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"À voix nue" avec Germaine Tillion

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, des cinq entretiens d’« À voix nue » avec Germaine Tillion. Première diffusion en janvier 1997, rediffusion en avril 2008 dans un programme de France Culture en hommage à Germaine Tillion, décédée le samedi 19 avril 2008.

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Les années de formation et la pratique de l’ethnographie

Jean Lacouture : Germaine Tillion, vous êtes connue essentiellement dans le grand public par la Résistance, la déportation et la Guerre d’Algérie, mais vous êtes d’abord une ethnographe, une grande ethnographe. Je voudrais vous demander comment on devient ethnographe quand on est une demoiselle française de la bourgeoisie provinciale ?

Germaine Tillion : Personnellement j’ai commencé par avoir un esprit très curieux. J’étais pleine de curiosité pour le monde. J’ai commencé par la préhistoire. La préhistoire m’a amenée à suivre les cours de Mauss.

Jean Lacouture : Vous voulez dire de Marcel Mauss ?

Germaine Tillion : Marcel Mauss. J’ai ainsi suivi des quantités de cours dans toutes espèces de directions et j’avoue que ce sont les cours de Mauss qui m’ont le plus passionné. Je suis devenue une élève privilégié de Mauss…

Jean Lacouture : Quel était l’intitulé de son cours, par exemple, au Collège de France ?

Germaine Tillion : C’était histoire des religions primitives des peuples non civilisés. C’étaient de hautes études. C’était un maître brillant.

Jean Lacouture : Éloquent ?

Germaine Tillion : Extraordinairement brillant. Brillant et curieux, avec un esprit qui balayait une surface intellectuelle considérable. C’était passionnant de l’écouter.

Jean Lacouture : Comment se fait-il que son nom n’a pas débouché davantage sur la scène ?

Germaine Tillion : Parce qu’il a peu écrit. Il a écrit beaucoup moins qu’il n’a parlé. Ça a été en tout cas le grand maître de l’ethnographie française avant bien entendu l’apparition de Lévi-Strauss. Lévi-Strauss est un écrivain en outre. Mauss était peut-être aussi un bon écrivain mais il était très universel, Mauss. C’était quelqu’un de très différent de Lévi-Strauss mais c’était un homme supérieur.

Jean Lacouture : Nous avons déjà prononcé le mot ethnographe, ethnographie, vous vous attachez dans votre livre, « Le harem et les cousins », que j’aime particulièrement, à distinguer ethnographe, ethnologue, anthropologue. J’aimerais peut-être que l’on procède aux distinctions parce que pour le public, ce n’est pas tellement clair et peut-être pousser jusqu’à sociologue et retomber sur le mot de journaliste, qui d’une certaine façon englobe tout cela. Pourriez-vous élaborer, comme on dit maintenant ?

Germaine Tillion : Je dirais que l’ethnographe, c’est quelqu’un qui étudie une société. L’ethnologue, c’est celui qui compare plusieurs sociétés, éventuellement voisines ou non voisines. Le sociologue, c’est quelqu’un qui étudie une institution ou plusieurs institutions.

Jean Lacouture : Vous avez sauté à pieds joints sur anthropologue.

Germaine Tillion : L’anthropologue, c’est celui qui s’occupe de l’espèce humaine.

Jean Lacouture : D’une certaine façon, vous considérez que si un journaliste était très bon, il serait tout cela à la fois ?

Germaine Tillion : Un très bon journaliste, c’est quelqu’un qui circule. C’est quelqu’un qui voit les choses et qui les comparent, mais qui les compare à partir du réel.

Jean Lacouture : C’est un ethnographe au pluriel ?

Germaine Tillion : C’est un ethnographe au pluriel. Vous l’avez dit. Vive les journalistes.

Jean Lacouture : Merci pour eux. Vous avez, si je puis dire amorcé et développé votre carrière au sein d’une institution prestigieuse, qui s’appelait, et s’appelle encore semble-t-il, le Musée de l’homme.

Germaine Tillion : Et oui ! Je dois dire que le mot « Musée de l’homme » est un terme auquel nous étions très attachés, il est certain. Je suis attaché au nom « Musée de l’homme ». Nous avons été enthousiasmés par la création du « Musée de l’homme ». Je parle des gens de ma génération, c’est-à-dire des hommes comme Griaule, Jean Rouch, etc. nous étions tous des jeunes qui avions été enthousiasmé par la création du « Musée de l’homme ».

Jean Lacouture : Paul Rivet est d’une certaine façon le premier organisateur ou le créateur ?

Germaine Tillion : Paul Rivet a eu l’idée de le créer, il a été suivi par Georges-Henri Rivière, qui a été l’exécuteur et l’artiste qui a mis debout le « Musée ».

Jean Lacouture : Le mot de « Musée » n’est pas tout à fait exact en l’occurrence, c’est plutôt une « Maison de l’homme » ?

Germaine Tillion : C’est une maison, vous l’avez dit. Le musée était accompagné de quelque chose d’essentiel, qui état l’institut d’ethnologie où l’on formait des ethnologues.

Jean Lacouture : Et les ethnographes. Et vous par exemple ?

Germaine Tillion : En particulier moi-même. En réalité, si je suis partie en Afrique du Nord, c’est parce que Mauss m’a proposé une mission en Afrique du Nord. Si l’on m’avait proposé une mission chez des populations infiniment plus éloignées que l’Afrique du Nord, j’aurais été encore beaucoup plus enthousiaste. J’ai été un peu déçue quand on m’a proposé quelque chose d’aussi proche.

Jean Lacouture : Est-ce que vous aviez pensé à l’Océanie, à l’Amérique latine ?

Germaine Tillion : Bien sûr, mais naturellement ! D’abord, ce qu’il y a de plus lointain de façon à avoir un angle de visée très large.

Jean Lacouture : Et c’est Mauss qui vous a projetée…

Germaine Tillion : Exactement, c’est Mauss qui m’a projeté.

Jean Lacouture : Vous vous sentiez déjà une ethnographe professionnelle quand vous êtes partie ? Vous aviez déjà les atouts de cette recherche ?

Germaine Tillion : J’avais un bagage de culture que j’avais ramassé dans divers cours. Paris était un endroit où l’on pouvait se renseigner énormément : la Sorbonne, l’Institut d’ethnologie, l’École des langues orientales, etc. tout cela était une mine d’informations.

Jean Lacouture : Vous pratiqueriez, pour vous entraîner, ou même vous perfectionner, l’ethnographie sur place, en France par exemple ? Est-ce que vous avez travaillé sur votre province natale, par exemple ?

Germaine Tillion : Oui. En quelque sorte, j’ai connu ce que l’on appelait à ce moment-là le folklore, on appelait folklore tous ceux qui étudiaient la France, un terme plutôt pour disqualifier les gens, les folkloristes étaient des gens ridicules, aux yeux de la « vraie science ».

Jean Lacouture : L’ethnographe du dimanche…

Germaine Tillion : Mais personnellement, la France m’a toujours intéressée. J’ai été passionnée par les coutumes françaises. Mauss nous apprenait dans ses cours à regarder ce que nous avions sous les yeux, y compris en France, ce que j’ai admiré chez lui. J’aimais beaucoup ce regard. Ce regard qui est continuellement attentif. Attentif à ce qui est lointain et attentif à ce qui est proche.

Jean Lacouture : Vous avez pour la France une zone d’intérêt particulière ? Quel est, si je puis dire, votre Aurès français ?

Germaine Tillion : Et bien, j’avais mon grand-père. Mon grand-père était le plus jeune fils d’un maire de village. Et ce maire de village était maire héréditaire : son père était maire, son grand-père était maire, son arrière grand-père aussi. Avant la Révolution, ils étaient déjà maires du village. Et dans ce pays d’Auvergne où on était maire de père en fils depuis le plus lointain, figurez vous que c’est mon grand oncle, c’est-à-dire le frère aîné de mon grand-père, qui a donc été quatrième maire élu, parce que le premier maire qui a été élu au moment de la Révolution française, au moment où ont été créées les mairies, a été mon quatrième aïeul. Il a été élu parce que son père était maire. Les paysans ont dit : on n’a pas besoin de deux maires, puisqu’on en a déjà un, on va élire maire, notre maire. La maire en question a installé la mairie dans son domicile et naturellement, c’est son fils aîné qui a hérité de la maison et a hérité de la mairie et ainsi de suite jusqu’à la troisième, quatrième et cinquième génération. Donc, c’est mon grand oncle qui a été le quatrième maire élu, républicain par conséquent, de son village qui a fait construire une mairie en 1910. Cela veut donc dire que jusqu’en 1910, la mairie a été héréditaire. Mon grand-père me racontait que son père, quand il était question de voter, cela se passait donc sous le Second Empire, il disait à ses électeurs : celui qui vote pour moi, met une pierre dans ma poche droite et celui qui vote contre moi, met une pierre dans ma poche gauche. C’est peut-être pour cela qu’ils étaient tous élus de père en fils. En tout cas cela se passait comme cela en 1910.

Jean Lacouture : Vous partez pour l’Afrique du Nord, sous les ordres du « maréchal » Mauss ?

Germaine Tillion : Exactement.

Jean Lacouture : En quelle année ?

Germaine Tillion : Je pars en 1934.

Jean Lacouture : Vous partez pour le Maghreb en général ?

Germaine Tillion : Nous sommes deux jeunes femmes, jeunes filles, Thérèse Rivière, qui est la sœur de Georges-Henri Rivière, qui a une dizaine d’année de plus que moi et moi-même. La pauvre Thérèse a été malade très vite, ce qui fait que je me suis trouvé très vite seule.

Jean Lacouture : Et vous avez piqué droit sur les Aurès ?

Germaine Tillion : Nous étions déjà dans les Aurès, quand Thérèse est tombée malade. Par conséquent, j’ai fait très vite l’expérience de la solitude, dans un milieu où il n’y avait aucun Européen.

Jean Lacouture : Depuis longtemps ou il n’y avait jamais eu ?

Germaine Tillion : Il n’y avait jamais eu.

Jean Lacouture : Vous avez été la première Européenne ?

Germaine Tillion : Non, il y avait une fois par an, un médecin qui venait vacciner les enfants mais que l’on ne voyait pas. Il y avait une espèce de petit bâtiment dans lequel venait le médecin une fois par an pour vacciner les enfants. Les femmes ne le voyaient pas. C’était les hommes qui amenaient les gosses pour la vaccination. Les femmes n’avaient jamais vu d’Européen de leur vie.

Jean Lacouture : Il y avait bien un administrateur colonial ?

Germaine Tillion : L’administrateur était à Arris. Moi, j’étais à 14h de chemin d’Arris.

Jean Lacouture : Vous avez appris à monter à cheval là-bas ou au Musée de l’homme ?

Germaine Tillion : Là-bas. D’ailleurs, je ne faisais pas d’équitation. Je montais sur un cheval, c’est tout.

Jean Lacouture : Enfin, encore fallait-il y rester.

Germaine Tillion : J’y restais. Je me souviens de la fois où mon cheval s’était emballé, j’étais un peu inquiète.

Jean Lacouture : Tout cela se passe quatre ans avant les grandes cérémonies du centenaire de l’Algérie française et juste après l’exposition coloniale…

Germaine Tillion : Exactement, quatre ans après.

Jean Lacouture : Où nous nous ventons d’avoir apporté la civilisation à tant de population. Et là…

Germaine Tillion : Et bien, on avait tout de même apporté les vaccinations, qui ont changé la physionomie du pays en changeant la démographie.

Jean Lacouture : Mais la première école était où ?

Germaine Tillion : Il y avait une école à Menaâ et une à Arris. Menaâ était à beaucoup plus de 14h de cheval. Arris était à 14h de cheval exactement de l’endroit où j’étais. Mais Menaâ était certainement beaucoup plus loin.

Jean Lacouture : Donc, les enfants n’y avaient pas accès ?

Germaine Tillion : Les enfants n’allaient pas à cheval, c’était tout à fait exclu.

Jean Lacouture : Il y avait une sorte d’école coranique dans le douar ?

Germaine Tillion : Il y a eu quelques temps une école coranique dans laquelle allaient cinq ou six petits garçons.

Jean Lacouture : Pas les filles bien entendu ?

Germaine Tillion : D’ailleurs les femmes n’avaient aucun enseignement religieux. Je pense qu’ils le faisaient exprès.

Jean Lacouture : Vous qualifiez très globalement ce pays de berbère, c’est-à-dire qu’il relevait de la culture berbère.

Germaine Tillion : De la langue.

Jean Lacouture : Cette langue berbère comment l’avez-vous apprise ? Vous aviez suivi des cours à Paris déjà ?

Germaine Tillion : Quand j’ai su que j’étais chargée de mission, la première chose que j’ai faite, cela a été d’aller aux langues orientales et là, j’ai tout de suite suivi des cours. Des cours d’un vieux monsieur, charmant, qui s’appelait Monsieur Destaing, qui avait à ce moment-là quelquefois deux élèves, quelquefois trois, la troisième étant moi.

Jean Lacouture : Vous avez travaillé à Paris, avant de partir, combien de temps ?

Germaine Tillion : Peu de temps, quelques mois.

Jean Lacouture : Quand vous arrivez à Arris, vous pouvez déjà demander votre route ? Vous pouvez demander combien il y a de personnes dans…

Germaine Tillion : Il y avait des Chaouias du Nord qui parlait un peu le français. Avec un jeune employé chaouia qui avait été à l’école primaire de Menaâ, on pouvait se dérouiller au départ. Ensuite, il était question d’enrichir notre vocabulaire un minimum.

Jean Lacouture : Vous considériez que vous pouviez avoir une vraie conversation, à partir de quel mois dans l’Aurès ?

Germaine Tillion : J’ai eu d vraies conversations tout de suite, avec des intermédiaires, comme font la plupart des ethnologues. Tous les ethnologues et ethnographes qui circulent ne savent pas d’emblée la langue, surtout que vous avez des régions où la langue change tout les dix kilomètres, alors, il n’y a pas de solution.

Jean Lacouture : Ce n’était pas le cas, là ? Votre chaouia était utilisable d’un village à l’autre ?

Germaine Tillion : Oui, il était utilisable dans tout l’Aurès, avec tout de même des nuances de prononciations mais cela n’empêchait pas que c’était compréhensible d’un village à l’autre. Mais si vous circulez en Afrique, vous pouvez circuler dans des zones où la langue change tout les dix kilomètres.

Jean Lacouture : Par exemple, quand vous avez travaillé en Mauritanie, beaucoup plus tard, aucun rapport ?

Germaine Tillion : Aucun rapport. La Mauritanie, c’est l’arabe. Il y a aussi du berbère mais il est très difficile d’approcher les Berbères justement, en Mauritanie.

Jean Lacouture : Vous parlez, pour en revenir à Aurès, Aurès, Chaouia, est-ce un synonyme ?

Germaine Tillion : Pas du tout ! L’Aurès, c’est un massif montagneux, peuplé en partie par une population qui parle une langue, qui est la Chaouia.

Jean Lacouture : Vous vous êtes sentie immergée et familière dans cette population au bout de quelques mois ?

Germaine Tillion : Très vite. Je dois dire, et il faut le dire franchement, constamment dans une impression de sécurité totale, tant que j’étais dans l’Aurès, et j’étais seule. J’étais seule avec deux employés Chaouias et encore une fois à 14h de cheval d’un Européen. Avec ces populations très familiales, vous avez la sécurité que donne l’honnêteté.

Jean Lacouture : Une femme dans cette société extrêmement viril, qu’est-ce que…

Germaine Tillion : Justement, cette société est extrêmement virile, raison de plus. Quand par hasard une femme a de l’autorité, elle en a beaucoup plus d’un homme.

Jean Lacouture : Par hasard, cela veut dire quoi par hasard ? C’est-à-dire qu’elle s’impose par sa puissante personnalité ? Le fait qu’elle est une mère qui a pas mal de garçons ?

Germaine Tillion : J’ai connu quelques cas en effet dans le milieu berbère où une femme avait une énorme autorité quand elle appartenait à une grande famille et qu’elle était par exemple la sœur d’un homme mort qui avait eu une énorme autorité. J’ai connu le cas, exactement comme chez les Touaregs.

Jean Lacouture : Pays très musulman ou l’Islam était très pratiqué ou senti comme tel ?

Germaine Tillion : Senti comme tel mais intensément, de façon un peu païenne il faut le dire.

Jean Lacouture : Un peu comme le christianisme dans nos compagnes ?

Germaine Tillion : Exactement, comme le christianisme en Bretagne où on va battre les saints quand il ne pleut pas, pour les obliger à faire pleuvoir. D’ailleurs il y avait des cérémonies de cet acabit dans les pays berbères de l’époque.

Jean Lacouture : Nous avons abordé la question féminine, vous avez parlé de femmes qui s’élevaient au-dessus du niveau commun pour des raisons de famille…

Germaine Tillion : De caractère. Les deux, à la fois le caractère et le niveau familial. Le niveau familial et l’autorité personnelle.

Jean Lacouture : Tout de même, votre livre essentiel sur la question, « Le harem et les cousins », est d’une certaine façon un cri de protestation contre l’asservissement des femmes ?

Germaine Tillion : Il est une étude. Une étude attentive et comparative à travers toute la Méditerranée, des motifs économiques pour lesquels les femmes ont été mises à l’écart. Elles étaient peut-être déjà mises à l’écart avant. Je ne pense pas du tout que les femmes, dans la période paléolithique, aient été d’une extrême autorité. Je dirais même que je ne le crois pas, quoi que je pense que toujours il y a du avoir une relation exceptionnelle entre les enfants et leurs mères. Il est certain que même aux époques très préhistoriques, les rapports de la mère et de l’enfant ont toujours été très intenses, du fait que l’enfant n’est viable que quand il a dépassé 7 ou 8 ans. Donc jusqu’à 7 ou 8 ans, il est en relation intense avec les adultes.

Jean Lacouture : Vous donnez des exemples de véritables despotismes de l’enfant, du petit enfant, un peu plus grand, par rapport à la mère. C’est-à-dire cette façon de se coller à son corps, d’être presque maître du corps de la mère à force de le saisir dans sa tenaille, dans sa petite tenaille.

Germaine Tillion : Mais ceci cela se passe dans notre époque. Je parle de la préhistoire, dans ce cas là je ne parle pas de l’enfant du même âge. Vous parlez de l’enfant qui a quelques mois, qui a moins de deux ans, et là, je vous parle de l’enfant qui a plus que 5 ans et qui jusqu’à 6, 7 ans vit parce qu’il y a un adulte qui lui donne à manger et qui ne lui donne as qu’à manger, il lui donne à penser, aussi.

Jean Lacouture : La description que vous amorcez me semble transcender tout à fait les problèmes de religion. Il s’agit d’un pays islamique, celui dont nous parlons, il pourrait être chrétien ou juif, il y aurait beaucoup de différences, vous pensez ?

Germaine Tillion : Il se trouve qu’ils sont musulmans par conséquent ils considèrent que les Chrétiens sont des païens. D’ailleurs, c’est ce que les Chaouias qui étaient là me disent : quel dommage que tu sois kafra, koffar, c’est-à-dire païens, parce que tu vas aller en enfer. Moi qui avais très attentivement lu le Coran, je leur dis : attention, je ne vais pas en enfer, je suis quand même quelqu’un du livre, nous ne sommes pas tout à fait païens. D’ailleurs, je citais une phrase du Coran qui dit : « Vous devez rivaliser par vos bonnes actions,… », une phrase dans ce genre, je me souviens qu’ils m’avaient dit : ah, si c’est comme ça, toi tu auras une place de choix dans le ciel.

Jean Lacouture : Encore une question qui est fondamentale dans votre livre, autour de l’endogamie et de son aspect le plus caricatural et condamnable, l’inceste. Vous avez l’air de soutenir que l’endogamie, le fait de se marier à l’intérieur même du groupe, non seulement la tribu mais aussi la famille, est un facteur de solidité, de cohésion pour la société. Vous en faites presque une valeur positive.

Germaine Tillion : Non, ce n’est pas une valeur positive. C’est au contraire très inquiétant pour a race et pour la santé des enfants. En fait, il s’agit des terres. Il est certain que le paysan, aussi bien le paysan français que le paysan chaouia, il est plus attaché à sa terre qu’à sa famille. Or, il y a toujours un problème d’héritage, dramatique, qui est le fait que les filles après tout sont aussi des êtres humains et qu’au moment de l’héritage la fille pouvait revendiquer une part de la terre. Et si elle revendiquait une part de la terre et qu’elle épousait un étranger à ce moment-là la terre pouvait appartenir à un étranger. Quand je dis étranger, cela veut dire une tribu qui est à dix kilomètres de là. C’était cela l’étranger.

Jean Lacouture : Il faut encore que je prononce deux mots : polygamie et voile. Vous parlez peu, dans votre livre, de la polygamie, davantage du voile. Ce sont des éléments fondamentaux de ces sociétés.

Germaine Tillion : Bien sûr. Mais la polygamie, d’abord chez les Chaouias ils sont trop pauvres pour être polygames. En fait je n’ai connu qu’un polygame, dans la région où j’étais et ce n’était même pas dans la région où je me trouvais mais dans une tribu voisine. Il y avait un seul. Il avait deux femmes, une vieille et une jeune. Naturellement, il logeait avec la jeune mais la vieille avait deux enfants, deux fils. Il n’avait pas pu la répudier parce quelle avait deux fils.

Jean Lacouture : Quant au voile, vous dites qu’il est plutôt en voie de recul dans ces sociétés, au moins à la campagne.

Germaine Tillion : Non, il n’est pas en voie de recul, c’est le contraire, il n’existe pas. Les femmes se voilent quand elles vont en ville. En réalité, je considère que la société berbère et la société s’est beaucoup abîmée lorsqu’elle est passée de la campagne à la ville. Dans la campagne, il y avait une grande dignité de vie dans la famille et au fond le respect de la femme. Elle ne circulait pas, mais elle circulait à l’intérieur de la tribu et elle était très respectée. Finalement, je dirais que l’endogamie était une manière de la protéger parce que comme on mariait sa fille à un neveu, la fille restait à proximité de la protection de son père et de l’amitié de ses frères. Par conséquent elle était en quelque sorte protégée. C’est le jour où la famille ou une branche de la famille émigre en ville que la femme est à ce moment-là dans une situation de dégradation totale. Parce qu’elle hérite de la claustration relative des campagnes en même temps, elle n’a plus aucune protection familiale.

Jean Lacouture : C’est un des éléments de ce que vous avez appelé d’un mot qui est devenu fameux depuis, la clochardisation.

Germaine Tillion : Exactement. La clochardisation, c’est le passage du paysan à la ville.


La guerre de 1940 et l’entrée dans la Résistance / Ses souvenirs de la guerre de 1940, son retour de l’Algérie, son sens du patriotisme, son entrée dans la résistance par le biais de la création d’une association, les origines diverses des résistants par le biais du Musée de l’Homme. Son arrestation par suite de la trahison d’un prêtre, l’abbé Aleche la prison, les menaces de mort.

Jean Lacouture : Comment l’ethnographe chaouia que vous êtes de lus de longue années se heurte-t-elle au désastre de 1940, en France, hors de France ?

Germaine Tillion : J’ai eu quatre missions consécutives dans l’Aurès et ma quatrième mission était une mission du CNRS, qui venait juste d’être fondé. Le CNRS m’a donné deux missions qui suivaient deux missions internationales que j’ai eues auparavant. Ma quatrième mission se terminait par hasard avec le mois mai 1940. À la fin de ma mission de 1940, j’ai fait mes bagages, sans rien savoir de ce qui se passait sur le front français. Je suis arrivée à Arris où il y avait des radios, moi je n’avais évidemment pas de radio, les transistors n’existaient pas, et j’ai appris que le front français venait d’être enfoncé. À ce moment-là, j’ai pris un autocar pour Constantine et c’est de Constantine que j’ai pris le train pour Alger. À Constantine, je me suis trouvée avec un instituteur algérien, qui plus tard a été du FLN, et sa femme. Tous les trois nous avons écouté le discours de Paul Reynaud où il disait qu’il fallait un miracle pour sauver la France. Je me souviens que nous avons pleuré tous les trois, en cœur. C’était comme ça, l’Algérie. Et alors, j’ai pris le train pour Alger. À Alger, je me souviens que j’ai rencontré le commandant Montagne.

Jean Lacouture : L’homme qui a obtenu la reddition d’Abdelkrim.

Germaine Tillion : J’ai donc rencontré le commandant Montagne et j’ai pris le bateau. Je suis arrivée à Paris, la veille du jour où l’Italie nous déclare la guerre.

Jean Lacouture : Le 10 juin 1940.

Germaine Tillion : Voilà, j’ai du arriver vers le 8 ou le 9 Juin.

Jean Lacouture : Vous trouvez Paris presque à la veille d’être envahie, par les Allemands. Essayons d’ailleurs tout de suite de dire, ce qui expliquera des choses de votre attitude ultérieure, que savez-vous de l’Allemagne de cette époque, du IIème Reich ? Est-ce que simplement vous avez des traditions françaises, comme d’autres, vous n’aimez pas voir votre pays envahi ? Ou bien vous avez une relation un peu plus particulière avec le nazisme et les nouveaux maîtres ?

Germaine Tillion : Premièrement, j’ai des traditions françaises de grand patriotisme. Quand j’étais petite fille, je me souviens qu’on m’avait donné les livres de Hansi et je me souviens d’avoir…

Jean Lacouture : Hansi, je vais préciser pour les auditeurs d’aujourd’hui que c’est un Alsacien qui, pendant l’époque où l’Alsace est aux mains de l’Empire allemand, écrivait des récits patriotiques.

Germaine Tillion : Je suis de tradition patriotique très forte d’une part, d’autre part je connais l’Allemagne. J’ai passé trois mois à Königsberg, en Prusse orientale, en 1933, et je suis retournée en 1938, entre ma deuxième et ma troisième mission. J’ai passé quelques mois à Paris et j’en avais profité pour passer mes dix jours de vacances en Bavière, parce que j’adorais nager dans les lacs glacés.

Jean Lacouture : Et autour de ces lacs bavarois, vous avez vu…

Germaine Tillion : Et au cours de ces deux expériences, j’avais d’abord vu un nazisme que j’avais considéré comme grotesque, c’était en 1933, et que j’ai considéré comme horriblement dangereux à partir de 1938.

Jean Lacouture : Par exemple ? Vous avez assisté à des scènes de violences, des défilés, l’attaque de magasins juifs ?…

Germaine Tillion : J’avais simplement des défilés. Non, je n’ai pas vu d’attaque de magasins juifs. J’ai vu des défilés guerriers avec le sentiment profond de l’agressivité de l’époque. Cette agressivité allemande tournée contre la France.

Jean Lacouture : C’était fait pour servir, tout cela. Servir rapidement.

Germaine Tillion : Servir rapidement, contre nous.

Jean Lacouture : Quand vous mettiez le pied sur le sol, envahi, vous aviez une conscience assez claire de ce qui attend la France ?

Germaine Tillion : J’ai une révolte totale. Une révolte totale, cela veut dire que la vie n’a plus d’importance. On ne supporte pas, en aucun cas, une chose comme celle-là.

Jean Lacouture : Vous n’avez pas connu la période d’abattement que, me semble-t-il, nous avons, de façon différente, tous connus ?

Germaine Tillion : Pour moi, non. J’ai considéré que l’on ne pouvait pas supporter une chose pareille. .

Jean Lacouture : Et quand on ne supporte pas qu’est-ce qu’on fait ?

Germaine Tillion : C’est ce que je me suis demandée tout de suite. La première chose que j’ai faite en arrivant dans Paris, a été d’aller au siège de la Croix rouge française. Je ne savais pas où aller. Qu’est-ce qui restait à partir du moment où les Allemands étaient dans Paris et où c’était Pétain qui était au pouvoir ? Il n’y avait plus rien qui représentait la France. En tout cas, j’ai été au siège de la Croix rouge et j’ai trouvé des pièces désertes, complètement désertes. C’est là, qu’au bout d’un certain temps, une autre personne est venue, une dame, bon chic bon genre, avec un chapeau et des gants, c’était il faut le dire au mois de juin, elle a fait comme moi, elle a visité les locaux puis elle est venue en face de moi et nous nous sommes nommées. Elle m’a dit son nom, je lui ai dit le mien. Et je lui ai dit : qu’est-ce qu’on fait ? Elle m’a dit : je ne sais pas. Puis au bout d’un moment, elle a réfléchit et m’a dit : j’ai entendu parler d’un colonel qui s’est proposé comme otage et elle m’a donné le numéro de téléphone de ce colonel. J’ai téléphoné le soir même. Nous avons pris rendez-vous. J’ai donc été voir le colonel en question, c’était un vieux, vieux monsieur. Il était accablé. Je lui dis : qu’est-ce qu’on fait ? Il m’a dit : je ne sais pas. Il a réfléchi puis m’a dit : on pourrait peut-être essayer de ressusciter une vieille association qui s’appelait l’UNCC, l’Union des combattants coloniaux. Il est devenu secrétaire général de ce truc-là et il m’a dit : vous allez recruter des bénévoles pour cette association et nous allons louer un appartement. C’est moi qui ai choisi un appartement, 2 rue Breguet parce que c’était sur mon passage pour aller au Musée de l’homme. J’ai recruté des bénévoles, des dames, des anciens officiers en retraite.

Jean Lacouture : Recruter pour quoi faire ?

Germaine Tillion : Officiellement pour envoyer des colis et des lettres aux prisonniers de guerre de nos territoires d’Outre-mer. C’est ce que l’on a fait. Derrière cette activité officielle, le local était un siège de rendez-vous des premiers Résistants. Le même jour ou le lendemain, je prends contact avec mon ami Yvonne Oddon, qui est bibliothécaire au Musée de l’homme, cela se passe avant l’évasion de Vildé. Vildé est encore prisonnier de guerre. Mais il s’évade comme tant d’autres camarades et amis. Nous avons eu tout de suite des quantités d’évadés sur les bras. Il fallait premièrement les loger, deuxièmement les habiller, troisièmement leur faire de faux-papiers. On a été tout de suite dans l’obligation de fabriquer de faux-papiers. Quatrième obligation, faire passer en Angleterre les jeunes gens qui voulaient rejoindre de Gaulle. Et cinquième obligation, récupérer les Anglais, en particulier de la poche de Dunkerque.

Jean Lacouture : Dans tout cela, est-ce que, déjà, vous aviez entendu l’Appel du général de Gaulle ? Est-ce qu’il va continuer à jouer un rôle important dans votre action, votre détermination ?

Germaine Tillion : Tout à fait. Je ne l’ai pas entendu. En réalité, j’ai entendu l’Appel de Pétain, le 17 juin, qui m’a indigné, scandalisé. À partir du 17 juin, j’ai considéré que nous étions contre Pétain, que l’on ne pouvait pas ne pas être contre Pétain. Ensuite, on m’a parlé de l’Appel du général de Gaulle, probablement le soir même. C’est un officier polonais qui m’en a parlé et qui m’a dit : il y a un général qui est à Londres, il a dit que la guerre n’est pas finie. J’ai dit : bien entendu la guerre ne peut pas être finie puisque les anglais sont encore en guerre et que ce sont nos alliés.

Jean Lacouture : Les formes d’action, c’est quoi ? Vous en avez déjà décrit un certain nombre, mais est-ce que cela s’organise en dehors de cette petite association du vieux colonel à moustache blanche ? Est-ce que vous allez vite vous dirigez vers le Musée de l’homme, comme foyer, comme structure de base ?

Germaine Tillion : En réalité, c’est moi qui l’ai appelé Musée de l’homme. En fait c’est une série de groupes. En réalité, dans cette période tout à fait initiale de la première Résistance, il n’y a pas encore de réseau ni de groupe. Il y a des quantités de petits groupuscules qui manquent de moyens et qui ont tous des choses à faire mais qui n’ont aucun moyen de les faire et qui sont par conséquent obligés de se raccorder deux par deux, trois par trois, quatre par quatre. C’est cela qui forme peu à peu des réseaux. Chaque fois qu’il y avait une série d’arrestations, un réseau se disloque et on forme un deuxième réseau. Continuellement, continuellement, il faut reconstituer ce qui vient de se disloquer. Songez que les premières arrestations de notre groupe ont lieu en février 1941. Entre août 1940 et février 1941, l’activité a été intense dans tout l’ensemble de nos groupes.

Jean Lacouture : En somme, c’est une structure presque idéale pour la Résistance, c’est ce qui vous a permis de tenir assez longtemps, vous aviez cette souplesse, cette multiplicité et cette autonomie des groupes.

Germaine Tillion : Non pas vraiment parce qu’en réalité dans toute cette période-là, ce qui était indispensable, c’était d’être excessivement ouvert. Au fond, nous ne cachions pas. Nous étions, selon la phrase classique, comme le poisson dans l’eau mais une eau qui était continuellement informée de ce que faisaient les poissons par conséquent à la merci du premier traitre.

Jean Lacouture : Avant d’en venir à ce terrible sujet, pourriez-vous nous dire qui étaient les gens qui participaient à ce ruissellement ? On a beaucoup dit, c’est la thèse d’un film célèbre, que c’étaient des marginaux, des types étranges, des gens qui avaient réinventé leur vie dans la Résistance, d’une façon belle. Est-ce que ce n’était pas aussi des gens ordinaires ?

Germaine Tillion : C’était des gens de tous les bords, de tous les niveaux et de toutes les origines. Dans les archives du Musée de l’homme, vous verrez que nous avions des gens qui étaient de gauche, des gens de droite et même d’extrême gauche et d’extrême droite. Nous n’avions aucun communiste à l’époque parce que les communistes étaient regroupés dans leurs propres organisations et probablement aussi assommés par le pacte germano-soviétique. En tout cas c’est un fait que nous a n’avions eu aucun communiste dans le réseau Musée de l’homme. Mais, personnellement j’ai aidé des communistes parce que simplement je connaissais une jeune femme qui avait fait la Guerre d’Espagne et qui par conséquent, à mes yeux, avait fait un travail merveilleux. Cette jeune femme avait un frère qui a été fusillé comme otage à Châteaubriant. J’ai été horrifié quand j’ai appris que les otages avaient été triés par les gens de Vichy.

Jean Lacouture : Plus précisément, Pierre Pucheu ?

Germaine Tillion : Plus exactement le cabinet de Pucheu. Quand j’ai su cela, je me suis senti complètement responsable des gens en question, au nom de la France. Tout le monde représentait la France dans ce temps-là. Par conséquent j’ai essayé de la faire évader elle et ses parents, et j’ai réussi.

Jean Lacouture : Vous avez dit, les gens, tout le monde représentait la France, vous présenteriez la Résistance, telle que vous participiez à son organisation, comme un mouvement, je dirais, populaire et de la base ?

Germaine Tillion : Populaire et de la base, de toutes les bases car par exemple dans le réseau Musée de l’homme, il y a eu des gens comme Cassou, qui était un homme de gauche, mais aussi des gens comme le colonel de La Rochère, qui était carrément à l’Action française, et tous les intermédiaires entre les deux pôles.

Jean Lacouture : Vous avez parlé au début d’évasion, de faux-papiers, est-ce qu’après vous avez fait de l’information, de la propagande ?

Germaine Tillion : Obligés, nous avons eu tout de suite, dès les premiers jours, des quantités d’informations, par conséquent cela a été une obsession que le contact avec Londres. Dans les premiers jours, nous n’avions pas le contact avec Londres, donc nous avons continuellement cherché le contact.

Jean Lacouture : Vous passez du tâtonnement à l’action efficace à peu près à quelle époque ?

Germaine Tillion : J’ai considéré que c’est à partir d’août 1940.

Jean Lacouture : Août 1940, c’est la préhistoire…

Germaine Tillion : Quand j’ai fait la liquidation du réseau, en réalité le réseau s’est appelé le Musée de l’homme après mon retour de captivité.

Jean Lacouture : Boris Vildé jouant quel rôle avec vous, à vos côtés ?

Germaine Tillion : Boris Vildé a été un des grands héros de la Résistance. Il a été arrêté en février-mars 1941 et a été fusillé en 1942. En réalité, si j’ai appelé le réseau, le réseau Musée de l’homme, c’était en hommage aux premiers morts de la Résistance, c’est-à-dire aux fusillés du 23 février 1942.

Jean Lacouture : Votre tour viendra assez rapidement après. Tout à l’heure vous avez prononcé le mot de trahison, comment s’est opérée la trahison ? Comment s’est elle organisée ? Comment a-t-elle mis la main sur vous ?

Germaine Tillion : Quelques semaines avant mon arrestation, j’ai tenté de faire une statistique des arrestations que nous avions déjà subies. Je savais déjà avec la plus grande certitude la façon dont avaient été trahis mes camarades du Musée, c’est-à-dire par un traitre, appelé Albert Gaveau. Je savais exactement quel avait été l’itinéraire d’Albert Gaveau. Dans cette période-là, je tente de faire une statistique sur les causes des arrestations des gens qui m’entourent. Et cette statistique aboutit au fait que c’est à 60% la trahison. Je dois dire que quelques jours après, j’ai été arrêté par un traître.

Jean Lacouture : Que vous pouvez nommer ?

Germaine Tillion : L’abbé Alesch.

Jean Lacouture : Abbé ?

Germaine Tillion : Qui était un prêtre.

Jean Lacouture : Un prêtre ?

Germaine Tillion : Un prêtre authentique, payé par l’Abwehr.

Jean Lacouture : Est-ce que même la pratique de la confession est entrée dans l’exercice de ses funestes fonctions ?

Germaine Tillion : Il paraît que oui. C’est ce qu’on a dit à son procès.

Jean Lacouture : Son procès qui s’est terminé comment ?

Germaine Tillion : Il a été fusillé. Bien que je sois contre la peine de mort, j’avoue que je ne peux pas me lamenter sur la mort d’Alesch.

Jean Lacouture : Moi non plus. Racontez-nous cette arrestation.

Germaine Tillion : J’ai rendez-vous au quai de la Gare de la Bastille, avec l’abbé Alesch et un agent de l’agence de l’intelligence service, qui s’appelle Gilbert. Nous marchons à pied, de la Gare de la Bastille jusqu’à la Gare de Lyon, où l’abbé Alesch devait prendre le train pour Lyon, avec des documents…

Jean Lacouture : L’abbé Alesch était là parce que vous le considériez comme un membre du réseau ?

Germaine Tillion : Parce qu’en réalité, non pas moi mais Gilbert, c’est-à-dire le groupe de l’intelligence service avec lequel j’étais en contact, voulait l’employer pour transporter des documents.

Jean Lacouture : Et c’est à titre qu’il est votre compagnon ?

Germaine Tillion : C’est à ce titre qu’il est là. Nous suivons à pied de la Gare de la Bastille jusqu’à la Gare de Lyon. Et à la gare de Lyon, je vois Alesch qui traverse à un endroit où l’on poinçonne les billets, il poinçonne son billet et à ce moment-là quelqu’un me touche l’épaule et me dit : police allemande, suivez-nous. Je me tourne et je dis, à ce monsieur en civile : vous pensez peut-être que je suis juive ? Il me dit : non, j’ai vu tout de suite que vous ne l’étiez pas. Je lui dis alors : pourquoi m’arrêtez vous ? Il me dit : pour rien, on veut seulement vérifier vos papiers. Je lui dis : je les ai sur moi, vérifiez-les. Il me dit : non, suivez-moi.

Jean Lacouture : Pendant ce temps là, Alesch avait décampé ?

Germaine Tillion : Pendant ce temps-là, je vois Alesch qui passe et cela me paraît drôle, bizarre parce qu’à ce moment-là je peux reconstituer la péripétie. Nous étions en train d’essayer d’organiser une évasion à Fresnes. Et c’était pour organiser cette évasion à Fresnes, pour le compte d’ailleurs d’un groupe de l’Intelligence service, qui s’appelait Gloria SMH que le chef du groupe de Gloria SMH avait voulu utiliser Alesch.

Jean Lacouture : On contrôle vos papiers et vous êtes amenée…

Germaine Tillion : Rue des Saussaies.

Jean Lacouture : Par qui ?

Germaine Tillion : Par trois hommes en civil qui me font monter dans une Citroën et qui me conduisent rue des Saussaies.

Jean Lacouture : Ils se définissaient comment ? Comme Police allemande et pas Gestapo ?

Germaine Tillion : Police allemande. C’étaient des Allemands. Des Allemands avec l’accent.

Jean Lacouture : Vous êtes rue des saussaies et…

Germaine Tillion : Je suis rue des Saussaies et là il y a une petite scène assez drôle, si l’on peut dire. Quand je suis arrivée dans cette petite pièce, une pièce ma foi un peu plus petite que celle-ci, il y avait un officier en uniforme, assis derrière un bureau, et il y avait deux ou trois chaises et 7 ou 8 hommes debout, en civil, qui s’agitaient énormément en parlant allemands. On me fait asseoir sur une des chaises et l’on ne s’occupe plus de moi pendant quelques minutes. Moi, je les regarde avec beaucoup de soucis et d’intérêt…

Jean Lacouture : En bonne ethnographe…

Germaine Tillion : En bonne ethnographe. J’avais toutes les raisons d’être inquiète. Je me dis : tiens, nous sommes vendredi 13 août 1942, c’est un vendredi 13 et ça m’a rappelé une anecdote peule. Ce sont deux Peules qui sont au bord du Niger, et il y a un qui dit à l’autre : il faut traverser à a nage pour aller chercher notre bateau. Et le deuxième Peule dit : mais si l’on traverse à la nage le crocodile va nous manger. Le premier Peule dit : mais Dieu est bon. Et l’autre lui dit : et s’il est bon pour le crocodile ? Je me suis dit : il n’y a pas d’erreur, aujourd’hui Dieu est bon pour le crocodile. Et je dois dire que cela m’a rendu mon sang froid, intégralement, tout mon sang froid. À ce moment-là, j’ai fait excessivement attention à tous les gestes que faisaient les Allemands et à tout ce qu’ils faisaient et je me suis dit : Personnellement, je ne dirais rien. Rien qui puisse leur être utile de la plus petite façon.

Jean Lacouture : Ils ont essayé de vous faire parler quand même ?

Germaine Tillion : J’ai eu la chance qu’ils croyaient savoir beaucoup de choses sur moi puisqu’il avait le traitre qui les avait informés.

Jean Lacouture : Vous avez été donc assez vite jetée en prison…

Germaine Tillion : J’ai été emmenée en prison tout de suite.

Jean Lacouture : Puis déportée ?

Germaine Tillion : Non, au contraire. Je suis restée 14 mois en prison, au secret. Je peux vous dire le nombre exact d’interrogatoires parce que je les avais comptabilisés sur une petite imitation de Jésus-Christ que m’a donné l’aumônier de la prison, qu’il m’a donné en janvier. J’ai donc été au secret du mois d’août au mois de janvier et à ce moment-là j’ai eu un petit crayon, long comme mon pouce et gros comme mon pouce avec lequel je prenais des notes sur de petits bouts de papiers qu’on nous donnait, comme papiers-toilette. J’ai donc une espèce de chronologie de cette période que j’ai ainsi inscrite sur ces petits bouts de papiers et reporté ensuite sur l’imitation de Jésus-Christ qu’on m’a donné en janvier 1943.

Jean Lacouture : Vous avez été à proprement parlé torturée ?

Germaine Tillion : Non, sauf si l’on peut appeler torture le fait de m’avoir dit on va vous fusiller demain matin. Je me souviens de la scène d’ailleurs parce que cela a été là aussi une scène drôle, si l’on peut dire. Quand il m’a dit : on va vous fusiller, j’ai eu pendant quelque secondes, probablement quelques secondes, tout un tas d’événements qui sont passés dans ma tête à une très grande vitesse, devant une espèce de renoncement, j’ai haussé les épaules. Le type qui m’interrogeait m’a dit : vous haussez les épaules ! Vous, vous… il en a bégayé.

Jean Lacouture : Quelle insolence !

Germaine Tillion : Oh, monsieur excusez-moi, je vous avais oublié.


La déportation au camp de Ravensbrück / Sa déportation dans le camp de Ravensbrück, la découverte du génocide en novembre 1943, les maladies, la résistance au sein du camp qui la sauve, la vie du camp, les moyens de rester en vie, le comportement des prisonnières, les noms des S.S qu’elle notait en cachette sous forme de recette. La libération du camp. Le procès de Hambourg auquel elle assiste, sans être témoin, la pitié qu’elle a pu ressentir. Les différences avec les camps de Russie.

Jean Lacouture : Après un assez long séjour en prison, au secret, et de nombreux interrogatoires vous êtes déportée vers le camp de Ravensbrück.

Germaine Tillion : Oui.

Jean Lacouture : Est-ce que ce nom, quand vous l’avez entendu à ce moment-là dit quelque chose, était lié à un souvenir historique ?

Germaine Tillion : Non. Absolument pas. Je ne savais absolument pas où nous allions. Nous ne sommes pas partis dans des wagons épouvantables comme tous ceux que l’on a décrits. Nous sommes partis dans des compartiments de voyageurs. Nous devions être 24 seulement, il mesemble, quelque chose comme ça. Nous avons été emmenés à Aix-la-Chapelle. Ensuite, d’Aix-la-Chapelle transportés, 8 ou 15 jours après, à Ravensbrück. Et à Aix-la-Chapelle nous avons été reçus dans une prison comparable à Frênes, c’est-à-dire une prison normale, pas du tout un endroit monstrueux comme était Ravensbrück.

Jean Lacouture : Quand vous dites nous, il y avait avec vous des gens du Musée de l’homme ?

Germaine Tillion : Non, il n’y avait que moi du Musée de l’homme.

Jean Lacouture : Essentiellement des femmes ?

Germaine Tillion : Il y avait uniquement des femmes et du Musée de l’homme, il n’y avait que moi. Au fond, au moment de mon arrestation, personne n’a été arrêté dans mon réseau. Dieu merci, j’ai tenu bon, je n’ai donné aucun nom. Ils ont arrêté des gens dans le secteur de l’Intelligence service et ils ont probablement cru que c’était le groupe dont parlait Alesch.

Jean Lacouture : Il y avait avec vous des communistes, des juifs ?

Germaine Tillion : Dans le groupe en question ? S’il y avait des Juifs, c’étaient des Juifs de la Résistance.

Jean Lacouture : Arrêtés comme tels, comme des Résistants.

Germaine Tillion : Arrêtées comme Résistantes.

Jean Lacouture : Et des militantes communistes ?

Germaine Tillion : Dans le groupe des 24 en question, non il n’y en avait pas.

Jean Lacouture : Bref, on vous annonce un jour que vous êtes dirigées vers le camp de Ravensbrück Lager ?

Germaine Tillion : On ne nous annonce rien du tout, on ne nous annonçait rien. On nous dit : vous partez, c’est tout. Nous avons été traitées, encore une fois, assez humainement à Aix-la-Chapelle. Ensuite on nous met dans un train, encore une fois un train de voyageurs, normal, et nous arrivons à Ravensbrück. Cette fois, nous étions 50 ans. Le premier groupe avait été rejoint par un deuxième groupe de 20 à 25.

Jean Lacouture : L’apparence de Ravensbrück d’abord a été un lieu extrêmement rébarbatif ?

Germaine Tillion : Affreux, oui. Dès la première seconde où l’on arrivait à Ravensbrück on savait qu’on était dans un endroit mortifère.

Jean Lacouture : Mortifère. Quand vous êtes entrée là vous aviez l’impression que vous n’en sortiriez pas vivante ? Qu’on était là pour vous tuer ?

Germaine Tillion : Tout de suite, nous avons été mises en quarantaine. Dans le bloc de quarantaine où nous nous trouvions, il y avait des Tchèques qui arrivaient d’Auschwitz, qui nous ont racontés Auschwitz tout de suite. Ce qui fait que dans les 8 jours qui ont suivis mon arrivée, j’ai su ce qu’était le système concentrationnaire et l’extermination et aussi l’extermination juive, qui était une chose que l’on soupçonnait comme étant des brimades mais pas comme étant un système mécanique de tuer en série.

Jean Lacouture : L’histoire du génocide, si l’on peut dire, s’est dévoilé à ce moment-là pour vous ?

Germaine Tillion : Pour moi, le génocide s’est dévoilé à Ravensbrück, donc en novembre 1943.

Jean Lacouture : Vous avez assez vite réussi à recréer une société plus ou moins familiale, amicale, dans l’horreur ?

Germaine Tillion : Peut-être pas tout de suite parce que tout d’abord j’ai été très malade. Tout de suite, j’ai eu une diphtérie. Dès notre première quarantaine, il y a eu une moitié des Françaises qui étaient là qui a attrapé la scarlatine et l’autre moitié la diphtérie. Quand j’ai eu la diphtérie, la blokova, c’est-à-dire la prisonnière responsable du bloc où je me trouvais, qui était une Tchèque, elle a, en cachette des SS, prévenu la Tchèque médecin du bloc des malades, parce qu’elles ont repéré, du fait que nous étions arrivées dans des conditions spéciales, que nous étions ce que l’on appelait NN, c’est-à-dire Nacht und Nebel. Le fait d’être Nacht und Nebel, aux yeux des prisonnières secrétaires du camp, cela signifiait que nous étions dans la Résistance française.

Jean Lacouture : Vous avez employé le mot Nacht und Nebel, cela veut dire des gens condamnés à mort, c’est « nuit et brouillard » ?

Germaine Tillion : Cela veut dire, « nuit et brouillard ».

Jean Lacouture : Et cela, c’étaient des gens qui ne devaient pas survivre ?

Germaine Tillion : C’est les gens qui ne devaient pas survivre. « Nuit et brouillard », j’avais ces lettres sur mon dossier et c’étaient des prisonnières du camp qui servaient de secrétaires dans les secrétariats allemands des SS. Les secrétaires question étaient essentiellement des Autrichiennes, donc des Autrichiennes communistes et des Tchèques. Ces Tchèques et ces Autrichiennes étaient profondément pour la Résistance et ça a été notre chance, dans les camps de femmes. En réalité les secrétariats, les autoritaires secondaires, les autorités occultes du camp, ont été des politiques et non pas des droits-communs, comme c’était dans les camps d’hommes. Dans les camps d’hommes, ce sont les droits-communs qui ont été l’autorité intermédiaire entre les SS et la masse des prisonniers.

Jean Lacouture : Dans le camp de Ravensbrück une véritable société hiérarchisée se recréait…

Germaine Tillion : C’est ça.

Jean Lacouture : Pas seulement avec les gardiens, les SS, les cadres, mais en dessous, il y avait des strates…

Germaine Tillion : Exactement.

Jean Lacouture : Plus ou moins défavorisés…

Germaine Tillion : Mais quand même un peu contrôlés et plus ou moins tout de même un peu favorisés. Elles étaient dans des blocs spéciaux, elles avaient de l’eau chaude pour se laver. Elles étaient favorisées mais elles atteignaient ce genre de faveur qu’au bout d’un très grand nombre d’années. Il fallait être de vieux prisonniers très malades ou très malignes, si c’étaient des femmes, pour arriver à être en quelque sorte l’autorité intermédiaire. Et cette autorité intermédiaire, c’était par chance, des femmes de la Résistance.

Jean Lacouture : Est-ce qu’on vous a confié des fonctions à vous-mêmes à un certain moment…

Germaine Tillion : Pas vrai, moi j’ai été toujours au dernier degré de la hiérarchie, c’est-à-dire verfügbar. J’ai même écrit une opérette à Ravensbrück qui s’appelait « Le verfügbar aux enfers », dont j’ai gardé l’original.

Jean Lacouture : Vous avez trouvé un compositeur ?

Germaine Tillion : C’était des chansons sur des airs connus. Nous tournions en ridicule…

Jean Lacouture : Par exemple ? Au clair de la lune ?

Germaine Tillion : De cet acabit-là. Dans cette opérette, nous tournions en dérision les SS.

Jean Lacouture : Les SS, est-ce d’après vous le SS se définit par la perversité ou par l’efficacité de faire rendre à la chose humaine le plus fort rendement ?

Germaine Tillion : Les deux. C’est à la fois faire rendre le plus fort rendement et deuxièmement la férocité et cruauté. Mais je dois dire qu’à mon sens, les SS ont été des gens qui avaient subis un dressage, un dressage spécifique.

Jean Lacouture : Quand on parle de rendement, pour vous par exemple c’était quoi ? Qu’est-ce qu’on vous faisait faire ? Qu’est-ce vous avez du…

Germaine Tillion : Eh bien, moi, je dois dire que le rendement que l’on a tiré de moi a du être excessivement faible. J’étais attelée à tirer un rouleau, qui était censé faire les routes du camp. On nous attelait à ce rouleau de pierre et nous devions tirer le rouleau. En dehors de tirer le rouleau, c’est à peu près tout ce que j’ai fait pendant ma toute ma captivité.

Jean Lacouture : C’est un rouleau très lourd !…

Germaine Tillion : J’ai été terrassière durant toute ma captivité. C’est-à-dire le dernier degré dans la hiérarchie du camp, le plus bas.

Jean Lacouture : Dans cette horreur, vous avez noué des amitiés.

Germaine Tillion : Beaucoup et beaucoup de respect pour la personne humaine car je dois dire que j’ai vue et côtoyé des femmes admirables.

Jean Lacouture : Dans un camp, qui survit et qui meurt ? Est-ce qu’il y a une procédure, une recette pour vivre et une recette de l’abandon ?

Germaine Tillion : À mon sens, si j’ai survécu, c’est par hasard. En plusieurs occasions, j’ai failli mourir. J’ai quand même été sauvée par beaucoup d’aide autour de moi. J’ai été aidée. J’ai aidé des camarades et beaucoup de camarades m’ont aidée. Je dois dire qu’il y a eu autour de moi une entraide constante.

Jean Lacouture : Parce que vous avez une santé fragile ?

Germaine Tillion : Oui.

Jean Lacouture : Elle était déjà fragile quand vous avez été arrêté ?

Germaine Tillion : Non pas du tout. Quand j’ai été arrêtée j’étais au contraire quelqu’un de parfaitement bien portant. Je n’ai pratiquement jamais été malade pendant toutes mes missions en Afrique. J’ai eu une fois une angine, c’est tout. J’étais au contraire quelqu’un de très bien portant. Mais j’ai tout de suite été malade en arrivant à Ravensbrück puisque j’ai eu la diphtérie et ensuite probablement une crise de scorbut, etc.

Jean Lacouture : Vous vous étiez donné une discipline ? Les hommes, les déportés disent par exemple que se raser était quelque chose d’indispensable, c’était une discipline de vie…

Germaine Tillion : Se laver, oui.

Jean Lacouture : Capital ! Se laver…

Germaine Tillion : Se laver, était une discipline capitale.

Jean Lacouture : Peut-être se coiffer plus ou moins, essayer de…

Germaine Tillion : C’est la même chose, se coiffer, se laver. C’était une discipline capitale.

Jean Lacouture : Du point de vue alimentaire, vous étiez proche de zéro ?

Germaine Tillion : J’ai maigri, j’ai du peser 30 kilos à un moment donné.

Jean Lacouture : Vous étiez nourrie uniquement de soupe au rutabaga ?

Germaine Tillion : Soupe de rutabaga et un morceau de pain, point final !

Jean Lacouture : Vous survie reste un mystère ? Vous ne deviez pas survivre.

Germaine Tillion : Ce n’était pas fait pour que nous survivions.

Jean Lacouture : Tout était fait pour le contraire.

Germaine Tillion : Oui.

Jean Lacouture : Est-ce que l’on peut parler d’une composante sociale, éventuellement politique des déportés ? Sociale d’abord.

Germaine Tillion : Sociale ? Comment ça ?

Jean Lacouture : C’est-à-dire des gens de catégorie que l’on appelle modeste...

Germaine Tillion : Toutes les catégories, des plus modestes jusqu’à la plus vieille noblesse française, de bout en bout.

Jean Lacouture : Et des comportements à vrai dire assez voisins ?

Germaine Tillion : Assez voisins.

Jean Lacouture : Une duchesse, une femme de ménage, cela se tient à peu près pareille devant l’horreur ?

Germaine Tillion : Oui, ça se tient pareil. Je dois dire que j’ai été frappé par la distinction des Françaises de toutes les classes.

Jean Lacouture : Vous dites cela par rapport aux Tchèques qui étaient là aussi ?

Germaine Tillion : Les Tchèques aussi l’étaient, il y avait quelques brutes quand même. Cela dépend des recrutements. Nous avons eu quelques, attendez, c’étaient des Russes. Il y a eu deux sortes de Russes. Des Russes qui étaient d’une discipline admirable, qui étaient les Russes de l’Armée rouge, qui étaient des jeunes filles tout à fait sympathiques et courageuses et il y a eu probablement des femmes des rues, ramassées en Russie, qui étaient des brutes en effet. Ce qui m’a frappé chez certaines Russes, c’était leur piété, leur dévotion. Elles faisaient un signe de croix chaque fois qu’elles trouvaient un morceau de rutabaga dans leur soupe.

Jean Lacouture : Ce n’était pas le cas des Françaises ?

Germaine Tillion : Les Françaises étaient pieuses aussi. Il y avait beaucoup de Françaises très catholiques et très pieuses mais elles ne faisaient pas un signe de croix chaque fois qu’elles trouvaient un rutabaga.

Jean Lacouture : Commenciez-vous déjà à prendre des notes et si je puis dire à composer votre livre sur Ravensbrück ?

Germaine Tillion : J’ai tout de suite essayé de comprendre. J’ai pris des notes, très vite, mais les notes que je prenais c’étaient les noms des SS, que j’avais camouflé en recettes de cuisine.

Jean Lacouture : Par exemple ?

Germaine Tillion : je ne sais pas moi, par exemple un type qui s’appelait Binder, je mettais n’importe quel légume commençant par un B, ensuite ajouter un I etc. C’était la première lettre de chaque ligne qui était le nom des SS et les recettes l’adresse des SS…

Jean Lacouture : Par exemple pour un type qui se serait appelé Hartman, vous auriez mis Hortensia, oignon etc.

Germaine Tillion : Exactement, j’aurais mis hortensia en fleur, oignon et un peu de sucre, etc.

Jean Lacouture : Et ces notes vous en servit après pour les procès, les...

Germaine Tillion : Pour les identifier. Non, cela ne m’a pas servi vraiment. En réalité on avait d’autres informations beaucoup plus précises que les miennes. En tout cas, j’y avais pensé dès ce moment-là. Autrement dit, je n’étais pas du tout désespérée. Je me disais qu’il y aurait un retournement un jour ou l’autre, qu’après tout on n’était jamais sûre de mourir.

Jean Lacouture : Vous aviez un minimum d’informations ? Le grand virage de la fin de l’année 1942 début d’année 1943 où le sort de la guerre a basculé vous en avez été plus ou moins informé ?

Germaine Tillion : Tout le temps parce qu’en réalité dans cet énorme camp, il y avait des prisonnières polonaises, des prisonnières russes, des prisonnières allemandes, des prisonnières autrichiennes et c’étaient des prisonnières autrichiennes par exemple qui allaient balayer la cantine des SS. En balayant la cantine des SS, elles balayaient les journaux du jour qu’elles transmettaient par exemple à notre amie Anise Postel Vinay qui nous lisait les comptes-rendus du Beobachter,

Jean Lacouture : Völkischer Beobachter

Germaine Tillion : Völkischer Beobachter et qui nous le traduisait chaque soir quand on avait pu attraper le Völkischer Beobachter, ce qui fait que nous avons su. J’ai pressentis quelque jour à l’avance la libération de Paris. Je me souviens d’un magnifique jour où il y avait un couché de soleil, nous étions à l’appel au milieu du camp, je me suis dit : c’est peut-être en ce moment que Paris est libéré.

Jean Lacouture : Libérée, vous l’avez été quand, vous-même ? Quand l’avez-vous appris ? Et comment cela s’est passé ?

Germaine Tillion : Nous ne l’avons pas appris autrement qu’on le devinant. N’oubliez pas que le Völkischer Beobachter était écrit pour les SS par conséquent il n’épiloguait pas sur le bonheur des Parisiens. Il fallait deviner entre les lignes.

Jean Lacouture : Mais votre libération à vous ?

Germaine Tillion : Ma libération ? Nous avons été libérées par le comte Bernadotte, le 23 avril 1945. Le compte Bernadotte était président de la Croix rouge suédoise. À ce moment-là, il y a eu une histoire très intéressante qui est la tentative de négociation de Himmler avec Hasenauer à l’insu d’Hitler. Quand Hitler l’a su, il a condamné à mort son cher ami…

Jean Lacouture : Himmler, qui a écrit en même temps au général de Gaulle d’ailleurs, qui n’a pas accusé réception ?

Germaine Tillion : En réalité, l’idée d’Himmler était de succéder à Hitler. Il a eu l’idée saugrenue que c’était possible. Pour cela, il lui fallait un intermédiaire et c’est la raison pour laquelle quand le comte Bernadotte lui a demandé de lui remettre toutes les survivantes du camp de Ravensbrück, Himmler lui a dit : prenez-les. Si le commandant du camp avait eu l’idée de téléphoner à Hitler, qui à ce moment-là était dans son trou à Berlin, Hitler aurait pu donner un coup de téléphone et ordonner que l’on nous fusille toues et il aurait été obéi. Jusqu’à la dernière minute, il aurait été obéi.

Jean Lacouture : Jusqu’à la dernière minute, l’atrocité, la férocité des SS n’a jamais fléchie ?

Germaine Tillion : Jamais fléchie.

Jean Lacouture : Ils étaient vraiment véritablement dressés pour la férocité.

Germaine Tillion : Ils étaient véritablement dressés, comme on dresse les chiens.

Jean Lacouture : De ce point de vue-là, nous passons vite, vous avez été chargé de suivre les procès d’après la guerre, vous avez témoigné dans ces procès, vous avez travaillé cette question-là, est-ce que vous avez encore appris des choses dans ce rôle d’observatrice qui a été le vôtre, après la guerre, par rapport à ce que vous aviez vécu ?

Germaine Tillion : Au moment du procès de Hambourg, les criminels de Ravensbrück ont été jugés par les Anglais, cela devait être en 1947, quelque chose comme ça, peut-être un ou deux ans après notre libération. À ce moment-là, les Anglais ont refusé, avec prudence d’ailleurs, que les déportés assistent au procès. Les associations de déportés ont exigé qu’il y en ait au moins une qui soit accréditée. Les deux associations de déportés, la rue Leroux et l’Association des déportés de la Résistance, ce sont mis d’accord pour que cela soit moi qui soit envoyée comme unique représentante des deux associations. J’ai donc assisté au procès de bout en bout, sans être témoin, car si je témoignais, je ne pouvais pas assister au procès. Il y a eu beaucoup de camarades qui ont assistées au procès mais après avoir témoigné. Tandis que moi je n’ai pas témoigné du tout et j’ai assisté au procès de bout en bout. J’ai reconnu naturellement les visages de tous les accusés et je dois dire qu’il m’est arrivé d’avoir pitié d’eux.

Jean Lacouture : Pitié fondée sur un chagrin de leur part ?

Germaine Tillion : Non, elle était fondée sur le fait que je les ai vus essayer de correspondre avec des gens dans la salle, à ce moment-là en quelque sorte je les ai vus non plus comme des tortionnaires mais comme des prisonniers. À partir du moment où je les voyais comme des prisonniers, je ne pouvais pas ne pas avoir un mouvement de pitié.

Jean Lacouture : Vous avez aussi étudié la question des camps soviétiques, d’ne autre façon bien entendu, est-ce que vous voyez une différence de nature entre les deux entreprises ?

Germaine Tillion : Oui, j’ai toujours pensé qu’il y avait une différence de nature. Je me souviens avoir discuté là-dessus à Ravensbrück même avec mon amie Margarete Buber-Neumann. Margarete Buber-Neumann me disait : c’est la même chose, et moi je disais : non, ce n’est pas tout à fait pareil.

Jean Lacouture : Elle avait les deux expériences.

Germaine Tillion : Elle avait les deux expériences et moi, je n’en avais qu’une. Mais je considérais il qu’il y avait tout de même une différence, parce qu’à mon avis, et en effet c’est vrai, je crois que les Russes n’ont quand même pas tués les bébés, comme le faisaient les SS.

Jean Lacouture : Vous ne voyez pas de différences autre que celle-là ?

Germaine Tillion : Non. Disons que les enfants étaient un peu moins maltraités chez les Russes que chez les SS. Je ne vois de différences que dans ce domaine-là.

Jean Lacouture : Peut-être aussi que chez les SS il y a l’idée même du génocide qui n’apparaît pas chez les Russes ?

Germaine Tillion : C’est ça, elle n’apparaît pas chez les Russes sous forme de génocide. Pratiquement, il y a eu génocide aussi chez les Russes. En réalité il y a eu une tentative de génocide sur l’Ukraine, qui a été délibérée. En fait, c’est fait moins ouvertement que chez les SS.

Jean Lacouture : Je dirais moins scientifique ?

Germaine Tillion : Moins ouvertement, moins carrément.

Jean Lacouture : Est-ce que vous liez la férocité des camps nazis à quelque chose qui s’appelle l’Allemagne, d’une certaine façon ? Est-ce que vous pensez qu’il y a une spécificité allemande dans cette affaire ?

Germaine Tillion : Je ne l’ai jamais pensé, encore bien moins maintenant.


Les événements d’Algérie / Le suivi des crimes nazis, sa recherche aux Etats-Unis, les événements d’Algérie en 1954 et sa mission confiée par le professeur Massignon, de leur rencontre avec François Mitterrand. Son constat de la chute importante du niveau de vie, la « clochardisation » des paysans algériens, la dislocation de la famille et de la morale. Les propositions d’éducation pour pallier à ces déracinements. La question de la torture en Algérie et sa mission à partir de janvier 1957. Le rôle imposé à l’armée.

Jean Lacouture : Germaine Tillion, ne nous pouvons manquer d’aborder avec vous le second grand thème de votre existence, le troisième si l’on compte la recherche ethnographique bien entendu, qui est naturellement l’Algérie auquel votre nom est si fortement lié dans l’esprit des Français et des Algériens. D’abord, est-ce qu’au moment où le soulèvement éclate, vous êtes dans vos montagnes, vos chères montagnes de l’Aurès ?

Germaine Tillion : Nullement. Je suis revenue de Ravensbrück complètement accablée, tous les documents qui ont été raflés par les Russes se trouvent à l’heure actuelle dans les caves de Moscou, peut-être qu’on y retrouvera un jour mes propres documents sur l’Afrique, qui ont donc disparus à Ravensbrück. Je suis donc rentrée de Ravensbrück en 1945, à ce moment-là, j’ai demandé l’autorisation à la recherche scientifique de m’occuper des crimes allemands, des crimes nazis plutôt parce que je voudrais blanchir les Allemands d’une partie des crimes nazis. Donc, j’avais dit adieu à l’Afrique. Lorsqu’éclate le soulèvement, justement pour savoir ce qu’étaient devenus les documents de la Gestapo enlevés par le général Bradley lorsqu’il avait libéré la France. Pour cela, j’avais fait le voyage aux Etats-Unis et j’avais été reçue. Il fallait que je montre patte blanche mais ma patte était tout à fait blanche puisque j’avais fait partie de l’enquête sur les crimes de Staline, par conséquent cela me blanchissait beaucoup aux yeux des Américains, qui à ce moment-là étaient complètement hypnotisés par la lutte, j’allais dire des deux monstres…

Jean Lacouture : Des deux géants.

Germaine Tillion : Des deux géants. Ne nous appelons pas encore des monstres, appelons-les les géants. C’était la période de la chasse aux sorcières et quand ils ont constaté une je n’étais pas une sorcière du tout, ils m’ont autorisée à voir les bibliothécaires. C’est alors que les bibliothécaires américains qui étaient en train de veiller sur les archives allemandes m’ont dit : nous sommes en train de les rendre aux Allemands. Ce qui sur le moment m’a horrifié parce que je n’étais pas encore familière avec les Allemands d’aujourd’hui, j’en étais encore aux Allemands d’hier. Je suis donc entrée exactement en 1954 et j’ai trouvé un télégramme et un pneumatique du professeur Louis Massignon, qui avait été un de mes grands directeurs de travaux, qui me demandait instamment de venir le voir. J’ai été le voir et il m’a dit : il faut absolument que vous partiez en Algérie. Je vais demander une mission pour vous, parce qu’il faut que quelqu’un soit là pour être sûr que l’on ne touchera pas à la population civile.

Jean Lacouture : Vous pouvez dater cette rencontre avec Massignon ?

Germaine Tillion : Tout à fait, cette rencontre a lieu exactement en novembre 1954.

Jean Lacouture : Quelque jours après l’explosion ?

Germaine Tillion : Dans la semaine. Nous avons été chez notre ministre, François Mitterrand ministre de l’intérieur.

Jean Lacouture : Il vous a reçus personnellement ?

Germaine Tillion : Qui nous a reçu le professeur Massignon et moi dans le sillage du professeur Massignon, à ce moment-là je n’étais rien qu’une ancienne déportée tout à fait innocente.

Jean Lacouture : Si l’on veut dire ! Mais vous aviez déjà une réputation d’ethnographe…

Germaine Tillion : Pratiquement, j’avais très peu publié.

Jean Lacouture : Vous avez une souvenir précis de cette rencontre à trois ?

Germaine Tillion : Tout à fait, comme aujourd’hui. On est entré dans un bureau, comme tous les bureaux, un grand bureau avec un jeune homme brun.

Jean Lacouture : Apparemment compétent ?

Germaine Tillion : Apparemment indifférent. Tout de même, pas indifférent au professeur Massignon, tout de même très respectueux.

Jean Lacouture : Bien sûr ?

Germaine Tillion : À la porte, Massignon m’a dit : il ne peut pas ne pas nous recevoir parce que sans nous, il ne serait plus ministre, étant donné qu’on l’a obligé à donner sa démission quand on a révoqué le roi du Maroc. Quand la France…

Jean Lacouture : On disait le sultan en chef à cette époque-là.

Germaine Tillion : On disait Sultan à cette époque-là maintenant on dit le roi. Le sultan du Maroc a été débarqué et à ce moment-là les amis de Massignon et Massignon lui-même ont fait pression sur Mitterrand pour qu’il donne sa démission et il n’avait pas du tout envie de la donner, il n’était pas du tout démissionnaire de caractère d’ailleurs, ce que nous lui avons quelquefois reproché, enfin ce que moi je lui ai quelquefois reproché, finalement il l’a donnée quand même et c’est grâce à cette démission que Mendes France l’avait pris comme ministre de l’intérieur, tout au moins d’après Massignon.

Jean Lacouture : On a quelquefois tendance à donner un rôle particulièrement important quand on raconte les histoires, moi j’ai un profond respect pour Massignon mais en effet je crois que dans le geste qu’a fait à cette époque-là Mitterrand il y avait une vision de son propre avenir, c’est certain…

Germaine Tillion : Probablement.

Jean Lacouture : Mais démissionner d’un gouvernement est toujours très difficile. Ça reste quand même à son crédit…

Germaine Tillion : Disons que c’est à son crédit.

Jean Lacouture : Il y a toujours quelqu’un qui participe à vos démissions, votre épouse, votre ami, votre…

Germaine Tillion : Il y a ceux qui vous disent : oui, et ceux qui vous disent : non.

Jean Lacouture : Il y a ceux qui ne démissionne jamais…

Germaine Tillion : Oui, et après cela on fait une sélection. En tout cas, nous dirons que c’est à son crédit.

Jean Lacouture : Le voilà en place, le voilà face à Massignon et à vous et de cette rencontre sort au moins une décision, votre désignation pour une mission en Algérie.

Germaine Tillion : Mission tout simplement de veiller sur le sort de la population civile. Être témoin de la population civile. Je ne pouvais guère faire autre chose étant donné les conditions dans lesquelles j’allais en Algérie.

Jean Lacouture : Vous avez donc une sorte de mission de vigilance globale.

Germaine Tillion : Globale, je pense. C’est comme cela que je l’ai comprise.

Jean Lacouture : Là aussi, je trouve que le ministre y met quand même du sien. Tout de même, demander à quelqu’un de veiller sur l’autorité publique à quelqu’un qui n’a pas de fonction publique...

Germaine Tillion : Sans aucun moyen d’ailleurs de veiller sur quoi ce soit ! Je suis allée là-bas avec un petit sac dans lequel il y avait des vêtements de rechanges et une chemise…

Jean Lacouture : Et vous vous êtes installée où ?

Germaine Tillion : Dans l’Aurès, immédiatement. Je suis restée 24h à Alger. Tout de même 24h où j’ai vu quelques amis Algériens dont d’abord quelques amis de Massignon, lui-même, et puis quelques uns de mes anciens employés et amis de l’Aurès.

Jean Lacouture : De quand datent vos premiers rapports ?

Germaine Tillion : Quels rapports ?

Jean Lacouture : Les rapports sur ce que… vous étiez là l’œil, mettons, de la conscience…

Germaine Tillion : Je n’ai jamais fait aucun rapport…

Jean Lacouture : Bon…

Germaine Tillion : J’étais là uniquement au fond comme témoin. J’aurais protesté dans la presse s’il y avait eu… mais à ce moment-là, il n’y avait pas de dégâts. En réalité, bon…

Jean Lacouture : La troupe que l’on avait envoyée de façon assez copieuse à cette époque ne s’est pas manifestée par des brutalités, des exactions ?

Germaine Tillion : Pas du tout.

Jean Lacouture : Vous commencez à dater les exactions de 1956 ?

Germaine Tillion : Je crois qu’il y a eu des interrogatoires qui ont commencés même avant. J’ai entendu parler, par mes amis algériens, d’interrogatoires qui ont été brutaux je pense dès 1955, mais, en quelque sorte, malgré l’autorité française, pas sur ordre, disons que c’était comme toujours des sous-ordres qui dépassent les ordres.

Jean Lacouture : La spontanéité répressive qui joue ?

Germaine Tillion : L’automatisme répressif.

Jean Lacouture : Pendant toute cette période-là, vous êtes quelqu’un qui se ballade le nez en l’air ?

Germaine Tillion : Pas du tout le nez en l’air. Tout au contraire. J’avais quitté l’Algérie 14 ans plus tôt. Je vais dans l’Aurès et qu’est-ce que je fais ? Je vais voir tous les gens que je connaissais, c’est-à-dire au fond des gens partout, des paysans. Et je m’aperçois tout de suite d’une chute verticale du niveau de vie. C’est à ce moment-là que e fais immédiatement une enquête sur le problème du niveau de vie et sur cette chute verticale du niveau de vie. C’est cette enquête qui a parue d’abord sous le titre « L’Algérie en 1954 », qui a été ensuite republiée avec « L’Afrique bascule vers l’avenir » et qui est épuisée depuis 25 ans et qui va être rééditée aux éditions Tirésias avec toute une nouvelle portion que j’ai réécrite entièrement cette année, que je réécris en ce moment.

Jean Lacouture : Dans ces textes-là apparaît déjà le mot de clochardisation ?

Germaine Tillion : Oui, exactement. C’est exactement l’impression que j’ai. En visitant un à un, une à une les fermes que j’ai connues, enfin les petits établissements de culture que je connaissais, je m’aperçois d’une dégradation épouvantable du niveau de vie, en 14 ans.

Jean Lacouture : Et de la moralité, si l’on peut dire, publique ? Est-ce que l’on peut dire qu’il y a une sorte de chapardage généralisé de…

Germaine Tillion : Non, absolument pas.

Jean Lacouture : Dissociation des familles, non ?

Germaine Tillion : Non, absolument pas. J’ai connue une Algérie qui était un endroit totalement sûr. Personnellement, pendant mes premières missions en Algérie, entre 1934 et 1940, je laissais tout ce que j’avais dans une caverne, qui n’avait pas de porte, un tapis de sol accroché debout, avec une pierre en bas, personne ne m’a jamais volé une ficelle. C’était tout ce que j’avais et je partais à cheval à de grandes distances, personne n’avait touché du bout des doigts le tapis de sol qui servait de pore à mes trésors, c’est-à-dire mes appareils photographiques et tout ce que j’avais. L’Algérie était le pays le plus sûr et le plus honnête qu’on puisse trouver.

Jean Lacouture : Jusqu’au-delà du début de la Guerre ?

Germaine Tillion : Tout à fait.

Jean Lacouture : Est-ce que vous pourriez me donner une définition, bien que le mot soit assez clair mais quand même, scientifique de ce que vous avez appelé la clochardisation ?

Germaine Tillion : C’est le passage e paysan à la ville. Le passage brutal de paysan à la ville. En réalité, c’est ce qui m’a frappé tout de suite, c’est qu’avec cet énorme accroissement numérique, au fond le criminel c’est Pasteur, l’humanité a cessé de crever à la naissance, comme c’était l’usage depuis que l’espèce humaine existe, du coup elle a doublée, triplée. En doublant et en triplant, les paysans qui avaient de quoi vivre pour une famille n’avaient pas de quoi vivre pour trois ou quatre. Par conséquent, il y avait trois ou quatre familles qui étaient obligées de devenir citadines mais qui ne devenaient pas citadines en famille, qui devenaient citadines en individus. À ce moment-là, vous avez dislocation de la famille et dislocation de la morale.

Jean Lacouture : Mais ce phénomène que vous signalez pour l’Algérie est-ce que vous avez pu vérifier que parallèlement il se produisait au Maroc, en Tunisie, en Égypte, au Sénégal, où les problèmes où les observations générales que vous avez faites sont aussi valables pour ces pays, et d’ailleurs pour le nôtre ?

Germaine Tillion : Je ne dirais pas que j’ai tout vérifié mais il y a une très grande présomption de généralité.

Jean Lacouture : Simplement, vous pensez qu’en Algérie le phénomène s’est déroulé de façon plus brutale ?

Germaine Tillion : Le phénomène a été plus brutal en Algérie.

Jean Lacouture : Donc, d’une certaine façon, le moment décisif de l’histoire de l’Algérie, ce n’est pas le début de la Guerre, cela serait ou bien les inventions de Pasteur ou bien, plus tard, le passage à un certain type de répression qui change la nature du conflit ?

Germaine Tillion : je dirais que quand nous parlons de l’Algérie, nous devrions penser un peut à la guerre qui se passe actuellement dans la région des grands lacs en Afrique, ou à la guerre qui s’est passé tout simplement en Bosnie. C’est une minorité et une minorité qui se trouvent face-à-face. En réalité, c’est terriblement dangereux d’avoir minorité et majorité sur le même territoire.

Jean Lacouture : Surtout si la minorité et très avantagée par rapport à la majorité ?

Germaine Tillion : Bien entendu ! Mais que l’une des deux ou que cela soit l’autre qui soit avantagée, elles sont face-à-face. Le face-à-face lorsque la population est en état de croissance, de croissance numérique, cela veut dire rétrécissement des ressources. C’est ce que nous avons actuellement en Afrique des grands lacs, et ce que nous avons, avec le désordre en plus, et ce que nous avons eu en Bosnie au moment de l’effondrement de la Yougoslavie.

Jean Lacouture : Donc, vous ne voyez pas, comment dire, une spécificité…

Germaine Tillion : N’oubliez jamais que la Guerre d’Algérie, c’est deux peuples l’un en face de l’autre. Quand je dis deux peuples, cela veut dire un million de Français et d’Algériens partisans de la France, ou même un peu plus d’un million, si nous comptons actuellement tous ceux qui se sont ralliés ensuite à l’État français, et d’autres part une autre population qui était à ce moment-là de 7-8 millions mais qui était probablement de 5 millions si on pense à ceux qui étaient partisans de la guerre du FLN, combien étaient-il, je n’en sais rien !

Jean Lacouture : On change de moins en…

Germaine Tillion : Tout ce que je peux dire, c’est que cela change encore aujourd’hui. Nous voyons encore beaucoup de gens en Algérie qui ne savent pas du tout qu’elles étaient leurs positions à l’époque. En tout cas, il y avait une majorité et une minorité. J’ai lu dans le journal qu’il y a 7 millions d’illettrés actuellement en Algérie, c’est-à-dire deux fois plus qu’il n’y en avait au moment de la Guerre d’Algérie, ce qui est tout de même effrayant, quand on pense qu’il y a eu le miracle du pétrole entre temps.

Jean Lacouture : Il s’avère que le pétrole est peu civilisateur de toute façon. Partout où il passe, il a rarement apporté le progrès.

Germaine Tillion : Mais il a apporté de l’argent ! Et un État indépendant qui avait de l’argent et qui avait une volonté de culture, apparemment ! En tout cas dans le journal on parle de 7 millions d’illettrés en Algérie. Je vous dis, deux fois plus qu’en 1954.

Jean Lacouture : Simplement, il y a aussi largement deux fois plus d’habitants.

Germaine Tillion : Il y a beaucoup plus, la population a triplée.

Jean Lacouture : Dans tout cela, vous ne marquez pas une spécificité coloniale, c’est plutôt des rapports de minorité, majorité...

Germaine Tillion : Si, il y avait une spécificité coloniale en ce sens que la minorité était dominante. Une majorité dominante dominant une minorité, c’est affreux mais une minorité dominant une majorité c’est affreux aussi. Je fais comme vous partie d’une association qui s’appelle la protection des minorités, eh ben les Français étaient minoritaires en Algérie. Les colons français étaient minoritaires en Algérie. Ce que je reproche à l’État français, c’est de ne pas avoir arbitré le conflit entre les deux. C’est au fond le crime qu’ils ont commis. Ce crime, je l’attribue en grande partie, disons, aux lois de l’époque, à la Constituions de la IVème République, qui a été une Constitution particulièrement malfaisante pour un État qui avait la responsabilité de décoloniser ses colonies,

Jean Lacouture : Qui n’était pas à la mesure de l’ampleur des problèmes posés à la France au lendemain de la Guerre, bien entendu...

Germaine Tillion : Absolument.

Jean Lacouture : La reconstruction, qui a été dans l’ensemble réussie et la décolonisation qui, elle, a été manquée...

Germaine Tillion : Un échec dramatique !

Jean Lacouture : On en vient, si vous voulez, au moment où les choses deviennent plus pathétiques, plus graves, plus cruelles en Algérie et votre intervention devient plus dangereuse, si l’on veut, que celle de l’observatrice des premiers mois ou des premières années de la Guerre.

Germaine Tillion : Entre temps, il y a eu les centres sociaux.

Jean Lacouture : Alors, parlons des centres sociaux.

Germaine Tillion : Les centres sociaux, ce que j’ai pensé - quand j’ai vu l’énorme épuisement de l’Algérie et l’énorme épuisement des familles – que la seule chose qui était faisable, c’était de nantir les paysans algériens d’un outillage leur permettant de survivre dans une ville. C’est pour cela que j’ai conçu les centres sociaux. Les centres sociaux, c’était un moyen de permettre à ceux qui le voulaient d’accéder à l’enseignement le plus élevé et à ceux qui ne le voulaient pas d’avoir un métier. Ceux qui ne le voulaient pas ou ne le pouvaient pas, au moins un métier. Si vous voulez, j’ai considéré qu’on n’avait pas le droit de faire passer une paysannerie à l’état de citadin sans lui offrir un métier par personne.

Jean Lacouture : L’initiative a été bien reçue dans la population algérienne ?

Germaine Tillion : Très bien reçue par les Algériens.

Jean Lacouture : Quelques soient les problèmes, femmes, hommes ?

Germaine Tillion : Tous, hommes et femmes. Il y a eu une approbation complète de la population algérienne de l’époque.

Jean Lacouture : Et des pouvoirs publics français ?

Germaine Tillion : Des pouvoirs publics français, oui. J’ai eu beaucoup de personnes, en particulier les instituteurs français et algériens, mais aussi beaucoup de Pied-noir intelligents et généreux, parce qu’il ne faut pas du tout généraliser en réalité dans une minorité vous avez de tout et dans une majorité, vous avez de tout, y compris des gens de très bonne qualité.

Jean Lacouture : Donc, vous ne faites pas un procès global de la minorité, puisque minorité il y a, Pied-noir par rapport au système colonial, vous pensez qu’il y avait moyen de jouer avec eux, de les faire s’ouvrir, de les faire évoluer ?

Germaine Tillion : Je n’en sais rien, voyez-vous. C’est là, hélas, qu’il faut être pessimiste. En réalité, je crois à l’heure actuelle que lorsqu’il y a une opinion dominante dans une population, majoritaire ou minoritaire, et qu’il y a un danger, un danger éminent, à ce moment-là vous avez une espèce de conflagration qui s’appelle le danger. La conflagration du danger, cela provoque ce que j’appelle l’effet de meute. L’humanité devient une meute. Elle le devient aussi bien dans la minorité que dans la majorité. Ce sont deux meutes face à face. À ce moment-là, il faut des hommes extrêmement énergiques pour arriver à retenir la meute. Il ne faut pas la pousser, il faut la retenir.

Jean Lacouture : Question terrible de la torture. Est-ce que vous l’avez rencontré avant de recevoir des fonctions officielles assez importantes, à Alger, à l’époque où Jacques Soustelle a été nommé ou c’est seulement à partir de ce moment-là que avez rencontré la question de la torture ?

Germaine Tillion : Je n’avais jamais entendu parler de torture avant, sauf par les nazis. Je n’imaginais pas que des Français pouvaient torturer des prisonniers. Mais incontestablement, dès 1955, il y a eu certainement des interrogatoires brutaux en Algérie. C’est ce que m’ont dit des amis Algériens.

Jean Lacouture : À partir de quel moment cela devient pour vous une mission fondamentale, si on peut dire ?

Germaine Tillion : Je pense que c’est une mission fondamentale à partir de janvier 1957. À partir de janvier 1957, il y a eu une faute absolument criminelle du gouvernement français, qui a été de confier les devoirs de police à l’armée. Je crois que c’est ce que l’on pourrait appeler la faute impardonnable du gouvernement français de l’époque. Je date de janvier 1957, le caractère irréversible de la Guerre d’Algérie.

Jean Lacouture : C’est tout de même assez curieux que le caractère, si l’on peut dire, de la répression devient plus odieux quand ce sont les militaires qui en sont chargé que les policiers parce que généralement l’armée a une réputation meilleure que la police dans ce genre de domaine.

Germaine Tillion : Justement, cette réputation meilleure, elle aurait dû la garder. Elle aurait dû garder son rôle d’arbitre et on lui a imposé, on peut le dire, un rôle de policier. Un rôle de policier qui a été imposé à des gens qui n’avaient reçu aucune instruction et aucune formation. Je dirais que lorsque vous êtes un jeune militaire, un jeune homme de 20 ans, et que vous voyez égorgé l’un de vos camarades, vous perdez le contrôle de vous-même. En réalité on ne doit pas mettre de jeunes gens, des jeunes hommes de 20 ans dans certaines situations.


Les enquêtes sur les crimes de guerre / Les enquêtes sur les crimes de guerre, la mise en place d’une commission d’enquête pour l’Algérie, la visite des camps et prisons, la torture, la rencontre avec deux chefs terroristes dans l’anonymat, le projet de négociation entre les deux parties. Le changement de ministre des affaires étrangères, l’amitié avec Louis Mangin qui favorise la négociation. Les relations actuelles et la politique étrangère de la France.

Jean Lacouture : Ayant constaté cette montée des violences, on peut même dire des horreurs, vous tentez de vous interposer personnellement ?

Germaine Tillion : Je tente d’abord de me concerter avec des anciens déportés de la Résistance, en particulier le groupe crée par David Rousset à son retour de captivité. Rousset, un grand Résistant, qui a écrit un grand livre sur Buchenwald. À son retour de captivité est informé des crimes de Staline et décide de créer une association qui lutte contre le système concentrationnaire. Cette association devient internationale et s’informe de tous les abus commis dans le monde dans le domaine de l’enfermement. Il y a donc une enquête sur les crimes de Staline, il y aura ensuite une enquête en Chine mais il y aussi une enquête en Grèce et une enquête sur les crimes de Franco. Par conséquent, le groupe en question, ces anciens déportés victimes du nazisme, sont en même temps des gens qui enquêtent à la fois sur les crimes de l’extrême droite et sur les crimes de l’extrême gauche ou ce que l’on appelle ainsi. On dit extrême gauche, quand on parle de Staline, ça n’a aucun sens !

Jean Lacouture : Extrême en tout cas, on a un.

Germaine Tillion : Le mot extrême, voilà ! Comme vous le dites, il y a le mot extrême qui est juste. De même que dans ce qui se passe à l’heure actuelle en Algérie, je déteste que l’on emploie le mot islamiste, je dirais qu’il faut les appeler les extrémistes mais non pas les islamistes parce qu’à l’heure actuelle toute l’Algérie est musulmane donc islamiste, ou à peu près dans une proportion de 90%. Elle est islamiste mais elle n’est pas nécessairement fanatique.

Jean Lacouture : Nous revenons à nos années 1956-57, en Algérie.

Germaine Tillion : Nous revenons en Algérie en 1956-57, ou plus exactement en 1957, je dirais à partir de janvier 1957. Bref, le temps de réunir cette commission, qui se composait d’un médecin belge, un avocat hollandais, une journaliste norvégienne et de deux Français qui étaient Louis Martin Chauffier et moi. Nous partons donc tous les cinq, en juin 1957, pour Alger. Nous arrivons à Alger et nous visitons, tous les cinq, méthodiquement les prisons et les campas. Dans les camps et les prisons, je rencontre des gens que je connais, qui sont des amis et qui ont été torturés, qui me parlent avec une complète confiance et personnellement, j’ai une totale confiance en eux. Par conséquent, pour moi ce qui se passe en Algérie est une évidence. Il y a à ce moment-là, en 1957, malheureusement une généralisation des pratiques les plus affreuses du nazisme. Mais bien entendu avec une volonté, dans quelques cas, de retenir la cruauté. Cette volonté, malheureusement dans les cas de corps à corps, cette volonté est impuissante.

Jean Lacouture : Même celle d’un homme comme Paul Teitgen, par exemple ?

Germaine Tillion : Un homme comme Paul Teitgen, tout ce qu’il peut faire, c’est d’enregistrer les faits. Il est un témoin. Il est pourtant dans un poste éminent et dans ce poste éminent, il n’arrive pas à retenir les gens qui sont sous ses ordres parce qu’il y des cas ou quand deux meutes sont l’une en face de l’autre, on ne peut pas les retenir.

Jean Lacouture : Il se trouve que votre intervention est devenue plus personnelle à un moment que celle du groupe des cinq.

Germaine Tillion : Mon intervention devient personnelle parce que lorsque nous avons, pendant trois semaines à peu près, terminé notre visite des campas et des prisons, les trois membres de la commission qui étaient des étrangers se sont réunis à part pour rédige leur texte. Pendant ce temps, Louis Martin Chauffier a été voir son ami Teitgen et moi-même j’ai revu quelques amis algériens, en particulier une de mes amie dont je connaissais la famille depuis 20 ans, on peut dire. Et c’est elle qui m’a dit : ils veulent vous voir, sans avoir qui voulait me voir et moi non plus je ne savais pas d’ailleurs. Je lui ai dit : dans ce cas-là ne vous occupez de rien, j’accepte de suivre la personne qui m’attendra à telle heure en bas de l’hôtel Saint-Georges. Effectivement, quand je suis descendue de l’hôtel Saint-Georges, j’ai vu un jeune homme que je ne connaissais pas, que j’ai suivi dans la Casbah, je l’ai suivi en faisant très attention de ne pas regarder par où je passais, comme ça, je ne risquais pas de le dire à qui ce soit. Je suis arrivée devant une maison où le jeune homme a frappé à la porte et c’est une jeune femme en costume arabe, qui est venue ouvrir. Cette jeune femme, je l’ai d’ailleurs revue ensuite parce qu’elle m’a invité à dîner, quand je suis passée à Alger avec l’association France-Algérie. À ce moment-là, c’était Michelet qui était président de cette association, moi j’étais vice-présidente et toute la commission a été invitée quand Chadli est venue à Paris. Nous avons été invités et j’ai été reçue par la jeune femme en question. Nous avions reparlé de tout ce que nous avions vu ce jour-là. Je me suis donc trouvé en face de deux chefs terroristes, qui étaient Yacef Saadi et Ali Lapointe. Évidemment, je ne connaissais pas leur nom.

Jean Lacouture : Ni même exactement leur activité ?

Germaine Tillion : Je ne savais rien. Je suis rentrée là en pensant que j’allais me trouver en face d’un étudiant blessé, un étudiant qui avait été torturé et qui allait me remettre un dossier. Je pensais arriver dans une arrière boutique de la Casbah, me trouver en face d’un Algérien, comme j’en connaissais des milliers, qui allait me remettre un dossier. Et je me suis trouvée dans un petit salon, avec deux dames et deux hommes qui avaient une mitraillette à la main, une bombe qui pendait d’un côté, un révolver de l’autre et qui étaient en costume, on peut dire « Patrol Dress » à l’américaine. Il y avait également le jeune homme que j’avais suivi, dont je connais maintenant le nom, qui s’appelle Ali, qui est un garçon extrêmement charmant, doux et gentil que je revoie de temps en temps.

Jean Lacouture : À ce moment, comment se noue la conversation entre Yacef Saadi et vous ?

Germaine Tillion : Au moment de la rencontre, le jeune homme que j’avais suivi en bas de l’hôtel Saint-Georges, s’est précité vers les deux hommes en leur disant : oh, grand frère quel honneur pour moi de te rencontrer etc., etc. Pendant qu’ils échangent des paroles sympathiques, moi j’étais assise dans un fauteuil, un peu interloquée, ensuite la conversation – j’ai raconté ça assez longuement dans un livre qui est malheureusement épuisé, qui s’appelle « Les ennemis complémentaires ». Il y a eu une très longue conversation d’une heure au cours de laquelle j’ai parlé aussi de mon expérience de résistance. J’ai été écouté, d’abord j’étais plus âgé qu’eux tous, ils avaient tous dix ans de moins que moi ou même plus, ce qui dans un pays comme l’Algérie crée tout de suite une différence…

Jean Lacouture : Et un respect.

Germaine Tillion : Oui. Il y a donc eu une conversation, assez longue et émouvante, je dirais. À la fin de cette conversation, j’ai pensé que si du côté français on arrêtait les exécutions capitales et que du côté algérien, on arrêtait les attentats, il aurait une possibilité de négociation. Au fond, je me suis dit que ce qu’il faudrait cela serait que du côté français au moins on arrête les exécutions capitales puisque du côté algériens, ils veulent arrêter les attentats. Quand je suis rentrée à Paris, il se trouvait que pendant que nous étions en Algérie, tous les cinq, le ministère était tombé et que ce n’était plus Guy Mollet qui était ministre mais que c’était Borgès-Maunory. Or, le hasard a voulu que le directeur du cabinet de Borgès-Maunory soit André Boulloche. Or, André Boulloche avait été dans le réseau Musée de l’homme et le directeur du cabinet militaire de Borgès, était un ami d’enfance, pour moi, c’est-à-dire Louis Mangin. Les Mangin sont pour moi des amis très chers.

Jean Lacouture : Grands Résistants.

Germaine Tillion : Et très ancien et très résistants aussi. Ils étaient les enfants du général Mangin de la Guerre de 1914 mais ils ont été tous dans la Résistance. Je téléphone donc à Louis Mangin le jour de mon arrivée, je suis arrivée le dimanche soir je crois et je téléphone le lundi, matin à Louis et je lui raconte. Je lui dis très sommairement que j’ai rencontré, je ne lui dis pas l’essentiel mais quelques mots de mon expérience. Et Boulloche, directeur de cabinet du président du Conseil, décommande tous ses rendez-vous pour me voir le jour même. Je vais donc voir Boulloche, le lendemain de mon retour et je lui raconte en concluant : si nous arrêtons les exécutions capitales et que du côté algérien ils arrêtent les attentats, la France et l’Algérie peuvent négocier la paix. Bouloche me dit : c’est ce dont je rêve. C’était l’objectif d’André Boulloche. Nous en sommes là, c’est tout, notre conversation, c’est l’essentiel.

Jean Lacouture : Nous allons faire des bonds en avant à partir de cette intervention, dans la Guerre d’Algérie vers une perspective de négociation. Cette négociation s’est amorcée plus tard, essentiellement sous l’égide du général de Gaulle. Aujourd’hui, comment voyez-vous, en quelques mots, quelques formules, la solution qui a été amorcée puis menée à bien en Algérie ?

Germaine Tillion : En réalité elle aurait due avoir lieu beaucoup plus tôt. Mais je pense que du côté français, la France a été paralysée par sa Constitution. Tant que l’on n’a pas pu réformer la Constitution, il était impossible de négocier. Mais de l’autre côté, il y a eu le FLN et je dirais que le FLN n’est pas blanc non plus dans l’histoire, car le FLN a eu des tas d’occasion de négocier avec la France une paix entièrement digne pour l’Algérie, qui aurait permis une indépendance algérienne faite dans des conditions qui permettraient aux Algériens actuels d’avoir un métier et de ne pas être dans le merdier dans lequel ils se trouvent en ce moment.

Jean Lacouture : Vous n’attribuez pas de responsabilité au général de Gaulle lui-même et à son machiavélisme ?

Germaine Tillion : Non. Je n’ai jamais considéré le général de Gaulle comme un Machiavel. C’était un homme de grands calculs mais il ne pouvait pas non plus… il faut bien dire que la situation… Nous ne pouvions pas abandonner sans recours une population d’un million de Français.

Jean Lacouture : C’est pourtant ben ce qui est arrivé ?

Germaine Tillion : Oui, mais au moment où on a négocié avec l’Algérie, on ne pouvait pas empêcher… Je ne sais pas… J’ai lu récemment, dans une histoire de science-fiction, une histoire de la lune tombant sur la terre. Il y a immédiatement un appel d’air. Un appel d’air gigantesque qui asphyxie une partie de la population terrestre. Je dirais que quand on arrête une guerre, comme était la Guerre d’Algérie, c’est-à-dire un tête-à-tête, il y a un appel d’air effroyable. Et cet appel d’air a créé une panique, des deux côtés d’ailleurs, mais surtout du côté français.

Jean Lacouture : Vous pensez que c’est encore cet appel d’air et aussi la prolongation excessive de la guerre qui a mis l’Algérie dans l’état où elle est aujourd’hui ?

Germaine Tillion : Non. Je crois que l’état actuel de l’Algérie tient au fait que beaucoup d’Algériens ont été subir un endoctrinement en Afghanistan. Puis aussi le malheur algérien, continuel, a pu aussi être à l’origine d’un fanatisme. Il y a des fanatiques en Algérie. Il est certain que le fanatisme c’est quelque chose dont nous n’avons pas l’expérience mais nous l’avons historiquement.

Jean Lacouture : Ce fanatisme, vous le considérez plus responsable que la misère du naufrage algérien aujourd’hui ?

Germaine Tillion : Je pense que la misère est à l’origine du fanatisme. Quand il n’y a plus aucune ressource on se tourne vers Dieu.

Jean Lacouture : Vous avez une velléité de refaire une enquête sur l’Algérie ? Est-ce que vous souhaiteriez analyser de plus près le malheur algérien d’aujourd’hui ?

Germaine Tillion : Je vais avoir 90 ans, ce n’est pas à mon âge que l’on peut retourner en Algérie pour faire une enquête. Non, actuellement la situation algérienne, seuls des algériens pourraient la faire. Il faut être maintenant mélangé à tous les milieux d’Algérie. L’Algérie est un pays où il y a certainement à l’heure actuelle des milieux très conflictuels. D’ailleurs moi, j’ai connu une Algérie où les familles étaient conflictuelles. En réalité, à l’intérieur d’une famille, c’est-à-dire d’un groupe tribal, on était en parfaite sécurité. L’Algérie que j’ai connue, avant 1940, était une Algérie où un homme ne sortait jamais sans être armé mais il n’était pas armé contre la France, il était armé contre la famille voisine, la plus proche. Je pense qu’il y a encore des conflits, des conflits de famille à famille, très nombreux.

Jean Lacouture : Et vous direz que dans le marasme où est la France d’aujourd’hui, la tragédie algérienne a sa place, a son rôle ? Vous pensez que la France est malade de l’Algérie d’il y a 25 ans ?

Germaine Tillion : Je dois dire que je suis assez choquée par les positions françaises vis-à-vis de l’Algérie. Il y a une position française qui consiste à donner des leçons, ça c’est malheureusement le genre un peu de nos journaux, qui font malheureusement des serments à l’Algérie, qui sont à mon sens malvenus, nous sommes un genre père-fouettard. Il y a une deuxième façon française, qui consiste à se frapper la poitrine et à dire : oui, nous sommes des affreux, des criminels, nous nous repentirons jamais assez, tapez-nous dessus, etc., etc. Je trouve ces deux positions exagérées. Il y a une position centrale, qui devrait être une position de dire : voilà un pays qui a de grandes difficultés mais après tout il y a des hommes jeunes, des femmes jeunes, ils peuvent probablement s’en tirer aussi. Les peuples ne meurent pas, comme disait de Gaulle.

Jean Lacouture : Vous avez beaucoup écrit sur l’Algérie, divers livres, tel ou tel va être réédité, dans l’ensemble vous affrontez avec courage la réédition de ces livres. Vous pensez qu’ils sont encore utiles à la connaissance ?

Germaine Tillion : Oui, je suis très contente que les éditions Tirésias veuillent rééditer mon livre sur l’« Algérie en 1957 », qui a été ensuite, « L’Afrique bascule vers l’avenir », c’est-à-dire le problème de la misère et le problème du paysan qui devient citadin et par conséquent qui se ruine, qui ruine ses traditions.

Jean Lacouture : Phénomène encore en cours ?

Germaine Tillion : Phénomène encore en cours.

Jean Lacouture : Sur tous ces problèmes, vous avez essentiellement jeté un regard de savant, menant des enquêtes. C’est vrai, vous vous êtes engagés à diverses reprises, vous ne regrettez pas de n’avoir pas porté à un degré plus large ou plus haut votre intervention ? Est-ce que dans la vie publique vous pensez que vous n’aviez pas un certain rôle à jouer ?

Germaine Tillion : Je suppose que cela doit tenir au fait que je ne suis pas de votre génération mais de la génération d’avant. Je suis d’une génération où les femmes se taisent. J’ai au fond jamais été quelqu’un d’ambitieux.

Jean Lacouture : Pas ambitieux, non mais vous n’avez pas été tellement tacite. Vous vous êtes beaucoup exprimée, heureusement !

Germaine Tillion : Je ne suis pas tacite mais je n’ai pas d’ambition.

Jean Lacouture : Vous avez quand même une ambition pour la collectivité ?

Germaine Tillion : Oui. J’ai une espèce de confiance dans l’espèce humaine. Confiance que l’espèce humaine ne justifie pas tout le temps. En effet j’ai quand même des opinions sur notre espèce. Je me souviens que quand j’étais jeune, je voulais faire de la préhistoire pour essayer de reconstituer l’espèce à laquelle nous appartenons, depuis ses origines, retrouver ses origines et la suivre d’étape en étape. Je crois qu’il y a de bons côté chez les êtres humains, il n’y a pas que des mauvais côtés mais je me méfie beaucoup des mauvais côtés.

Jean Lacouture : Il n’y a pas moyen de les rectifier en agissant sur eux ?

Germaine Tillion : Si, par l’éducation. Je pense que si notre gouvernement ou plutôt nos gouvernements démocratiques, ceux du monde entier avaient un peu de jugeote, ils s’appliqueraient à payer des études aux jeunes peuples qui n’ont pas les moyens de payer leurs études parce que sans études, si les enfants ne sont pas éduqués, je crois que pour le moment ce qu’il faudrait c’est un très grand nombre d’écoles maternelles dans le monde entier mais en particulier dans nos banlieues, nos propres banlieues, à plus fortes raisons dans les banlieues des villes africaines. À mon sens, il faudrait dépenser d’avantage pour l’éducation si l’on veut sauver l’avenir humain.


Livres signalés sur le site de l’émission au moment de la rediffusion.

 Germaine Tillion, « Combats de guerre et de paix », Ed. Seuil, « Opus », 2007.

4e de couverture : Devenue centenaire en 2007, Germaine Tillion a eu un destin exemplaire et a produit une œuvre remarquable. Son désir de comprendre les hommes et leurs sociétés lui a permis de devenir une ethnologue et une historienne exigeante. Son sens irréductible de la justice en a fait l’une des premières résistantes en France, en 1940 - un combat interrompu par son arrestation et sa déportation à Ravensbrück. Au moment de la guerre d’Algérie, l’ethnologue spécialiste de ce pays ne peut rester indifférente : elle emploie toute son énergie pour empêcher l’horreur et agir.

Sans jamais se prendre pour une incarnation du Bien, Germaine Tillion a écrit l’une des pages les plus lumineuses de l’histoire de France au XXe siècle. Combats de guerre et de paix contient trois de ses grands ouvrages : À la recherche du vrai et du juste, qui réunit l’ensemble de ses interventions dans la vie publique (1941-2000) ; L’Afrique bascule vers l’avenir, une analyse de la situation algérienne publiée en 1957, complétée en 1999 ; enfin Les Ennemis complémentaires, son livre sur la guerre d’Algérie paru en 1960, qu’elle continuera de réécrire jusqu’en 1998. La réédition de ces textes a été coordonnée par Tzvetan Todorov, le président de l’Association Germaine-Tillion.

« À chaque instant décisif de sa vie, à chaque étape cruciale de la nôtre, Germaine Tillion s’est trouvée à l’endroit qu’il fallait, parce qu’il le fallait, sans la moindre justification et même sans l’ombre d’une évocation d’un quelconque impératif moral... Cela lui a permis de découvrir des traits de lumière au cœur de la barbarie la plus atroce. » Jean Daniel

 Germaine Tillion, « Il était une fois l’ethnographie », Ed. Seuil, « Points. Essais », 2004, nouvelle édition.

4e de couverture : Le passé de résistante et de déportée de Germaine Tillion fait trop souvent oublier qu’elle fut, et demeure, une ethnologue de renom, spécialiste de l’Algérie. Entre 1934 et 1940, elle passe plusieurs années dans les Aurès, cette région de l’Algérie qu’elle qualifie elle-même « d’oubliée de Dieu et des hommes ». C’est le récit de sa vie de communion avec la population nomade qui est ici présenté : vie de découvertes mais aussi de solitude, dans des campements austères, des jours entiers passés sans voir âme qui vive. Ce n’est pas sans humour que Germaine Tillion décrit également le petit monde des fonctionnaires coloniaux. À la fois témoignage-récit d’une vie d’ethnologue et essai sur les nomades, leurs rites et leur imaginaire, ce livre nous fait découvrir les années d’initiation d’une grande « mère Courage » de notre siècle.

 Germaine Tillion, « Le Harem et les cousins », Ed. Seuil, « Points. Essais », 1982.
4e de couverture : Un classique sur la condition féminine dans le pourtour méditerranéen.

 Germaine Tillion, « L’Algérie aurésienne », collab. Nancy Wood, Ed. La Martinière, 2001.

4e de couverture : « Ne pas croire qu’on sait parce qu’on a vu ; ne porter aucun jugement moral ; ne pas s’étonner ; ne pas s’emporter ; vivre de et par la société indigène ». Ce sont les enseignements que la jeune ethnologue, Germaine Tillion, adopte lorsqu’elle s’installe en Algérie dans une tribu berbère entre 1934 et 1940. De sa découverte de l’Aurès et de sa rencontre avec ce peuple semi-nomade, elle offre une vision précieuse et fugitive d’un mode de vie aujourd’hui presque disparu. Pour avoir côtoyé ces hommes et ces femmes aux rôles si distincts et vécu de leur économie précaire faite de transhumance, Germaine Tillion explore dans ce livre les paysages et les traditions qui caractérisaient la région de l’Aurès. Ethnologue de terrain, elle se révèle aussi une grande humaniste.

 Germaine Tillion, « Une opérette à Ravensbrück : le Verfügbar aux Enfers », prés. Tzvetan Todorov, Claire Andrieu, annotation Anise Postel-Vinay, Ed. Seuil, « Points », 2007.

 Germaine Tillion, « Ravensbrück », Seuil, « Points. Histoire », 1997, nouvelle édition augmentée.

 Germaine Tillion, Jean Lacouture, « La traversée du mal : entretiens avec Jean Lacouture, prés. Geneviève de Gaulle Anthonioz », Ed. Arléa, « Arléa-poche », 2000.

4e de couverture : Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui a connu Germaine Tillion à Ravensbrück, termine sa présentation de « La Traversée du mal » par ces mots : « Voici donc près de soixante ans que tu nous apprends à regarder, à écouter, à essayer de comprendre... Toujours avec bienveillance, souvent avec compassion. Tes camarades ont croisé dans ton escalier tes amis berbères, des officiers de parachutistes et des combattants algériens du FLN, le général de Gaulle a été attentif à ce que tu lui communiquais.

Quelle chance extraordinaire d’avoir « traversé le mal » à tes côtés, puisqu’en te voyant nous pouvions croire au bien, puisque nous pouvions encore espérer. »

 Jean Lacouture, « Le témoignage est un combat : une biographie de Germaine Tillion », Ed. Seuil, « La librairie du XXe siècle », 2000.

4e de couverture : Parce que le siècle qui s’achève fut plus qu’aucun autre lardé de crimes collectifs, il lui faut des témoins. Et parce que l’imposture, soudée au crime, lui a survécu, il importe que ces témoins soient, par l’expérience, la culture, le désintéressement et le courage, dignes de foi.

En voici un, qui étudie depuis bientôt quatre-vingt-treize ans les fureurs du temps, en éprouve sur elle les effets, et sait, de chaque épreuve affrontée, nourrir ses analyses du mal à venir. Des vices du régime colonial aux horreurs du système concentrationnaire, et de la pratique de la torture à l’usage du terrorisme ou de l’esclavage, elle a su éclairer l’une par l’autre les atteintes faites au genre humain, et créer une science de l’épreuve.

C’est pourquoi Jean Lacouture, qui la connaît, l’interroge et l’admire depuis plus de quarante ans, a voulu écrire la vie de Germaine Tillion, ethnographe, résistante de 1940, déportée à Ravensbrück, sociologue du nazisme, interlocutrice des combattants algériens, ennemie de la torture, avocate de l’émancipation de la femme méditerranéenne - vie qui manifeste à grands périls courus que tout témoignage est un combat, avec l’autre et pour l’Autre.

 Tzvetan Todorov (ed.), « Le siècle de Germaine Tillion », Ed. Seuil, « Essais », 2007.

4e de couverture : Le XXe siècle, qui aura vu la réalisation d’exploits technologiques insoupçonnables et d’actes de barbarie effroyables, nous laisse en héritage l’image de quelques figures exemplaires. Parmi elles, en France, celle de Germaine Tillion, qui fête ses cent ans en 2007.

Ce qui distingue d’abord cette grande dame, c’est un engagement égal dans l’action publique et dans le travail de connaissance. Du côté de l’action : Résistance, déportation, lutte contre la misère en Algérie, contre le terrorisme et la torture au moment de la guerre d’indépendance. Du côté de la connaissance, un regard d’historien parmi les plus lucides sur la déportation et sur la Résistance, et une approche ethnologique des plus novatrices.

Tout au long de sa vie, Tillion a cherché à se rapprocher du Vrai et du Juste. Si l’on ajoute à cela qu’elle n’a jamais voulu se donner en exemple aux autres ni leur faire la morale, qu’elle a su ne jamais prendre trop au sérieux les conventions de la vie publique, qu’elle a trouvé le moyen de faire face à l’adversité en plaisantant, même en chantant, on comprendra qu’elle est bien l’une des figures les plus lumineuses du sombre siècle qui s’est achevé.

Le Siècle de Germaine Tillion contient trois types de contributions : une série d’études et d’hommages écrits par de nombreux auteurs français et étrangers ; des textes de Tillion elle-même, qui n’avaient encore jamais été repris en volume et enfin, une documentation complète sur sa vie et son œuvre.

 Nancy Wood, « Germaine Tillion, une femme mémoire : d’une Algérie à l’autre », trad. Marie-Pierre Corrin, Ed. Autrement, « Mémoires », 2003.

4e de couverture : Ethnologue, résistante et déportée, médiatrice pendant la guerre d’Algérie, Germaine Tillion est devenue en France un symbole de résistance et de justice. C’est à cette trajectoire que l’auteur s’intéresse, interprétant la vie de cette figure du XXe siècle en la situant dans son contexte historique et historiographique.

Ce livre n’est pas une biographie conventionnelle. D’un point de vue chronologique, le livre ne couvre pas l’ensemble de sa vie ; il commence en décembre 1934, lors de son départ avec Thérèse Rivière, ethnologue comme elle, dans la région des Aurès en Algérie, et s’achève avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962. On ne trouvera pas ici d’analyse familiale ou psychologique de l’histoire de Germaine Tillion. Il s’agit plutôt de montrer un parcours, une trajectoire d’engagement, avec ses méandres et ses contradictions, au sein d’un siècle tourmenté. Enfin, l’auteur s’attache à analyser la médiatisation contemporaine de Germaine Tillion, tentant de comprendre en quoi ce phénomène s’intègre dans un long travail de mémoire collective.

 Christian Bromberger, Tzvetan Todorov, « Germaine Tillion : une ethnologue dans le siècle », Ed. Actes Sud, « Bleu », 2002.

4e de couverture : Dans ce début de XXIe siècle, déjà si plein de bruit et de fureur, la figure de Germaine Tillion peut nous servir de repère.

Connue pour ses engagements, notamment dans la Résistance et à propos de la guerre d’Algérie, Germaine Tillion reste en revanche bien trop méconnue comme ethnologue.

À l’occasion de la 1ère Conférence Germaine-Tillion d’anthropologie méditerranéenne qui s’est tenue à Aix-en-Provence en mars 2002, Tzvetan Todorov a écrit ce texte qui éclaire l’œuvre-vie de Germaine Tillion.

Christian Bromberger nous révèle quant à lui l’immense apport de Germaine Tillion dans la connaissance du monde méditerranéen. « Le Harem et les cousins », qu’elle a écrit, est une étape très importante pour comprendre les formes de la parenté et la situation des femmes en Méditerranée.

« Si l’ethnologie, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble. » N’est-ce pas ce dont nous avons le plus grand besoin aujourd’hui ? Ce livre, enrichi de photographies inédites de Germaine Tillion, répond à cette attente. T. F.

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