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A voix nue, Jean-Pierre Vernant et Jacques Le Goff (1)

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de la première partie d’« A voix nue », avec Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant, enregistrée en 2004, dont un extrait été rediffusé dans le cadre de l’hommage que France Culture rendait à Jean-Pierre Vernant.

Présentation, sur le site de France Culture, de cette série d’entretiens d’Emmanuel Laurentin avec Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant, de la semaine du 12 Janvier 2004 (enregistrement fait le 8 janvier 2004) et une réalisation de Pierrette Perrono : À l’occasion de leur anniversaire respectif, 80 et 90 ans, France Culture organise une rencontre entre deux des plus grands historiens français, Jacques Le Goff, spécialiste du Moyen-âge, et Jean-Pierre Vernant, historien de la Grèce antique. Lors de ces entretiens, ils vont revenir sur leur pratique d’historiens, les influences qu’ils ont subies, et le rapport entre l’Histoire qu’ils ont produites et la société contemporaine. Ils aborderont également la question de la place du religieux au Moyen-âge et dans l’Antiquité.

Lundi : L’après-guerre et les maîtres

Mardi 13 janvier 2004 : La levée des barrières disciplinaires

Mercredi 14 janvier 2004 : Travail et techniques

Jeudi 15 janvier 2004 : Tragédie -liturgie

Vendredi 16 janvier 2004 : Le temps des retours

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Texte initialement publié, le jeudi 17 mai 2007 à 21 h 40, sur mon blog Tinhinane.

L’après-guerre et les maîtres

Emmanuel Laurentin : Jacques Le Goff, Jean-Pierre Vernant, bonjour.

Jacques Le Goff : Bonjour.

Jean-Pierre Vernant : Bonjour.

Emmanuel Laurentin : Nous nous retrouvons chez vous, Jacques Le Goff, à l’occasion de votre anniversaire et celui de Jean-Pierre Vernant. Vous avez dix ans d’écart et me disiez-vous, avant cet entretien, « Nous arrivons à des âges où ces dix ans d’écart ne font pas grande différence » 80 ans, pour vous Jacques Le Goff, 90 ans, pour vous Jean-Pierre Vernant. Je sais que vous n’aimez pas le thème de génération, qui est très souvent développé, génération intellectuelle, dans la presse française en particulier, Jacques Le Goff, néanmoins vous participez d’une génération intellectuelle, qui s’est forgée avant guerre, pour vous Jean-Pierre Vernant,…

Jean-Pierre Vernant : C’est la même que Le Goff.

Emmanuel Laurentin : C’est la même ?

Jean-Pierre Vernant : Tout à fait. J’ai commencé après la guerre.

Jacques Le Goff : Là, je serais d’accord pour dire une génération. On peut dire que nous sommes de la génération de la Libération.

Jean-Pierre Vernant : Très exactement. C’est ça. Elle existe.

Jacques Le Goff : Moi, je le suis aussi, du point de vue intellectuel, comme toi, toi tu l’est plus que moi parce que tu sortais d’une guerre que tu as faite, je crois qu’il faut le dire. Tu as été un héros de la Résistance.

Jean-Pierre Vernant : Ah, non, non !

Emmanuel Laurentin : Colonel FFI, rappelons le, à Toulouse. Ça pourrait d’ailleurs être, si on cherchait absolument à vous rallier, un point géographique commun. Ce n’est pas votre choix d’être aller, à ce moment-là, à Toulouse.

Jean-Pierre Vernant : Non.

Emmanuel Laurentin : Vous étiez à Toulouse, c’était le cas pendant la guerre, Jean-Pierre Vernant. Et vous, dans un de vos ouvrages, Jacques Le Goff, vous évoquez Toulouse à cause de Saint Sernin. Vous dites, vous rendant en 39 à Saint Sernin vous avez été touché, non pas par la grâce de l’art médiéval mais en tout cas ça a participé peut-être à votre éclosion intellectuelle au Moyen-âge. C’est peut-être tirer un peu beaucoup la comparaison.

Jacques Le Goff : Il y a eu une petite anecdote personnelle, je n’aime pas beaucoup… Je n’ai pas l’intention du tout d’écrire des mémoires, je ne me considère pas moi-même comme un sujet intéressant pour l’histoire, toutefois, je crois que la famille étroite dont je suis sortie peut-être intéressant d’un point de vue historique. Ce sont des gens modestes, mon père était professeur de lycée, du secondaire, ma mère était professeur de piano, mais ce qu’il y avait d’intéressant et pour tout dire d’émouvant, et qui pour moi reste un très, très grand souvenir, en dehors des questions affectives, c’est qu’ils étaient très profondément opposés du point de vue, nous dirions, idéologique. Ma mère était d’origine italienne, une très fervente catholique, pratiquante. Mon père, sortait de l’affaire Dreyfus, était resté un anticlérical farouche et sur certain points, il faut le dire, quelque admiration que j’ai eu pour lui, un peu exagéré. Ainsi étant allé, avant la guerre, en vacances dans les Pyrénées, en nous s’arrêtant à Toulouse, pour aller visiter Saint Sernin, mon père a dit : Je vous laisse aller, moi je ne rentre pas dans l’église. J’avais eu l’audace, à cet homme que j’admirais beaucoup, qui était d’un caractère, de lui dire : mais papa, tu es ridicule, c’est le Moyen-âge, c’est l’art que nous allons voir, ce n’est pas le bon dieu.

Emmanuel Laurentin : C’est peut-être un point commun que je découvre avec vous, c’est que vous êtes issus d’une famille...

Jean-Pierre Vernant : Tout à fait anticléricale.

Emmanuel Laurentin : Anticléricale et dreyfusarde.

Jean-Pierre Vernant : Mon grand père, Adolphe, avait fondé un journal qui s’appelait Le Briard, journal dit républicain, qui avait en face de lui La Brie, qui était le journal clérical, il s’est prononcé pour Dreyfus, au moment de l’affaire Dreyfus ce qui lui a valu, m’a-t-on dit, beaucoup de difficultés, des gens qui se désabonnaient. Et mon père qui avait pris la suite, avait été, quand il était plus jeune, membre du Parti socialiste, ensuite il s’est fait tué à la guerre mais c’était la même orientation. J’ai toujours vécu dans ce milieu, pour qui le cléricalisme c’était un peu l’ennemi. Bien entendu, je pense que cela a joué quand je suis arrivé au Quartier latin et que je suis tombé, dans les années 34, sur...

Emmanuel Laurentin : Les ligues.

Jean-Pierre Vernant : Sur les ligues, très actives au Quartier latin. L’opposition que j’ai eu tout de suite à leur égard, le fait que je me suis rallié d’abord à des choses comme LAURS, Ligue d’action républicaine et socialiste, et que j’ai viré les jeunesses et le Parti communiste, j’avais en même temps le sentiment que je restais fidèle à une certaine tradition familiale.

Emmanuel Laurentin : À chercher comme ça, on trouvera, j’image, lors de ces entretiens des points communs. On pourrait également noter, ça c’est dans la carrière universitaire, votre passage à tous les deux, évidemment à la VIe section de l’École des hautes études en sciences sociales. Le fait que vous avez été gratifié, l’un et l’autre, de la Médaille d’or du CNRS. Le fait que vous ayez travaillé tous les deux dans le sillage des Annales. Mais ce qui est curieux, et on l’a vu puisque vous vous tutoyez, et vous continuerez à vous tutoyer pendant ces entretiens, ce qui est curieux c’est que tout compte fait vous n’ayez jamais produits de travaux ensemble. Je voulais peut-être revenir là-dessus puisque vous avez produits des travaux avec quelqu’un qui est éminemment proche de Jean-Pierre Vernant, à savoir Pierre Vidal-Naquet, et je crois d’ailleurs, on y reviendra tout à l’heure, que c’était autour de Lévi-Strauss en particulier, Jacques Le Goff. Alors vous vous êtes croisés, vous avez évidemment lu les ouvrages l’un de l’autre et vous n’avez jamais travaillé ensemble.

Jacques Le Goff : Oui. Il faut dire que si j’ai publié des travaux, parmi ceux qui me touchent le plus peut-être, en collaboration avec quelqu’un, je n’ai jamais publié d’ouvrage en commun. On ne peut pas appeler direction d’ouvrage, la direction du Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, que j’ai codirigé avec Jean-Claude Schmitt. J’ai publié des articles, et évidemment il y a un article, qui fait d’une certaine façon le lien entre nous, que j’ai publié en commun avec Pierre Vidal-Naquet, qui, lui, a écrit des livres avec Jean-Pierre Vernant. Mais tout ceci montre que nous étions, tous les trois, influencés, ou même que nous avions tous les trois des visées, des intérêts que l’on peut dire anthropologiques.

Jean-Pierre Vernant : Certainement. En effet, l’occasion ne se présentait pas, mais à l’École des hautes études, surtout au départ quand elle était encore la VIe section, nous n’étions pas très nombreux, il y avait des gens, des têtes, des personnes qui vous étaient proches, même si on n’écrivait pas avec eux. Le Goff l’était pour moi, j’imagine que je l’étais aussi pour lui. Alors, écrire, j’ai écrit avec Vidal. En réalité quand nous avons publié des livres en commun. Il y avait la partie de Vidal et ma partie. Le seul livre que j’ai écrit, si je peux dire à deux mains, c’est celui avec Detienne sur « Les ruses de l’intelligence, la métis des Grecs ».

Emmanuel Laurentin : Nous y reviendrons dans une autre partie de cette émission.

Jacques Le Goff : Je crois que ce qu’il faut dire aussi c’est que, quelque ouverts que nous étions, quelque envie que nous avions de sortir de territoire très balisé par nos ancêtres et nos prédécesseurs, nous avons envie d’explorer n’est-ce pas, nous avions conscience qu’on ne pouvait dire et écrire des choses pertinentes qu’en restant dans un certain domaine de spécialisation.

Jean-Pierre Vernant : Tout à fait.

Jacques Le Goff : Il faut dire d’ailleurs, qu’ils étaient pour l’un et pour l’autre déjà considérable.

Jean-Pierre Vernant : Énorme !

Jacques Le Goff : La Grèce antique, c’est quelque chose.

Jean-Pierre Vernant : C’est un beau morceau.

Jacques Le Goff : Le Moyen-âge, aussi. Par conséquent nous ne sortions jamais complètement, Jean-Pierre Vernant de la Grèce Antique, et moi du Moyen-âge. Je pense, ce n’est pas pour nous jeter des fleurs, que c’est une bonne attitude, que celle qui consiste à combiner l’esprit de recherche, le plus ouvert possible, et un territoire connu qu’il s’agit, après l’avoir défriché, de cultiver le plus en profondeur possible. Il y a dans toutes les sciences, je suppose, mais en particulier en histoire et en philosophie ce souci, cette nécessité, je dirais même, de combiner l’étendue, l’espace et la profondeur. Il faut s’implanter.

Emmanuel Laurentin : Il faut s’enraciner même ?

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr que oui. Pour un type comme moi qui étais à l’origine philosophe, parce que c’est en 37 que je passe l’agrég de philo qu’ensuite de 37 jusqu’en 48 je ne fais pas de recherche. Je me rappelle c’était Jamati, qui était directeur de recherche à la Libération, Meyerson m’a dit : Jean-Pierre il faut faire de la recherche.

Emmanuel Laurentin : Ignacio Meyerson qui était votre ami…

Jean-Pierre Vernant : J’ai été voir Jamati, très gentil, à ce moment-là la recherche n’était l’énorme machine un peu bureaucratisée, c’était très amical. J’étais professeur au lycée Jacques Decourt encore, en 48, et je lui ai dit : j’aimerais bien faire un travail de recherche mais je n’ai rien publié. J’avais publié des articles dans Action, des articles de politique étrangère, je ne pouvais pas en faire état. Il m’a dit, je me souviens de ça : « Écoutez Vernant, il n’y a pas de problème, vous serez pris, comme attaché de recherche. Vous serez détaché que vous ayez publié ou pas, les autres ont publié à votre place, vous, vous avez déjà donné pour le reste maintenant vous avez le droit à la recherche. »

Jacques Le Goff : Je crois que ce que vient de dire Jean-Pierre Vernant est très important, non seulement pour nous mais pour cette génération de la Libération. Nous avons eu la chance de trouver des institutions qui étaient des institutions ouvertes.

Emmanuel Laurentin : Des institutions neuves aussi.

Jacques Le Goff : Absolument ! Le CNRS dont il faut bien dire qu’il a joué dans la recherché française un rôle absolument capital. Les fondateurs du CNRS, depuis Félix Gras, sont véritablement des grands hommes de la recherche française. Et puis il y a eu, fondée, juste après la guerre, par Lucien Febvre, dans le souvenir de Marc Bloch, la VIe section de l’École pratique des hautes études. Puis, bien entendu, ensuite, Jean-Pierre est allé dans un endroit, qui est plus disciplinaire par essence, depuis le XVIe siècle, le Collège de France. Je crois qu’il est bon de dire, les historiens que nous sommes, toi aussi, doivent souligner l’importance du rôle des institutions. Nous nous sommes plus ou moins dressés contre une histoire du XIXe siècle, qui accordait trop de place aux institutions. Mais il faut aussi dire que qu’il faut accorder aux institutions, en leur donnant, bien entendu, justement, toute leur dimension, l’importance qu’elles ont dans la vie des sociétés.

Jean-Pierre Vernant : Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Le Goff. J’ajouterais peut-être qu’à cette période, 46-48, après la Libération, les chemins étaient ouverts. Il y a avait des institutions qui ont été crées, il y avait des hommes qui dirigeaient ces institutions et qui étaient des gens ouverts, généreux, d’accès très facile. On allait voir le directeur on n’avait pas besoin de prendre de rendez-vous, on frappait, on rentrait, voilà. Il y avait quand même dans cette période, tu as dit la génération d’après la Libération, il y avait une espèce de dynamique, d’enthousiasme…

Emmanuel Laurentin : De quelque chose qu’il fallait construire. Une recherche qu’il fallait reconstruire après la guerre.

Jean-Pierre Vernant : Il fallait reconstruire et ce n’était pas lourd, c’était facile et des gens comme Jamati étaient des types épatants pour qui l’essentiel de la recherche était d’aider les chercheurs, de leur faciliter le boulot, de leur donner les moyens et pas de gérer l’énorme machine bureaucratisée.

Jacques Le Goff : Absolument.

Emmanuel Laurentin : Marc Bloch écrivait, je crois : « Les hommes sont plus les fils de leur temps que de leur père. » Vous avez rajouté dans un texte, récemment, Jacques Le Goff, que : « Les hommes sont peut-être aussi plus les fils de leur temps et du temps de leur père que de leur père. » En tous les cas, on voit bien depuis le début de cette discussion que cette question de l’après guerre est extrêmement importante, pour les espoirs qu’elle portait, et peut être aussi pour le fait que c’est à ce moment-là que vous avez commencé à vous armer en tant que chercheur. Et quand on s’arme en tant que chercheur, en tant que jeune chercheur, on s’arme aussi contre des idées reçues, contre des topoes ( ?), comme on dit, ou des idées reçues sur la discipline qu’on s’est choisie. C’est peut-être un des autres points communs que vous avez tous les deux, Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant, c’est de vous être battu contre les idées reçues, qui étaient les idées reçues du terrain que vous aviez choisi, vous le Moyen-âge, Jacques Le Goff, vous, Jean-Pierre Vernant, l’Antiquité.

Jacques Le Goff : Je crois qu’il faut dire, comme pratiquement tout intellectuel, tout chercheur, nous avons eu des maîtres. Et ces maîtres nous ont beaucoup appris, nous ont beaucoup guidés, nous ont ouvert des perspectives. Tu en as évoqué, je pense que tu vas en reparler, Ignace Meyerson, Il y a Gernet

Emmanuel Laurentin : Louis Gernet.

Jacques Le Goff : Personnellement, je dois dire que tous, à cet égard, est né après la Libération, dans les années qui ont suivies la guerre. Certes,…

Emmanuel Laurentin : Vous passiez l’agrégation en 1950, je crois.

Jacques Le Goff : Voilà. Je dois dire toute la reconnaissance que j’ai envers mon prof de 4ème qui n’était pas du tout un spécialiste du Moyen-âge, qui était devenu un spécialiste du très contemporain, c’est Henri Michel, qui a été le directeur…

Emmanuel Laurentin : Le fondateur du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale après avoir été un grand résistant, lui aussi.

Jacques Le Goff : Ça a été mon professeur de 4ème l’année où on expliquait le Moyen-âge. Et cet homme qui était donc essentiellement intéressé par le contemporain, qui était très laïque, qui était socialiste, a su nous donner une image, pas du tout déformée, une image du Moyen-âge dans ses réalités religieuses, etc. parce que c’était un merveilleux professeur et un merveilleux historien. Mais s’il m’a donné le goût du Moyen-âge, la façon de faire l’histoire m’est venue après la guerre, je dirais à un moment, et là je dois, moi, toi tu n’as, je ne crois pas, connu ça, faire allusion à une période presque de doute, parce que même si j’ai connu des professeurs intéressants, sympathiques à la Sorbonne des années 45-50 c’était plutôt réfrigérant. L’histoire à la Sorbonne, ces années-là, j’ai eu des périodes de vrai doute, y compris de tentation d’abandonner l’histoire. Puis il y a eu, ce que je considère encore comme un miracle, ça existe les miracles, ça existe au Moyen-âge, ça existe encore. Ça a été, ce à quoi vous venez de faire allusion, l’agrégation de 1950. On a changé le jury d’agrégation.

Emmanuel Laurentin : Le président du jury.

Jacques Le Goff : Et le nouveau jury, était un jury, qu’il faut bien appeler des révolutionnaires. Le président du jury était Fernand Braudel. Et pour moi ce qui a autant compté de Fernand Braudel, c’est que le membre du jury spécialisé dans le Moyen-âge est quelqu’un de pas très connu, parce qu’il a très peu publié et qu’il est mort relativement jeune, Maurice Lombard,…

Jean-Pierre Vernant : Et oui !

Jacques Le Goff : Qui a été mon principal maître. C’était étonnant mais en même temps c’était très passionnant, parce que ce dont nous témoignons, ici, je crois, c’est le fait qu’on est historiens et historiens proches même si on travail sur des domaines très éloignés. Or, Maurice Lombard était un spécialiste de l’Islam, de l’Islam certes médiéval mais, moi, je n’ai su de l’histoire de l’Islam, - ce que j’ai appris de lui me sert aujourd’hui - que ce que j’ai appris à ses cours, à son séminaire mais nous avons profondément sympathisé, avec Maurice Lombard. Et Maurice Lombard m’a appris, entre autres choses, l’importance de l’espace en histoire. Pour lui, ce qui l’intéressait dans l’Islam, c’était l’espace qu’il avait conquis dans lequel il s’était répandu, la fusion des civilisations qu’il avait réalisée dans cet espace, depuis l’Inde jusqu’à l’Espagne et au Maroc. Et j’ai su d’une façon définitive que l’histoire se fait dans des lieux. Et puis alors, est venu en même temps, avec jury ce jury de 1950, la lecture des Annales. Vous savez, au début on faisait ça d’une façon tout à fait utilitaire. On avait vaguement entendu parler des Annales mais très peu étaient ceux qui parmi nous qui avaient lu les numéros des Annales. Là on s’est dit si l’on veut être reçu, au concourt, il faut lire les Annales. On s’est mis à lire les Annales et ça a été l’enchantement, parce que les Annales ouvraient des horizons extraordinaires.

Emmanuel Laurentin : Pour vous aussi Les Annales comptaient dans ces années après guerre, Jean-Pierre Vernant ? Et comment, puisque vous étiez philosophe de formation ?

Jean-Pierre Vernant : Tout autrement. Pourquoi ? Vous vous posez le problème, comment on est arrivé sur un terrain et on y était un petit peu étranger en même temps qu’on l’explorait. Alors là, moi, j’ai été bien servi. Il y avait Meyerson, psychologue mais qui avait conçu une psychologie tout à fait différente de celle qui triomphait dans les années d’après-guerre. Parce que ceux qui triomphaient, chez les psychologues avec Piéron, c’était la psychologie américaine, la psychologie, disons, scientifique, positiviste. Meyerson, pas du tout, c’était un personnage qui s’intéressait à la peinture, à la littérature, à l’Inde, à la religion, au chinois, tout ce qu’on veut, lui, donc, à part. Et Louis Gernet, aussi. Louis Gernet appartient, là on voit les racines, c’était un durkheimien à l’origine, avant la guerre. Il y avait deux hellénistes, dans l’équipe durkheimienne, il y a Gernet et David, le père de madame de Romilly, qui était aussi helléniste et sociologue. Gernet avait pondu une thèse sur l’évolution des idées morales et juridiques en Grèce, qui est un très grand livre, qui a été très mal pris par les hellénistes. Ils disaient mais qu’est-ce que ces histoires à dormir debout ? Et c’est seulement parce que et Gernet, dès le début, et Meyerson, ensuite, ont été aspirés par l’École des hautes études, VIe section, ce lieu qui les a reçus, ces gens qui étaient de première taille mais marginaux et que moi, si je puis dire dans le sillage, j’ai suivi. L’anthropologie c’est Meyerson qui me l’a vraiment distillée, instillée pendant des années. Il était à Toulouse avec moi, j’étais pendant un certain temps prof au Lycée de Toulouse et il m’expliquait tout, il m’a appris ça. Et Gernet, je n’en suis pas revenu Gernet. C’était une révélation. Les séminaires de Gernet à partir de 48 à l’École des hautes études, c’était le bonheur. On attendait ça comme d’aller voir un grand film au Cinéma. Tout d’un coup c’est un monde qui s’est découvert à moi.

Emmanuel Laurentin : Donc vous diriez presque que vous avez peu de mérite à avoir brisé les barrières disciplinaires ?

Jean-Pierre Vernant : Je ne dirais pas presque, je dirais. Je dirais que ma tradition intellectuelle, mon expérience, mes maîtres et l’École des hautes études en sciences sociales où je me suis trouvé me plaçaient à côté et en dehors, les institutions hellénistes officielles me regardaient comme un rigolo.

Jacques Le Goff : Le mouvement essentiel de rupture et d’ouverture a été fait, on vient de le dire, et c’est encore plus vrai pour moi, avant nous. Moi, j’ai nommé Maurice Lombard, parce qu’il a été concrètement mon maître mais je dois dire que j’ai, en même temps, dans ces années 50, eu un autre maître, que j’ai découvert, que je n’ai pas connu, parce que malheureusement comme on le sait, il s’agit de Marc Bloch. Marc Bloch, autre héros de la résistance, fusillé par les Allemands en 1944, mais son œuvre est devenue, pour moi, l’œuvre essentielle et le Moyen-âge de Marc Bloch, si c’est j’ose dire, le mien, et j’ai conscience de ne pas y avoir tellement ajouté.

Jean-Pierre Vernant : Un mot simplement. Il y a à la fois les racines, la génération et il y a les lieux, comme tu disais tout à l’heure. Lombard, ce n’est pas par hasard que Lombard, à l’École des hautes études, a toujours soutenu Meyerson, a participé aux colloques que Meyerson faisait.

Jacques Le Goff : Absolument !

Jean-Pierre Vernant : Historiens, psychologues historiens, anthropologues, hellénistes, il y avait quand même des lieux où on se retrouvait.


Les livres et les liens signalés sur le site de l’émission

 Jacques Le Goff, « Un autre Moyen Age », Ed. Gallimard, (1999).

Un autre Moyen-âge c’est un Moyen-âge total qui s’élabore aussi bien à partir des sources littéraires, archéologiques, artistiques, juridiques, qu’avec les seuls documents naguère concédés aux seuls médiévistes.

Comprend : Pour un autre Moyen-âge, L’Occident médiéval et le temps, L’imaginaire médiéval, La naissance du Purgatoire, Les limbes, La bourse et la vie, Le rire dans la société médiévale.

 Jacques Le Goff, « L’imaginaire médiéval », Ed. Gallimard, (1996).

Après avoir défini l’imaginaire et les moyens de son exploration, l’auteur évoque les représentations dont se sont servis les hommes du Moyen-âge pour penser le monde et la société : images de l’espace et du temps, codes symboliques, métaphores littéraires...

 Jean-Claude Bonne, Jacques Le Goff, Éric Palazzo, Marie-Noel Colette, Pierre Vernant, « Le sacre royal à l’époque de Saint-Louis », Ed. Gallimard.

 Jean-Pierre Vernant, « L’Univers, les Dieux, les hommes », Ed. Seuil (1999).

 Jean-Pierre Vernant, « Entre mythe et politique », Ed. Seuil (1996).

 Jean-Pierre Vernant, « Mythe et Religion en Grèce ancienne », Ed. Seuil (1990).

 Jean-Pierre Vernant, « L’individu, la mort, l’amour / Soi-même et l’autre en Grèce ancienne », Ed. Gallimard (1989).

 Jean-Pierre Vernant, « La Mort dans les yeux / Figures de l’autre en Grèce ancienne », Ed. Hachette (1985).

 Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, « Les ruses de l’intelligence / La métis des Grecs », Ed. Flammarion (1974).

 Jean-Pierre Vernant, « Les origines de la pensée grecque », Ed. Puf, (7ème édition, collection Quadrige, 1990) (1962).

 Bottéo, Jean ; Vernant, Jean-Pierre ; Herrenschmidt, Clarisse, « Orient ancien et nous (L’) : l’écriture, la raison, les dieux », Ed. Albin Michel (1996), repris en Hachette Pluriel en 1998.

 Jacques Le Goff, En coll. avec Nicolas Truong, « Une histoire du corps au Moyen-âge », Ed. Liana Lévi, (septembre 2003).

Présente une étude sur le rapport au corps au Moyen-âge : entre répression et liberté, entre Carême et Carnaval, celui-ci est d’une part méprisé, condamné, humilié, et d’autre part glorifié, par des codes, des gestes, des significations légués à la modernité.

 Jacques Le Goff, « Saint François d’Assise », Ed. Gallimard, (octobre 1999).

Jacques Le Goff confie sa fascination pour saint François d’Assise, personnage historique qui, au cœur du tournant décisif du XIIe au XIIIe siècle, fait bouger la religion, la civilisation et la société. Il publie ici l’ensemble des textes qu’il a consacrés au saint.

 Jacques Le Goff, « À la recherche du Moyen-âge », Ed. Louis Audibert, (2003).

L’auteur a centré son étude sur la figure du marchand, à la fois banquier et intellectuel, pour rendre compte d’une période allant de 476 à 1492. L’historien remet en cause l’idée que le Moyen Age serait une époque barbare et met en évidence sa richesse culturelle, sa complexité et l’empreinte de l’Église chrétienne (avec la collaboration de J.M. de Montrémy)

 Jacques Le Goff, « Marchands et banquiers du Moyen-âge », Ed. Puf, (janvier 2001).

Dans un cadre urbain en rénovation, la chrétienté médiévale est le théâtre d’une révolution dont les animateurs sont les marchands et les banquiers. S’émancipant de la tutelle religieuse, le commerce s’épanouit, le capitalisme apparaît.

 Jacques Le Goff, « Un Moyen Age en images », Ed. Hazan, (octobre 2000).

Fruit de quarante années de fréquentation des images du Moyen Âge, à travers la collection personnelle de l’auteur, cet ouvrage cherche à expliquer et à insérer ces images dans une évocation raisonnée et structurée de la société et de la civilisation de l’Occident médiéval dans son ensemble.

 Jacques Le Goff, « Héros du Moyen-âge, Le roi, le saint, au Moyen-âge », Ed. Gallimard. Coll. Quarto, (janvier 2004).

Présente des textes qui étudient le personnage du roi et du saint en Europe médiévale, à travers les figures du roi Saint Louis et de saint François d’Assise.

 Jacques Le Goff, « Le Dieu du Moyen-âge », Ed. Bayard, (septembre 2003).

De quel Dieu est-il question au Moyen Age ? Que représentent l’Esprit saint et la Vierge Marie pour les médiévaux ? Quel rapport entre Dieu et la société médiévale ? Que croient les hommes du Moyen Age ? Quelle est la place de Dieu et de la théologie dans la culture du Moyen Age ? Telles sont les questions auxquelles s’efforce de répondre l’historien.

(Interview par Jean-Luc Pouthier)

 Philippe Borgeaud et Jean-Pierre Vernant, « L’homme grec », Ed. Seuil, (janvier 2000).

Au-delà d’une galerie de portraits, une analyse des rapports de l’homme grec aux formes de la socialité et aux différentes étapes de sa vie privée que ce soit à la guerre ou dans la cité, à la campagne ou au spectacle ou encore au temple.

 Jean-Pierre Vernant, « L’univers, les dieux, les hommes », Ed. Seuil, Coll. Points essais, (octobre 2006).

Récits grecs des origines : Spécialiste de la mythologie grecque, l’auteur évoque les origines de l’univers, la guerre des dieux et les liens que l’humanité n’a cessé d’entretenir avec le divin. Il nous fait entendre ces vieux mythes toujours vivants et nous permet d’en déchiffrer mieux le sens souvent multiple. C’est à cette rencontre entre le savant et le conteur que ce livre doit son originalité.

 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, « Oedipe et ses mythes », Ed. Complexe / Historiques (janvier 2006).

Une recherche d’historiens qui tentent par le biais d’une critique des interprétations psychanalytiques, de reconstruire à la fois les circonstances, le milieu social, les cadres de l’expérience et les formes de sentiments individuels auxquels le récit fait référence.

 Jean-Pierre Vernant, « La mort héroïque chez les Grecs », Ed. Plains Feux (mai 2001).

La mort héroïque, donc sans lâcheté, et de préférence jeune est considérée comme un honneur dans la civilisation grecque antique. L’auteur tente de définir et d’expliquer cette notion à travers des personnages de la mythologie, à des étudiants des classes préparatoires scientifiques.

 Jean-Pierre Vernant, « La volonté de comprendre », Ed. de l’Aube, (Novembre 1999).

Quatrième de couverture : Jeune antifasciste des années 30, grand résistant du Sud-ouest, compagnon de la Libération, militant anticolonialiste, philosophe puis helléniste, Jean-Pierre Vernant a consacré sa vie à la mythologie grecque.

Avec son extraordinaire talent de conteur, il retrace ici son parcours tout en montrant « ce que la Grèce nous apprend du monde ».

Et « ce qui nous manque, constate-t-il, ce serait quelqu’un qui ferait un peu ce qu’a fait Marx pour la fin du XIXe siècle -tenter de comprendre les grand traits qui expliquent le mouvement et la crise de notre culture. »

N’est-il pas l’un de ceux qui comblent ce manque ?

 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, « Mythe et tragédie en Grèce ancienne (vol.1&2) », Ed. La Découverte (février 2005).

Un recueil de sept études qui s’efforcent de soumettre les textes antiques à l’analyse structurale, à une recherche de l’intention littéraire et au démontage sociologique. Cette triple approche est appliquée aux tragédies en ce que chacune a de singulier, considérée comme un phénomène indissolublement social, esthétique et psychologique.

Volume 2 : Élargit la perspective choisie dans le premier volume et centre l’analyse sur les dieux de la tragédie du Ve siècle, et en particulier le dieu du théâtre, le dieu au masque : Dionysos. Au-delà du théâtre classique, les auteurs se demandent pourquoi ce classicisme est devenu le classicisme de l’époque actuelle.

 Le site des éditions la fabrique

Commentaires : Mai 2001.

Cinq personnages d’hier pour aujourd’hui : Bouddha, Abélard, saint François, Michelet, Bloch, par Jacques Le Goff.

Dans une série d’émissions sur France Culture, Jacques Le Goff a présenté cinq personnages qui lui paraissent remarquables, moins par la pérennité de leur enseignement que par le fait qu’ils ont créé du scandale en leur temps. Et il lui semble que ce scandale, ils le provoqueraient encore aujourd’hui.

 Rencontre avec Jean-Pierre Vernant



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