Les enregistrements d’émissions de radio, pour l’essentiel récupérés sur France Culture, RTBF, TSR, France Inter, les archives accessibles de l’Ina, occupent une bonne partie de la mémoire de mon ordinateur et divers autres disques externes de stockage de données. J’ai capté la plupart d’entre elles afin de les transcrire et recueillir la parole des signataires de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 » (je reviendrai sur les raisons de cette motivation dans un autre texte), où à propos d’eux, en vue d’un petit travail d’histoire, en amateur. N’étant ni historienne ni biographe, je voulais faire de brèves biographies de ceux que j’ai adoptés – d’où l’intitulé de la rubrique « Amitiés intellectuelles »- en m’appuyant, entre autres, sur leurs dits, « Oreille attentive »- et ce bien que je sois avertie des limites d’un tel travail, la mémoire des acteurs, leurs souvenirs, leur autobiographie ne pouvant constituer à eux seuls un éclairage suffisant sur la « vérité » des événements.
Un autre argument soutient également mon activité de transcription : l’impossibilité de se référer à un « ouï-dire » alors qu’il se dit beaucoup de choses intéressantes en dehors des écrits académiques, journalistiques ou autres. La référence à un texte écrit et publié prend valeur d’argument, surtout si ce dernier n’est pas contesté. J’ai donc opté pour le verbatim, malgré son « imperfection » par rapport aux standards de l’écrit, il peut, lui, être daté, contextualisé et vérifié.
Il me semble important, avant d’expliciter mes plaisirs, besoins, nécessités, et autres motivations, à transcrire, de signaler que le fait que je choisisse ce que j’écoute attentivement participe de ma persévérance. Il n’y a aucun désir de systématique dans ma démarche.
Au-delà de la première motivation, liée à la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », et à ses signataires, diverses autres raisons, bien qu’elles n’aient pas toutes consciemment préexistées à l’acte de transcrire, sont venues soutenir ma motivation. La première d’entre elles tient à mon constat qu’à l’écoute, quels que soient mes efforts, mon esprit vadrouille, batifole, fait l’école buissonnière, tandis que l’exercice de l’écoute attentive lors des transcriptions me permet de rester concentrée. En écoutant la radio, une conférence, une rencontre, un débat, voire même en regardant un film ou un reportage, il m’arrive de vouloir noter une phrase, un nom, une référence, de revenir en arrière, de « rembobiner », pour mieux écouter une séquence, ceci est impossible lors de l’écoute directe, les enregistrements sonores et les transcriptions me le permettent. Je sais aussi, sans doute est-ce le cas pour beaucoup de personnes, que je ne retiens que ce qui me « séduit » à l’instant de l’écoute, de la découverte. La transcription et les relectures permettent de redécouvrir les dits et ce qu’ils recèlent comme trésors de la pensée, qui ne m’ont pas forcément marqué à l’instant de l’écoute.
Je transcris également pour le plaisir de partager, dans le cadre amical ou professionnel, des propos qui me semblent très intéressants et enrichissants ou que je désapprouve, etc. Quand j’en parle, il ne m’est impossible de restituer la totalité des dits, les échanges étant forcément brefs. Si mes interlocuteurs manifestent de l’intérêt au sujet, je fournis le texte, de même que j’apporte la preuve, par le texte et/ou le fichier son, à ceux qui doutent d’une information et ou d’arguments que j’ai pu évoquer dans un échange en me référant par exemple à une émission.
Progressivement, grâce au web, j’ai découvert que mes transcriptions pouvaient également servir à ceux, en France ou ailleurs, qui n’ont pas accès directement à certaines émissions qui leur sont pourtant utiles pour leurs travaux académiques ou tout simplement pour le plaisir. D’autres, n’ont pas les moyens ou le savoir-faire du podcasting. Les sourds, n’ont pas accès à ce qui se dit sur les ondes radio, dans des conférences non traduites en langue des signes. Les étrangers qui ne maîtrisent pas parfaitement le français trouvent également dans les transcriptions un moyen d’accès facilité au sens des dits. Je laisse ces traces, sans commentaires, sur mon site (initialement sur un blog) pour que ceux qui les rencontrent s’en saisissent selon leurs différents besoins.
Pourquoi transcrire la totalité d’une émission, quand seul un fragment, a fortiori une tonalité, une humeur, m’intéresse ? D’abord parce que je ne suis pas dans d’égales dispositions à chaque écoute, puis parce que si dans un résumé je choisis un fragment, je laisse au lecteur qui le souhaite, la possibilité de retrouver le contexte. Mes choix et leur insertion dans un écrit étant déjà une interprétation. Il m’arrive quelquefois de revenir sur l’ensemble des dits et autrement disposée de faire d’autres sélections, etc. Quand je transcris, pour ne pas travestir leur parole, je conserve l’oralité des échanges avec de rares correctifs pour permettre la lecture de verbatim. Il manquera assurément à ces textes les sourires, la tonalité et ses divers signifiants comme il me manque à l’écoute, s’agissant d’émissions de radio, les expressions du visage, les regards, les postures du corps… C’est bien pour cela que je n’indique que rarement les intonations et autres indications non contenues directement dans la parole me gardant ainsi de projeter ma lecture et propre perception.
En transcrivant, je suis, pour être absolument « fidèle », toute ouïe, d’où le nom de la rubrique, « Oreille attentive », qui signifie également une grande attention portée aux propos sans forcément indiquer dans quel sens, ni pourquoi. Un exercice certes fastidieux mais qui, paradoxalement, me délasse. Il me plonge dans mes dictionnaires à la recherche de certains termes ou des noms dont j’ignorais même l’existence. Je garde également des points d’interrogations quand mes recherches pour préciser un mot ont été infructueuses ou quand l’élocution ne m’a pas permise de le saisir. Réalisant ce petit travail de manière artisanale et ne pouvant pas assurer toute seule la qualité du document, j’encourage les lecteurs à me signaler les coquilles, fautes orthographiques, les diverses erreurs, voire même à faire des suggestions et des compléments de manière à permettre à ceux qui s’y réfèrent ou les utilisent de bénéficier d’un corpus de meilleure qualité.
Après quelques centaines de transcriptions d’oralités diverses, j’en viens à la conclusion suivante :
Je me suis prise au « jeu » de la transcription par : sensibilité à certaines voix, qualité des propos, curiosité et intérêt pour des sujets où mon ignorance est abyssale, ou pour saisir des arguments qui me servent d’appui pour convaincre des amis, collègues, etc. Convaincre n’est sans doute pas le terme approprié dans ce cas, disons plutôt que face à des personnes (assez nombreuses) pour qui, bien souvent, l’autorité rime avec notoriété, je suis - comme beaucoup - fréquemment amenée à me référer à un dit ou un écrit pour appuyer, soutenir, voir même crédibiliser mon propos. Référencer, documenter, « sourcer », sont autant de mots convoqués pour faire valoir la qualité d’une argumentation, le déploiement d’une pensée, voire même la « légitimité » du point de vue. Même si certains interlocuteurs feignent une écoute polie, une parole est rarement entendue pour ce qu’elle est : Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Suppose qu’il faut avoir une certaine notoriété, autorité pour parler, pour être écouté, entendu.
Je n’ignore pas l’autorité du texte et son rôle central dans notre civilisation, pas plus je n’ignore le fait que l’écriture mette en place un rapport d’autorité, entre auteur et lecteur, et suppose que l’écrit, surtout quand il a été édité acquière le sceau de l’authenticité. Dans notre civilisation, l’écrit sert généralement en effet de référence, et l’oralité est toujours comprise par rapport à l’écrit. Mais quand je publie mes transcriptions j’indique que je ne suis qu’un médiateur, le scripteur (comme dit Emmanuel LAURENTIN de La Fabrique de l’Histoire, sur France Culture), les auteurs qui pourraient être cités sont ceux-là même qui ont produit l’émission et les auteurs conviés aux micros. De mon côté, je contribue à donner une sorte de statut à l’oralité. Si dans un document universitaire, par exemple, ou de quelconque autre statut une personne fait une référence de type : « j’ai entendu, sur France Culture, untel ou untel dire telle ou telle chose » il est bien probable que cette référence soit « disqualifiée ». Il n’est pas impossible que des citations prises dans des transcriptions intégrales et fidèles aient plus de chance de gagner la « légitimité » de figurer dans les notes et citations, ce qui semble être de plus en plus le cas.
Venant d’un horizon culturel où les oralités étaient un des rares moyens de partager, maintenir et transmettre le savoir et la culture de certains groupes dominés, je peux témoigner du fait que les oralités, considérées comme des échanges spontanés et informels, ayant en apparence un phrasé qui se soucie moins de la grammaire et de la syntaxe, sont assurément formelles et ne manquent point de distance critique, réflexive ni de richesse polysémique. Ce qui distingue à mon sens l’oral de l’écrit, c’est la plus grande probabilité de la survivance de l’écrit. L’érosion des oralités n’induisant pas forcément leur totale disparition, les mythes, les contes et légendes ancestrales nous sont parvenues, sans doute quelque peu altérés, grâce à des scripteurs. L’écrit garde le statut de « l’authenticité » du dit et rend possible une analyse systématique des mots et des significations, ce qui est possible également dans le cas de l’oralité mais le dit initial parvient rarement en l’état du premier énonciateur.