Francesca Isidori : Jeune militant antifasciste de l’entre deux guerres, résistant lors du second conflit mondial, ancien militant communiste, philosophe et intellectuel engagé, maître de liberté, libérateur même, selon son ami Vidal-Naquet, il est devenu, très tôt, le grand helléniste qui a révolutionné l’étude de la Grèce Antique en ouvrant ses recherches aux méthodes et aux questions de la psychologie historique et de l’anthropologie sociale et en pratiquant une approche pluridisciplinaire et comparatiste qui a permis de poser un regard neuf sur les institutions, les religions, les formes du discours, le mythe et la tragédie, la genèse et les marges de la raison, le statut des images, la représentation de soi, les notions d’espace et de temps dans le monde grec. Personne n’a su, comme lui, pénétrer et mettre en lumière l’esprit et l’univers mental des anciens Grecs. Une existence d’engagement et d’étude, qu’il aime parfois à résumer en une boutade : « J’ai essayé, toute ma vie, de comprendre comment les Grecs regardaient la lune. »
Fleur cueillie sur la collineton parfum s’envole au vent.Il est mort l’ami Lénine,mais son nom reste vivant.Ah, quel regret !Ah, quel regret !Il est mort l’ami Lénine,mais son nom reste vivant.Tout doucement, ami Lénine,tout doucement, tu t’en allas.Le pays va vers les cimes,mais Lénine n’est plus là.
Francesca Isidori : Bonjour, Jean-Pierre Vernant.
Jean-Pierre Vernant : Bonjour.
Francesca Isidori : Et merci de nous recevoir, ici, chez vous.
Jean-Pierre Vernant : Vous vous êtes déplacés chez ce vieux débris ! ha ! ha !
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, vous avez souhaité commencer cet entretien par une chanson, qui s’intitule : « Fleure cueillie »
Jean-Pierre Vernant : « …sur la colline ».
Francesca Isidori : « Fleure cueillie sur la colline ». Qu’évoque cette chanson pour vous ?
Jean-Pierre Vernant : Écoutez, elle évoque tout un monde. C’est une chanson que j’ai entendue encore, après la guerre, militant communiste. Et je l’ai choisie parce qu’elle m’avait frappé dans ces chants révolutionnaires, qui ont nourri mon adolescence et même un peu plus après, que je connaissais tous, il y avait celle-là qui était un peu à part et qui était, comment dirais-je, d’abord je pense que c’est une chanson ouzbek ou quelque chose comme ça, ou tadjik, avec une musique – ce n’étaient pas les chansons russes dont certaines sont très belles, mais c’était à part. Cette chanson dit à peu près : Fleure cueillie sur la colline, ton parfum s’envole au vent. Ah ! quel regret, Ah ! quel regret, il est mort, notre ami Lénine, mais son nom reste vivant. Alors, je l’ai choisie parce que c’est une chanson, triste, ce n’est pas triomphaliste. Il est mort, son nom reste vivant mais ce n’est pas aussi simple. Pour moi, c’était ce sens là. A la fois cette espèce d’immense empire soviétique où les gens sont tellement différents, des Slaves, des Russes, se sont sentis entraînés dans le même mouvement mais pas pareil. D’abord parce qu’il y a quelque chose qui me plaît dans cette chanson. Ah ! quel regret, Ah ! quel regret. Ce n’est pas encore ceux qui ont remplacé les époustouflants Tsars de Russie, quel regret ! Il est mort, notre ami Lénine. Notre ami. J’aime mieux vous dire que l’expérience que j’ai eue ensuite de l’Union Soviétique, où j’étais en 34, ce n’était pas notre ami Staline. Je croyais ça. J’étais jeune, idiot. Je m’imaginais qu’on allait avoir peut-être même une entrevue avec le camarade Staline. Et j’imaginais, dans ma naïveté incroyable, que le camarade Staline serait aussi content de voir de jeunes communistes français que nous de voir le camarade Staline, et que bien entendu on se tutoierait, qu’on serait des communistes. Ha ! Ha !
Francesca Isidori : Ça ce n’est pas passé comme ça ?
Jean-Pierre Vernant : On ne l’a pas vu d’abord ! C’était tous les portraits de Staline partout, ça n’avait rien à voir.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, je vous ai demandé de chercher des photos de votre jeunesse, et je vois que vous en avez à côté de vous.
Jean-Pierre Vernant : 19
Francesca Isidori : plusieurs photos.
Jean-Pierre Vernant : J’en ai un paquet. 38. Printemps 38, j’avais été reçu à mon Agrég de philo l’année d’avant, en 37. J’étais parti pour les Grandes Alpilles, aux VIème chasseurs, d’abord à Grenoble et ensuite dans la Haute Maurienne, parce que je voulais profiter au moins du service militaire pour faire de la montagne et du ski. Donc j’étais là, en haute montagne, même ensuite au début de la guerre, dans une section d’éclaireurs skieurs. Mais alors en 38, profitant d’un congé que j’ai eu, je ne sais pas pourquoi, j’ai convoqué une jeune fille, toute jeune, 20 ans, Lida, pour que si elle pouvait venir en même temps que moi dans le Midi, on se retrouverait là-bas. Et donc il y a eu ce fait, Lida, que vous verrez là. Les auditeurs ne la voient pas, ha ! ha !
Francesca Isidori : (sourire dans la voix) mais vous allez nous parler de Lida.
Jean-Pierre Vernant : La voilà, là, à cette époque.
Francesca Isidori : Magnifique.
Jean-Pierre Vernant : Oui. C’est le moins qu’on puisse dire. Et voilà son ostrogoth de copain. L’ostrogoth ,le voilà en pleine action, ah !, ha !
Francesca Isidori : J’aimerais que vous nous parliez de ce jeune homme.
Jean-Pierre Vernant : Alors, ce jeune homme, il est donc là dans les Hautes-Alpes. C’est 38. Qu’est-ce qu’il y a en 38 ? Il y a elle, il y a moi, il y a tous les copains, parce qu’elle emmène avec elle un tas de copains, il y a Jamet dont on va faire la connaissance, il y a les auberges de la jeunesse. Parce que nous nous retrouvons dans l’auberge de la jeunesse, dans le Midi, alors c’est encore le Front Popu. C’est encore la ligne générale de l’antifascisme. C’est encore d’une certaine façon, pour de jeunes types comme moi, le bonheur. Le bonheur, même si, déjà en 38 et même bien avant, la conviction comme ça, comme tous les copains est que ça va finir dans la guerre. Et que cette guerre n’est pas, à ce moment là, c’est ma conviction, une guerre comme les autres. Mon père s’était engagé dans la guerre de 14, alors qu’il était réformé, comme deuxième classe dans l’infanterie, il est tué très vite, dès 1915, je ne l’ai jamais connu. Et donc la période de ma vie, quand je suis enfant et adolescent, je fais mes études scolaires au Lycée Carnot depuis la onzième qu’on appelait l’enfantine, je devais avoir 4 ans et demi jusqu’à la sortie des deux bacs. Ce que j’étais ? J’étais essentiellement, comme ma famille, de gauche. Mon grand-père, Adolphe, avait créé, à Provins -c’est là que je suis né, c’est là qu’il y a une portion de ma famille- un journal local, qui s’appelait le Briard. Journal républicain ! Journal républicain, ça voulait dire qu’il était anticlérical. Qu’il était à la fois contre l’église et l’influence qu’elle avait dans ces régions et contre les conservateurs. Et, également qui a soutenu les partis de gauche aux élections. Donc mon grand-père créé ça, il y a l’Affaire Dreyfus, le canard se range du côté de Dreyfus, ce qui n’est pas facile, parce que les gens de province ont plutôt tendance à aller dans un autre sens. Enfin, le journal se développe quand même. Et puis mon grand père meurt très vite, très tôt, je veux dire une cinquantaine d’année. Il faut donc que mon père aille là-bas et reprenne la direction du journal. C’était ça, mon milieu.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, alors c’est tout naturel pour vous de vous inscrire, très jeune, à l’association internationale des athées révolutionnaires ? Et alors, c’est un peu paradoxal, un peu étrange pour le moins, quand on pense au futur professeur du Collège de France, titulaire de la chaire d’études comparées des religions antiques. A 16 ans, vous lisiez Marx. Pour vous la religion c’était l’opium du peuple ?
Jean-Pierre Vernant : Je lisais mal. Parce que Marx ne dit pas que c’est l’opium du peuple. Il dit c’est l’opium du peuple mais il dit ça entre autres phrases, où il dit que c’est la spiritualité d’un monde sans esprit. C’est la liberté d’un monde où elle est enchaînée. L’opium du peuple pas au sens où ça vous endort mais au sens où ça vous permet de vivre dans un monde inhumain, parce qu’à travers l’opium ce sont les rêves d’un homme qui serait vraiment un homme qui est là. Mais, enfin… C’est vrai que, je suis en philo au Lycée Carnot quand je décide de m’inscrire, j’avais un professeur qui était très spiritualiste, qui méritait qu’en face on philosophait, et donc, j’avais décidé d’adhérer à une association internationale des sans Dieu, russe, avec laquelle je n’ai pas eu des contacts très grands sauf quand j’ai été en Russie en 34 et j’ai été épouvanté de voir ce que c’était, ce qu’on appelait l’athéisme révolutionnaire. Donc, je m’inscris, ce n’est pas aussi certain. Je me veux, en jeune garçon à 16 ans -je ne suis pas un très bon élève, je suis un très mauvais élève en toute une série de matières. Un bon élève dans les matières dites littéraires : le latin, le grec, le français, la philo. Là j’ai les prix, comme on dit. Je me veux : deux choses, je dirais volontiers, si j’essaye de jeter un regard sur ce passé du jeune garçon, il a eu les professeurs de lettres, un dont je me souviens, Gaulier ( ?), qui lui a révélé ce que pouvait être un poème latin ou grec. Je me rappelle, je me rappelle même certains textes que j’ai appris par cœur, il m’arrive de croire que je m’en souviens encore, ce qui est peut-être vrai.
Francesca Isidori : Allez-y, allez-y.
Jean-Pierre Vernant : Ah ! Non.
(citation à deux voix : Jean-Pierre Vernant et Francesca Isidori, pas très audible pour moi qui ignore tout du latin)
Imperfection corrigée grâce à Franck (cf. commentaire ci-dessous). La phrase en latin est : Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi ! (Heureux Tityre, assis à l’ombre du hêtre à l’épais feuillage !).
Jean-Pierre Vernant : Laissons tomber ça. Et, aussi, par exemple, je me rappelle cette espèce de fascination, j’étais médusé quand j’ai vu l’arrivée d’Ulysse quand il rencontre Nausicaa avec cette petite rivière qui cascade. Il est tout nu. Il est affreux. Il se réveille, parce après avoir passé la nuit là, il est dans un état déplorable, il est affreux à voir, monstrueux, il ne ressemble à rien. Crasseux, on dirait un lion sauvage des montagnes. Il se lève de son buisson et les servantes de la princesse Nausicaa qui étaient venues laver le linge pour un éventuel mariage, la balle a été jetée là ou elle n’aurait pas dû, il y en a une qui a poussé un cri, ça réveille le brave Ulysse et il surgit. Quand elles voient ce monstre, elles se sauvent sauf Nausicaa. La fille du Roi ne recule pas. Elle avait 15 ans. Elle est une très belle jeune fille. En lisant ce texte, j’avais tellement le sentiment que cet événement, purement fictif, par le fait qu’il a été consigné et raconté de cette façon, Nausicaa plantée là, Ulysse qui la regarde et qui lui dit, à peu près : Qui êtes vous ? Vous pourriez être Artémis parmi les nymphes. Je me rappelle l’avoir vu, avoir eu ce sentiment que cet homme là, cette admiration, cette espèce de coup au cœur devant la beauté, la vie, la jeunesse. Je me rappelle d’une chose, c’est à Délos que je visitais, d’avoir vu un jour un jeune palmier qui montait, svelte, tout droit vers le ciel et c’était pareil. C’était cette espèce d’élan juvénile vers le ciel, vers la beauté, j’étais médusé. Et devant vous, aussi, je suis médusé, allons, le contact est pris. Alors ça, ça me reste là. Et ce qui me restait là, aussi, c’était le XVIIIème français. C’était Diderot, d’Alembert, Voltaire, que ce professeur me faisait comprendre et aimer. Et ça, c’était mon bagage. Le bagage qui me reliait à ma famille anticléricale, areligieuse, pour qui ça n’existait pas les religions, il n’y avait pas les juifs, les non juifs, tout ça c’était pareil. Et moi je pensais que c’était ça qu’il fallait faire, jusqu’au moment où je suis arrivé au quartier latin, en 1930, où j’ai fais l’hypokhâgne à Louis Le Grand avec madame de Romilly qui ne s’était même pas aperçu de ma présence, m’a-t-elle dit un jour, ce qui était sûrement vrai, je n’étais pas un bon élève. Je suis arrivé au quartier latin, politisé quand même ! Et puis il y avait mon frère qui était déjà venu deux ans auparavant et qui avait fait son trou chez les étudiants socialistes plongés dans une organisation qu’on appelle la LAURS (Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste). Donc, il y avait déjà un trou et moi je me mettais dans ce trou et je voyais comment ça militait. Et qu’est-ce que je voyais ? Dans les années 30 et les suivantes en 32, 33, 34, le quartier latin – je ne dis pas la France - était entre les mains des ligues qui s’étaient développées : l’Action française, les Jeunesses patriotes, les Francistes qui ont soutenu le nazisme, les Jeunes croix de feu,… qui tenaient le quartier latin et qui prétendaient que les gens comme nous, qui avions des idées différentes, ne devaient pas être là. Il m’est arrivé, avec mon frère, d’être chassé de la Sorbonne, avec des types qui nous disaient : « vous les frères Vernant, on ne veut pas de vous ici, vous n’avez rien à faire ici ». A cause de la présence, comme ça, de ces violences, de cette brutalité, de cette bêtise des fascistes. C’était le mal, déjà ça, pour moi. Donc j’étais passé des socialistes ou des républicains au PC. Et j’ai, là, trouvé un tas de gens qui m’ont suivi dans la vie ou que j’ai suivis dans ma vie, qui ont joué un rôle très grand.
Moi, je suis un antifasciste essentiellement. J’ai compris que c’était ça qui se jouait là. Qu’est-ce qui se jouait ? Comment ? Pourquoi ? Parce que 37, 38, 39, la France, où il y a eu le Front populaire, l’Espagne, où c’est la guerre civile et où on est suspendu à ça et ou l’on envoie des types des brigades pour les aider. L’Espagne qui va tomber aussi. L’Italie de Mussolini, l’Allemagne d’Hitler, la France est complètement englobée dans une série d’États fascistes qui créent des pactes, qui se soutiennent. L’Espagne, Franco gagne grâce à l’aviation allemande et au soutien de l’infanterie italienne. Et malgré la non intervention, c’est le début de la guerre mondiale qui existe. Et moi, ça, je comprenais très bien. Je comprenais que nous étions à un moment décisif. Est-ce que nous allions, nous allions avoir la guerre, les démocraties et l’Union Soviétique allaient gagner et construire une Europe qui serait une Europe démocratique et en même temps une Europe socialiste ? Tout est possible, tous les chemins sont ouverts. Ou si on est battu, c’est foutu. C’est foutu pas seulement parce qu’on est battu. Mais c’est foutu parce que ce que l’histoire nous fait représenter c’est ce qui est vivable du point de vue de la civilisation humaine. Parce que je vois mon pays, Ma France, comme je le disais. Autrement je la vois comme ce pays où j’étais là, en 1938, avec les copains à chanter nos chansons, avoir un certain style de vie, avoir un certain type de rapports avec les jeunes femmes, les jeunes filles qui étaient là, qui étaient de liberté, qui étaient d’ouverture. Qui étaient à la fois : on ne cède pas sur les principes mais on essaye d’être heureux. Les auberges de la jeunesse c’était merveilleux de voir tous ces jeunes types où il y en avait plein qui étaient des fils de prolos qui n’avaient jamais bougé de Paris et qui étaient là avec leurs tentes et qui allaient se baigner à Saint-Raphaël avec nous, c’était le bonheur, une joie de vivre. Mais une joie de vivre qui n’était pas le privilège de quelques uns mais qu’on mettait à la disposition de tous. C’était en même temps sur le plan culturel, une grande liberté. On avait créé l’association des écrivains et artistes révolutionnaires. Tous les grands peintres étaient plus ou moins communisants ou communistes. Il y avait toutes sortes de troupes théâtrales qui s’étaient fondées et qui allaient dans les usines faire des représentations, tout un art populaire qui essayait de se dégager. Pour moi le bonheur. Et c’est dans ces conditions que je pars faire mon service militaire, dans les troupes alpines. Et c’est là que j’apprends, ça me tombe dessus, je m’y attendais pas : le pacte germano-soviétique. Alors là, je ne comprends rien. Comment c’est possible ! Rien ne nous avait préparés à cela. Dans la presse communiste rien ne laisser supposer, Aragon s’illustre comme il pouvait le faire en expliquant que la paix était assurée grâce à ça. Tout ça, c’est le grotesque, dans le sinistre. Ma position consiste à dire, après tout, les Russes font ce qu’ils veulent mais nous ça ne change rien. Cette guerre, même si monsieur Ribbentrop va serrer la main de Molotov, même si Staline a le sourire comme ça et Hitler de son côté signent leur truc, nous, nous Français ce qu’on défend c’est une certaine idée de la France, du monde, de la culture, de ce qu’est l’homme. Et ça, on ne va pas baisser la culotte, on se bat.
Francesca Isidori : Et c’est comme ça qu’en 40, dès 40 vous rentrez dans la résistance.
Jean-Pierre Vernant : C’est comme ça qu’en 40, quand je vois ce vieux Pétain raconter son truc, je suis absolument scandalisé et je me dis : la bataille commence. La bataille commence, je me dis ça, tout à fait. Et quand il y aura la résistance, moi qui étais un ancien communiste, qui ai le sentiment de ne pas trahir mes idéaux, je suis dans la résistance gaulliste.
Francesca Isidori : Vous rentrez, je crois, dans le mouvement : « Libération sud » qui avait été fondé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie ?
Jean-Pierre Vernant : Voilà. Que signifie cette expérience de lutte, de danger,… ? A partir du moment où j’ai été révoqué et où je suis passé à la clandestinité complète, c’est la véritable schizophrénie. On est comme des gangsters pourchassés par toutes les polices. Jamais on ne fait un pas sans regarder s’il n’y a pas quelqu’un derrière ou devant, un type qui prend une photo,… On s’aperçoit à certains moments qu’on est suivi, j’ai été suivi même par des bagnoles, alors en vélo je cavalais, mais aussi on a l’impression qu’on a une surveillance. On n’est pas sûr. Il faut déménager les armes, le fric, et tout, quelquefois avec un type qui est là dont on se dit c’est sûrement un mec de la gestapo - Français pas Allemand - qui regarde et il faut sortir son pétard, le lui mettre sous le nez et le remettre dans la poche pour qu’il ne bouge pas pendant que les copains déménagent les trucs en vélo et vous feront signe. Pourquoi on ne tire pas ? On ne tire pas parce que les gens passent et que la gestapo est à côté. Bon, je veux dire que c’est une tension terrible. C’est une tension terrible. Beaucoup de copains sont arrêtés, torturés. Tout ça, c’est vraiment dur.
Francesca Isidori : Vous avez dit, un jour, vous avez écrit, que pendant la résistance vous avez fait l’apprentissage de la diversité humaine.
Jean-Pierre Vernant : C’est vrai. Alors ça, c’est le fond. J’avais été communiste pendant cette période 30, fin. Ensuite pendant la résistance on divise l’humanité en deux : les collaborateurs et nous. Mais à l’intérieur de la résistance ce que je découvrais c’est des gens par leur origine, leur idéologie, leur conception de la vie, très différents de moi et, politiquement il y en avait qui étaient même très éloignés, voire ceux qui avaient été de l’Action française. Et je voyais qu’en dépit de cela il pouvait y avoir entre eux et moi quelque chose de très profond, des liens. J’ai souvent réfléchi à ça, quels étaient ces liens que je pouvais avoir avec des gens si différents et qui me les faisaient si proches et qui faisaient que mes propres certitudes en étaient modifiées, que je ne voyais pas le monde de la même façon, après les avoir connus ? Les chrétiens, par exemple, une famille anticléricale, le vieil anticléricalisme, la calotte, les plaisanteries sur les curés et tout ça,… c’était autre chose ! Hélas, ça a été, là, des épreuves chez des gens qui avaient été mes élèves, qui étaient ça, qui ont été fusillés après, qui ne m’ont jamais donné alors qu’ils avaient mon adresse. Tout ça, ça vous oblige tout d’un coup à vous mettre devant vos propres certitudes et à les regarder avec le regard d’un autre. Et d’un autre, est-ce que c’étaient des amis ? Certains l’étaient, d’autres ne l’étaient pas. Quand j’essaye de comprendre, je me dis : c’est comme les gens de la famille. C’est comme les mêmes familles. Il m’arrive, quand j’en rencontre, moins maintenant ils sont morts presque tous, des gens qui avaient mon âge à ce moment-là, en parlant avec eux, je comprends qu’ils ont fait de la résistance. Pas seulement qu’ils étaient dans la résistance, ils ont fait la résistance. C’étaient des résistants professionnels. Et alors, j’ai l’impression que de plein pied on est d’accord ensemble. Même quand on s’engueule et qu’on n’est pas d’accord, ça ne fait rien. Il y a quelque chose qui nous lie, aussi profondément que dans une famille les histoires que l’on raconte et qu’on raconte à l’intérieur de la famille, la saga familiale et qui fait qu’on a plaisir à se retrouver même quand on ne s’est pas vu depuis si longtemps. On est proches, une proximité culturelle, presque si j’ose dire. Alors, ça, ça a beaucoup compté.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, j’aimerais qu’on revienne à une période qui précède la guerre, 1935, c’est votre premier voyage en Grèce. C’est un pays, qui à l’époque, est soumis à la dictature de Metaxás. Vous débarquez au Pirée sur un vieux rafiau, qui s’appelait, je crois, la Cité du Caire, c’est ça ? Et, dites vous, plus que les monuments du passé, les vieilles pierres, je voulais voir les hommes, partager leur vie, leurs luttes, leurs espoirs mais toujours est-il que les vieilles pierres, en l’occurrence c’était l’Acropole, vous laissent médusé, sans souffle, sans paroles. J’aimerais que vous nous parliez de ce premier contact avec la Grèce avant même que vous entrepreniez de véritables études de grec.
Jean-Pierre Vernant : C’est vrai, je suis arrivé en Grèce avec mes copains, il y en a un j’en dirait un mot, Leduc. Il y avait Jean Brunn, géologue, qui a fait toute la géologie de la Grèce, après, qui a un musée, il est mort, il y a un mois, un mois et demi, aveugle et un autre Leduc dont je parlerai, je dirai un mot. On était de jeunes communistes à ce moment-là, 35, et on allait voir le peuple grec enchaîné. On a vu le peuple grec. Il était peut-être un peu enchaîné mais enfin il ne passait pas son temps à méditer sur ses chaînes. Mais je ne voulais pas aller là-bas comme un jeune bourgeois, français, ému par la culture classique venant –pas un discours sur l’Acropole ça j’en étais incapable- faire ma petite visite acropolienne. J’y suis monté quand même parce que c’est merveilleux, parce que c’est beau. Ce n’est pas seulement la Grèce, ce n’est pas seulement l’architecture, ce n’est pas seulement cet arrière fond littéraire que j’avais regardé puis que j’avais étudié quand j’ai fait l’agrég de philo, -parce que quand on fait l’agrég à ce moment là, il y avait du grec, donc les philosophes : Platon, Aristote et tous les autres – mais c’était le décor, le ciel, la mer, les ports, les petites îles, le bateau, regarder les nuits,… C’est la découverte de la Méditerranée ! La vraie Méditerranée et un peu quelque chose d’oriental qui me changeait de ma Brie, sûrement, ma Brie ou même de ma France. A ce moment-là, le Pirée c’était un petit port oriental, ça n’avait aucun rapport, il n’y avait de maisons nulle part, là. C’était un petit port où l’on a dormi sur une plage, directement sur le sable, les trois copains qui étaient là. Le matin, les pêcheurs, qui venaient tirer leurs filets, nous ont réveillés en chantant et en nous blaguant.
Francesca Isidori : Ce n’était pas Nausicaa mais ça aurait pu.
Jean-Pierre Vernant : Ce n’était pas Nausicaa, pas du tout. C’était comme ça. Je vais vous dire une chose. Si on devait venir au fait qui me paraît, pour la question que vous m’avez posée, le plus important, si je regarde ça maintenant, je constate avec un certaine satisfaction intellectuelle. Quand j’arrive au quartier latin, je rencontre un tas de gens très différents. Il y en a qui font du droit, il y en a qui font de la médecine, du latin, du grec, de la philosophie, tout ce que vous voulez. Ils sont de culture différente mais ils ont en commun qu’ils ne peuvent pas blairer le fascisme, qu’ils veulent se battre et qu’ils ont été vaccinés par le politique, ce sont des politiques. Moi, l’agrég de philo je l’ai préparée comme tout le monde mais j’ai fait beaucoup de politique. Je lisais tout, toute la politique. C’était la passion. Et mon copain, Leduc, celui qui est devenu un de nos patrons, il était le politique incarné. On passait notre temps, contrairement à la jeunesse d’aujourd’hui, à analyser les situations politiques. Il n’y a plus que les trotskystes qui font ça mais ils analysent ça dans le vide, tandis que nous c’était la vie réelle. Et, en même temps qu’on faisait ça, on ne séparait pas cette activité intellectuelle d’efforts pour comprendre ce que nous avions sous le nez. Et comprendre ce que l’on pouvait faire, comment s’insérer là-dedans. Non seulement on était concernés mais on était dedans. C’était de nous qu’il s’agissait, complètement. On ne distinguait pas, il n’y avait pas de coupure entre cet engagement, pour faire comme tout le monde, et d’autres part les blagues, les plaisanteries, cette façon très française de se moquer de nous-mêmes et de lire les choses intellectuelles, d’aller au théâtre, de discuter des livres, de discuter de la peinture contemporaine, de discuter du freudisme et du marxisme, les loisirs, l’intelligence, l’activité du créateur intellectuel et la politique n’étaient pas séparées, c’est la même chose. On était une bande là. Et quand on regarde maintenant je m’aperçois, en 40, que ces gens-là, avec qui j’étais aussi me balader en vacances en Sicile, en Grèce, avec certains d’entre-deux en URSS, que tous vont s’engager dans la résistance, tous sans exception. Et que non seulement ils vont tous s’engager dans la résistance mais qu’ils vont y jouer un rôle majeur. Ils ne seront pas de petits résistants, ils seront des patrons. Ça, ce petit groupe de types qui étaient formés à l’école du PC mais qui n’était pas un PC comme après, comme une église où les gens devenaient communistes comme si ils se convertissaient, ils sauvaient leur âme, ils devenaient purs, ils s’alignaient sur les positions de la classe ouvrière, ils se purifiaient de leur erreurs, de leurs préjugés bourgeois,…pas du tout. On était des militants. On résonnait : Qui est-ce qui a raison ? Et les luttes en URSS qu’est-ce que ça signifie ? Comment expliquer ça ? On était des politiques. On n’était pas des gens qui attendaient le baptême ou qu’on nous donne la foi en Dieu, pas du tout. Il n’y avait pas de Dieu, ni Dieu ni diable. Il y avait des communistes qui résonnaient ensemble pour essayer de comprendre ce qui se passe et qui étaient décidés à faire tout ce qu’il faut. Ils jouent un rôle majeur. Ils ont tous joué un rôle fondamental dans la résistance et après la résistance pour la fabrication de nos textes. Puis, ensuite, dans les années cinquante, quand ça commence à trembler du côté de l’Est, c’est les mêmes que je retrouve, qui vont constituer ce qu’on appelle les groupes d’opposition au sein du Parti. Dès 1954, 56, qui publient, lancent une presse clandestine. C’est les mêmes qui se retrouvent là. C’est-à-dire que depuis l’âge de 18 ans jusqu’à l’âge des années soixante où il y a la grande bagarre dans le PC italien et dans le PC français pour essayer de secouer les ahuris, les bureaucrates staliniens, accrochés à leur poste, incapables de comprendre et de voir ce qui se passe sous leur nez, de comprendre ça, que nous avions très bien compris. C’est que la première moitié du XXème siècle, le problème c’est fascisme ou antifascisme ? Est-ce qu’ils vont gagner ou nous on va gagner ? Et la deuxième moitié du XXème siècle, ce n’est plus ça mais c’est liberté des peuples coloniaux ou guerre coloniale ? C’est les mêmes qui sont contre les guerres coloniales, tous les types qui étaient là avec moi au quartier latin, je les retrouve pour qu’on ait une politique anticolonialiste, nous les communistes, plus franche. Ça veut dire que pendant toute cette période, il y avait des groupes de gens qui vont pérégriner à travers l’histoire, se serrer les uns contre les autres, quelquefois sans du tout se concerter, mais qui avaient en commun, qu’ils étaient, qu’ils se proclamaient, qu’ils se voulaient des communistes, tout à fait. Après, ça a valsé plus. Ils se voulaient communistes, ils pensaient qu’en Union soviétique s’était créée une révolution qui changeait la face du monde, mais que, cela étant, d’une certaine façon, par leurs origines sociales, par le fait qu’ils étaient des intellectuels, ils étaient toujours sentis par le PC comme un peu marginaux. On se méfiait d’eux. C’était des types qui discutaient trop. Ils avaient trop l’esprit critique, ils voulaient toujours savoir le pourquoi des choses. Ils mettaient en question les lignes générales. Et que ça ils l’étaient à tous les moments. Ils rebondissaient d’une attitude du soutien au PC à une attitude critique du PC, à une volonté de tout changer : au quartier latin pour l’unité avec les socialistes, au moment de la guerre pour la résistance gaulliste, après la guerre pour un large front contre les guerres coloniales, contre la politiques des partis dans les affaires coloniales, contre la politique stalinienne du parti communiste. Et finalement, finalement, ils sont tous partis. Non, la plupart du temps ils avaient été exclus. Tous ceux qui avaient joué un rôle majeur pour la résistance ont été exclus parce que le parti ne disposait pas d’eux à sa guise. Ils n’étaient pas malléables. Ils avaient leur réputation, leurs liaisons.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, quand en 1962, vous publiez « Les origines de la pensée grecque », où vous définissez la genèse de la rationalité, de la philosophie hellénique et où vous montrez que philosophie et rationalité sont nées grâce au débat politique.
Jean-Pierre Vernant : Oui.
Francesca Isidori : Et où vous dites que partout où l’on interdit la discussion on est en dehors de la pensée rationnelle. En 62, comment l’univers idéologique du parti communiste a pu prendre une telle proposition ? Vous disiez clairement que s’il n’y a pas de discussion il n’y a pas de pensée rationnelle et ça à partir de l’étude de l’Antiquité grecque.
Jean-Pierre Vernant : Vous êtes, là, au cœur du problème. Là, je vous ai fait une espèce de survol. C’est comme ça que ça s’est passé. Le survol politique et actif, engagement. Et puis une des raisons pour laquelle quand j’entre dans la recherche, car je ne suis plus prof de philo en 48, je m’intéresse à la Grèce c’est que, deux raisons d’abord : ces Grecs ont l’esprit libre, il n’y a pas de question qu’ils ne mettent en débat, et ensuite je pensais que le PC, qui avait sa position idéologique, que je considérais comme totalement fausse, avec le rapport Ždanov sur les questions intellectuelles, les Grecs ils s’en foutaient, ils ne viendraient pas me chercher noise, ils me ficheraient la paix, je pourrai écrire, sur les Grecs, ce que je voulais, ce que je fis, mais bien entendu, là ça se noue. Parce que quand j’écris ce livre que me demande Dumézil, « Les origines de la pensée grecque », comment ça ce fait qu’on est passé, comme je l’écrirai ailleurs, formule que je n’emploierai plus du « Mythe à la raison » ? Qu’est-ce que cette mutation qu’on voit se faire dans ce petit pays-là ? Un bout de la Méditerranée où tout d’un coup apparaissent des philosophes, des gens qui raisonnent, qui discutent, qui mettent tout en question, qui reposent des certitudes qui sont critiquées par leurs voisins, où le débat, la discussion argumentée, c’est ça la règle de la pensée et non plus l’envolée lyrique. Qu’est-ce qui s’est passé là, historiquement ? Ben ce qui s’est passée historiquement est aveuglant pour moi. Il s’est passé qu’un groupe d’homme pour des raisons historiques, que les historiens doivent analyser, a décidé qu’il n’y aurait plus un Roi, il n’y aurait plus de monarchie, il y aurait un groupe d’homme qui se considèrent tous comme des égaux, ayant tous le même droit de participer à la vie publique. Qu’il y a une société qu’on peut appeler société d’homme si tous les hommes qui sont là ont le même droit au débat, à faire connaître leur avis et à voter. Et c’est ça la clef de tout. Quand la décision sur les grands problèmes : la paix, les guerres, tel Dieu, tel rite, c’est une discussion, c’est un débat public et contradictoire, ça veut dire que le vrai ne peut pas être proclamé, ni par un Roi qui jouerait un rôle d’intermédiaire entre le ciel et la terre, ni par un tyran qui s’est emparé du pouvoir et qui impose ses normes mais par cette espèce de délibération où la parole n’est plus la parole du prophète, ni de loin, de Dieu mais la parole de tout un chacun qui est la même parole que celle d’à côté. Et ces paroles s’échangent, elles discutent et ce sont celles qui démontrent qu’elles ne sont pas réfutables, qui prouvent la validité de l’avis correspondant à cette parole. On entre dans une logique du débat qui était complètement absente. Et que par conséquent j’en tire la conclusion qu’un parti comme le PC qui non seulement ne fait pas de débat mais qui déclare qu’il ne faut pas en faire, que c’est déjà réglé, que tout est bien, que tout va bien dans le meilleur des mondes, théories possibles, parce que la vérité est déjà là, dans les livres de Marx, de Lénine, des brochures de quelques intellectuels fatigués, elle est là y a qu’à la prendre.
Francesca Isidori : Et elle est immuable.
Jean-Pierre Vernant : Immuable par définition et si vous voulez la discuter, vous êtes un faux frère, un dangereux personnage. C’est là que se fait le lien entre une œuvre scientifique, qui va déborder dans beaucoup d’endroits, et une espèce d’expérience qui était mon expérience à tous ces niveaux : il faut s’engager, la tête toujours froide. Mon vieux maître Meyerson avait dit un jour, précisément il s’agissait du rapport Ždanov, j’avais lu et j’ai dit à Meyerson : « ce type est complètement demeuré, il n’est pas seulement ignare dans toutes les choses culturelles mais c’est incroyable, inimaginable qu’on puisse écrire ce qui est écrit ». Meyerson qui voulait me calmer me dit : « Écoutez Jean-Pierre, ça leur passera, ça leur passera. Et comprenez une chose, si vous êtes sur un bateau, qu’il y a une tempête, c’est le cas là, c’était 48-49, il y a un capitaine même s’il n’est pas impeccable il faut faire ce qu’il dit sinon on n’en sort pas. Donc, dans les affaires politiques il faut accepter de se rallier par contre, dans les affaires intellectuelles, rien. Vous ne changez jamais une virgule, même quand on vous dit il faut mettre un point-virgule, non : j’ai mis une virgule, je la laisse. Ça c’est mon texte et c’est moi qui serais publié. Le reste ça ne m’intéresse pas. » Et maintenant, je pense, moi, que sa comparaison du bateau, même le bateau et le capitaine il faut discuter ses ordres et discuter avec lui parce que sinon on s’aperçoit que c’est le bateau qui coule.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, vous citez, à l’instant, le nom d’Ignace Meyerson qui était l’un de vos deux grands maîtres avec Louis Gernet, j’aimerais que vous nous disiez s’il y a, pour vous, une convergence entre l’enseignement de Meyerson et de Gernet ?
Jean-Pierre Vernant : Enseignement, non parce que Gernet enseignait,
Francesca Isidori : Enfin, enseignement au sens large, pour vous, dans votre formation.
Jean-Pierre Vernant : Certainement. Gernet, c’est un helléniste de haut vol. Il savait tout. Il avait tout lu. Mais il y a des hellénistes qui dans un domaine savent tout, archéologie, paléographie, littérature, vie économique et sociale,… Lui savait tout, tout, tout. Et il savait surtout qu’aucune de ces parties qu’il étudiait à un moment donné - c’était un spécialiste du droit grec - ne pouvait être comprise en dehors de l’ensemble. Qu’il y a une civilisation où les choses sont en état de tension, se contredisent, ce qu’il y a dans la religion, ce qu’il y a dans les rites contredisent ce qui se fait ailleurs, l’organisation sociale elle-même reflète ces contradictions mais en même temps tout se tient d’une certaine façon. Quand ça bouge d’un côté, ça se répercute aussi ailleurs. Gernet, c’est ça qu’il pensait. Il me fait découvrir une Grèce que je n’aurais pas supposée. Il me fait découvrir une Grèce comme un anthropologue fait découvrir, à un visiteur, une des tribus chez qui il l’amène. Meyerson ça a été autre chose. Meyerson m’a formé intellectuellement parce qu’il avait une vision très générale de ce qu’est l’homme, de ce qu’est le vivant. Qu’est-ce que ça veut dire l’homme ? Il y a des hommes, il y a des animaux et des choses communes puis il y a un seuil que les animaux n’ont pas franchi. C’est ce seuil qui est intéressant et c’est en examinant ce seuil, ça veut dire quoi ? Le langage, les sociétés, les institutions, les arts, les sciences, tout ce que l’on appelle la culture, la civilisation, tout ce qui est collectif et symbolique, qu’on comprend ce qu’est l’homme.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, à plusieurs reprises, j’ai lu dans vos livres, vous dites vous n’êtes pas tout à fait un historien, pour vous le modèle de l’historien c’est Pierre Vidal-Naquet, qui était votre grand ami. Après vous dites que vous n’êtes pas tout à fait linguiste, que vous n’êtes pas tout à fait philologue, vous êtes finalement quelqu’un qui ignore volontairement les frontières et qui passe de...
Jean-Pierre Vernant : Cet état de faiblesse, puisque je ne suis pas spécialiste de ci, de ci, fait que j’ai une position que ce brave Emile Poulat me signalait un jour en discutant, il me dit : « Tu es comme une gare ferroviaire. Tu n’as pas de contrainte sur une ligne, qui va de tel endroit à tel endroit, tu es à un endroit et ton boulot c’est de faire en sorte que le train qui vient de là parte là-bas, que l’autre qui vient d’ailleurs, se rende, etc., etc. tu joues avec les aiguillages. Tu es une gare d’aiguillages. » je pense que c’est vrai. C’était vrai en partie. C’est vrai que ce qui a fait, m’a-t-il semblé, que mon travail qui fut divers, qui a porté sur des choses qui n’étaient pas pareilles, et que ce travail a intéressé des jeunes, qu’il y a eu un centre, qu’on a créée un centre, que j’ai créée un centre, avec d’autres, au départ c’est quand même moi qui l’ai créée.
Francesca Isidori : Le centre Louis Gernet, c’est ça ?
Jean-Pierre Vernant : Le centre Louis Gernet qu’on appelait à l’étranger le centre Vernant. Ce qui a fait dire à un helléniste américain, à dire dans un papier, consacré d’ailleurs à Vidal-Naquet, que dans ce centre Vernant on faisait du grec à la française. Pourquoi ? Parce que c’étaient des structuralistes, il y avait la mythologie,… il y avait tout ça. C’est vrai il y a eu ça.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, faisons une hypothèse. Imaginons que vous soyez convoqué, non pas devant un tribunal, mais devant une assemblée où il y aurait à la fois Platon, Dionysos, Ulysse, Euripide, Homère, Prométhée, Pandore, là je ne cite que quelques noms des Grecs dont vous vous êtes occupés, imaginons qu’ils se demandent : qu’est-ce qu’il a fait Vernant ?
Jean-Pierre Vernant : Qu’est-ce que je réponds ?
Francesca Isidori : Oui.
Jean-Pierre Vernant : Je répondrai : Ce que j’ai fait ? J’ai essayé de vous comprendre et je me suis aperçu que ce n’était pas chose facile mais ça me rendait heureux parce que vous valiez la peine qu’on essaye de penser comme vous, à travers vous, autrement, toujours libres. J’ai compris que ce qui était décisif c’était ça. C’était de savoir qu’on peut toujours construire un régime, des institutions, des polices qui interdisent, qui restreignent, qui vous mettent dans un filet, et quelquefois il est très difficile de les combattre, mais là où j’ai vu que le combat avait donné des fruits en Union soviétique où je me suis occupé des dissidents, pas mal ou j’en ai vu, en Tchécoslovaquie, où je m’en suis occupé pas mal aussi, puisque j’ai dirigé avec Derrida l’association Jan Hus qui allait, à Prague sous le régime communiste, faire des conférences plus ou moins clandestines, j’ai dit, et je le pensais, que quelque soit le tank qui marche sous un terrain asphalté et qui écrase tout sur son passage s’il y a un homme ou des hommes, des individus qui ne cèdent pas, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qui n’acceptent pas de faire ce travail intérieur de renoncement, oui au début ils vont trouver ça dégoûtant, après tout ils ont leurs problèmes, de consentement à ce qui est inacceptable, qui comprennent que leur refus, dans certains cas, est un refus quasi métaphysique. Je ne peux pas rentrer là-dedans au moment où les nazis sont vainqueurs. On ne va pas discuter avec eux, ce n’est pas la même humanité. C’est là que ça a marché. Parce que ces gens qui n’étaient rien en ont fait la preuve finalement ça a fait boule de neige et la force brutale a cédé. Oui, on appelle ça liberté, ou droit de l’homme, je ne sais si c’est ça. Ces capacités d’être intérieurement avec soi-même assez lucide pour voir là où on n’a pas fait ce qu’il fallait, on s’est trompé, beaucoup de choix, un tas de fois, et de voir quels ont les points où il ne faudrait céder en aucun cas. On ne peut pas céder. Voilà ce que je leur dirai.
Francesca Isidori : Jean-Pierre Vernant, vous avez écrit que vous vous étiez fixé un triple but dans votre vie : Un grand amour, un grand projet, un grand espoir. Est-ce que vous avez le sentiment de les avoir atteints ?
Jean-Pierre Vernant : Cette formule est une formule que m’avait donnée Meyerson, qui m’avait dit que la vie valait le coup d’être vécue, si quand on a votre âge on a devant soi l‘idée, là : un grand amour, une grande tâche à accomplir et un grand espoir et nous l’avions. Le grand amour, je crois que je l’ai eu. Ce n’est pas facile, je ne sais pas.
Francesca Isidori : C’est cette jeune femme qu’on a vue dans les photos ?
Jean-Pierre Vernant : Oui. Qui est là aussi... Que j’ai connue quand elle avait quatorze ans. Je me suis marié avec elle en 39. Un Grand amour. Une grande tâche, je l’avais parce que je l’ai faite, j’ai fait ce que j’ai pu, pas beaucoup. Un grand espoir, j’en avais d’immenses, c’est là qu’il m’a fallu en rabattre le plus. Je suis en plein rabat.
Francesca Isidori : Merci beaucoup, Jean-Pierre Vernant.
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Commentaires (sans les données personnelles de l’auteur du message) et réponses laissées sur le blog :
(1) Fabrice, le mercredi 27 décembre 2006 à 17 h 28, site indiqué : Merci pour cette retranscription fort intéressante et encore merci pour la qualité de votre blog. Bonne continuation à vous
Réponse de Tinhinane, le jeudi 11 janvier 2007 à 14 h 46 : Merci, beaucoup, pour cette précieuse information.
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(2) Voici le texte latin que Vernant commence à réciter m’inique Franck : Ces mots se trouvent dans le premier vers des Bucoliques et dans les dernier des Géorgiques, à la fin et au commencement des chants qu’ont inspirés au poète les charmes de la vie champêtre. "Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi !" (Heureux Tityre, assis à l’ombre du hêtre à l’épais feuillage !).
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(3) Armand, le mercredi 17 janvier 2007 à 17 h 33 :
Cet homme qui parle magnifiquement des belles morts chez les Grecs est digne de ceux dont il a magnifiquement rendu compte.
Le bienheureux a de plus connu l’amour. Un grand amour, c’est superbe.
Bon voyage dans l’éternité, grand chef de l’éthique et de la morale non pas dans les discours mais dans les actes tout au long d’une vie.
Armand
PS : Merci Tinhinane.
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(4) [Fabrice>http://www.arcane-17.com/] samedi 20 janvier 2007 à 17 h 18
:
Bonjour
Je me permets de déposer ici ce lien qui mène à un entretien avec JP Vernant diffusé dans le cadre de l’émission de Mermet ’Là-bas si j’y suis."
Merci et à bientôt
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(5) AlexM, le samedi 7 avril 2007 à 11 h 04, site indiqué :
Voici un autre lien d’une interview télévisuelle de Jean-Pierre Vernant sur la chaîne universitaire CanalU.
(au cas où l’URL longue ne passe pas, allez sur science.gouv.fr et tapez "vernant" dans le moteur de recherche, c’est la première référence)