À voix nue - Jean-Marc Lévy-Leblond, lundi 12 janvier 2015 (1-5)
Impascience - Le temps de l’engagement
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, bonsoir.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Bonsoir.
Lydia Ben Ytzhak : Vous êtes professeur émérite de l’Université de Nice, à la fois physicien théoricien, épistémologue, essayiste. Vous aimez vous présenter comme « critique de science », et vous dirigez la revue Alliage (culture, science, technique), ainsi que les collections scientifiques des éditions du Seuil.
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est cela.
Lydia Ben Ytzhak : Si on se retrouve aujourd’hui dans la prestigieuse École normale supérieure, rue d’Ulm, à Paris, ce n’est pas tout à fait un hasard.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Non, ce n’est pas tout à fait hasard, parce que c’est là que se trouvent un certain nombre de mes racines intellectuelles. Prestigieuses, je ne sais pas, mais c’est en tout cas un lieu qui a beaucoup compté dans ma jeunesse.
Lydia Ben Ytzhak : Qui vous rappelle quelques souvenirs précis ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Qui me rappelle d’excellents souvenirs, puisque c’est ici que j’ai commencé à être véritablement physicien, à apprendre mon métier. C’est ici que j’ai noué beaucoup d’amitiés avec des non-scientifiques, des littéraires, des philosophes en particulier, et c’est ici que j’ai participé à un certain nombre d’activités politiques, au début des années 60.
Lydia Ben Ytzhak : Avant de revenir justement à cette période-là, on va peut-être suivre un petit peu votre parcours. Vous êtes né en 1940 à Montpellier, comment avez-vous vécu cette enfance en pleine Seconde Guerre mondiale ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : D’abord, il faut dire que si je suis né à Montpellier, si j’ai vécu une bonne partie de mon enfance sur la Méditerranée, dans le Midi, c’est, si j’ose dire, grâce à Hitler. Ma famille maternelle était une famille juive de Francfort, en Allemagne, qui a pu partir juste à temps, en 1933 ; ma famille paternelle, des Juifs alsaciens, des « Israélites », comme on disait d’ailleurs à l’époque. Mes parents se sont rencontrés en Alsace, à la fin des années 30 ; puis, voyant ce qui se tramait, ils sont partis vers le Midi, juste avant le déclenchement de la guerre — ce qui m’a fait naître à Montpellier.
J’ai vécu pendant ma petite enfance dans le Tarn, où mon père était ingénieur dans l’industrie du textile, qui y était florissante à l’époque. Il s’y est engagé dans la Résistance, surtout à la fin de la guerre, dans les années 43-44. Pris par les Allemands, il a été fusillé en août 1944. Ma mère s’est débrouillée pour nous élever, ma sœur et moi, en travaillant comme elle pouvait sur la Côte d’Azur, où elle avait abouti, grâce à un ami de mon père. C’est ainsi que j’ai passé mon enfance dans le Midi, à Cannes essentiellement.
Lydia Ben Ytzhak : Et vous gardez, même si vous étiez très jeune, des souvenirs de la guerre ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : De la guerre, non, ça serait beaucoup dire. Mon père a disparu quand j’avais 4 ans, et je me souviens auparavant de ses apparitions épisodiques, quand il revenait du maquis. Et je me souviens de ses funérailles. Sinon, de la guerre elle-même, non, je ne peux pas dire que j’aie beaucoup de souvenirs. Un quand même : mes parents écoutaient les émissions de France Libre, sur Radio-Londres, que j’entendais toujours comme « Radio-l’ombre » … J’ai par contre beaucoup de souvenirs de l’immédiat après-guerre, une époque dont on oublie trop à quel point elle fut dure. Et ça, même tout petit, même enfant, je m’en suis rendu compte. D’abord, on manquait de tout, la nourriture était rare, le chauffage était très insuffisant, sans compter que l’hiver 46 a été particulièrement froid. Il y a eu, très vite après la Libération et ses espoirs, une période très, très difficile, qu’on a eu tendance à oublier ensuite, à partir des années 50, pendant les soi-disant « trente glorieuses ».
Le souvenir de cette époque, la fin des années 40, et de leurs difficultés, est, je crois, très vif pour les gens de ma génération. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point la littérature ou le cinéma n’y font guère écho. C’est une période quasiment occultée de l’histoire de France, une période grise, difficile, d’autant plus que se profile à l’horizon la menace d’une possible troisième guerre mondiale, nucléaire, puisqu’on est en pleine éclosion de la guerre froide.
Lydia Ben Ytzhak : Après vous faîtes vos études, puis montez assez rapidement à Paris ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, au début des années 50 les choses commencent à s’améliorer, ma mère a une situation un peu moins pénible ; et une fois passé le baccalauréat au lycée de Cannes, je suis effectivement « monté à Paris », comme on disait. J’y ai commencé mes études supérieures dans les classes préparatoires et suis entré à l’École normale supérieure, où nous nous retrouvons aujourd’hui.
Lydia Ben Ytzhak : Vous pensez que votre famille a un peu influencé vos choix d’orientation, ou pas vraiment ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Sans aucun doute, puisque mon père était ingénieur dans l’industrie textile, et j’avais un oncle qui était lui-même ingénieur, dans la chimie ; il y avait une dimension technico-scientifique dans la famille. Et ma mère, bien qu’elle ait fait tout à fait autre chose — elle était kinésithérapeute —, a toujours marqué un certain intérêt pour la science, en particulier. Je suis donc certainement tributaire de mon environnement familial, de par la valorisation qu’il manifestait pour le travail intellectuel.
Lydia Ben Ytzhak : Dans un ouvrage qui paraît à la rentrée 2014, La science expliquée à mes petits-enfants, vous évoquez votre choix initial pour les sciences, alors même que vous étiez déjà très attiré à l’époque par la philosophie et par les lettres. Mais, dîtes-vous, vous vous y sentiez moins en sécurité qu’en sciences. Qu’entendez-vous par là ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : J’ai eu à faire ce choix, que beaucoup de bons élèves - oui, j’étais un bon élève - ont à faire un moment donné, alors même que tout les intéresse. De fait, la littérature, la philosophie, l’histoire, les mathématiques, la physique, tout m’intéressait véritablement. Puis, vient un moment, à la fin des études secondaires, en terminale, il faut bien choisir. Si j’ai choisi les sciences, c’est pour une raison dont j’ai pris conscience assez tardivement : cela peut sembler paradoxal, c’est par facilité, ou mieux, par sécurité ! Ce que je veux dire par là, c’est que les lettres, la philosophie, sont des domaines dans lesquels vous n’êtes jamais vraiment sûr d’être à la hauteur de ce qu’on attend de vous. Vous avez beau être bon élève, vous rédigez une dissertation de philo, vous ne savez pas trop ce que ça va donner, si le professeur va l’apprécier, si vous avez touché juste, ou si vous êtes complètement à côté de la plaque. En maths et en physique, c’est beaucoup plus simple, si vous réussissez un problème, vous le réussissez, vous le savez, ou vous vous plantez, vous n’y arrivez pas, et vous le savez aussi. Ou ça marche, ou pas. Il est très rare, exceptionnel, que vous pensiez avoir réussi et que ce ne soit pas le cas. Donc, il y a quelque chose de beaucoup plus rassurant dans les disciplines scientifiques, pour peu qu’on y ait un peu de facilité. Et l’on est donc tenté, ça a été mon cas, d’aller vers ces domaines, qui sont, d’une certaine façon, moins déstabilisants et moins incertains. Contrairement à ce qu’on dit souvent, je ne crois pas que les sciences dites dures soient plus difficiles que les autres disciplines.
Lydia Ben Ytzhak : C’est amusant que vous évoquiez ce spectre de l’évaluation, parce que dans un autre de vos ouvrages, La Vitesse de l’ombre (aux limites de la science), vous nous racontez comment en classe de Maths sup’, que vous avez des résultats, qui sont parfaitement exacts, à plusieurs décimales près, dans un devoir vous écopez d’un zéro pointé par votre enseignant, un zéro qui va vous être très précieux par la suite.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, parce que c’est à ce moment que j’ai compris ce que c’était vraiment que d’être physicien et non pas mathématicien. Mes calculs étaient parfaitement corrects, simplement ils n’avaient aucun sens, puisque les données du problème m’étaient livrées avec, je ne sais pas, disons, 3-4 décimales, et cela n’avait aucun sens de pousser les calculs comme je l’avais fait jusqu’à 10 décimales, puisqu’elles n’ont aucune signification, les données de départ n’étant pas assez précises pour garantir la validité de tels résultats à l’arrivée. Et mon professeur, auquel je voue une grande reconnaissance, me l’a fait comprendre par ce zéro. Bien sûr, il savait que j’étais bon élève et que ça ne prêterait pas la conséquence, mais ce fut une leçon absolument déterminante, qui mettait fin à une sorte de vertige de l’exactitude et à l’ivresse de calculs sans signification.
Lydia Ben Ytzhak : Vous pensez que c’était précisément parce qu’il s’agissait d’un devoir de physique ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, bien sûr, c’était parce que c’était de la physique et que le tout n’est pas de faire des calculs exacts, l’essentiel est de faire des calculs qui aient un sens et qui soient valides. Donc, c’est bien le moment où je me suis dit : ah oui, d’accord, la physique, c’est donc ça, ce n’est pas seulement faire des calculs, c’est aussi réfléchir sur la validité de ces calculs. Et c’est à partir de là, d’une certaine façon, que j’ai commencé à me sentir entrer dans le métier.
Lydia Ben Ytzhak : Un petit peu plus tard, dans les années 70, cette période où l’on a vu se multiplier des réflexions critiques sur les pratiques scientifiques et sur leur place dans la société, on voit dans la foulée de Mai 68 apparaître ou réapparaître aussi bien les mouvements anti-nucléaires, les bribes d’une écologie politique, et même les premiers mouvements contre les biotechnologies. Et pendant que des collectifs militants se constituent, vous prenez position de manière individuelle en 1969, lors d’un discours à l’Académie des sciences de Lyon, et vous dénoncez un certain autisme scientifique.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ce n’était justement pas une position individuelle, au contraire, elle était articulée à une démarche collective, qui avait pris naissance, comme vous le dites en 1968, et qui était d’une certaine façon, et reste, à mon avis, aujourd’hui plus profonde que les mouvements, qui sont développés par la suite sur des thématiques précises comme l’environnement, le nucléaire. Ce qui avait surgi en 68, dans un certain nombre de groupes, c’était une mise en cause de la science elle-même, non pas tant évidemment en tant que forme de connaissance, mais en tant que pratique sociale. Nous avions pris conscience qu’il y avait dans l’activité scientifique la marque des tares de la société, que nous dénoncions au niveau politique, que la division du travail y était aussi poussée qu’ailleurs, que la compétitivité organisée, les compromissions d’un certain nombre de grands patrons, la recherche à tout prix et de la notoriété et des financements, grevaient très sérieusement l’image idéale, que nous, jeunes scientifiques, avions au départ. Donc, il y a eu plusieurs mouvements, dont l’un a publié une petite revue, pendant 3-4 ans, qui s’appelait Impascience [1], avec un jeu de mots d’époque, typiquement para-lacanien ; nous y tentions de mettre en évidence ces aspects de la pratique scientifique, dans cette société. Et l’épisode auquel vous faites allusion, cette adresse à l’Académie des sciences de Lyon qui m’avait décerné un petit prix scientifique pour mes travaux de recherche, était l’écho de cette pensée, tout à fait collective, d’autant que, par exemple, dans cette revue Impascience, que nous faisions fonctionner à quelques-uns, les articles étaient anonymes ; nous ne les signions pas, précisément pour mettre en évidence le caractère collectif de la réflexion.
Lydia Ben Ytzhak : Vous à l’époque, vous aviez environ une dizaine d’années de plus que ce qu’on appelle maintenant les baby-boomers, qui étaient donc les principaux acteurs de Mai 68, comment vous avez vécu …
Jean-Marc Lévy-Leblond : Non, je n’avais dix ans, mais à peine quelques années de plus, et d’une certaine façon, j’étais encore dans cette tranche d’âge. Il faut dire qu’à l’époque les jeunes scientifiques, et je ne parle pas spécialement de moi mais de tout le milieu, ont eu des carrières faciles, extrêmement rapides. Je me suis retrouvé, comme beaucoup de mes amis, Maître de conférences à 27 ans. Il n’y avait aucune difficulté, nous avons bénéficié d’une situation incroyablement privilégiée. Il y avait des postes, il y avait de l’argent, jamais nous n’avons eu de doutes sur notre possibilité à faire ce dont nous avions envie. En 68, je me suis donc retrouvé jeune Maître de conférences, avec à peine quelques années de plus que mes étudiants. C’est un aspect très important, qui n’est peut-être pas assez souligné, de ce qui s’est passé en 68, à savoir qu’il n’y avait pas de rupture de génération entre les plus jeunes, encore étudiants, voire pour certains lycéens, et leurs jeunes professeurs de lycée ou d’université. D’où une capacité de travail collectif, qui était tout à fait exaltante. J’ai un souvenir véritablement merveilleux de ces années.
Lydia Ben Ytzhak : En même temps, vous étiez engagé politiquement au niveau des partis ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : J’avais été engagé, depuis plusieurs années, dans le Parti communiste, essentiellement après les années 58, en raison, pour l’essentiel de la guerre d’Algérie, contre laquelle ma génération s’était fortement insurgée. La militance communiste était l’une des façons, pas la seule, de s’élever contre la guerre coloniale française et plus généralement pour les luttes de libération du Tiers-Monde. Mais, nous avons de plus en plus vite, perçu les limites de cet engagement, l’état de l’Union soviétique et des pays qui se disaient socialistes, et nous avons pris du recul. Il y a un épisode historique, qui a été assez analysé, le conflit entre l’Union des étudiants communistes et le Parti communiste, au milieu des années 60. Nous nous sommes donc détachés de cette mouvance-là, et avons franchi la frontière précisément en 68, quand nous avons vu que le Parti communiste, tout simplement, ne comprenait pas ce qui était en train de se passer : la révolte anti-autoritaire, la mise en cause de toutes les formes d’oppression, par exemple, la domination masculine et l’oppression des femmes, la division du travail, le colonialisme, etc., qui nous ont fait basculer dans ce qu’on a appelé ensuite le gauchisme, mais c’est une étiquette beaucoup trop générale, pour correspondre à des réalités précises.
Lydia Ben Ytzhak : Dans cette revue Impascience, qui perdure de 1975 à 1977, vous essayez de critiquer la science mais de l’intérieur, en quelque sorte, depuis ses institutions. Or l’un des aspects, par exemple, du Parti communiste, pourrait-on dire, c’est une certaine forme de scientisme, qui est justement ce que vous dénoncez.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Tout à fait, c’était une des raisons que nous avons eu de prendre notre distance par rapport à un marxisme affadi, qui manifeste sa foi en une science triomphante, le « matérialisme historique » se voulant lui-même une science de la société et de l’histoire, qui serait appelée à recouvrir, à regrouper l’ensemble des connaissances. Cette apologie de la science ne nous semblait pas du tout correspondre à sa réalité. Quand nous voyions, par exemple, qu’un bon nombre de nos collègues américains, parmi les plus prestigieux, des gens que nous admirions énormément en tant que physiciens, étaient en même temps conseillers du Pentagone, et travaillaient à la mise au point de stratégies originales ou d’armes nouvelles pour la guerre du Vietnam, nous nous sommes convaincus qu’on ne pouvait pas considérer la science purement et simplement comme une connaissance abstraite, indépendante des conditions sociales dans lesquelles elle se pratique.
Lydia Ben Ytzhak : Comme vous le rappeliez, on était en pleine guerre froide, mais, par exemple, votre approche du nucléaire n’était pas une critique frontale, c’était un peu plus subtil.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, et ça reste vrai aujourd’hui pour moi. Si vous me demandez mon opinion par rapport à l’énergie nucléaire, je ne peux pas vous répondre en tant que scientifique. Ce que nous avons compris à cette époque, c’est que l’expertise scientifique est toujours trop limitée pour pouvoir répondre aux grandes questions qui lui sont adressées. Ainsi, en tant que physicien, je peux faire un cours sans problème sur les fondements de l’énergie nucléaire, ce qui se passe dans et entre les noyaux atomiques, et expliquer pourquoi ce sont des sources d’énergie. Mais une fois que j’ai dit ça, je n’ai strictement rien dit sur les problèmes qui se posent quant à l’exploitation industrielle de l’énergie nucléaire. Pourquoi ? Parce que ces problèmes commencent ensuite, lorsque à partir de ces connaissances de physique fondamentale, on fabrique une centrale nucléaire. Et une centrale nucléaire, ce n’est pas seulement des noyaux qui explosent en son cœur, c’est une enceinte en acier inoxydable, c’est un bâtiment en béton, ce sont des tuyaux qui transportent le liquide de refroidissement, et les véritables points de faiblesse et les risques sont là. Ils relèvent donc d’une meilleure connaissance du bâtiment, de la plomberie, de la métallurgie, connaissances que je n’ai absolument pas, sans parler bien évidemment des problèmes encore en aval, ceux de la rentabilité économique de l’opération. Donc, c’est pour ces raisons que c’est un peu par, comment dire, par désir de ne pas surestimer, fût-ce dans la critique, le rôle du scientifique, que nous avons plutôt pris une approche plus modeste, qui consiste à dire : oui, en tant que physiciens, nous sommes concernés par le développement de l’énergie nucléaire, mais nous ne voyons qu’un tout petit bout de cette réalité, il faut aller voir sur le terrain ce qui se passe. Nous avions ainsi mené et publié dans Impascience, une enquête en Bretagne, pour aller voir les paysans bretons, qui luttaient contre l’installation d’une centrale nucléaire. Et cela a été extrêmement intéressant, et confirmé notre point de vue. Ces gens recevaient la visite d’ingénieurs de l’EDF ou de chercheurs du Commissariat à l’énergie atomique, qui leur faisaient des cours sur l’énergie nucléaire, pour leur expliquer que ce n’était pas dangereux ; mais ça leur était égal, leur problème ce n’était pas du tout ça, leur problème c’était qu’ils ne voulaient pas qu’on modifie les conditions de leur vie agricole. Ils disaient, votre centrale, on n’en a rien à faire de savoir si elle est dangereuse ou pas, on ne veut tout simplement pas d’un mastodonte industriel sur nos terres. Cette prise de conscience que la science en tant que telle, refermée sur elle-même, est beaucoup trop limitée pour pouvoir répondre aux questions générales qu’on pense pouvoir lui adresser, nous a beaucoup marqué.
Lydia Ben Ytzhak : Et aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ces textes contestataires à l’époque, quel regard actuel ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : J’ai relu, il n’y a pas très longtemps, l’anthologie (Auto) critique de la science [2], que j’avais publiée en 1972 avec Alain Jaubert, en rassemblant des textes qui émanaient de toute cette mouvance de critiques radicales de l’activité scientifique. Je dois dire qu’autant certaines formulations m’apparaissent dépassées, parfois même ridicules, des formes de langage pseudo-maoïstes ou pseudo-lacaniennes, autant sur le fond, il me semble que ce que nous avons dit à l’époque reste absolument valable, et même plus encore que ça ne n’était à l’époque, puisque la science depuis n’a fait que renforcer son basculement vers l’industrie et l’exploitation économique. Elle est devenue une technoscience, que nous pressentions, qui apparaissait dans ces années 70, et qui est devenu maintenant l’essentiel de cette activité.
Lydia Ben Ytzhak : Et précisément en termes d’efficacité de ces écrits ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Alors, là, il me faut bien dire que, de fait nous n’avons pas changé le monde. Mais 68 n’a pas complètement changé le monde. Néanmoins, il a quand même changé bien des aspects de notre vie en société, de nos rapports les uns avec les autres. Et, de toute façon, bien des idées qui se font jour à un certain moment, ne se mettent en œuvre que très longtemps après, donc je ne désespère pas que nous ayons un peu plus d’efficacité dans les décennies à venir, même si je n’en ai aucune preuve.
Lydia Ben Ytzhak : Concernant l’efficacité, pensez-vous que vos écrits actuels aient une répercussion sur la réalité de des politiques scientifiques ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je n’en sais vraiment rien, et je laisse aux lecteurs et aux auditeurs, le soin d’en juger par eux-mêmes. Je vois bien qu’il y a un certain nombre de jeunes gens, d’étudiants, qui reviennent vers moi, vers nous devrait-je dire, et qui disent : « Ah, vous nous avez ouverts les yeux. Grâce à vous, on a compris un certain nombre de choses », ou, et à juste titre parfois : « C’est vous qui n’avez pas compris certaines choses », mais quant à l’effet à grande échelle, ce n’est pas à moi d’en juger.
Lydia Ben Ytzhak : Au début de votre carrière de scientifique, vous semblez vivre une première phase de découragement, lorsque vous constatez que la vie de chercheur consiste essentiellement à se tromper, à chercher, et à ne pas trouver. Pour vous la science est une machine à constater ses erreurs ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Une machine à constater ses erreurs, je n’irai pas tout à fait jusque-là, mais je dirais qu’en tout cas, l’essentiel de l’activité scientifique, c’est la production d’erreurs. La production de vérités, avec un petit « v » et un pluriel, n’en n’est qu’une sorte de sous-produit. Je dirais volontiers que la vérité est un sous-produit de l’erreur. Mais c’est normal, puisque si vous cherchez, c’est que vous ne savez pas où trouver, et ce qui fait l’intérêt de la recherche, pas seulement scientifique d’ailleurs, de toute recherche intellectuelle, ou même matérielle, c’est précisément l’errance dans un domaine que vous ne maîtrisez pas, dont vous n’avez pas la carte. Et cette errance vous emmène parfois très loin de l’endroit où vous espérez aboutir, puisque vous ne savez pas où il est. Puis, de temps en temps, par une suite de coups de chance, et parfois quand même d’intuitions rationnelles, vous finissez par aboutir, mais souvent, ce n’est pas exactement ce que vous espériez : vous trouvez autre chose que ce que vous pensiez trouver. Aux jeunes scientifiques, ou même aux jeunes gens qui ne seront pas scientifiques, mais qui apprennent les sciences dans l’enseignement, on ne dit pas assez qu’il est normal de se tromper. Quand on fait un calcul, il est normal, en tout cas courant, que ce calcul soit faux. Je dis souvent à mes étudiants : « La différence entre vous et moi, ce n’est pas que vous vous trompez et que moi pas ; que je me trompe, mais je sais que je me trompe, et je dispose de quelques outils de détection et de correction de mes erreurs, et c’est ça que je vais essayer de vous enseigner. » Mais quand vous débarquez dans l’activité scientifique, sans qu’on vous ait exposé ce risque permanent de l’erreur, ou de l’errance, comme on voudra, on affronte des difficultés psychologiques intenses, surtout quand on a été bon élève et qu’on se rend compte tout d’un coup que, ben non, on ne comprend plus ce qu’on fait, on bute pour la première fois, on a le sentiment qu’on est arrivé au plus haut de ses compétences personnelles, qu’on n’ira pas plus loin, et que finalement ce métier auquel on aspirait tant, n’est pas fait pour vous. Et c’est un sentiment extrêmement pénible que, je crois, la majorité des jeunes scientifiques éprouvent, mais gardent pour eux, qui ne s’énonce que très rarement.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, on reviendra demain sur la difficulté du métier de chercheur. Bonsoir !
Jean-Marc Lévy-Leblond : Merci. Bonsoir.
À voix nue - Jean-Marc Lévy-Leblond (2-5), mardi 13 janvier 2015
Science ouverte, la vie de l’éditeur
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, nous évoquions hier, ici à l’École normale supérieure de Paris, les difficultés de la carrière de chercheurs, mais heureusement les bonnes surprises aussi, sous forme de sérendipité, cette possibilité de trouver des choses par hasard.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, encore que par hasard est probablement trop fort, parce que comme Sylvie Catellin, l’a merveilleusement expliqué dans un livre tout récent, que j’ai eu le bonheur de publier, dans la collection que je dirige au Seuil, livre qui s’appelle « Sérendipité », elle montre bien que le terme est un peu galvaudé en ce moment, dans la mesure où effectivement on l’assimile à des découvertes totalement aléatoires, alors qu’autant par son origine historique, qu’elle retrace merveilleusement, que par la réalité à quoi ça correspond, c’est par hasard et par sagacité. C’est la capacité d’exploiter le hasard quand il se présente. Le hasard on ne l’évite pas, il est toujours là, mais encore faut-il savoir profiter des bonnes occasions. C’est ce que Pasteur avait déjà dit dans une phrase célèbre, qui est un peu un pensif, mais je pense qu’il est valable, il disait : « Le hasard ne favorise que les esprits préparés à l’avance à le recevoir » Effectivement, savoir profiter d’une rencontre inédite, d’un clin d’œil de l’histoire, c’est quelque chose qui est constitutif, je crois, d’un métier de chercheur réussi. Alors, ça, ça a une conséquence, cela veut dire que pour être un bon chercheur, à mon avis, il ne faut pas être que chercheur, il ne faut pas être que scientifique, pour être un bon scientifique. Il faut être ouvert à absolument tout ce qui peut vous arriver de l’extérieur, que cela passe par des rencontres individuelles, affectives, pourquoi pas, ou que ça passe par la littérature ou d’autres formes culturelles. C’est ce que Paul Feyerabend, qui est, quand-même, un des plus grandes philosophes des sciences de la fin du XXe siècle, voulez dire quand il disait : « Pour faire de la science, tout est bon », on devrait peut-être mieux dire : « Tout peut être bon » …
Lydia Ben Ytzhak : "Anything goes"
Jean-Marc Lévy-Leblond : "Anything goes", qui n’est peut-être pas très bien traduit en français, même en anglais d’ailleurs, il vaudrait mieux dire "Anything can go", tout peut faire profit. C’est pour ça que de depuis longtemps, je milite, avec un succès un peu limité pour l’instant, mais sait-on jamais, pour que la formation des scientifiques soit beaucoup plus large qu’elle ne l’est à l’heure actuelle, et qu’ils aient une ouverture culturelle ne fut-ce que d’abord dans leur propre domaine. C’est quand même un paradoxe incroyable que les jeunes scientifiques ne reçoivent pas une initiation minimale à l’histoire des sciences, à la philosophie des sciences, à la sociologie des sciences. À mon avis, la question, là, n’est pas simplement de leur donner un supplément d’âme, qui leur rendrait la vie plus agréable, non c’est par rapport à l’efficacité même de leur travail de scientifique.
Lydia Ben Ytzhak : Vous avez beaucoup réfléchi à ce statut d’enseignant chercheur.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, parce que la conclusion que je tire de ce que je disais sur le métier de chercheur et sa difficulté, ce que nous disions le hier sur les butées psychologiques, qui se matérialisent dans ce travail du chercheur, fait que je pense que l’activité de recherche est psychologiquement une activité extrêmement frustrante, parce que vous passez quand même un temps fou à rater vos calculs, rater vos expériences, à ne pas trouver ce que vous espérez, etc. Ne serait-ce que pour cette raison-là, il me semble qu’avoir une conception du métier de scientifique, qui soit plus large que celle du métier de chercheur, auquel on a tendance à le réduire aujourd’hui, me paraît absolument essentielle. Ce qui veut dire que faire de la science, c’est faire de la recherche, mais c’est aussi faire de l’enseignement, ou plus généralement l’activité de partage du savoir, parce qu’elle offre quand même des gratifications plus immédiates. Quand vous avez des étudiants, ou des élèves, en face de vous, et que vous sentez que vous arrivez à leur faire comprendre, au moins à quelques-uns, quelque chose de difficile, c’est vraiment exaltant, vous êtes content en sortant de là, même si vous passez le reste de la journée à ne pas résoudre vos équations, ou à ne pas régler votre appareil, au moins là vous aurez acquis quelque chose, qui fera que vous rentrerez content chez vous.
Puis, il y a une deuxième raison, qui me paraît au moins aussi importantes, c’est que quand on produit du savoir nouveau, ce que je vais dire s’applique aussi bien aux miettes de savoir que nous, la plupart des chercheurs, produisons, nous ajoutons de petites pierres à un édifice considérable, c’est valable aussi bien pour ces petites contributions que pour les grands apports des quelques génies qui existent dans ce domaine, c’est que ceux qui produisent des idées nouvelles, ne sont pas nécessairement ceux qui les comprennent le mieux, qu’une idée neuve n’est en général pas formulée dans les termes où elle est la plus claire. Elle émerge embarrassées dans toute une gangue des idées anciennes, qu’elle va dévaloriser et remplacer. C’est comme en histoire, c’est plus simple de l’expliquer dans le cas de l’histoire sociale et politique. Une révolution historique, n’est jamais parfaitement consciente d’elle-même, au moment où elle se déroule. Les gens ne savent pas exactement ce qu’ils font, où ils vont, ne maîtrisent pas la trajectoire historique qu’ils ont mise en jeu. Regardez par exemple tout simplement notre bonne histoire de France. Nous faisons la Révolution en 1789, il va falloir quasiment un siècle pour qu’un système républicain à peu près stable et cohérent, avec toutes ses limites aussi, s’installe entre 1789 et, mettons, 1870 nous allons connaître l’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la IIème République, le Second Empire, la Commune, etc. Il y a donc toute une phase après une révolution historique, je crois que c’est vrai de toutes les révolutions historiques, très, très longue, où la société a besoin de comprendre et de digérer elle-même ce qu’elle est en train de faire. Dans le domaine de la connaissance, dans le domaine de la science il en va de même. Entre le moment où apparaissent les premiers germes d’une théorie et le moment où elle s’installe, d’une façon à peu près maîtrisée, il peut s’écouler un temps assez long. Vous savez, les idées, c’est comme les bébés, quand ils naissent, d’abord il faut commencer par les nettoyer, il faut les envelopper, pour qu’ils n’aient pas trop froid, il faut soigneusement les protéger, pour qu’ils grandissent, les entourer pour qu’enfin ils deviennent adolescents et éventuellement adultes. L’histoire des idées scientifiques, entre autres, c’est la même chose.
Pourquoi je développe ce point de vue-là ? Parce que il a, à mon avis, beaucoup à voir avec l’enseignement. Cette période, de ce que Bachelard appelait la nécessité de la refonte épistémologique, après les ruptures, il faut une refonte, remodelage, a été, à mon avis, largement aidée et favorisée par la transmission du savoir. C’est quand vous êtes amené à partager une connaissance, que vous êtes obligé d’approfondir la compréhension que vous en avez. Souvent vous avez appris, au lycée puis à l’université, et vous savez reproduire, plus ou moins bien, les explications ou les énoncés qu’on vous a donné, puis devant les élèves ou les étudiants, vous vous apercevez que ça ne passe pas. Vous voyez ce que ce que j’aime bien appeler des éclairs d’incompréhension, dans les yeux des bons élèves. À ce moment-là, vous vous dites : ils ont raison de ne pas comprendre, ce n’est pas clair, ce que je leur ai dit n’est pas clair, c’est moi qui ne l’est pas encore suffisamment compris. Donc, vous retournez et dans le meilleur des cas vous arrivez à mieux comprendre. Ça, c’est une expérience qui, pour moi, a été très forte. Une bonne partie de mes travaux de recherche fondamentale est née de mon expérience d’enseignement, quand j’ai détecté ces éclairs d’incompréhension, que j’ai vu que la question n’était pas réglée, qu’elle soulevait encore des problèmes. C’est pour cette raison qu’il me semble que de séparer les activités de recherche et les activités d’enseignement, si cela peut être, et avoir été à certains moments, un atout pour le développement de la science, en France en particulier, finit par devenir contre-productif. Et moi, je plaide pour une recomposition des tâches, sous des formes évidemment souples, il ne s’agit pas d’obliger tous les chercheurs à faire la moitié de leur temps en enseignement, ni réciproquement, mais qu’au moins il y ait un couplage qui soit constitutif du métier de scientifique.
Lydia Ben Ytzhak : Aujourd’hui en France, dans la recherche, il y a deux maîtres mots qu’on entend régulièrement, ce sont bon le mot innovation, comme si l’objet de la recherche avait été autre chose que de chercher du nouveau, et puis l’autre mot magique, c’est interdisciplinarité.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, alors innovation, il est clair que ce mot vise, non pas la recherche du nouveau en général, qui évidemment et le propos même de la recherche, mais c’est un mot qui est associé au vocabulaire technique et industriel, qui traduit le fait qu’une bonne partie de la recherche scientifique aujourd’hui est assignée à des fins concrètes et pratiques. Et ça, c’est quelque chose qui n’est pas sans poser des problèmes de plus en plus graves. Non pas que je refuse évidemment l’idée que la recherche puisse être utile, encore faut-il savoir utile à qui et à quoi. Qu’elle puisse être utile à l’amélioration de la santé de l’humanité, dans le cas des sciences de la vie, je ne peux que m’en réjouir, si en revanche il est utile à l’accroissement des bénéfices des multinationales de la pharmacie, je me permets de trouver ça moins positif. Or, c’est bien ça la situation d’aujourd’hui. La recherche est de plus en plus sollicitée pour aboutir à des résultats monnayables, marchandisables à court terme, et que la part de la puissance publique diminue au profit des financements privés, qui eux évidemment ne se font pas à fonds perdus, sur des temps illimités. Donc, un jeune chercheur aujourd’hui qui dirait voilà, moi j’ai des idées très neuves, très fondamentales pour, je ne sais pas moi, par exemple, remplacer la théorie de la relativité de l’Einstein, qui un jour ou l’autre, on a besoin de faire mieux, pour l’instant on n’a pas su faire mieux, le chercheur qui dirait ça, et qui dirait, c’est une idée très préliminaire, donnez-moi ce qu’il me faut comme temps, comme argent, et comme équipe, pour travailler là-dessus pendant 10-15 ans, a de fortes chances de se faire répondre : écoute, tu es bien gentil, c’est un superbe programme, mais il vaut mieux que tu sois beaucoup moins ambitieux, et que tu travailles sur un projet à court terme, qui, lui, donnera des résultats assurés, ou quasiment assurés dans les deux ou trois ans.
Oui, mais si on ne finance que des projets qui sont à peu près certains de donner des résultats, évidemment on n’aura jamais les grandes surprises, dues à des découvertes radicalement nouvelles. Donc, moi, il me semble que ce maître mot d’innovation, traduit essentiellement, pour l’instant, le passage, des dernières décennies, de ce qu’on a appelé science, pendant un certain temps, à ce qu’on devrait appeler aujourd’hui une technoscience, une science qui est tellement couplée à ses applications techniques, qu’elle a de moins en moins la dimension d’inventivité, de spéculation intellectuelle, qui fait pourtant sa force, qui a fait sa force pendant quelques siècles.
Lydia Ben Ytzhak : Et pour l’interdisciplinarité, tout dépend de comment elle est menée.
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est aussi un peu un miroir aux alouettes, l’interdisciplinarité. Parce que, bien sûr, la spécialisation aujourd’hui atteint des niveaux tels qu’on aimerait bien quand même pouvoir mieux échanger avec d’autres disciplines, et travailler ensemble, entre physiciens, biologiste, que sais-je encore. Simplement, présenter l’interdisciplinarité, a priori, comme la solution aux difficultés, il me paraît que c’est mettre la charrue avant les avant les bœufs. Ce n’est pas parce que vous allez mettre ensemble des physiciens, des mathématiciens et des biologistes qu’automatiquement ils vont être capable d’avoir des idées nouvelles, je n’en crois rien. De fait, on connaît peu, très peu de réussite dans ce domaine. Il me semble qu’en revanche, si les physiciens travaillent sur un problème pour lequel il bute sur une difficulté, par exemple, d’ordre mathématique, et qu’ils se disent, on a besoin du concours de nos collègues mathématiciens, qu’ils aillent voir les mathématiciens, qui dans un premier temps ne comprendraient pas le problème de physique, il faudra qu’ils travaillent un bon moment ensemble, avant de se comprendre les uns les autres, là, oui, ça peut déboucher. Dans le cas particulier que je cite, entre physique et mathématique, ça se fait depuis très, très longtemps, on n’a pas eu besoin d’invoquer l’interdisciplinarité pour aller jusque-là. De même dans le domaine des sciences de la vie, quand les biologistes tombent sur un problème, dont ils se rendent compte qu’il requiert des connaissances physiques ou chimiques, ils n’ont pas besoin qu’on leur dise, il faut que vous pratiquiez l’interdisciplinarité, pour aller voir leurs collègues, ça ne marche pas à tous les coups d’ailleurs, mais ils savent le faire.
Lydia Ben Ytzhak : Il vaut mieux que ça émerge des chercheurs eux-mêmes.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Il faut que ça vienne des chercheurs eux-, et que ça vienne des problèmes concrets, qui a un moment donné surgissent et réclament cette forme. Au surplus, on peut rajouter quand même une remarque, c’est que ce travail interdisciplinaire a un aspect paradoxal, c’est que dans le cas où il réussit le mieux, il aboutit, non pas à une fusion des disciplines, mais presque au contraire à l’émergence d’une nouvelle discipline. Je vais vous donner un exemple, parce que c’est un exemple d’une vraie réussite dans le développement des sciences, c’est quand dans les années 1950-1960, les biologistes commencent à travailler au niveau moléculaire et vont commencer à travailler avec des chimistes ou des physiciens d’ailleurs, et on voit se créer un domaine qui est la biologie moléculaire ou la biochimie, qui est une discipline aussi différente de ce qu’était la biologie traditionnelle que de ce qu’est la chimie et la physique traditionnelles. Donc, on voit là que le travail sur cette frontière a abouti non pas à l’effacer, mais à créer une nouvelle discipline. Là, où il y avait une frontière, il y a maintenant deux autres, ce qui n’est pas négatif en soi, puisqu’effectivement tout un champ nouveau est apparu. Mais, je ne crois pas à l’éradication des frontières. Pour moi, le mot discipline n’est pas un gros mot, je trouve que c’est un c’est un mot noble. Il faut avoir de la discipline quand on fait de la science, changer légèrement le sens du mot bien entendu. Mais la notion discipline, pour moi, est une notion positive, elle veut dire qu’on s’impose des contraintes, qui sont des contraintes nécessaires au travail, et que si ces contraintes s’avèrent trop rigides, alors là, oui, évidemment il faut les bousculer et aller chercher ailleurs.
Lydia Ben Ytzhak : Traverser les frontières, Jean-Marc Lévy-Leblond, c’est ce que vous faites très régulièrement. Par exemple en 1972, vous allez commencer à diriger les collections scientifiques des éditions du Seuil, et parmi elles, la bien nommée « Science ouverte », comment se déroule votre arrivée aux éditions du Seuil ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ce qui se passe à ce moment-là, nous sommes au début des années 70, encore dans le mouvement post 68, un moment où les idées radicales continuent à avoir pignon sur rue, et les éditions du Seuil ont joué à cette époque un rôle extrêmement important, c’est vraiment un tribu que je tiens à rendre aux fondateurs et dirigeants de l’époque, Paul flamand et Jean Bardet, d’origine catholique, qui avaient fondé cette maison, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des gens absolument remarquables, parce qu’ils ont compris l’évolution sociale, ils ont compris ce qui était en train de se passer, en particulier en 68, ils ont vraiment ouvert le champ éditorial au nouveau vent venant de la contestation, par exemple sur le plan politique, en créant la collection Combat, qui a été une des collections phares de ces année-là. Mais, ils ont été aussi sensibles à ce qui se passait dans le reste du domaine d’intellectuel, ils ont ouvert tout le champ psychanalytique, tout le domaine lacanien est venu dans cette maison-là. Et, ils avaient une collection qui s’appelait déjà Science ouverte, qui avait été créé vers les années 70, mais qui n’était pas véritablement ouvertes, et dont les responsables n’avaient pas véritablement l’enthousiasme nécessaire pour mener à bien cette tâche. Donc, j’ai eu le bonheur qu’on se tourne vers. Moi, j’avais écrit un certain nombre d’articles, disons, de vulgarisation, de diffusion scientifique, et on connaissait un peu mes positions plus générales, et on m’a demandé si j’étais intéressé par la direction de cette collection. J’ai répondu oui, avec enthousiasme, sans trop savoir ce qui m’attendait, parce que je ne connaissais absolument pas ce métier. Je me suis rendu compte que c’était un métier à part entière, qu’il ne suffisait pas d’être chercheur scientifique d’un côté, et même enseignant très motivé de l’autre, pour être un bon éditeur. Donc, j’ai dû apprendre les spécificités de ce métier, mais pour moi ça a été un vrai bonheur. Pour moi, ce métier a toujours été dans la même trajectoire que celle que j’évoquais tout à l’heure, en disant à quel point pour moi le métier de recherche et le métier d’enseignants vont de pairs, je peux généraliser ça au métier d’éditeur, puisque c’est une autre forme de diffusion et de partage du savoir. Ce qui m’a passionné, qui me passionne toujours, dans ce métier que je fais maintenant, je ne dirais même pas que c’est un autre métier, c’est une autre composante de mon métier, que je pratique depuis plus de 40 ans, maintenant c’est que j’y apprends énormément de choses, ça enrichit ma réflexion sur ce qu’est la science, ça me nourrit, et que j’y trouve un grand bonheur, surtout ces dernières années d’ailleurs. Ça me permet, moi qui suis véritablement en fin de carrière, de garder le contact avec les jeunes générations. C’est là que je retrouve des gens incroyablement brillants et tout à fait remarquables, qui ont la trentaine ou la quarantaine. Ça, c’est un bonheur.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, on a envie d’entrer dans les coulisses d’une maison d’édition, surtout en sciences. On se demande si, par exemple pour vos collections, vous préférez privilégier des traductions ou bien si vous vous attendez d’avoir des initiatives d’auteurs, qui vous font des propositions spontanées ? Ou bien, si au contraire, vous allez demander un travail spécifique, sur une thématique qui vous intéresse ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : La troisième posture est celle que je préfère. J’essaye de travailler véritablement comme directeur de collection, c’est-à-dire de lui donner une direction, de l’orienter en fonction des thèmes qui me semblent les plus importants aujourd’hui, et non seulement des thèmes scientifiques, mais aussi de l’écho que ces thèmes ont dans le monde social ou nous vivons. Donc, mon objectif permanent, c’est de trouver des auteurs qui aient une double compétence, qui soient capables d’une part d’utiliser leurs talent de chercheurs et d’expliquer, aussi clairement que possible, les résultats de leurs recherches, les contenus de leur discipline scientifique, mais en même temps en mettant en évidence les problèmes qu’elle peut poser. Problèmes qui peuvent être de toutes sortes, cela peut être des problèmes proprement philosophiques, des problèmes économiques, des problèmes sociaux. Moi, je souhaite publier des livres, dont les lecteurs sortent en ayant eu la réponse à certaines questions qu’ils se posaient, mais en se posant des questions nouvelles. C’est ça le sens que j’attribue à cet adjectif, ouverte, science ouverte à tous les vents, ouverte au questionnement, ouvertes à la demande du lectorat. Ça, c’est un travail de prospection dans le milieu scientifique, pour trouver ceux qui sont capables, qui ont envie de faire cela. Évidemment, ce n’est pas la seule source. Dieu merci, j’ai été propositions spontanées, dont je dois dire que la plupart du temps elles correspondent a à peu près à l’état d’esprit que je viens dénoncer, puisque la collection existe depuis maintenant suffisamment longtemps, pour que les auteurs putatifs sachent à peu près ce qui est attendu. Puis, vous parliez de traduction, oui nous en faisons aussi, mais elle pose deux types de problèmes. D’une part des problèmes strictement économiques, la traduction coûte, et ça rapporte peu. Cela rapporte peu aux traducteurs, ça rapporte peu à l’éditeur et ça coûte cher. Donc, c’est un vrai problème économique, surtout dans un monde où l’édition et aujourd’hui sous pression. Un deuxième problème, qui n’est pas purement matériel, c’est un problème, je dirais, d’environnement culturel, en ce sens que la façon dont je viens d’expliquer quel était ma mon ambition éditoriale, ne correspond guère à ce qu’on peut trouver en particulier dans le monde anglo-saxon, plus dans les pays de latins, chez les Italiens, chez les Espagnols, pour des raisons tenants à la communauté intellectuelle et culturelle que nous avons avec eux, mais pas tellement dans le milieu anglo-saxon, où il y a d’excellents, excellents livres de vulgarisation, mais de vulgarisation au sens strict du terme, qui pour mon goût ne sont pas assez ouverts à cette interrogation critique, que je développais. Heureusement, il y a des exceptions, j’ai par exemple la grande fierté d’avoir été l’éditeur de la plupart des livres de Stephen Jay Gould, qui a été un des plus grands paléontologues, biologiste, spécialiste de la théorie de l’évolution, et qui, lui, avait une vision absolument exceptionnelle. C’était un homme d’une culture incroyable, qui avait une vision très aiguë et très critique, mais c’est un peu exceptionnel.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, on reviendra demain sur le monde de l’édition et votre diagnostic, toujours à l’École normale supérieure à Paris.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Volontiers.
À voix nue, mercredi 14 janvier 2015 - Jean-Marc Lévy-Leblond (3-5)La nature prise à la lettre
Lydia Ben Ytzhak : Bonsoir
Jean-Marc Lévy-Leblond : Bonsoir.
Lydia Ben Ytzhak : On se retrouve, toujours à l’École normale supérieure de Paris. Hier, nous avons parlé de votre vie d’éditeur, et on s’est rendu compte que dans votre carrière, vous aviez croisé des trajectoires de prestigieux scientifiques. Je pense à des gens comme Richard Feynman, Stephen Jay Gould, Paul Feyerabend, ou d’autres, Karl Popper ou Carl Sagan, par exemple, alors quels sont les rencontres qui vous ont vraiment marqué ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Dans celles que vous venez de citer, il y a une vraie rencontre, c’est celle que j’ai eu avec Stephen Jay Gould, que j’ai connu, pas assez, mais que j’ai rencontré plusieurs fois, qui était un personnage absolument fabuleux, que j’aimais beaucoup, parce qu’il avait une caractéristique tout à fait étonnante, c’était un vrai américain, j’ai dit hier à quel point le livre américain de science, en général, ne correspond pas à mes propres attentes, mais dans le cas de Stephen Jay Gould, c’était à la fois un vrai Américain, passionné de base-ball, par exemple, et en même temps quelqu’un dans la culture lui donner la possibilité d’être très proche des Européens, que nous sommes fondamentalement. Et ça donnait des échanges tout à fait enrichissants, c’est pour ça que cela a été un grand bonheur de publier ses livres, où je trouve qu’il y a ce mélange incroyable de profonde culture, y compris littéraires, très souvent, et en même temps de spontanéité et de décontractions, qu’on ne trouve pas tellement dans nos milieux ici. Donc, ce fut vraiment une grande rencontre, et je ne cesse de m’attrister de sa disparition vraiment trop rapide.
Lydia Ben Ytzhak : Il est mort jeune. Il parlait très bien le français en fait.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Très bien serait exagéré. Il croyait qu’il parlait très bien le français, c’était peut-être une de ses limites, très américaines. Les quelques Américains qui parlent un peu le français, croient qu’ils le parlent le bien. Il se débrouillait, disons.
Lydia Ben Ytzhak : Est-ce que vous avez en mémoire justement une des conversations qui vous ont marqué, avec lui ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est difficile à dire, parce que je mélange un peu maintenant les conversations que j’ai eues avec lui et les textes de lui que j’ai lu. Par exemple, je pourrais faire écho à un de ses très grands livres, qui s’appelle « L’éventail du vivant », c’est des questions dont on a parlées, qui traite d’un problème qui est très à la mode aujourd’hui, dont beaucoup de gens parlent, qui la question de la complexité et de l’évolution vers la complexité, où un certain nombre de gens branchent tout un questionnement métaphysique sur le fait que l’évolution semble conduire à des êtres de plus en plus évolués, ce n’est pas par hasard que c’est parti de petites bactéries et que cela arrive aux êtres aussi sophistiqués que les humains … Vous voyez où ce genre de considérations peut mener. On n’est pas si loin de la tentation de l’intelligent design américain, comme s’il y avait une prédétermination de la nature, et donc un plan, un programme, qui conduirait à une complexité croissante, donc on se demanderait qui est le programmeur, qui est derrière tout ça. Stephen Jay Gould, à mon avis, a fait un travail formidable pour saper toute dérive interprétative sur cette question, en faisant remarquer d’une part, que factuellement, il n’était pas vrai que l’évolution allait toujours dans le sens d’une complexité croissante. Il donnait beaucoup d’exemples de lignées animales, dans lesquelles au contraire il y avait eu des simplifications drastiques, par exemple certaines espèces où le mâle finit par devenir tellement petit qu’il ne devient plus qu’un appendice parasite de la femelle, il est même logé dans la femelle, il ne fait plus que produire du sperme, c’est tout ce qu’on lui demande, il n’a plus d’existence autonome. Dans un tout autre domaine, il montrait que les ammonites ont connu une évolution telle que le découpage des stries sur leur coquille, qui sépare les différentes zones de croissance, s’est simplifié au cours des âges.
Donc, premier point, il n’est pas vrai que nous ne sommes pas dans un monde de complexité croissante. Deuxième point, si cette complexité est en moyenne croissante, c’est parce qu’il ne peut pas en être autrement, disait-il, parce qu’on ne peut pas aller dans l’autre sens. Un être vivant ça a nécessairement une complexité minimale, vous ne pouvez pas aller vers moins de complexité, vous êtes obligé d’aller vers plus de complexité. Il donnait un exemple qui est très bien. Vous mettez prenez un tas de sable que vous appuyez contre un mur, au fil des âges, sous l’influence du vent, de la pluie, etc., votre tas de sable va s’écarter du mur, il va couler, jamais il n’ira dans le sens inverse, évidemment. Donc, il y a une irréversibilité réelle, mais qui ne traduit nullement une tendance métaphysique à la complexité. Je donne cet exemple, parce que il traduit bien, me semble-t-il, l’un des apports de Stephen Jay Gould, qui était de développer des points de vue critiques, d’aller à l’encontre d’idées trop facilement reçues, mais toujours sur des bases d’analyses très, très concrètes et très pertinentes.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond est-ce que vous avez eu l’occasion de rencontrer Richard Feynman, que vous avez traduit ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Richard Feynman est quelqu’un pour lequel j’ai la plus grande admiration. Je ne l’ai pas rencontré personnellement, je l’ai vu de loin. Quand j’étais jeune chercheur, j’ai assisté deux ou trois fois à des colloques où il a fait des communications. C’était un personnage tout à fait extraordinaire, lui aussi tout à fait Américain, très extraverti, d’abord un très grand physicien, c’est quelqu’un qui avait une créativité, une capacité d’imagination telle que … lui, il n’a pas eu besoin de l’interdisciplinarité, justement. Il était tellement imaginatif que quand il a – c’est ce qui lui a valu sa notoriété et son prix Nobel - développé ce qui s’appelle, pardon pour le gros mot, l’électrodynamique quantique, et il est tombé sur des problèmes mathématiques, à l’époque irrésolus, des problèmes très difficiles, et au lieu d’aller voir les mathématiciens pour trouver la solution à ces problèmes, il s’est inventé, tout seul, une forme de mathématiques très simple d’ailleurs, graphique, ce qu’on appelle aujourd’hui les diagrammes de Feynman, qui ont permis aux autres de comprendre ce qu’il faisait. C’était quelqu’un d’incroyablement créatif, qui avait en plus un incroyable talent d’exposition, l’écouter était un vrai bonheur. On croyait tout comprendre, après on se rendait compte que ce n’était pas toujours vrai, mais c’était un vrai bonheur. C’était un séducteur de haut vol, aussi bien à l’égard de ses auditeurs qu’à que de la gent féminine. Il y a énormément d’anecdotes qui courent sur son compte, la plupart sont apocryphes, mais on ne prête qu’aux riches, bien sûr, comme Einstein, mais dont un certain nombre sont très pertinentes. Par exemple, celle-ci, que je trouve vraiment très intéressante, par rapport au problème que peut poser la diffusion des connaissances, dont nous avons déjà parlée ; Feynman vient de recevoir le prix Nobel, il a participé à une émission télévision la veille, le lendemain il monte dans un taxi, et le chauffeur lui dit : « Ah, mais je vous reconnais, vous êtes bien le physicien qui vient de recevoir le prix Nobel, et qui a été interviewé hier à la télévision. », Feynman lui dit : « Oui, oui, c’est bien ça », et le chauffeur de taxi lui dit : « Vous savez, je n’ai pas compris grand-chose à ce que vous avez raconté », et avant même que Feynman ne tente de (manque un mot), le chauffeur taxi rajoute : « Mais, vous savez, c’est normal que je n’ai pas compris, parce que si j’avais été à votre place, quand le journaliste me disait Monsieur Feynman, pouvez-vous nous expliquer vos découvertes en trois minutes ? Moi, j’aurais répondu : si je pouvais vous les expliquer en trois minutes, c’est qu’elles ne valaient pas le prix Nobel » Je pense que Feynman a totalement inventé l’histoire, mais je le trouve très forte, parce que elle met l’accent sur le fait que la diffusion des connaissances demande un effort. On a le droit de ne pas s’intéresser à la science, libre à chacun, si on s’y intéresse, ça demande un peu de travail intellectuel, comme tout travail culturel, le cinéma, la littérature, la musique, c’est jamais donné. On trouve dans la vie de Feynman, toute une série de petites anecdotes, qui sont, à mon avis, très illustratives sur ce qu’est la science.
Lydia Ben Ytzhak : Autre personnage, haut en couleur, que vous avez publié Jean-Marc Lévy-Leblond, je pense à Paul Feyerabend, qui est, je crois, un grand critique de science.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Paul Feyerabend, que, je crois, déjà cité. Malheureusement, là non plus, je n’ai jamais eu la possibilité de le rencontrer personnellement, mais j’ai publié l’essentiel de son œuvre. D’ailleurs paraissent deux de ces livres, jusqu’ici inédits, qui vont, je crois, ajouter encore à l’importance de son œuvre. Feyerabend est pour moi un esprit très profond, très incisif lui aussi, très critique. Vous aurez compris mon goût pour ceux qui essayent de bousculer les idées reçues, et qui nous amènent à penser la science sur un mode beaucoup plus libre, que ça n’a été le cas jusqu’à présent, avec cette phrase emblématique, que nous nous rappelions il y a de jours, quand il dit « Anything goes », ce qui ne veut pas dire n’importe quoi est bon, mais ce qui veut dire n’importe quoi peut être bon pour faire de la science. Elle peut puiser son bien dans toute rencontre, tout écho, tout spectacle, il n’y a pas - ça, je crois, que c’est une leçon, très, très forte - de méthode scientifique avec un grand M, contrairement à ce qu’on nous a raconté pendant des décennies. Dans la mesure où c’est une activité de création, la science ne peut pas avoir de méthode toute faite, rédigée par avance. On peut simplement après coup, par rapport à un certain épisode scientifique, par exemple, je sais pas, moi, le développement de la physiologie au XIXe siècle, je prends cet exemple, parce que Claude Bernard a effectivement beaucoup écrit sur la méthode scientifique, mais outre qu’on s’aperçoit, quand on regarde ces textes qu’il ne respecte pas lui-même véritablement les règles méthodologiques qu’il énonce, on s’aperçoit surtout que les progrès qui sont faits ultérieurement, consistent essentiellement à violer les règles qui étaient admises jusque-là. Donc, croire en l’existence d’une Méthode - encore une fois avec un grand M - qui serait définie une fois pour toutes, et valable en tous lieux, en toutes circonstances, et à tout jamais, conduit à la stérilité, tout simplement. On peut donner un autre exemple, la physique cartésienne, Dieu sait l’importance qu’elle a eue, elle a fécondé pour une bonne partie le développement de la physique au XVIIIe et encore au XIXe siècle, est fondé sur l’idée qu’il faut décrire le monde par figures et mouvements, c’est l’expression de Descartes. Donc, une sorte de géométrisation du monde, où les phénomènes aussi complexes nous apparaissent-ils, doivent pouvoir être traduits en figures - sous-entendu géométriques - et en mouvement simples. Eh bien, on s’aperçoit que quand la physique moderne, datant du début du XXe siècle, elle n’est plus si moderne que ça – dite moderne, va déboucher sur la théorie quantique, elle le fait précisément en cessant de respecter cette injonction cartésienne, et en cessant d’imaginer qu’on puisse décrire le monde de l’électron de l’atome, par des figures géométriques et des mouvements, au sens classique du terme. Il y a chez Feyerabend cet appel permanent à l’inventivité, à la créativité, au non-respect des règles, qui donne, me semble-t-il, de la science une image beaucoup plus exaltante, que l’image usuelle selon laquelle elle obéirait à des normes et des méthodes de toutes faites.
Lydia Ben Ytzhak : En tant qu’acteur de cette vie de l’édition française, vous avez vu évoluer votre propre maison, les éditions du Seuil, quel regard portez-vous aujourd’hui sur les éditions scientifiques en France ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse intéressante à cette question, parce que je pense que pour y répondre sérieusement, il faudrait avoir une meilleure vision de l’avenir à court terme, que je n’en ai, et se pose là un problème beaucoup plus général de l’édition et du livre aujourd’hui, sur lequel je n’ai pas de compétences suffisantes. La seule chose que je puisse dire, mais qui est une banalité, c’est qu’il faut que l’édition scientifique, ou pas d’ailleurs, trouve son équilibre, par rapport aux nouvelles formes de diffusion du savoir. Je pense bien évidemment, en disant ceci, à Internet et aux différentes formes de médias. La seule chose dont je suis quand même certain, c’est que le livre n’est pas près de mourir. Je pense qu’il doit trouver, probablement de nouvelles formes d’expression, sans doute aussi des nouvelles formes de diffusion, peut-être de nouvelles formes de lecture, la tablette, que sais-je encore, mais je pense que nous aurons toujours besoin de ce que j’appellerais des formes de transmission des connaissances au long terme. Internet, c’est formidable pour avoir une réponse immédiate à une question, moi-même, je suis fanatique consulteur de Wikimédia et autres sites, il n’empêche que quand vous voulez aller au-delà d’une réponse immédiate et simple à une question, que vous vous demandez dans quelle mesure elle est vraiment fiable, si elle n’a pas été mise en cause par ailleurs, quel est son degré de validité, autrement dit, développer une approche plus critique, là, vous avez besoin de ressources plus amples et d’un temps plus long. Le livre offre cette possibilité, c’est quelque chose dans lequel vous plongez, et qui vous oblige à passer du temps. Je crois que vouloir à tout prix économiser son temps, vouloir aller trop vite, c’est aller à l’encontre de ce que serait une connaissance bien maîtrisée. Donc, je ne suis pas pessimiste sur l’avenir du livre, en même temps, je n’ai pas de lumière suffisante, et là, c’est une question qui concerne les générations nouvelles, que vont-elles faire de ces usages ? À certains égards, pour moi, c’est trop tard pour inventer des choses véritablement pertinentes pour l’avenir. Je regarde avec beaucoup d’intérêt, parfois un peu de stupéfaction, ce que font mes petits-enfants dans ce domaine.
Lydia Ben Ytzhak : On va rester dans ce rapport à l’écrit, vous avez publié un texte qui intitulé « La nature prise à la lettre », qui est consacré au rapport, si particulier, qu’entretient la physique avec l’écriture. Je voulais vous demander si vous pouviez lire un poème, que vous avez intitulé « Loi de la nature », en tout cas partiellement puisque moi-même je serais bien incapable de le lire.
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est intéressant, la question que vous me posez, je vais me plier à votre demande. Mais il faut peut-être que je dise un mot, puisque ce poème - poème est un grand mot, c’était un petit exercice de style, disons, je n’ai pas du tout la prétention d’écrire de la poésie au sens fort du terme - c’est quelque chose que j’ai écrit en réfléchissant précisément sur le statut de la lettre en physique, puisque les physiciens, comme vous le savez, écrivent des équations, des signes kabbalistiques incompréhensibles par le par les profanes, et destiné à le rester, parce que c’est un truc de métier, d’une certaine façon. Moi, je suis incapable de servir des outils d’un maçon ou d’un horloger, donc je ne m’étonne pas que mes outils ne soient pas utilisables par tout le monde. Donc, en réfléchissant à ce statut de la lettre, qui est très particulier, parce que c’est un statut où la lettre n’est pas seulement, quand on écrit une équation, un symbole qui dénoterait un concept. Si j’écris F, pour parler d’une force, ce n’est pas seulement parce que F et l’abréviation du mot force. Il se trouve que la lettre est du coup investie d’une charge conceptuelle, je dirais même, presque une charge ontologie, qui lui confère un statut, qui n’est pas uniquement graphique, ce n’est pas un signe pur, c’est un signe qui est effectif, un signe qui travaille, quand il est pris dans une équation, il engage des actions, qui se propagent. D’ailleurs les physiciens ont souvent une expression, très imagée, ils disent, quand ils sont amenés à résoudre une grande équation : « Bon, j’écris mon équation et puis je tourne la manivelle », c’est-à-dire que pour eux, l’équation c’est une machinerie, qui va se mettre à fonctionner, c’est un fonctionnement conceptuel, intellectuel, mais c’est une machinerie. C’est une machinerie très efficace, parce qu’elle vous évite de penser, penser est extrêmement difficile. Donc, vous faites un petit mécanisme, qui pense à votre place. C’est comme quand vous voulez faire un long voyage, si vous voulez aller aux États-Unis, y aller à la nage, ça pose quand même des problèmes difficilement surmontables. Vous construisez une machine, un bateau ou un avion, puis vous mettez là-dedans, et la machine vous emmène, vous n’avez pas beaucoup d’efforts à faire. La mathématisation de la physique, c’est un peu pareil, une fois que vous avez bien posé votre problème, vous engagez la machine, son fonctionnement, et ça vous amène là où vous souhaitez aller, encore faut-il ensuite descendre de la machine, et aller là où vous voulez aller, mais ça, c’est un autre problème.
Donc, ces équations, ce que je voulais faire, dans ce texte, que je vais vous lire, c’est pour traduire ce caractère d’opérationnalité des formalismes de la physique, qui prend une dimension souvent presque fantasmatique dans l’esprit du physicien, il a la conviction intime, qui n’est pas toujours explicite, mais dont je suis persuadée qu’elle est très générale, qu’en écrivant son équation, il ne fait pas que d’écrire la nature, mais qu’il la met en branle lui-même. Cette petite machine formelle, que je décrivais, c’est, pour le physicien, idée complètement folle, c’est ce qui fait bouger le monde en vérité, et si les physiciens n’étaient pas là pour écrire les équations, peut-être que la nature ne fonctionnerait pas aussi bien qu’elle fonctionne. Autrement dit, c’est un aspect un peu démiurgique du travail du physicien, qui n’est pas que celui qui de l’extérieur contemple et décrit, il se sent au cœur même de la matière, et est en train d’agir sur elle à travers ses idées, et plus simplement ces lettres. C’est un peu ça que j’ai essayé de de dire.
La deuxième idée étant qu’effectivement ce qui traduit le caractère très singulier de ces équations, c’est qu’elles sont illisibles par le profane. Il y a toute une prosodie à respecter, qui fait que la façon de les lire, de les énoncer, c’est peut-être là qui a le plus de poésie, au sens strict, dans la parole, qui va en rendre compte.
Lydia Ben Ytzhak : Oui, c’est pour ça, que je suis impatiente de vous entendre.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Alors, allons-y. Ça s’appelle « Loi de la nature »
J’écris, f = m gamma (γ) et la flèche prend son essor ;
J’écris, e2 - e1 = hnu et la feuille boit le soleil ;
J’écris, e égale moins g, grand M sur petit m, sur valeur absolue, de grand R moins petit r et la Lune soulève la marée ;
J’écris, d e sur d oméga égale V, oméga 2 sur pi 2 c3, h bar omega sur exponentielle de h barre oméga sur 4t – 1, et le fer à la forge rougit ;
J’écris, i h b barre d psi sur dt égal moins h2 somme sur 4 delta k sur 2 m k plus somme sur i somme sur j 2 e ej sur module 2 ri moins rj psy, et le sel se fait cristal ;
J’écris, sinus i égal n sinus r, téta égal pi 2 moins 4 r, d teta sur d i égal zéro ; et l’arc en ciel se déploie ;
d e sur d t 2 moins c2 gradient au carré p2 r et d e t égal zéro, et j’entends ta voix ;
J’écris, je décris, je décrète l’univers se plie à la lettre.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, on voit là effectivement ce côté démiurgique que vous décriviez, et dans ce texte, vous développez aussi la dimension kabbalistique finalement de cette action de l’écriture.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, oui, parce que je pense que l’une des sources de cette idée extrêmement bizarre, suivant laquelle en écrivant des signes parfaitement arbitraires et contingents sur le papier, pourquoi un sinus, c’est sin, pourquoi une fonction d’onde ça s’écrit psy, etc., ça pourrait très bien s’écrire autrement, il y a une vraie contingence de la lettre, et il faut croire très profondément, que malgré cette contingence, il y a par en dessous une réalité très, très profonde. Et une des sources de ce statut, très étrange de la lettre, me semble résider effectivement dans l’idée de la Kabbale traditionnelle, suivant laquelle le monde a été créé à partir de la lettre, l’Éternel a écrit le monde en convoquant les lettres, c’est un texte fameux du Zohar, qui est tout à fait prodigieux de ce point de vue-là : Dieu convoque les lettres qui préexistent au monde. Avant que le monde ne soit créé, il y a les lettres. L’éternel les convoque pour savoir comment il va écrire la Genèse. Je crois que l’une des sources, qui est loin d’être la seule, de ce qu’est devenue la physique contemporaine, dans son rapport précisément à l’écriture, se trouve là.
Lydia Ben Ytzhak : Et aussi la difficulté de la communiquer aux profanes.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, mais difficultés qui, encore une fois, n’est pas supérieure à celle qu’on éprouve dans tout activité humaine, un tant soit peu spécialisée. Je ne crois pas que la physique soit plus difficile que bien d’autres activités humaines, et je crois que si on n’est pas capable de faire comprendre cette petite machinerie équationnelle tout à chacun, si on est en revanche en état de prendre du recul et de travailler au niveau du concept, c’est-à-dire de revenir aussi à la langue, je pense qu’on peut transmettre des idées, même les idées les plus intéressantes.
Lydia Ben Ytzhak : On va en parler demain, si vous le voulez bien. À demain.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Avec plaisir. À demain.
À voix nue, jeudi 15 janvier 2015 - Jean-Marc Lévy-Leblond (4-5)
Alliage et le savant flou
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond Bonsoir.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Bonsoir !
Lydia Ben Ytzhak : Hier, nous évoquions l’importance de l’écriture en science, Maxwell disait nos équations semblent plus intelligentes que nous, est-ce qu’à votre avis on pourrait parler des mathématiques comme d’un langage ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est une formulation qui est souvent utilisée, elle ne me convient pas véritablement, pour la raison suivante, c’est que les mathématiques pour la physique offrent un moyen de penser, un moyen pas seulement de faire des calculs, mais un moyen véritablement de mettre en œuvre des concepts, j’avais parlé, je crois, la dernière fois de la machine à penser, que peut constituer le formalisme, est une chose, de là à dire qu’il s’agit d’un langage, à mon avis c’est allé un peu vite, et c’est probablement se tromper d’ailleurs sur l’idée même de langage.
Je convie et les auditeurs à faire une expérience, qui consiste à trouver un article scientifique dans une revue primaire, une revue de physique ou de mathématiques quasiment incompréhensibles pour les profanes, ce qui est normal, et en suivre le texte, en soulignant les mots qui sont véritablement des mots scientifiques. Eh bien, on s’apercevra que ce sont essentiellement des substantifs, parfois des adjectifs, exceptionnellement des verbes, et certainement pas toutes les articulations du langage, qui sont les conjonctions, les prépositions, les pronoms, etc. Autrement dit, qu’il y ait, dans chaque discipline d’ailleurs, un vocabulaire et une terminologie spécifique, c’est certainement vrai, ça ne suffit pas à constituer un langage. Je crois qu’en vérité les scientifiques, les physiciens en particulier, même s’ils emploient des termes mathématiques parlent la langue commune, celle de tout le monde. Il y a d’ailleurs à cet égard une petite scène, que j’ai toujours trouvée très, très comique, c’est dans un film de Hitchcock, qui n’est pas un de ses meilleurs d’ailleurs, qui s’appelle « Le rideau déchiré », le rideau étant en l’occurrence le rideau de fer, c’est un film de guerre froide, qui n’est pas exceptionnel, mais il y a une scène qui m’a toujours frappée, où un savant américain, qui est passé à l’Est, pour exfiltrer un de ses collègues d’Allemagne de l’Est, se retrouve avec lui devant un tableau noir, et ils se mettent à parler physique. Et ce qui est très drôle, c’est qu’ils n’emploient que des mots techniques, peu nombreux d’ailleurs, ils se taisent beaucoup, puis de temps en temps, ils annoncent ou ils lisent une équation, comme j’ai tenté de le faire la dernière fois. Et, quand vous comparez ça avec ce qui se passe véritablement devant un tableau noir, entre physiciens, ce n’est pas du tout comme ça. Les physiciens parlent une langue d’ailleurs d’assez bas niveau en général, qui est pleine de choses, de trucs, de machins, pour désigner y compris les textes mathématiques qui sont au tableau noir.
Donc, non, je ne crois pas qu’il y ait une langue spécifique de la science, et encore moins que cette langue soit les mathématiques, ce qui est une chance, parce que du coup ça évite d’avoir à penser ce qui pourrait être un hiatus complet, entre ce que parlent les scientifiques et la langue commune.
Lydia Ben Ytzhak : Du coup, je vais vous proposer de jouer à ce jeu d’un tableau noir théorique, et de devoir un peu les enjeux de vos travaux en physique théorique. Vous avez fait au départ votre thèse sur l’invariance galiléenne en mécanique quantique, est-ce que vous pouvez expliquer pour les profanes de quoi il s’agit ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je vais essayer. Peut-être que je vais replacer ça dans un cadre un peu plus général, qui a été celui d’une bonne partie de mes travaux de physicien. Je suis quelqu’un qui a très peu d’imagination, je n’ai pas véritablement fait de découvertes, ni grandes ni même petites. Ce qui m’a toujours intéressé dans la science, dans la physique en particulier, ce sont beaucoup plus les idées que les choses, ce qui veut dire que je ne fais pas partie de ceux dont le travail est absolument nécessaire, qui se penchent sur les expériences en cours, qui tâchent de décrypter les nouveaux résultats en physique des particules, ce qui sort du CERN, etc.
Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre les idées et les concepts, comme je le disais la dernière fois, ou l’avant-dernière fois, je ne sais plus, les idées quand elles naissent, ne naissent pas bien formulées, ne naissent pas sous une forme qui qui leur rend justice, d’une certaine façon. Donc, une bonne partie de mes travaux a consisté à reprendre des thématiques théoriques anciennes, mais à tenter de les reformuler. On est tout à fait dans le cadre de la refonte bachelardienne, dont nous avons déjà parlée.
Pour en revenir plus spécifiquement à ma thèse, et à d’autres travaux du même genre, la théorie quantique, chacun sait de quoi elle parle sinon ce qu’elle dit. Il s’agit de décrire le comportement essentiellement des objets à petite échelle, des particules élémentaires. Elle et elle invoque pour ce faire un formalisme assez sophistiqué, avec des notions mathématiques de relativement haut vol, elle échappe à la description par figures et mouvements que Descartes proposait. Mais, ce qui est remarquable, c’est que plus de 50 ans, bientôt un siècle d’ailleurs, après ses débuts, on constate qu’elle reste encombrée de formulations archaïques, très proches de ses formulations initiales, d’une terminologie qui n’est pas toujours adéquate, et c’est là-dessus que j’ai pas mal travaillé, en montrant comment certaines structures conceptuelles, que l’on pensait être fondamentales ne l’étaient pas, qu’elles pouvaient être remplacées par d’autres qui étaient plus profondes, en particulier l’invariance galiléenne. Qu’est-ce que cela veut dire, l’invariance galiléenne ? Cela veut dire simplement théorie de la relativité classique, car contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas Einstein qui a inventé la théorie de la relativité, il a modifié la théorie de la relativité classique, pour qu’elle s’adapte aux découvertes récentes du XIXe siècle. Mais, le premier à mettre l’accent sur la relativité du mouvement, c’est une Galilée au tout début du XVIIe siècle. Donc, on a, avec évidemment un peu d’anachronisme, baptisé de galiléenne cette théorie de l’espace-temps. En fait, c’est de ça qu’il s’agit. La théorie de la structure spatio-temporelle, on la baptisé du nom de Galilée. Ce que j’ai montré dans ma thèse, à la suite d’autres travaux, ce n’était pas d’une originalité folle, c’est à quel point une bonne compréhension de cette structure, permettait à la fois de simplifier et de solidifier les bases théories de la théorie quantique.
Plus généralement, dans ce cadre-là, de la physique de l’espace-temps, j’ai aussi travaillé sur la relativité au sens moderne, leur relativité einsteinienne, en montrant justement comment à partir d’un un certain nombre des postulats de base, dont était parti à Einstein, n’étaient pas les plus solides ni les plus convaincants, un peu, si vous voulez, de la même façon que quand on fait des découvertes géographiques, les explorateurs qui à la fin du XIXe siècle, début du XXe découvraient des lieux absolument inconnus, ne connaissaient pas nécessairement le meilleur chemin pour y parvenir, en général ils font des tours et des détours, avant de pouvoir en faire une carte, qui permettra d’y aller simplement. Voilà, un peu ce que j’ai fait, c’est de partir à rebours, depuis la situation à laquelle on était arrivé, et de montrer qu’on pouvait trouver des chemins plus dégagés, plus faciles d’accès, plus larges pour y arriver.
Lydia Ben Ytzhak : On l’a bien compris, une de vos obsessions, c’est de sortir les sciences de leur tour d’ivoire. En 1989, vous créez votre revue Alliage, qui existe toujours, et l’ambition de cette revue, c’est justement de confronter et de faire dialoguer la culture, la science et la technique. Mais avant de développer vraiment la revue elle-même, j’aimerais vous demander des nouvelles du « savant flou », une chronique qui existait régulièrement et j’ai l’impression qu’elle a complètement disparu.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Rassurez-vous, le savant flou va revenir, il était absent de quelques-uns des derniers numéros, parce que c’était des numéros spéciaux sur une thématique particulière, comme dans en faisons quelques-uns, mais nous n’avons pas du tout abandonné des numéros très généralistes, ouvert à tous vents, avec des articles portant sur des sujets très différents, et le savant flou sera de retour avec ses chroniques très rapidement. Chroniques, qui sont effectivement des chroniques, c’est-à-dire empruntées à l’air du temps dans les médias, les journaux, le cinéma, la télé, il y a toutes sortes de références scientifiques, qui méritent d’être relevées, épinglées, de façon à ce qu’on puisse à la fois en sourire et prendre quelques distances.
Lydia Ben Ytzhak : Oui, il est très fort en contextualisation historique d’ailleurs. Je vais vous rappeler quand même, pour ceux qui ne n’ont jamais vu cette revue, quelques-uns des titres, pris au hasard : Science-fiction ; Philosophie ; L’imaginaire dans la découverte ; Nouvelles relations au savoir et au pouvoir ; La science et la guerre ; Que prouve la science-fiction ? ; Amateurs ; Technobuzz … On voit que les sujets sont extrêmement variés, et que vous avez gardé quand même le niveau d’exigence au cours des années ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, c’est une revue qui n’est pas une revue académique, c’est important de le dire, c’est-à-dire qu’elle ne se situe pas dans un champ disciplinaire de l’université, et ses auteurs sont loin de naître que des chercheurs et des universitaires, néanmoins c’est une revue qui est exigeante, sinon ça n’a pas de sens de faire une revue. Une revue c’est fait pour maintenir un certain niveau de réflexion. Ses auteurs, comme je viens de le dire, peuvent venir d’un peu partout, nous avons des auteurs venant bien sûr du milieu des chercheurs en sciences de la nature, mais aussi beaucoup des sciences humaines et sociales, mais aussi des littéraires purs, des philosophes, des musiciens, des artistes et cet alliage, mais alliage n’est pas la confusion, on tient au terme parce que dans un alliage chacun des éléments, chacun des atomes qui constituent un alliage garde son identité, et donc la revue ne vise nullement à une sorte de syncrétisme, je le dis, parce que c’est une tendance qui est un peu à la mode aujourd’hui, vous savez : « Ah, les mathématiques, c’est comme des poèmes ! » ou « la physique, c’est comme la musique », etc. Je n’y crois pas le moins du monde, heureusement d’ailleurs, parce que si ce que je fais en tant que physicien, c’était la même chose que ce que font certains artistes, ça ne m’intéresserait plus beaucoup précisément. Donc, le maintien de la spécificité de chaque domaine de la discipline, quand il s’agit de discipline d’académie, ou de la forme d’art, quand il s’agit ou de peinture ou de musique, me semble absolument essentiel. Mais, ce à quoi je crois beaucoup, c’est aux rencontres précisément, non pas du tout aux confusion, même pas aux convergences, même pas au parallélismes, mais plutôt aux croisement, aux rencontres. J’ai toujours en tête, deuxième référence cinématographique, un très beau film de l’immédiat après-guerre, de David Lynn (1945), qui s’appelle « Brief Encounter », brève rencontre, un film très émouvant, qui raconte les brèves rencontres sur un quai de gare de la banlieue londonienne, d’un petit médecin de ville et d’une femme au foyer, où naît entre une véritable passion, mais qui ne sera jamais consommée, ils vont se rencontrer une demi-douzaine de fois fugitivement, et ils reprendront ensuite chacun leur cheminement dans leur monde, non sans en avoir été profondément bouleversés et transformés l’un et l’autre. C’est à ça que je crois, et Alliage serait un peu le quai de gare sur lequel vont se rencontrer des artistes, des physiciens, des mathématiciens, des poètes, etc., mais chacun ayant sa pratique propre, son métier et son projet.
Lydia Ben Ytzhak : Une des particularités de la revue, c’est la couverture, qui est à chaque fois une œuvre d’art créée pour l’occasion.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Créée pour l’occasion, la plupart du temps, pas toujours. En tout cas, dans chaque numéro, nous avons un artiste invité, dont nous publions un portfolio, et dont une des œuvres figure en couverture. Artiste qui est choisi, parce qu’il nous semble avoir un rapport avec nos préoccupations, mais encore une fois, un rapport qui ne soit pas un rapport illustratif. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas parce que l’artiste va dire « Ah, moi, la mécanique quantique m’intéresse », etc. Non, cela peut être des rapports beaucoup plus indirects apparemment, mais beaucoup plus profonds.
Lydia Ben Ytzhak : Alliage, c’est aussi une sorte d’entreprise familiale, puisque votre femme participe aussi.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Effectivement, c’est « home made », c’est à dire que la revue est faite par ma femme et moi, elle en est directrice de la rédaction. Nous avons évidemment, heureusement, autour de nous beaucoup d’amis, un petit comité de rédaction qui nous aide, mais ça fait vraiment partie de notre travail en commun. Elle, qui n’a aucune formation scientifique, m’a apporté énormément, ce que je connais un peu à l’art contemporain, c’est à elle que le dois, par exemple.
Lydia Ben Ytzhak : C’est une artiste ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Oui, oui, c’est une artiste. Je ne sais pas quelle forme d’art elle pratique, sinon l’art de vivre, mais c’est une artiste.
Lydia Ben Ytzhak : Elle ne porte pas le même nom que vous, alors que vous, vous avez deux noms de famille en réalité.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ces histoires de noms, c’est très compliqué. Elle, elle ne porte pas le même nom que moi, parce que elle porte son nom. Les femmes toutes mariées qu’elles soient ont le droit dans notre République, depuis très longtemps d’ailleurs, ce n’est pas une nouveauté, de garder leur nom et d’être épouse de, ce que je regrette, c’est que cela ne soit pas symétrique ; moi j’aimerais bien être époux de. Je suis très content, quand je vais à la teinturerie, et qu’on m’appelle par le nom de ma femme, ça me fait plaisir.
Lydia Ben Ytzhak : On n’avait pas vraiment évoqué la raison pour laquelle vous avez deux noms de famille.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ça, je peux brièvement. C’est une peu compliqué, mais en gros, c’est lié à l’histoire, que j’ai évoquée au tout début de nos entretiens, c’est-à-dire mon ascendance un peu compliquée, ma mère d’origine allemande, mon père Alsacien. Ma famille paternelle s’appelle Lévy, ce sont des Lévy alsaciens typiques. Pendant la guerre, évidemment, au moment où mon père entre dans la Résistance, il prend un nom de guerre, et il va s’appeler capitaine Leblond. Il aura des faux papiers au nom de Leblond, et c’est sous ce nom là qu’il fera de la résistance et qu’il sera capturé par les Allemands et fusillé ; de sorte qu’après la guerre, ma mère, en reconnaissance du rôle qu’avait joué mon père, a demandé le changement de nom. Donc, mon nom légal à ce moment-là et depuis ce moment-là, j’étais tout petit, j’avais 6 ans, est Leblond. Mes papier identité sont au nom de Leblond. Il se trouve que quand je suis devenu adolescent, un peu plus que ça, à la fin des années 50, j’ai vu avec beaucoup de d’étonnement, autour de moi, certains membres de ma famille, plus ou moins proches, Juifs, changer de nom dans des circonstances tout à fait bizarres, parce qu’aucune menace sérieuse ne pesait sur eux, en tant que tels. Ils avaient peur de ce qui se passait au Proche-Orient, du conflit israélo-palestinien, bien sûr, et ils se sont mis à changer de nom. Et moi, ça m’a énormément irrité, d’autant plus que dans ce conflit, j’avais toujours été du côté palestinien, j’avais une ferme opinion antisioniste, que je conserve encore aujourd’hui, je ne voulais pas qu’on puisse m’accuser d’être un Juif honteux. Donc, j’ai repris mon nom patronymique originel, d’où ce double nom.
Lydia Ben Ytzhak : D’ailleurs, vous avez pris position publiquement, en 2002, vous avez signé, avec beaucoup d’autres scientifiques de toutes les nationalités, y compris des scientifiques israéliens, un appel qui demandait au gouvernement européen de suspendre les accords de coopération économiques et scientifiques avec Israël, jusqu’au respect des résolutions de l’ONU. On voit que la situation ne s’est pas tellement améliorée depuis, est-ce que vous pensez que les chercheurs peuvent vraiment peser dans la politique internationale ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Pas tellement en tant que chercheur, moi, je l’ai fait en signant un texte ou des textes avec d’autres universitaires et d’autres chercheurs, parce que c’est mon milieu, mais ce n’est pas le fait que je sois scientifique qui donnera mon opinion un poids supplémentaire. Effectivement dans les tous derniers événements, dans le énième conflit à Gaza, j’ai aussi, avec d’autres, pris position publiquement. Il me semble que nous sommes dans une situation où il faut absolument amener Israël à résipiscence, ils ne peuvent plus se targuer d’être comme ça au-dessus de toutes les lois internationales. Ce conflit qui dure maintenant depuis plus de 50 ans, qui pourrit non seulement le Proche-Orient mais une bonne partie de la planète, il ne serait que tant de d’y mettre fin.
Lydia Ben Ytzhak : On va revenir un petit peu à l’art. Tout de même, ce dialogue entre art et science, Jean-Marc Lévy-Leblond, vous avez signé un ouvrage intitulé « La science n’est pas l’art » [3], avec des parenthèses que j’ai du mal à remettre à leur place, justement on reste avec cette idée de la beauté de la science qu’on retrouve souvent chez les physiciens et les mathématiciens, on est encore chez Platon, avec l’idée de la beauté des idées.
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est ce que j’essaye évidemment de mettre en cause, dans ce livre qui s’appelait initialement « La science et l’art », il m’a semblé que c’était trop plat, j’ai rajouté, à la main, des parenthèses, de façon à transmettre un petit « s », entre le e et le t, et un n, pour dire « La science n’est pas l’art », et affirmer donc une thèse, puisque là nous nous revenons à cette idée, que je décrivais tout à l’heure, d’une sorte de syncrétisme entre toutes les disciplines intellectuelles et toutes les nombreux artistiques, qui m’irrite beaucoup parce que je crois qu’elle rend justice ni aux unes ni aux autres. Donc, mettre en cause cette idée que finalement il y aurait de l’art dans la science ou la science dans l’art, me paraît une banalité. Une banalité dangereuse à certains égards, ce qui évidemment ne veut pas dire qu’il n’y ait pas à échanger entre les uns et les autres. On revient à ces brèves rencontres, dont je parlais, mais c’est justement pour favoriser ces rencontres qu’il faut prendre acte de la différence. On a intérêt à rencontrer que les gens qui ne vous ressemblent pas, s’ils font la même chose que vous, ça n’apporte pas grand-chose.
Donc, ce qui m’intéressait dans ce petit livre, c’était de mettre en évidence d’abord et avant tout les différences, y compris d’ailleurs des différences strictement matérielles, dans la situation déjà et des autres. Je connais suffisamment d’artistes pour savoir à quel point leur être social est complètement différent de celui des scientifiques. Nous, scientifiques, nous sommes pour l’essentiel salariés, nous appartenons à des institutions, nous travaillons de façon collective. Les artistes, dans leur énorme majorité, sont des gens solitaires, incertains, jamais sûrs du lendemain, leur monde réel, leur monde vécu, est totalement différent du nôtre. Ensuite, évidemment, leurs préoccupations, leurs modes de création, sont aussi complètement différents. Un thème en particulier, qui revient très souvent, est censé pouvoir matérialiser cette pseudo convergence, entre sciences et art, c’est comme vous le disiez, le thème de la beauté. Il y aurait une accointance fondamentale entre scientifiques et artistes, parce qu’on trouverait de la beauté dans la science comme on en trouve dans l’art. Alors outre que ça révèle une certaine méconnaissance de ce qu’est l’art aujourd’hui, dont la beauté n’est plus la préoccupation principale, la question de la beauté n’est pas la question essentielle de l’art contemporain. La question de l’art contemporain est surtout la question du sens : qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’on peut dire sur le monde, qui nous permette de le comprendre ? D’ailleurs, il y a des artistes contemporains qui se situent délibérément dans la laideur, dans la présentation d’objets ou d’installations, qui sont plutôt répulsives, l’histoire précisément de nous permettre de penser. Donc, outre que la question de la beauté ne recouvre pas la question de l’art, il me semble que la façon dont elle se pose en sciences, n’a pas grand-chose à voir avec la formulation au moins de l’art classique, dans la mesure où quand les mathématiciens ou les physiciens parlent de la beauté de leurs équations, ce qui arrive effectivement, ils disent : « Cette équation est belle », « Cette théorie est belle », mais si on creuse un peu, on s’aperçoit d’abord que c’est quand même une étrange beauté que celle qui n’est pas perceptible à quiconque ne fait pas partie du métier. Je m’amuse quelquefois à montrer différentes équations aux profanes en leur disant : laquelle tu trouves la plus belle ? Immanquablement, ils tombent sur une équation qui ne veut strictement rien dire, que j’ai mis en page en jouant uniquement sur une certaine esthétique du signe, une symétrie la disposition, qui n’a aucun sens, précisément. Et quand on regarde ce que les scientifiques veulent dire, quand ils parlent de beauté, on s’aperçoit qu’en fait il s’agit beaucoup moins d’une beauté de type artistique, que … alors, il faudrait distinguer beauté et esthétique. Il y a de l’esthétique dans la science, certainement, mais comme il y en a dans la plupart des pratiques humaines, en particulier dans des pratiques artisanales, dont la science, heureusement, relève encore en partie. Quand vous regardez un menuisier dans son atelier, il y a une véritable esthétique, à la fois du geste et de l’outil, une économie de la gestuelle, une adaptation de l’outil à sa fonction, alors là, on peut dresser une analogie : une belle équation, c’est une équation qui remplit parfaitement sa fonction, qui nous dit ce qu’on attend d’elle, éventuellement plus, comme le disait Maxwell, avec des moyens particulièrement économiques. Donc, là, effectivement le physicien, le mathématicien, peut se dire : tiens, c’est joli. Il le dit plus souvent dans le langage courant, plus souvent « c’est joli » que « c’est beau ». Ce qui est remarquable, c’est que ce thème de la beauté, on le rencontre effectivement assez souvent chez des physiciens, des mathématiciens, mais pas beaucoup au-delà. Si vous discutez avec des biologistes ou des gens qui font des sciences de la nature, éventuellement ils vous parleront de la beauté de la nature, thème dans lequel je ne rentre pas, qui est problématique, lui aussi, mais qui n’est pas le même, discuter de la beauté de la nature et du monde, ce n’est pas discuter de la beauté de la science qu’ils étudient. Quant à la science qu’ils étudient, quand vous regardez la biologie, surtout la biologie contemporaine, elle est d’une telle complexité, d’une telle richesse, une telle fécondité éventuellement, mais tellement foisonnante et complexe qu’on n’y trouve pas cette forme d’esthétique de la simplification, de l’économie, que l’on peut trouver en physique. C’est d’ailleurs un meilleur argument qu’on peut avoir contre cette idée d’une beauté générique de la science, qui recouvrirait l’ensemble de la démarche scientifique. Elle a été émise précisément par un biologiste, Thomas Huxley, un grand ami et grand défenseur de Darwin, qui dans une controverse sur ce thème-là, s’était exclamé, quelque chose comme : la tragédie de la science, c’est le massacre de belles idées par de misérables faits. [4]
Lydia Ben Ytzhak : Ça donne une idée de la beauté relative. Jean-Marc Lévy-Leblond, je vous propose de nous retrouver demain, pour parler cette fois de littérature.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Avec un grand plaisir.
À voix nue, vendredi 16 janvier 2015 - Jean-Marc Lévy-Leblond (4-5)
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Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, bonsoir.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Bonsoir !
Lydia Ben Ytzhak : Hier, nous évoquions les dialogues entre art et sciences, nous allons poursuivre en parlant du dialogue entre les sciences et la littérature. À travers vos textes, on sent un certain goût pour les lettres, très clairement, et vous avez des auteurs en particulier pour qui vous louez une certaine admiration, je pense à Bertolt Brecht, par exemple, ou à Victor Hugo.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ce ne sont pas des admirations extrêmement originales, encore que Victor Hugo de nos jours tout le monde ne le reconnaît pas, peut-être parce qu’il a été trop un auteur scolaire dans les générations précédentes, mais c’est quand même un des immenses auteurs du XIXe siècle. Moi, j’ai passé l’année 2002, qui était le bicentenaire de sa naissance, à relire tous ces romans, c’est absolument fabuleux. Victor Hugo parle de tout, y compris de la science, en particulier dans l’un de ces romans, « Les travailleurs de la mer », il y a une référence, c’est peut-être moins la science qu’à la technique, mais qui est absolument extraordinaire. Le marin Gilliatt, avec son bateau à vapeur, quand sa machine à vapeur est coincée sur les récifs près des îles anglo-normandes, c’est absolument extraordinaire, la façon qu’a Hugo de parler de la technique. Ce qui est très, très fort chez lui, c’est qu’il évite les deux versants de ce qui caractérise le XIXe siècle, c’est-à-dire basculer ou dans une apologie à tout crains de la technique, c’est elle qui va nous sauver, celle qui est l’avenir de l’humanité, etc., ou, plutôt au début du siècle d’ailleurs, le rejet romantique, la science et l’industrie désenchantement le monde, elles chassent les fées des bois, voire Lamartine Vigny et compagnie. Hugo va se tenir sur une sorte de ligne de crête, absolument extraordinaire, dans laquelle, en tout cas dans la deuxième partie de sa vie, où il est véritablement du côté du progrès, mais il en a une vision, qui est loin d’être naïve, non seulement par rapport à la technique, mais par rapport à la science elle-même. Là, ce qu’il faut lire, c’est un texte que je trouve absolument admirable, le chapitre 3 de son livre, « William Shakespeare » Vous me direz qu’est-ce que la science vient faire chez William Shakespeare ? En vérité, ce texte, c’est la préface que Victor Hugo était censé écrire pour la traduction de Shakespeare par son fils, François Victor Hugo, l’un des premiers à faire une traduction exhaustive, sous l’influence évidemment du Père, bonne traduction demeurant, mais papa Victor étant ce qu’il est, au lieu d’être une préface 30 pages, ça devient un livre de 300 pages. Et ce livre de 300 pages devient en fait un dialogue entre Hugo et les autres génies de l’humanité. Je dis bien les autres, parce qu’il n’a aucun doute sur qui il est, ce qu’il est, et à quel endroit. Donc, il regarde autour de lui et puis il voit comme par hasard une douzaine de têtes qui dépassent, parmi lesquels ça va de Saint-Jean à Beethoven, en passant par Leonard de Vinci, si je me souviens bien. Bref, il y a 12 génies dans tous les domaines, avec qui ce sont en communion. Puis, tout d’un coup, il refait, le tour, regarde, c’est quand même très curieux, il n’y a pas de scientifiques là-dedans, se dit à lui-même, je ne vois pas de scientifique à la hauteur du génie, et ça l’engage dans une réflexion extrêmement profonde sur l’art et la science dans laquelle il met en cause la notion de progrès. C’est un peu une banalité de le dire dans le cadre de l’art, là il est pas très original, il explique qu’on ne peut pas dire que Racine cela soit mieux que Sophocle ou Eschyle, c’est simplement autre. Mais, ce qui est très fort, c’est qu’il arrive à caractériser à la fois le fait que la science va de l’avant, certes, nous en savons à certains égards plus que nos prédécesseurs, mais qu’il y a aussi des domaines que nous avons oubliés, et que de toute façon cette avancée de la science se fait par un mécanisme d’autodestruction. C’est ça, qui est très fort, il a une vision non cumulative du progrès scientifique, en quoi il est très en avance sur des courants épistémologiques du XXe siècle qu’on trouvera plus tard chez des gens comme Lakatos ou Feyerabend même. Il y a des choses absolument admirables, sur cette espèce de machinerie de la production scientifique, qui passe son temps à se manger elle-même, à être insatisfaite d’elle-même, mais qui recommence toujours pour aller ailleurs que là où elle était. Il a une formule absolument superbe, typiquement hugolienne, il dit : « la science cherche le mouvement perpétuel, elle l’a trouvé, c’est elle-même » C’est un texte assez court amis qui est vraiment merveilleux, et qui est, à mon avis, un petit traité d’épistémologie moderne, que vraiment on devrait lire et enseigner.
Lydia Ben Ytzhak : Puis, à propos de Bertolt-Brecht, il a eu la bonne idée de s’intéresser à la vie de Galilée, un peu comme vous.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Brecht s’est intéressé à la vie de Galilée un peu comme moi, qui l’ai fait un peu comme lui, parce que bien après, entre autres à cause de lui. Brecht, il faut le dire, c’est quelqu’un qui s’est toujours intéressé à la science depuis ses débuts de jeune homme, d’ailleurs il a fait des études de médecine, chose assez courantes chez les littéraires, beaucoup ont commencé comme ça, Aragon aussi elle fait des études de médecine, donc Brecht a fait des études de médecine puis il s’est tourné vers la littérature, mais il y a toujours gardé de l’intérêt pour les sciences en général, pour la pensée théorique, encore plus globalement, qui se matérialise dans beaucoup de ses textes, par exemple dans un livre, qui n’est pas des plus connus, mais qui est formidable, qui s’appelle « Me-ti », nom pseudo chinois, ou « Livre des retournements », qui est un recueil d’aphorisme, il y en a un certain nombre qui portent sur la science, dont celui-ci qui, à mon avis, est une excellente caractérisation, qui prolonge un peu ce que je disais, il y a quelques minutes, à propos de Victor Hugo. Brecht dit : « Il n’y aurait aucun inconvénient et beaucoup d’avantages à caractériser la science comme l’effort systématique et permanent pour démontrer le caractère non scientifique des idées scientifiques », autrement dit, vision hyper dialectique à la Brecht, ce que vous croyez scientifique, ne l’est probablement pas, et vous ne ferez avancer la science qu’on montrant que ce qu’elle croyait être scientifique, ne l’est pas, pour pouvoir aller plus loin. C’est toujours ce phénomène d’auto-négation, qui est vraiment une caractérisation je trouve très remarquable. Puis, évidemment, la fin de la carrière littéraire de Brest, la dernière pièce, c’est la vie de Galilée, qui est une pièce d’une richesse incroyable, qui d’ailleurs du coup est très difficile à mettre en scène, moi j’ai dû la voir une dizaine de fois, et la seule mise en scène vraiment convaincante, c’est celle qu’Antoine Vitez a fait, c’était sa dernière mise en scène aussi, à la Comédie Française, où Vitez prenait acte du fait que la pièce a été écrite trois fois. Je résume brièvement ces trois fois, parce que ça résume toute la richesse de la pensée de Brecht ; et de ce qu’on peut trouver dans sa pièce.
La première version Brecht l’écrit à la fin des années 30, quand il vient de quitter l’Allemagne, il s’exile, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire de détailler ici, tellement elles sont évidentes, des raisons politiques. Là, il écrit une première version de la vie de Galilée, ou Galilée est une sorte de héros positif de la raison, contre l’irrationaliste et la superstition de l’église, considérée comme une force oppressive, etc. On voit bien à quoi ça fait allusion, le scientifique, qui défend la liberté de penser, contre les forces de la réaction. Ce qui est un peu étrange, c’est que cette pièce est d’une certaine façon un peu contradictoire avec la dramaturgie brechtienne, puisqu’elle érige Galilée en héros positif, ce qui va à l’encontre de la théorie brechtienne selon laquelle on ne doit pas avoir de héros positifs, il faut toujours pouvoir se distancier, prendre du recul, regarder le héros sur scène, mais ne surtout pas d’identification. Mais, là, je pense que l’agenda idéologique et politique le pousse dans cette voie-là.
Ensuite, il part, il finit par se retrouver aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, et là il décide de monter la pièce à New-York, en 1944, il fait appel pour jouer le rôle de Galilée à cet immense acteur, qu’était Charles Laughton, un grand acteur shakespearien, entre autres, mais pas seulement, et immortel metteur en scène de « La Nuit du chasseur ». Il donne la pièce à Laughton, qui est un personnage très truculent, très charnel, très vivant, et Laughton lui dit : non, je ne peux pas jouer ta pièce, parce que ton Galilée, c’est un personnage de papier, il existe pas, c’est un porte-manteau sur lequel tu as accroché des idées, mais il n’existe pas en tant qu’individu. Brechet lui en donne acte, il écrit une deuxième version de sa pièce. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que ce faisant il donne à son personnage une épaisseur qui correspond étrangement à la réalité historique du personnage Galilée, qui était aussi quelqu’un de fort gueule, de sanguin, de tempétueux, de colérique, sûrement souvent assez désagréable, et imbu de lui-même. On a donc là, quelque chose de très intéressant, où la vérité de la scène rejoint celle de la vie.
Puis sur ce éclatent, on est maintenant à l’été 45, début août 45, les bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, qui bouleversent complètement la vision qu’on peut avoir du rapport entre science et politique, et où il est tout à fait clair que, par exemple, l’abjuration de Galilée prend un sens totalement différent. Alors que dans les pièces précédentes, il abjurait comme, disons, une mesure de sauvegarde de ses idées, pour continuer à faire de la physique, qui garantirait l’avenir. Là, Brecht a pris conscience que les choses sont beaucoup plus compliquée, et que renoncer à sa liberté d’esprit publiquement, en face de l’oppression, conduit la science à coucher devant la puissance politique et économique. Donc, il va faire une troisième version, dans laquelle il y aura une grande autocritique finale de de Galilée, où un moment donné il prononce une phrase absolument merveilleuse, où après avoir abjuré un de ses élèves lui dit, je paraphrase, mais à peine : Tu es vraiment un salaud, on comptait sur toi pour te dire le coup, mais tu nous as trahi. Malheur - dit toujours son élève - malheur au pays qui n’a pas de héros, et le Galilée de Brecht le regarde et lui dit : « Malheur au pays qui a besoin de héros ». C’est très fort parce qu’en même temps, il y a cette idée que le scientifique ne peut pas être un héros, mais plus tard on se rend compte qu’il faut quand même qu’il trouve les moyens de résister. Donc, je crois que ça reste un des grands moments de contact entre littérature et les problèmes politiques et idéologiques, que posent la science contemporaine.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Marc Lévy-Leblond, on va revenir à vos écrits, puisqu’un de vos jeux préférés, c’est de malmener régulièrement toutes nos catégories mentales. Par exemple, vous avez un livre intitulé « Aux contraires » où vous brouillez toutes les pistes, entre le vrai le faux, le réel le fictif, le fini l’infini, ce qui est certain et incertain, vous battez en brèche les idées reçues, notamment celles qui considèrent la science comme un socle solide, alors qu’elle est, comme vous nous le démontrez, ni neutre ni objective ni méthodique, au sens où elle serait guidée par une certaine rationalité, et surtout la science ce n’est pas le progrès, ce qu’on appelle le progrès.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Elle ne suffit pas au progrès. Si je peux revenir une seconde sur le début de de vos références à ce livre, qui s’appelle « Aux contraires », je ne suis pas sûr que je malmène les antinomies, c’est presque l’inverse d’une certaine façon. Je crois au contraire que ce que j’essaie de faire, c’est de montrer à quel point elle soit indépassables. D’une certaine façon, ce livre c’est un petit appendice aux antinomies de la raison pure de Kant, quand il montre qu’effectivement la raison pure ne peut pas trancher entre le fini et l’infini, pour ne prendre qu’un exemple. Et ce que j’essaye de faire, c’est de montrer que, ce que j’oserais appeler la raison impure, c’est-à-dire celle qui ne travaille pas que sur elle-même mais qui travaille face à la réalité du monde extérieur, ce qui est le travail du physicien, est acculé à la même chose, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais s’en sortir et que quand le physicien se dit : ça y est, j’ai éliminé le fini, il faut qu’on travaille dans l’infini, le fini va faire retour peu de temps après. Je peux vous l’expliciter sur un autre exemple, celui du vide et du plein, qui est que je ne traite pas dans le livre d’ailleurs, mais la grande querelle sur peut-il exister du vide dans la nature ? Aristote dit non, bien sûr, la nature a horreur du vide, etc., puis à partir de Pascal, XVIIe siècle, on dit, si le vide existe, vous voyez, j’ai une pompe à vide, je peux enlever l’air. D’accord, on peut enlever l’air, mais on n’a pas plutôt enlevé l’air, qu’on était obligé de mettre autre chose dans ce vide, en particulier de l’éther, pour que les ondes électromagnétiques puissent s’y propager. Puis, on va s’apercevoir que l’éther ça ne marche pas non plus, on fait le vide d’éther, mais à ce moment-là on va remplir ce vide du champ électromagnétique, puis du vide quantique, qui n’est pas vide, etc., etc. Ce vacillement permanent entre le vide et le plein, le fini et l’infini, ou le discret le continue, etc., etc., me paraît une démarche absolument constitutive de la pensée, mais c’est un peu comme la marche humaine, vous savez que marcher, c’est passé son temps à tomber. Vous soulevez le pied droit, vous tombez, vous remettez le pied droit, vous tombez de l’autre côté, jusqu’à ce que vous rattrapiez. Ce rattrapage permanent, cet aller-retour permanent entre les deux côtés, à condition qu’il soit pris en compte explicitement, me paraît au contraire pouvoir éclairer toute une série de thématiques scientifiques, éviter qu’on les catégorise trop simplement, et montrer la nécessité de penser d’une façon un peu plus riche, plus intéressante.
Lydia Ben Ytzhak : Un des points les plus éclairants, me semble-t-il, c’est quand vous parlez de la dose d’irrationalité dans les sciences et aussi cette propension qu’on les scientifiques à créer tout une mythologie autour des grands personnages, où ils sont obligés de se raconter des petites histoires dans les couloirs, parce que ça crée un ciment entre chercheurs.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Ça, je crois que ce n’est pas spécifique à la science, c’est simplement c’est peu connu de l’extérieur. Ce sont les rides d’initiation que connaît probablement presque chaque profession, dans lequel on se raconte des petites histoires sur les fondateurs, les grands personnages, etc., et qui servent de mécanisme de reconnaissance intime, voire, pour les jeunes chercheurs, de modèles identificatoires. Bien sûr très peu d’entre eux arriveront à être Einstein, Newton, etc., mais avoir ces grands modèles en tête, y compris en leur attribuant des histoires parfaitement inventées, c’est un des modes de fonctionnement de la société scientifique, qui n’est pas critiquable en soi, parce que c’est une société humaine, qu’elle ne peut vivre aussi que se donnant des représentations d’elles-mêmes.
Lydia Ben Ytzhak : Ce que vous pointez en particulier, c’est la manière dont le vocabulaire est piégé, et donc il offre des risques de dérives conceptuelles, les philosophes et les sociologues, font justement de la physique et des mathématiques des usages discutables ; vous déplorez par exemple la manière dont on extrapole le prétendu principe d’incertitude d’Heisenberg.
Jean-Marc Lévy-Leblond : C’est un bon exemple. Là, on rejoint une discussion, qui a fait rage, il y a quelques années, autour de ce qu’on appelait la guerre des sciences, science wars, qui était surtout une guerre anglo-saxonne, mais qui a eu des échos et des retombées en France, où un certain nombre de scientifiques sont partis en guerre véritablement contre ce qu’ils considéraient comme des abus totalement infondés de la part de philosophes, de sociologues, etc., par rapport à certains thèmes ou simplement certains termes scientifiques. L’intention est louable, certes, il est tension est vrai qu’on peut trouver sous la plume de certains des abus caractérisés et indéfendables. Mais, d’un autre côté, certains de ces usages sont beaucoup plus subtiles que ce que les scientifiques veulent bien penser, parce que ils ne voient souvent pas, pris dans le caractère très formalisé, c’est surtout vrai pour les physiciens, je pouvais pour les physiciens, l’important et la puissance du langage, et à quel point on peut utiliser des mots, et à quel point plus précisément, on ne peut pas ne pas utiliser des mots, qui sont des abus de langage. Nous ne pouvons parler que par abus de langage permanent. Évidemment, le problème c’est savoir si c’est abus est justifié et fécond ou s’il est totalement erroné, mais il y a, je crois, beaucoup d’outrecuidance, chez nombre de physiciens, à critiquer de tels abus, d’une part parce que souvent ils ne comprennent pas leur utilité réelle dans certains champs des sciences sociales et humaines, et d’autre part parce que souvent ils en sont les premiers responsables. Ce n’est pas les philosophes ou les sociologues qui ont, pour reprendre l’exemple que vous donniez, créer le terme de relation d’incertitude, qui a donné lieu à des milliers de commentaires : « vous voyez, même les sciences exactes reconnaissent que notre connaissance et condamnée à être incertaine, que la rationalité rencontre ses limites, que la science est bornée par essence, etc. Alors que le dit principe, vu d’aujourd’hui, d’abord n’est pas un principe, c’est une conséquence d’axiomes plus profonds, de principe plus profond de la théorie, et surtout ne parle pas d’incertitude. Parler d’incertitude, c’est parler effectivement de méconnaissance ou de non connaissances, alors que ce que veut bien dire la théorie, quand on la regarde, pour ce qu’elle vaut, c’est qu’elle nous appelle à avoir une connaissance sur un mode différent. Elle nous dit vous n’arriverez pas à comprendre ce qu’est un électron, si vous continuez à le penser comme un petit grain de poussière, qui aurait à la fois sa position et sa vitesse. Et ça, quelqu’un qui l’avait compris très, très tôt, qu’il a dit très bien, mais qui a été trop peu écouté, c’est Paul Langevin, qui, dès les années 1920, disait à propos du pseudo principe d’incertitude, ou de pseudo principe de pseudo-incertitude, disait : si l’électron ne vous répond pas clairement, quand vous lui demandez à la fois où il est et à quelle vitesse il va, c’est qu’il ne comprend pas votre question, c’est votre question n’est pas adaptée à sa nature, qu’il faut que vous changiez votre façon de l’interroger, que vous inventiez de nouveaux concepts, qui vous permettront de lui poser des nouvelles questions, auxquelles il sera en état de répondre. Donc, au lieu d’être, comme on le commente souvent, un principe qui clôt, qui rabat, qui réduit la portée de la connaissance, c’est au contraire une idée qui nous permet de l’ouvrir en montrant qu’il est possible d’avoir des connaissances autres que les idées simples et intuitives que nous penserions indispensable.
Lydia Ben Ytzhak : Au fond, votre critique va beaucoup plus loin que celle de Sokal et Bricmont, qui avait fait écouler beaucoup d’encre, puisque au fond vous expliquez comment les chercheurs se font piéger eux-mêmes par les propres métaphores qu’ils créent. Et un de vos chevaux de bataille, c’est la place que vous voulez donner, en quelque sorte, à l’ignorance, au lieu d’avoir des sciences exactes et précises, mais que personne ne comprend, vous préférez privilégier une certaine forme de malentendus, parce qu’à votre avis cela serait plus démocratique.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je n’irai pas jusque-là, non, je dirais pas jusqu’au malentendu, et je ne le privilégierai pas. Je dirais qu’il est inévitable, qu’on le regrette ou non, peu importe, il est forcément là. C’est ce que je disais tout à l’heure à propos de la métaphore et de l’abus de langage, de toute façon la langue est constituée par des métaphores permanentes, dont certaines sont devenus tellement ancrées, que nous les pensons plus comme telles. Ce verre d’eau, il est en plastique, donc ce n’est pas un verre d’eau, on voit bien que notre langue commune est pleine de métaphores de ce genre-là. Elles sont donc inévitables. Le problème, c’est plutôt de les domestiquer, c’est d’éviter celles qui prêteraient à des malentendus, inextricables et définitifs, et celles qui par contre sont suffisamment souples et riches pour pouvoir être modeler et permettre de passer d’un malentendu total à au moins une certaine approximation de ce qu’on vise. En fait, ce n’est pas tant que je privilégie l’ignorance, c’est que je reconnais son inéluctabilité, et que je pense que c’est d’elle dont il faut partir, et qu’au lieu, souvent quand le scientifique essaye d’expliquer où sa démarche, ses découvertes, qu’il commence par essayer d’énoncer sa vérité, sa découverte, je crois, qu’il est beaucoup plus utile d’essayer de partir de la question telle que le profane peut se la poser, et de montrer comment le scientifique part de cette question, est obligé de la transformer, de la modifier, y compris dans les mots qu’il emploie, pour arriver à une réponse, qui ne sera sans doute pas une réponse à la question initiale, qui restera posée, et parce que c’est une question trop vague, ou trop vaste, pour être traité par les sciences exactes. Donc faire la part de la méconnaissance, qui serait plutôt un mot que je préférerais à ignorance, inéluctable, mais non seulement celle du profane, mais aussi celle du scientifique, qui méconnaît, très souvent, le profane. Il y a dans un très beau roman d’Audiberti, voilà un auteur qui est, lui, passablement au purgatoire en ce moment, quand même un grand bonhomme, il a un portrait du scientifiques, une savante, comme il dit, et il a cette phrase absolument remarquable, pour la caractériser, il dit : elle ne comprenait pas qu’on puisse ne pas comprendre. Je crois qu’il y a là quelque chose de très fort, et que c’est effectivement une des limites qu’on trouve très souvent dans le milieu scientifique. Ils ne comprennent pas qu’on puisse ne pas comprendre. Ils ont oublié qu’eux-mêmes ne comprenaient pas à un moment donné. Du coup, eux-mêmes ne comprennent pas ce que sont les autres.
Lydia Ben Ytzhak : Je crois que c’est un très beau mot de la fin. Merci beaucoup, Jean-Marc Lévy-Leblond.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Merci à vous.