux éditions Maspero, « Mythes et pensées chez les Grecs » , un ouvrage dont j’ai fait d’ailleurs pendant longtemps mon livre de chevet car il apporte sur un certain nombre de problèmes concernant la Grèce ancienne : la fonction technique, le travail, les mythes héroïques de la Grèce, des points de vues extrêmement pertinents et orignaux. Jean-Pierre Vernant a consacré tout un chapitre de ce livre à l’histoire de Prométhée. Alors, je voulais vous poser une question, parce qu’elle m’intrigue depuis longtemps. Lorsqu’on lit l’ensemble des mythes concernant le feu, on est frappé par une certaine concomitance de ces mythes. Tous racontent que le feu qui, à l’origine, n’était pas destiné à l’homme. Il a été conquis, ou volé, ou enlevé par un héros, ou par un demi-dieu, parfois par un animal mythique qui va le ravir aux dieux pour le transmettre à l’homme. En somme, il s’agirait-là d’un privilège obtenu par fraude, ou par ruse et qui est un privilège important puisque les mythes semblent dire à travers cela que de la même façon que par la parole, la raison, le feu est un privilège de l’homme.

Jean-Pierre Vernant : En effet, je crois qu’on ne peut pas parler, à proprement parler, d’une découverte du feu. Il ne s’agit pas d’une découverte mais comme vous le dites, très justement, d’un vol du feu avec ce que ce terme de vol implique, du côté du voleur, de ruses, d’astuces, et d’autre part aussi la façon dont cette prise de feu va représenter, pour l’humanité qui en aura le bénéfice et le privilège, une sorte de pas au-delà de ce qui lui été normalement permis. Il est très symptomatique qu’un personnage comme Prométhée, qui va donner le feu aux hommes, n’est pas précisément, lui, un homme mais un être divin. C’est, je crois, le premier point sur lequel il faut insister. Ou si vous voulez, pour comprendre la signification du mythe il faut voir que Prométhée représente, dans la pensée religieuse des Grecs, une forme de divinité qui est un peu en marge du Panthéon régulier. Il y a une rivalité entre Zeus, le souverain des Dieux, celui qui représente l’ordre divin de l’univers, et d’autres part un autre Dieu, plus ancien d’une certaine façon, puisqu’on le considère comme un Titan, c’est-à-dire la génération antérieure à celle de Zeus, et c’est ce Titan qui par fraude, par ruse et en trompant la vigilance de Zeus va donner aux hommes le feu.

Jacques Lacarrière : Mais ce feu, il y a des questions que l’on se pose à ce sujet. Dans le mythe de Prométhée, ce feu comment le vole-t-il ? Et quel genre de feu est-ce qu’il vole exactement ?

Jean-Pierre Vernant : Nous touchons, ici, peut-être au problème essentiel. Il y a plusieurs sortes de feu. Il y a d’abord le feu divin, le feu céleste qui est représenté essentiellement par la foudre de Zeus. Ce n’est pas cela que peut voler Prométhée. Et nous touchons, ici, à un premier aspect, traduit dans un langage mythique, religieux, du fait que le feu dont les hommes vont avoir le bénéfice et la domestication, pour reprendre vos termes, n’est pas le feu divin, ni naturel. Ce feu divin au contraire, Zeus l’avait donné aux hommes dans les temps primordiaux avant qu’il n’y ait au fond une humanité véritable du temps où les hommes et les Dieux vivaient en quelque façon ensemble. C’est-à-dire dans un état antérieur à celui que nous connaissons où les hommes et les Dieux forment deux races qui sont différentes.

Jacques Lacarrière : C’est ce temps qu’on appelait l’Age d’or ?

Jean-Pierre Vernant : C’est ce temps, que l’on peut appeler d’une certaine façon l’Age d’or, où les Dieux et les hommes festoient ensemble, mangent les mêmes repas et où les hommes ne connaissent pas non plus le travail, ne connaissant pas une mort véritable, ne connaissent pas les maladies et peut-être, non plus, ne connaissent pas les femmes, ce qui implique qu’ils ne naissent pas par engendrement et qu’ainsi ils ne connaissent pas non plus véritablement la mort, car naissance et mort sont liées. Ce que va représenter le vol du feu, ce n’est pas seulement la possession d’une technique qui les rend maître non plus d’un feu divin mais d’un feu artificiel, d’un feu technique, des procédés de culture leur donnant le feu. Mais c’est en même temps la façon dont ils vont devenir à la fois opposés aux Dieux et aux bêtes. C’est-à-dire que le vol du feu devient un symbole sur deux plans. Par le vol du feu, grâce à Prométhée, les hommes se séparent des dieux. Et en même temps, par le vol du feu, les hommes se séparent de la vie animale. Ils rentrent dans ce qu’on peut appeler le mode de vie propre à l’humanité qui est une humanité cultivée, civilisée. Sur ce plan, les choses se passent de la façon suivante, dans le témoignage le plus ancien que nous pouvons avoir, celui d’Hésiode. Hésiode nous raconte comment il y a eu un temps primordial où les hommes et les Dieux vivent ensemble. Et puis une sorte de discussion, où en tout cas vient un moment où se pose le problème du statut des uns et des autres. Et c’est Prométhée qui joue en quelque façon le rôle d’arbitre. Et le vol du feu va être la conséquence du fait que Prométhée institue un régime alimentaire différent pour les Dieux et pour les hommes. C’est-à-dire que les hommes vont manger la chaire des animaux sacrifiés tandis que les Dieux, eux, n’auront pratiquement que la fumée des sacrifices.

Jacques Lacarrière : C’est à la suite, je crois, de ce que l’auteur dont vous parlez, Hésiode, appelle une fourberie, ou une ruse, de Prométhée.

Jean-Pierre Vernant : C’est une fourberie et on peut même dire que les choses sont présentées d’une façon extraordinairement dramatique, dans le récit d’Hésiode. Il s’agit d’une sorte de contexte, de concours de ruses entre Zeus qui est le dieu tout entier fait ruse, à la vigilance duquel rien ne peut échapper, et en face de lui un autre dieu dont le nom même implique que lui aussi possède la ruse. Mais ici, déjà, nous voyons apparaître un premier trait. Prométhée, celui qui a la prometea, c’est-à-dire la capacité de savoir à l’avance ce qui va se produire et par conséquent de surprendre son adversaire, a un frère jumeaux qui est son double mais qui est en même temps son contraire. L’un s’appelle Prométhée, celui qui comprend à l’avance et son frère jumeaux s’appelle Épiméthée, celui qui comprend seulement après coup, celui qui est toujours surpris par l’événement et qui ne comprend qu’une fois qu’il en subit les conséquences. Et on peut dire, en ce sens, que le couple, Prométhée – Épiméthée définit ce type d’intelligence qui oppose les hommes aux Dieux comme il oppose les bêtes aux hommes.

Jacques Lacarrière : Oui, bien sûr. Et alors, je pense, qu’à ce moment-là ce feu, que Prométhée ravit et qui n’est pas le feu naturel, le feu de la foudre, qui serait un feu destructeur, ce feu est-ce que ce n’est pas alors celui que bien sûr les contemporains de ces mythes pouvaient avoir sous les yeux quotidiennement ? C’est-à-dire le feu artificiel de la métallurgie, le feu entretenu, le feu domestique du foyer. C’est-à-dire que Prométhée ravit ce feu, si mes souvenirs sont exacts, dans l’atelier d’Héphaïstos, donc un feu qui est technique ?

Jean-Pierre Vernant : Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Chez Hésiode, le feu qui est ravi, par Prométhée, de façon à peu près incontestable, est le feu culinaire. Et le feu qui va permettre justement d’opérer le sacrifie. Le sacrifice qui donne aux hommes la viande de la bête tuée mais qui en même temps distingue les hommes des bêtes puisque cette viande va être cuite. Tandis qu’au contraire les dieux, eux aussi sont en opposition parce que les dieux ne mangent pas la viande. Ce feu est au fond le feu sacrificiel chez Hésiode. C’est tout à fait clair puisque dans le premier acte de ce drame, Prométhée donne aux hommes la viande et il trompe Zeus en lui présentant une part qui a l’air très appétissante. C’est tout ce qui a comme graisse odorante et qui parait bonne à manger mais derrière cette enveloppe alléchante il y a ce qui n’est pas mangeable, les os. Au contraire, pour les hommes, il fait un autre paquet où derrière une apparence désagréable, la peau de la bête, il y a tous les bons morceaux. Zeus est mécontent d’avoir été ainsi trompé car il choisit par ordre de priorité la part qui paraît la plus alléchante. Et c’est parce qu’il a été ainsi trompé qu’il refuse, nous dit Hésiode, de continuer à envoyer aux hommes le feu infatigable qui enflammait les frênes c’est-à-dire ce feu naturel, céleste qui établissait une communication directe entre le monde des Dieux et le monde des hommes. Alors, Prométhée, ainsi, si je peux dire, battu dans la première manche, invente une nouvelle ruse. Il va dérober le feu, dans le creux d’une férule, nous a-t-il dit. Une férule c’est sorte de plante, de fenouil sauvage, qui se caractérise par le fait que l’intérieur de la plante est fait d’une moelle combustible et qu’ainsi, on peut, sans être vu, transporter un feu qui brûle à l’intérieur tandis qu’à l’extérieur on a l’air d’avoir simplement une plante sans intérêt. Et, effectivement, nous avons là un premier aspect technique. C’est que le feu, dans toute une série de civilisations, est conservé, transmis et transporté dans le creux d’une férule. Le résultat c’est quand Zeus voit brûler ce feu, que Prométhée à dérobé sans qu’il s’en aperçoive, il y a donc encore ici une tromperie de Zeus, il est de nouveau en colère. Pour se venger, il crée cette fois la femme, Pandora. Et cette Pandora est elle-même une sorte de feu. Car il nous est dit, par Hésiode, qu’elle va brûler l’homme. Elle va le brûler. Elle va le consumer et nous avons plusieurs textes qui insistent sur ce point. On peut dire qu’il y a, à la suite du vol de Prométhée, deux feux. Premièrement le feu culinaire qu’il transporte par cette technique, cette technique qui est une tromperie puisque Zeus n’y a vu que du feu, si j’ose dire. Et deuxièmement il va y avoir, cette fois, en face de l’homme qui était tout simple, qui naissait directement de la terre, qui ne connaissait pas le travail, qui ne connaissait pas le mariage, ni l’engendrement, il y a un autre feu qui le brûle et qui est son double et son contraire, Pandora, la femme comme Prométhée à lui aussi son double et son contraire, Épiméthée.

Jacques Lacarrière : C’est très intéressant parce qu’on devine, on pressent dans ces rapprochements, que vous faites avec beaucoup d’intérêts, entre la naissance, si l’on peut dire, la naissance de la femme et la découverte du feu, on y devine, ou on pressent la naissance concomitante de tout ce qui constituera la culture humaine par opposition à la nature. Il semble que les mythes soient dans ce domaine des éléments, ou des récits, des discours précurseurs de beaucoup de considérations contemporaines dans ce domaine puisqu’ils séparent de façon nette ce qui appartient au domaine de la culture et ce qui appartient au domaine de la nature. Et en ce qui concerne la femme, par exemple, je vois que dans un texte d’Eschyle sur Prométhée enchaîné, Prométhée lorsqu’il fait le récit des bienfaits dont il a comblés les hommes ne mentionne pas la femme, ou tout au moins ce qu’il mentionne c’est avant tout des données matérielles et intellectuelles, un certain nombre de techniques, aussi bien des techniques de divination que des techniques mathématiques, on pourrait dire, certaines techniques de domestication, certaines techniques agraires mais là, il ne semble pas mentionner la femme ou tout au moins il ne semble pas considérer que la femme serait un châtiment, ou serait une punition, une vengeance des Dieux contre la ruse, et contre ce nouveau privilège acquis par les homme. A votre avis, pourquoi, dans ce mythe, ou dans cet ensemble de mythes, dans ce récit ancien, la femme est tenue à la fois pour un feu, ce qui est peut-être à l’origine de beaucoup de métaphores, et aussi pour une sorte de punition infligée à l’homme ? En dehors, bien sûr, d’un récit purement anecdotique, je veux dire en dehors du fait qu’on a imaginé une femme. Pourquoi a-t-on imaginé une femme pour punir l’homme, pour, en tout cas, essayer de rattraper le désastre accompli par Prométhée ?

Jean-Pierre Vernant : Chez Hésiode, -et je reviendrais tout de suite après, si vous le voulez, sur la version d’Eschyle et de Platon où les choses sont un peu différentes- on a véritablement un effort qu’on peut presque dire métaphysique ou anthropologique pour expliquer le statut de l’homme en tant qu’il fait partie de ce que nous nommons nous aujourd’hui, la culture. Alors l’élément fondamental c’est le régime alimentaire. Les hommes vont manger de la viande cuite. Et le feu en tant que le feu est ce qui permet de différencier les hommes des bêtes puisque les bêtes se mangent les unes, les autres toutes crues, et en même temps de les distinguer des dieux. Mais chez Hésiode, ça va beaucoup plus loin. Car, c’est tout le statut de l’homme qui apparaît comme une conséquence de la ruse prométhéenne et de l’apparition du feu. Et, en particulier, on peut faire la démonstration que le vol du feu implique d’abord un mariage monogamique, alors qu’il n’y avait pas de mariage à l’Age d’or. La forme de naissance qui est particulière, à savoir, que pour naître, l’homme doit s’unir à ce qui est son contraire, et que les hommes vont naître tout petits, vont vieillir puis vont mourir. Bref, la naissance par engendrement implique aussi la mort comme le régime de nourriture carnée implique aussi la mort. Car si les hommes mangent la viande cela signifie qu’ils mourront. Si les Dieux, eux, ne mangent pas la viande, s’ils se nourrissent de choses qui ne sont pas putréfiables, comme l’est la viande, c’est justement que leur vitalité est une vitalité qui ne peut pas se corrompre, qui est éternelle. Et en plus, dans le même mythe hésiodique du vol du feu, on voit très bien que l’agriculture est aussi une des conséquences de ce vol. Bref, tous les volets, tous les aspects qui définissent la culture humaine, le régime alimentaire, le feu culinaire, le mariage monogamique, la culture céréalière, le travail, la naissance, la mort, tout cela est lié au vol prométhéen, est lié au fait qu’il y ait un personnage divin qui s’efforce de sauver l’homme mais qui ne peut le sauver qu’on lui apportant, d’une certaine façon, sa condamnation. De telle sorte que les privilèges qui distinguent les hommes des bêtes, et qui en font des êtres cultivés, c’est en même temps un mythe de chute qui explique pourquoi les hommes ne sont pas des Dieux et pourquoi ils ne sont pas immortels comme les dieux.

Jacques Lacarrière : Il semble alors que ce mythe de Prométhée, cette image, cette tragédie, ou cette tragicomédie comme dans les cas du partage des peaux, des chaires et des os entre les Dieux et les hommes, ait continué d’intéresser, et même plus que d’intéresser de susciter la réflexion grecque puisqu’on retrouve dans Eschyle trois tragédies consacrées à Prométhée et dans Platon, également, de très long passages consacrés aux deux frères, Prométhée et Épiméthée. Il semble que là, le mythe s’enrichisse et, non pas renouvelle, mais continue et apporte, à cette première réflexion, des éléments nouveaux.

Jean-Pierre Vernant : Oui, le mythe enrichi, rélargi et en même temps il va jouer sur un plan plus précis, plus particulier. Chez Hésiode, Prométhée définissait la condition de l’homme. Chez Eschyle et chez Platon, le feu devient le symbole de ce que chez l’homme ce que nous appellerions l’activité technique. Le feu est le maître de tous les arts. Et Eschyle dit, ou fera dire à son Prométhée, à un moment donné du Prométhée enchaîné, tous les arts, toutes les techné viennent aux hommes de Prométhée. Autrement dit, nous voyons là que Prométhée prend figure d’un héros civilisateur dans un sens à la fois plus étendu qu’Hésiode, puisque tous les arts viennent de lui, et en même temps plus délimité car il s’agit alors de la civilisation entendue comme technique particulière. La chose est plus nette encore chez Platon et se glissement du mythe se marque chez Platon par le fait que c’est dans l’atelier d’Athéna et d’Héphaïstos que Prométhée va voler le feu. Athéna et Héphaïstos qui sont pour les Athéniens, et pour les Grecs de façon plus générale, les représentants de l’activité techniques. Héphaïstos en tant que Dieu maître de la forge, du feu et du forgeron. Athéna en tant qu’elle préside aux activités masculines de la céramique, de la poterie et aux activités féminines du tissage. Et là encore, Prométhée et Épiméthée sont associés mais dans ce cas la figure de Prométhée prend un aspect peut-être moins universel. Car si Platon insiste sur le fait que Prométhée a volé le feu dans l’atelier d’Athéna et d’Héphaïstos c’est pour montrer que ce n’est pas Zeus qui est en question. Zeus représente, lui, non pas les activités techniques mais ce qui est religieux, les aspects de souveraineté. Il est le roi. Or, précisément, dans le Mythe de Protagoras - puisque Protagoras est sensé raconter ce mythe -, le but du sophiste est de montrer que même les artisans, même les simples artisans ont d’une certaine façon le droit de s’intéresser au fait politique. Tandis que pour Platon, et en général pour les Grecs du Ve avec Eschyle, et du VIe siècle, les artisans, bref, ceux qui bénéficient des bienfaits de Prométhée occupent une position dans l’ensemble de la société qui est tout de même une société mineure. Ils prennent une position mineure.

Jacques Lacarrière : C’est ce qui m’avait frappé personnellement en lisant votre livre. Parce que dans votre livre, « Mythes et pensées chez les Grecs », vous avez consacré plusieurs chapitres à cette question. C’est le statut mineur de l’artisan qui vient peut-être de ce que depuis des siècles ce qu’on pourrait appeler l’artiste, par exemple, est considéré comme un créateur, ou a été longtemps considéré comme un créateur alors qu’à travers ce que vous dites et pas seulement pour le travail technique, pour le travail de la poterie, de la métallurgie, même pour la statuaire on a bien l’impression que le terme artiste, par exemple, n’aurait pas de sens. Il s’agit d’un fabriquant, d’avantage, d’homme qui domine la matière mais qui ne domine que la matière comme si il était dépourvu, en somme, d’invention ou même d’inspiration. Comment est-ce qu’à partir de ces inventions attribuées à Prométhée les grecs considéraient, par exemple, un statuaire, un homme qui fabriquant des statues, par exemple, de bronzes, donc qui avaient à faire au feu ?

Jean-Pierre Vernant : Le mot artiste ne correspond pas aux catégories de pensées propres aux Grecs. Il y a des artisans et Phidias est considéré par exemple non pas comme un créateur au sens propre mais comme un artisan. C’est-à-dire quelqu’un qui possède des recettes et qui peut les posséder d’une façon absolument parfaite mais il n’y a pas l’idée qui triomphera dans le romantisme, au fond. A savoir que l’artiste est un génie et qu’il exprime dans son œuvre technique sa personnalité et sa créativité individuelle. Il n’y a pas cela parce que pour les Grecs quand l’artiste agit sur la matière, il applique à la matière des procédures pour créer une forme, la figure de la statue, et cette forme est indépendante de l’artisan, elle lui préexiste, il a en quelque sorte les yeux fixés sur un modèle qui lui est étranger, extérieur et son rôle est simplement celui d’un outil, d’un outil animé, d’un instrument. Il est le moyen grâce auquel une forme qui existe dans le monde divin peut s’incarner dans la matière mais le mérite ne lui en revient pas.

Jacques Lacarrière : A travers tout ce que vous avez dit, il semble que malgré cette sorte, on pourrait dire, pas d’indifférence mais enfin tout de même peut-être même parfois de mépris à l’égard de tout ce qui est simplement la technique matérielle, la figure de Prométhée reste intacte. Je veux dire qu’à travers ses mythes c’est quand même quelqu’un, un être qui a transmis aux hommes les choses essentielles. S’il ne leur avait transmis que les moyens de fabriquer des poteries, des outils, des instruments de la vie quotidienne il n’aurait été qu’un héros artisan mais il a fait plus, semble-t-il, et même encore plus que le feu. Puisque dans ce texte d’Eschyle, dont je vous parlais tout à l’heure, il mentionne l’invention des nombres, de la divination à travers les entrailles des animaux, la possibilité de prévenir l’avenir c’est-à-dire tout ce qui donne à l’homme une sorte de maîtrise sur sa destinée. Donc, il y a peut-être non pas une contradiction mais quelque chose d’assez différent entre d’un côté la modicité de ses découvertes techniques et l’importance de son image.

Jean-Pierre Vernant : Je crois qu’il n’y a pas une contradiction au sens propre, il y a une tension à l’intérieur du personnage. Prométhée, c’est l’intelligence humaine. Un des traits de cette intelligence, c’est que précisément elle institue, pour les Grecs, à travers le temps, grâce à des progrès, des conditions matérielles et intellectuelles qui font que l’homme est un être civilisé profondément de la vie animale. Mais en même temps, cette intelligence humaine, pour les Grecs, n’est pas conçue comme pouvant s’orienter dans le sens d’un progrès indéfini, c’est une notion qu’ils n’ont pas. On atteint un certain stade, un certain niveau, et c’est ça que représente Prométhée, et puis on est arrêté parce que la condition de l’homme connaît des bornes. Et ces bornes sont des bornes absolument impératives. Par exemple, Prométhée peut nous donner les moyens de guérir certaines maladies mais il ne peut rien contre la mort. Parce que la mort fait partie du statut de l’homme. Comme l’immortalité fait partie du statut des dieux. De la même façon, Prométhée peut indiquer une certaine connaissance de l’avenir, par la divination, mais en même temps l’intelligence humaine se trouve devant l’opacité du temps à venir. Et cette pré connaissance, cette prometea, cette vision à l’avance est nécessairement pas bornée puisqu’en face, et lié à la prometea, il y a le fait que les hommes ne savent jamais réellement que lorsqu’ils ont fait l’expérience du malheur.



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