DU « PROCES JEANSON »
par Jean-Paul Sartre
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Source : Le droit à l’insoumission, (le dossier des « 121 », page 85 à 88, cahiers libres N°14, par Ed. François Maspero
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Me trouvant dans l’impossibilité de venir à l’audience du tribunal militaire, ce que je regrette profondément, je tiens à m’expliquer de façon un peu détaillée sur l’objet d’affirmer ma « solidarité totale » avec les accusés : encore faut-il dire pourquoi.
Je ne croîs pas avoir jamais rencontré Hélène Cuenat, mais je connais assez bien, par Francis Jeanson, les conditions dans lesquelles travaillait le « réseau de soutien » dont on fait aujourd’hui le procès. Jeanson, je le rappelle compta longtemps parmi mes collaborateurs, et si nous ne fûmes pas toujours d’accord, comme il est normal, le problème algérien, en tout cas, nous réunit. J’ai suivi jour après jour ses efforts qui furent ceux de la gauche française pour trouver une solution à ce problème par les moyens légaux. Et c’est seulement devant l’échec de ces efforts, devant l’évidente impuissance de cette gauche, qu’il s’est résolu à entrer dans l’action clandestine pour apporter un soutien concret au peuple algérien en lutte pour son indépendance.
Mais il convient ici de dissiper une équivoque : la solidarité pratiquée avec les combattants algériens ne lui était pas seulement dictée par de nobles principes ou par la volonté générale de combattre l’oppression partout où elle se manifeste ; elle procédait d’une analyse politique de la situation en France même. L’indépendance de 1 Algérie en effet est acquise. Elle interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la France ou contre elle, après un référendum ou par l’internationalisation du conflit, je l’ignore, mais elle est déjà un fait, et le général de Gaulle lui-même, porté au pouvoir par les champions de l’Algérie française, se voit aujourd’hui contraint de reconnaître : « Algériens, l’Algérie est à vous. »
Donc, je le répète, cette indépendance est certaine. Ce qui ne l’est pas, c’est l’avenir de la démocratie en France. Car la guerre d’Algérie a pourri ce pays. L’amenuisement progressif des libertés, la disparition de la vie politique, la généralisation de la torture, l’insurrection permanente du pouvoir militaire contre le pouvoir civil, marquent une évolution que l’on peut sans exagération qualifier de fasciste. Devant cette évolution la gauche est impuissante, et elle le restera si elle n’accepte pas d’unir ses efforts à la seule force qui lutte aujourd’hui réellement contre l’ennemi commun des libertés algériennes et des libertés française. Et cette force, c’est le F.L.N.
C’est à cette conclusion qu’était parvenu Francis Jeanson, c’est celle à laquelle je suis parvenu moi-même. Et je crois pouvoir dire qu’ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux les Français, surtout parmi les jeunes, qui ont décidé de la traduire en actes. On a une meilleure vision des choses lorsqu’on prend contact, comme je le fais en ce moment en Amérique latine, avec l’opinion étrangère. Ceux que la presse de droite accuse de « trahison » et qu’une certaine gauche hésite à défendre comme il le faudrait sont largement considérés à l’étranger comme l’espoir de la France de demain et son honneur aujourd’hui. Il ne se passe pas de jour sans qu’on me questionne sur eux, sur ce qu’ils font, ce qu’ils sentent. Les journaux sont prêts à leur ouvrir leurs colonnes. Les représentants des mouvements de réfractaires, « jeune résistance », sont invités dans des congrès. Et la déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie à laquelle j’ai donné ma signature au même titre que cent vingt autres universitaires, écrivains, artistes et journalistes, a été saluée comme un réveil de l’intelligence française.
Bref, il importe à mon avis de bien saisir deux points que vous m’excuserez de formuler un peu simultanément, mais il est difficile dans une telle déposition d’aller au fond des choses.
D’une part, les Français qui aident le F.L.N. ne sont pas seulement poussés par des sentiments généreux à l’égard d’un peuple opprimé et ils ne se mettent pas non plus au service d’une cause étrangère, ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour leur avenir. Ils travaillent pour l’instauration en France d’une vraie démocratie. D’autre part ils ne sont pas isolés, mais ils bénéficient de concours de plus en plus nombreux, d’une sympathie active ou passive qui ne cesse de grandir. Ils ont été à l’avant-garde d’un mouvement qui aura peut-être réveillé la gauche, enlisée dans une misérable prudence. Elle aura mieux prépare à l’inévitable épreuve de force avec l’armée, ajourné depuis mai 1958.
Il m’est évidemment difficile d’imaginer, à la distance ou je suis, les questions qu’aurait pu me poser le tribunal militaire. Je suppose pourtant que l’une d’elles aurait eu pour objet l’interview que j’ai accordée à Francis Jeanson pour son bulletin Vérités Pour, et j’y répondrai sans détour. Je ne me rappelle plus la date exacte ni les termes précis de cet entretien Mais vous les retrouverez aisément si le texte figure au dossier.
Ce que je sais en revanche, c’est que Jeanson vint me trouver en tant qu’animateur du « réseau de soutien » et de ce bulletin clandestin qui en était l’organe, et que je lai reçu en pleine connaissance de cause. Je le revis depuis à deux ou fois reprises. Il ne me cacha pas ce qu’il faisait et je l’approuvai entièrement.
Je ne pense pas qu’il y ait dans ce domaine des tâches nobles et des tâches vulgaires, des activités réservées aux intellectuels et d’autres indignes d’eux. Les professeurs de la Sorbonne, pendant la Résistance, n’hésitaient pas à transmettre des plis et à faire des liaisons. Si Jeanson m’avait demandé de porter des valises ou d’héberger des militants algériens, et que j’aie pu le faire sans risque pour eux, je l’aurais fait sans hésitation.
Il faut, je crois, que ces choses soient dites : car le moment approche où chacun devra prendre ses responsabilités. Or ceux-là mêmes qui sont les plus engagés dans l’action politique hésitent encore, par on ne sait quel respect de la légalité formelle, à franchir certaines limites. Ce sont les jeunes au contraire, appuyés par les intellectuels, qui comme en Corée, en Turquie, au Japon, commencent à faire éclater les mystifications dont nous sommes victimes. D’où l’importance exceptionnelle de ce procès. Pour la première fois, en dépit de tous les obstacles, de tous les préjuges de toutes les prudences, des Algérien et des Français, fraternellement unis par un combat, commun, se retrouvent ensemble dans le box des accusés.
C est en vain qu’on s’efforce de les séparer. C’est en vain aussi qu’on tente de présenter ces Français comme des égarés, des désespères on des romantiques... Nous commençons a en avoir assez des fausses indulgences et des « explications psychologiques ». Il importe de dire très clairement que ces hommes et ces femmes ne sont pas seuls, que des centaines d’autres déjà ont pris le relais, que des milliers sont prêts à le faire. Un sort contraire les a provisoirement séparés de nous, mais j’ose dire qu’ils sont dans ce box comme nos délégués. Ce qu’ils représentent c’est l’avenir de la France, et le pouvoir éphémère qui s’apprête à les juger ne représente plus rien.