Introduction par Emmanuel Laurentin : Troisième temps de notre série sur les artistes et l’histoire à l’occasion du 36e festival d’automne qui bat son plein à Paris et qui a choisi comme un de ses fils directeurs justement cette thématique du rapport de l’art à l’histoire. Après le témoignage d’Anselm Kiefer, lundi, et le documentaire, d’hier, sur la façon dont le bicentenaire de la Révolution française, en 1989, avait mobilisé les artistes et avant, demain, de s’intéresser, dans le débat historiographique, à la grande peinture d’histoire des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, arrêtons-nous aujourd’hui, mercredi, jour des archives rares dans la Fabrique de l’histoire sur deux archives sonores issues des fonds de l’UNESCO : Une de Picasso et de Cocteau, sur la commande, passé par l’UNESCO, d’une fresque « La chute d’Icare », qui sera installée ensuite au Palais de l’UNESCO à Paris, et une autre d’hommage de Vercors à Jean Lurçat en 1966. Grâce à ces deux archives, nous évoquerons la période de l’après Seconde guerre mondiale, la création des grandes institutions internationales, comme l’ONU et l’UNESCO et les commandes passées aux artistes de l’époque par ces institutions. Nous le ferons avec Gérard Denizeau, historien d’art, auteur du catalogue raisonné de l’œuvre de Jean Lurçat et avec Philippe Ratte, historien et spécialiste principal de programme à l’Unesco. Et nous le ferons également avec Perrine Kervran. Bonjour Perrine.
Perrine Kervran : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Vous avez préparé, avec nous, toute cette série d’émissions de la semaine en particulier le documentaire, d’hier, que vous aviez réalisé autour du bicentenaire des arts, en 1989, avec Véronik Lamendour. Aujourd’hui, deux archives, une assez courte, de 5 minutes, tirée des archives de l’UNESCO, nous remercions d’ailleurs Carole Darmouni de nous avoir permis d’avoir ces archives ici, dans l’émission d’aujourd’hui, de façon un peu précipitée d’ailleurs, une archive de 1959, enregistrée par radio Geneva. Il y avait Pablo Picasso, Jean Cocteau et Georges Salles. Tous les trois autour de la préparation et la présentation, à Vallauris, d’une œuvre d’art qui allait être exposée au Palais de l’UNESCO, ça sera la première archive d’aujourd’hui.
Perrine Kervran : Cette première archive où l’on va entendre Picasso effectivement, finalement très peu parler de son œuvre, il avait cette habitude de ne pas dire grand-chose sur son travail.
Emmanuel Laurentin : Il ne disait pas grand-chose sur son travail et d’ailleurs la journaliste était obligée de le relancer à plusieurs reprises. Juste pour commencer, Philippe Ratte, avant d’écouter cette archive, qui était ce Georges Salles dont on entend parler dans ce reportage ? Georges Salles c’était le directeur des programmes, je crois, il était ancien directeur des musées de France, il était, comme vous, responsable, vous, vous êtes simplement spécialiste principal de programmes, c’est une hiérarchie au sein de l’UNESCO, il était directeur, lui, des commandes artistiques. C’est qui était allé rencontrer Picasso. Ça faisait partie des missions de l’UNESCO, au tout début de sa création en 1945, d’aller auprès des artistes, de passer des commandes, de tenter, pour ce nouveau Palais de l’UNESCO qui allait voir le jour à Paris en particulier, de peupler l’espace par des œuvres d’art ?
Philippe Ratte : Il faut comprendre que la maison de l’UNESCO, un peu comme celle de la Sécession à Vienne, près d’un siècle plutôt, est un œuvre d’art totale. C’est-à-dire qu’elle a pour objet d’exprimer un projet, une intention, un renouveau et l’architecture globale dû à Breuer, Zehrfuss, Nervi et quelques autres, d’une part pour l’extérieur mais les œuvres d’arts à l’intérieur aussi doivent former une sorte de synergie qui exprime la totalité du projet. C’est un projet qui effectivement défère à la place de la science dans le monde, c’est ce que le bâtiment dans sa grande rigueur et sa beauté extérieur exprime, mais aussi évidemment à toutes les forces de création en faisant appel à Picasso, à Max ( ?) et à tant d’autres, ont mis à l’intérieur de cette belle machine bien organisée une sorte de feu vital et qui se manifeste au regard de tout le monde. Il faut se souvenir qu’à l’époque, ce bâtiment qui était dans ses tous premiers mois, et ses premières années,…
Emmanuel Laurentin : Il a été inauguré en…
Philippe Ratte : En 1955, complété en 58 puisque Picasso expose son œuvre, il la termine au début 58, elle est installée ensuite et jusqu’en 69 encore, on passe commande de « L’homme qui marche » à Giacommetti, par exemple. Donc, il y a tout un programme de longue durée, pour faire de ce bâtiment, de cette Maison de l’UNESCO, un monument à la cause de l’UNESCO.
Emmanuel Laurentin : Ce qui n’est pas très éloigné d’ailleurs de ce qui s’est passé pour la Maison de la radio, à peu près à la même époque, puisque inaugurée en 1963. Et nous passons, là aussi, dans une autre perspective de grandes commandes architecturales et artistiques aux grands artistes de l’époque, en particulier aux artistes issus de l’école de Paris. On a ici une tapisserie de Manessier, on a aussi des œuvres d’art de Bazaine, de Soulages et d’autres artistes de ces années-là. Il y a évidemment, Philippe Ratte, une volonté de marquer par l’art ce que doivent faire ces nouveaux bâtiments. Alors, évidemment de façon nationale pour la radio, « fallait-il une maison à la radio ? » se demandait, lors de son inauguration, le général de Gaulle, et la même chose pour l’UNESCO, il faut qu’il y ait un programme qui rende compte aux yeux du visiteur de ce que doit-être le projet de l’UNESCO, j’imagine ?
Philippe Ratte : Oui le parallèle est tout à fait saisissant mais cependant ce ne sont pas les mêmes années. Vous parlez d’une Maison de la radio qui date des années 60, c’est radicalement différent de l’esprit du travail des années 50 et même encore plus tôt.
Emmanuel Laurentin : Oui, mais elle est créée, voulue au milieu des années 50, au même moment, il faut le temps de la construire.
Philippe Ratte : Oui, c’est le sillage, mais l’UNESCO était voulue en 45. Donc, vous voyez, il y a quand même 10 ans de décalage et qui ont beaucoup d’importance, on y reviendra, j’imagine, tout à l’heure.
Perrine Kervran : Et puis, les mots d’ordre de l’UNESCO sont : science, éducation, culture. Est-ce qu’il y avait finalement une volonté d’éducation par l’art, c’est-à-dire un éveil à la culture, de faire passer des messages comme ça à travers des œuvres artistiques ?
Philippe Ratte : Tous les moyens étaient bons. La synergie entre la culture et l’éducation est évidemment à la racine de l’intention de l’UNESCO. Si vous me laissez une seconde pour y revenir, il faut se souvenir que l’UNESCO est créée le 16 novembre 1945, c’est-à-dire 4 jours avant l’ouverture du procès de Nuremberg. Un peu comme si, au fond, avant d’abandonner les coupables du passé à la justice et de laisser justice passer, on voulait jeter les bases de l’avenir. Et cet avenir est fondé sur une réflexion très angoissée sur ce qui vient de se passer. Et la question qui taraude au fond les gens qui vont créer l’UNESCO, c’est : Comment cette guerre a été possible ? Une guerre qui a été au-delà de ce que l’humanité avait connue en matière de reniement d’elle-même. Et c’est bien ce reniement, je cite, « de l’idéal démocratique, de dignité, d’égalité et de respect de la personne humaine », qui leur semble avoir été la cause de toute la catastrophe qu’on vient de vivre. Ils se demandent comment ce reniement a pu avoir lieu. Et quand on creuse un peu plus loin, on trouve que la cause fondamentale c’est bien sûr le dogme de l’inégalité des races et autres choses, vous voyez Hitler, mais plus profond encore, c’est l’ignorance et le préjugé. Alors, on se dit, pour combattre l’ignorance et le préjugé, qu’il faut recourir à l’éducation pour l’ignorance, à la culture et à la communication pour le préjugé, d’où cet ensemble : science, éducation, culture et communication qui fait vraiment un tout, un tout instrumental pour atteindre une cause beaucoup plus grande, empêcher que dans l’esprit des hommes, là où les choses ont dérapé dans les décennies précédentes, se reproduisent de telles catastrophes, construire un esprit des hommes, d’où l’importance des arts notamment, la volonté d’être unis en une seule humanité.
Emmanuel Laurentin : Alors, justement, on va écouter cette première archive, qui dure à peu près 5 minutes, 4mn 30 exactement, à la fois Pablo Picasso, la reporter de radio Geneva à l’époque, Jean Coteau et Georges Salles témoignent sur cette commande, passée auprès de Picasso, d’une œuvre d’art pour le nouveau Palais de Paris.
Archive, la reporter : Ici la cour du groupe scolaire Anfosso ( ?), à Vallauris, où est présentée cet après-midi le panneau monumental commandé, à Pablo Picasso, par l’UNESCO pour décorer son Palais de Paris. Il y a exactement 10 ans, Picasso s’installait à Vallauris et pour remercier cette ville de l’avoir accueilli, Picasso a décidé de donner la primeur de cette œuvre colossale à ses amis de Vallauris. L’idée de ce panneau lui vint à l’inspiration lors de la célébration de ses 76 ans, en automne dernier. Commencée en février, la fresque a été exécutée dans l’atelier de la villa de Picasso, la Californie, à Cannes. Comment se présente cette fresque ? Et bien, elle affecte la forme d’un trapèze, dont la grande base mesure 10 mètres, la petite base 7 mètres et dont la hauteur approche 8, 50 mètres. En tout, une surface peinte de 85 m2, un poids de 500 kilos, réalisée en 40 panneaux séparés de contreplaqué d’acajou. C’est en somme, si vous le voulez, un grand puzzle pour géants autour de larges surfaces bleues, blanches et brunes ( ?) de signes ésotériques. Mais le maître là, au milieu d’une grande foule, que vous entendez, de photographes, de journalistes et je vais demander tout de suite, à Pablo Picasso, si la traduction de la fresque qu’il a voulue faire, cette traduction qui a été donnée par Monsieur Georges Salles, directeur honoraire des musées de France et Vice-président de la commission artistique de l’UNESCO, est vraiment cet Icare des ténèbres auxquels Monsieur Georges Salles a voulu comparé la fresque de Picasso. Maître, pensez-vous vraiment que ce soit l’Icare des ténèbres ? Pablo Picasso : Oui, je trouve que la chose de Georges Salles est très exacte, à peu près, parce qu’un peintre peint et n’écrit pas, c’est à peu près ce que j’ai voulu dire. La reporter : L’idée et l’exécution de cette fresque, maître, vous sont-elles venues il y a peu de temps, ou est-ce une œuvre de longue haleine ? Pablo Picasso : Ça a duré des mois et des mois où ça s’est transformé petit à petit sans savoir même où j’allais, n’est-ce pas, ça avait commencé à l’atelier où il y avait des tableaux, c’était mon atelier où j’étais en tain de peindre, n’est-ce pas, et petit à petit le tableau a mangé tout l’atelier, il ne restait que lui-même en disant, en exprimant des choses dont je suis le maître mais pas volontairement l’acteur. La reporter : Peut-on trouver dans votre œuvre une évolution logique de votre ensemble d’œuvres en général ? Pablo Picasso : Oui, c’est la suite, n’est-ce pas. C’est la suite de ma vie. La reporter : Avez-vous l’intention, maître, de faire une autre fresque ? Pablo Picasso : Je voudrais. Je voudrais la faire et continuer ma vie et raconter mes impressions, mes sensations et mes idées. La reporter : Je pense que vous avez fait ces panneaux séparément, il y a 40 panneaux séparés. Pablo Picasso : Oui. Ce n’était pas très commode, n’est-ce pas. La reporter : Ça, sûrement, oui. Pablo Picasso : Parce que je ne savais pas où passer d’un endroit à un autre, j’avais ça dans ma tête mais je ne le voyais pas, jamais, ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu le voir. La reporter : Alors, justement, qu’elle a été cette impression de le découvrir avec nous ? Pablo Picasso : Eh bien, ça m’a plu, n’est-ce pas. Je crois que je suis en paix d’avoir ce que je voulais faire. La reporter : Maître Jean Cocteau vient d’arriver, il faut que nous lui demandions bien sûr, son impression devant cette grande fresque de Pablo Picasso. Pablo Picasso : Eh bien, selon moi, c’est le rideau qui se lève sur une époque ou qui se baisse sur une époque, ça a la volonté du public. Nous avons vécus une époque tragique, nous allons vivre une autre, c’est soi le rideau qui se baisse sur une époque tragique, soit le rideau qui se lève sur le… le rideau du prologue d’une autre époque tragique. Mais il y a une grande tragédie dans sa fresque. C’est un diplodocus, c’est le dernier animal terrible d’une époque que nous venons traverser qui est très grande d’ailleurs, mais très terrible. La reporter : Merci, maître. Et c’est maintenant à Monsieur Georges Salles, directeur honoraire des musées de France que je vais m’adresser en lui demandant de redonner, pour nous, l’explication de cette grande fresque de Pablo Picasso. Georges Salles : Sur ce mur, qu’est-ce que j’ai vu ? J’ai vu que l’UNESCO avait enfin trouvé son symbole. Au cœur de l’UNESCO, au cœur de ce nouveau bâtiment, dans lequel ce mur va se dresser, on pourra voir les forces de lumière vaincre les forces d’ombre. On verra les forces de paix vaincre les forces de mort. On verra tout cela s’accomplir grâce à la production géniale de Picasso et à côté ce combat, qui est grand, comme un mythe antique, on voit une humanité pacifiée qui assiste sur la rive de l’infinie à l’accomplissement de son destin. La reporter : Vous venez d’entendre Georges Salles, qui est directeur artistique de l’UNESCO, à Paris, qui vient de donner son explication sur le grand panneau de Pablo Picasso.
Emmanuel Laurentin : Où l’on voit qu’un ancien directeur des musées de France parle mieux d’une œuvre que l’artiste soi-même d’une certaine façon, Philippe Ratte, parce qu’évidemment on pourrait voir ce que voit Georges Salles dans cette « Chute d’Icare », il a d’ailleurs donné ce titre à ce tableau, je crois même qu’au tout départ de cette fresque Picasso n’avait pas pensé à ce titre là. Au bout du compte cette fresque a été baptisée par quelqu’un de l’UNESCO, Philippe Ratte ?
Philippe Ratte : Est-ce qu’il en parle mieux ? En tous les cas, il en parle autrement. Et on perçoit là, une tension…
Emmanuel Laurentin : Les forces de lumière fassent aux forces de l’ombre,…
Perrine Kervran : Il en parle tout court finalement.
Philippe Ratte : Il en parle tout court alors que Picasso prend bien soi de ne pas en parler, même de décevoir en permanence la volonté si touchante, si sympathique et amusante de la speakerine, avec le ton tellement d’époque qu’elle peu avoir, de lui faire dire la vérité de son tableau. En réalité la partie vraiment intéressante c’est que ce tableau ne veut certainement rien dire de particulier même avec tout le génie que Georges Salles met pour lui donner un sens. C’est ça qui est bien. C’est qu’effectivement, c’est un tableau qui est ouvert qui pendant plus de 60 ans peut donner à tous ceux qui le regardent l’idée de réinventer, recommencer, faire autrement. Et c’est une des tensions qui est propre à l’UNESCO effectivement, d’être d’un côté le lieu ou l’esprit est constamment en recherche, en rénovation et avec une toute petite tentation quand même institutionnelle de donner un ordre, un sens et un titre aux choses.
Perrine Kervran : Puis, on sent aussi, Philippe Ratte, cette vogue de l’époque, de thèmes antiques finalement. On emploi la « Chute d’Icare », la mythologie, on sent comme ça toute cette vogue.
Philippe Ratte : Je crois que j’ai évoqué tout à l’heure la Sécession, c’est la toute dernières traces de la volonté qu’on avait d’habiller les façades métalliques avec du marbre et de tous petits angelots. Si vous voulez, on sent, y compris dans le ton de la speakerine, cette volonté un peu théâtrale, un peu d’afféterie de mettre des sens qui font bien sur des choses qui en fait sont beaucoup plus provocantes.
Emmanuel Laurentin : Gérard Denizeau, on est, pour ce qui est de Picasso, dans une sorte de queue de comète, là aussi, de cette période qui coure de 1945 à cette fin d’année 50, c’est le compagnonnage avec le Parti communiste, c’est la bagarre aussi autour du réalisme socialiste, dans ces années-là, c’est une bagarre qui est partagée d’ailleurs par tous les artistes plus ou moins importants de l’époque, puisque tous ou presque sont proches ou compagnons de route, ou participent, disons, à ce grand mouvement des arts et des lettres autour du Parti communiste, depuis 1945, le plus grand Parti de France depuis 1945 jusqu’à cette fin d’année 50.
Gérard Denizeau : Oui, mais il faut même faire remonter l’affaire un peu plus haut puisque, je dirais, que la « Chute d’Icare », le premier caractère c’est que c’est un symbole indéchiffrable et il a laissé tout le monde perplexe à commencer par l’artiste, qui ne sait pas en parler, à commencer par les exégèses qui plaquent des discours dessus, alors que Picasso avait auparavant, bien avant, un manifeste avec Guernica, qui était au contraire extraordinairement explicite, et qui reste le grand manifeste anti violence, anti barbarie, anti fasciste. Et Picasso justement, comme vous le dites, a adhéré au Parti communiste en 1945 alors qu’il était sympathisant depuis plus de 40 ans, comme Jean Lurçat, comme beaucoup d’autres, qui au sortir de la Deuxième guerre mondiale ont vu justement dans l’engagement communiste le moyen de militer pour ce qui était la valeur suprême, c’est-à-dire la paix. Ce qui explique que ces communistes se soient bien entendus avec les dominicains, les jésuites, ils vont collaborer à de grands chantiers, Notre Dame ( ?) à ( ?) ou quantité d’autres ouvrages ou collectifs. Et en cela ils sont héritiers d’une association qu’on a oubliée, les écrivains et artistes qui était justement animée par Aragon et Malraux avant la guerre et qui avait lancé la querelle du réalisme, dont vous parlez, dès 1936. .
Emmanuel Laurentin : Même un peu avant, ils s’étaient rendus, pour certains d’entre eux, en 1934, et on le sait avec les « Carnets d’URSS » qui ont été publiés récemment chez Gallimard, par Jean-Yves Tadié et François de Saint-Cheron, dans ce premier congrès des écrivains soviétiques, en 1934, où étaient exposés les principes mêmes de la doctrine du Réalisme socialiste, ils avaient défendu les uns et les autres l’autonomie du sujet, de l’acteur, de l’écrivain par rapport à cette vision-là, mais on savait déjà depuis ce milieu des années 30, Gérard Denizeau, que c’était ce qui était en germe, au moins en Unions soviétiques, et ce qui allait gagner la France, avec la grande querelle entre Fougeron en particulier et Picasso, autour de la façon dont il fallait rendre compte à la fois du stalinisme et de Staline soi-même.
Gérard Denizeau : Alors, là, vous avez tout dit. En fait, c’est peut-être une petite précision, la quasi-totalité des grands artistes et créateurs, écrivains communistes français n’ont jamais adhéré au Réalisme socialiste et que l’infortuné Fougeron, artiste de talent, artiste très estimable, a été, il faut le savoir, il faut le rappeler, complètement lâché non seulement par Picasso, c’est vrai, mais par Aragon.
Emmanuel Laurentin : Oui, par Aragon, mais il y avait aussi Boris Taslitzky à cette époque là, ils étaient 2 ou 3 à défendre un Réalisme socialiste à la française. Ce qui est très étonnant Philippe Ratte, c’est de voir ce mouvement de la paix, ce mouvement communiste cheminer, en compagnon de route, pourrait-on dire, presque avec un mouvement qui est totalement différent, qui est celui né des institutions internationales d’après guerre et autour de l’UNESCO, c’est-à-dire qu’on voit une sorte de marche parallèle - on a cette impression-là en tous les cas, ce n’est peut-être pas totalement vérifié - entre cette défense de la paix, cette contestation (on y reviendra avec le discours de Vercors sur Lurçat, tout à l’heure) de la guerre en particulier des bombes d’Hiroshima etc., donc de la nécessité d’imposer un univers de paix après la Seconde guerre mondiale, et puis de l’autre côté la tentative de l’UNESCO de faire à peu près la même chose peut-être avec d’autres moyens.
Philippe Ratte : Oui, je pense que l’UNESCO a la vertu de transformer en compagnon de doute les meilleurs compagnons de routes, c’est-à-dire leur donner une recherche qui va un peu au-delà. Il faut se souvenir que l’URSS n’est admise à l’UNESCO qu’en 54 et je crois que dans tout ce qu’on vient de décrire il y a un phénomène très français, je dirais très parisien. C’est-à-dire qu’il y a un contexte très particulier lié à notre histoire par rapport à la Résistance, par rapport à l’Occupation etc. et qui va, je dirais, des communistes jusqu’à de Gaulle. De Gaulle, en 66, tient un discours absolument extraordinaire, pour le 20éme anniversaire de l’UNESCO, dans lequel il déclare, avec une force qui n’a pas été dépassée : bien sûr il y a la coopération internationale dont laquelle les intérêts jouent avec des conflits et puis il y a par ailleurs un espace pour la collaboration de l’esprit qui est complètement ouverte et dans laquelle il est bon et légitime que tous le monde se rejoigne. C’est un peu dans cette logique-là que se situe le mouvement des artistes dont nous venons de parler.
Emmanuel Laurentin : Vous êtes spécialiste du gaullisme et de de Gaulle en particulier, vous avez écrit un livre, il y a quelques années, chez Larousse, à la fois sur de Gaulle, sa vie mais aussi son mythe, dans une collection mort-né, c’est un peu dommage parce que c’est une collection intéressante qui revenait à la fois, un peu comme la collection Facettes de Sciences Po, sur la façon dont un personnage avait vécu et surtout la façon dont sa vie avait été réinterprétée après coup. C’est tout de même de Gaulle qui avait poussé pour que l’UNESCO soit à Paris, s’installe à Paris.
Philippe Ratte : Ça a commencé plus tôt. La décision d’installer l’UNESCO à Paris a été prise dès sa création à Londres en 1945. Les Anglais, comme toujours très habiles, ayant choisi d’avoir la direction générale plutôt que le bâtiment. Ils ont eu comme premier directeur général Julian Huxley. Et la France a assez tardé à mettre en place le site du bâtiment. On a songé un moment à l’installer près du bois de Boulogne, ça a erré un peu avant que finalement on prenne ce terrain près de l’École militaire et qu’on en fasse à partir de là, le lieu d’un véritable emblème. Il faut comprendre qu’en 1945, lorsque ce bâtiment sort de terre, il a une vertu provocante aussi grande que la Tour Eiffel en son temps ou le Centre Pompidou plus tard. C’est un monument très discuté. Ceux qui sont très loin, comme Lewis Montfort ( ?), par exemple, trouvent que c’est un monument qui date déjà, alors qu’à Paris on trouve ça complètement surréaliste, complètement moderne et encore on n’a pas encore vu les œuvres qui vont être mises à l’intérieur. Mais le bâtiment déjà provoque par sa forme d’hélices, ses lignes très modernes, c’est un des plus beau monuments du béton armé naissant.
Perrine Kervran : Mais si l’on revient justement sur cette question des liens entre l’UNESCO et le mouvement de la paix, il y a quand même des liens très proches, puisqu’il y a toutes ces conférences qui sont organisées en 46 au sortir de la guerre, toutes ces conférences ont lieu à l’UNESCO, des conférences auxquelles participe Julio Curie, puis ensuite dans la baie de Stockholm, des gens qui sont très proche de l’UNESCO. Il y a quand même vraiment un compagnonnage presque tout au long, à partir en tout cas de cette fin de la guerre.
Philippe Ratte : Le thème de la paix coure à travers toute l’histoire de l’UNESCO, il est évidemment complètement matriciel au départ. Donc, il est en assonance avec tous les efforts qui sont faits dans le même esprit, depuis divers horizons. Forcément, ces gens-là se retrouvent autour de l’idée qu’il y a quelque chose de beaucoup plus important que n’importe quoi d’autre, qui est de créer la paix. Le souvenir de la Deuxième guerre mondiale et la présence du contexte de terreur atomique ont quand même beaucoup épouvanté les gens dans les années 50, tout ça a fait beaucoup. Un des plus beaux monuments qui soient présents à l’UNESCO, c’est un monument pour lequel on a échancré le mur d’enceinte et laisser une vitre pour qu’on marque l’idée d’ouverture, c’est le monument de Denis Caravane ( ?), dans lequel est portée la phrase extraordinaire de l’UNESCO : « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », dans toutes les langues de l’UNESCO plus l’hébreu qui est mis en regard de l’arabe, qui est une langue officielle, plus quelques autres langues pour donner plus d’œcuménisme encore. Vous voyez, ce thème est vraiment récurrent.
Emmanuel Laurentin : Gérard Denizeau, sur cette thématique justement, ce compagnonnage pourrait-on dire, entre les uns et les autres.
Gérard Denizeau : Il remonte à très loin. Je vais ajouter que lorsqu’on parle de la paix c’est-à-dire de la fin de guerres, ou plutôt, selon la définition spinozienne, de la concorde entre les âmes et pas seulement l’absence de conflits, eh bien c’est une illusion que les hommes partagent depuis la fin non pas de la Deuxième guerre mondiale mais de ce qui les a beaucoup plus marqué tous dans leur chaire, la Première guerre mondiale. Il faut savoir que par exemple en 1945, l’idée même des camps de concentrations et d’extermination est finalement assez vague. En fait l’arme nucléaire a beaucoup plus marqué les imaginations. Et pour un homme comme Lurçat, ou pour un homme comme Vercors, j’ai eu leurs témoignages directs, et pour beaucoup d’autres de l’époque, il y avait une ligne directe entre l’horreur de la Première guerre mondiale qui n’avait jamais résolue, la paix n’ayant jamais été signée et le conflit étant resté larvé, et la Deuxième guerre mondiale, Hiroshima a marquée le terme de 20 ans d’horreur et non pas seulement de 4 ans de Seconde guerre mondiale. Et autre chose, un détail mais qui a son importance, il n’y a pas encore très longtemps, pour nous tous, Guy Môquet c’était une station de métro et puis brusquement on a vu surgir un gamin qui avait été fusillé. Or, si des Picasso ou des Lurçat à 50 ans ou 60 ans ou 70 ans, ou d’autres choisi de s’inscrire au Parti communiste c’était pour, disaient-ils, remplacer les cadets, les meilleurs d’entre eux qui avaient perdu la vie dans l’affaire.
Emmanuel Laurentin : Vous aviez, il y a quelques années, fait un grand entretien avec Vercors sur sa vie, pour France Culture, et vous aviez évoqué, avec Vercors, cette archive que nos avons retrouvée grâce à l’UNESCO et aux archives de l’UNESCO. Il ne l’a jamais réécoutée. C’était cet hommage à Jean Lurçat, c’était un très grand ami, on va l’écouter maintenant. Il ne se souvenait plus de cette soirée d’hommage à l’UNESCO ?
Gérard Denizeau : Je suis très admiratif du fait que vous l’ayez retrouvée.
Emmanuel Laurentin : Ce n’était pas difficile, elles étaient bien classées ces archives et même numérisées visiblement.
Gérard Denizeau : Apparemment, mais pour Vercors lui-même, c’était une grande difficulté. Il est regrettable qu’il est disparu, on salue ici sa grande [… manque un mot], comme celui de sa femme, qui espérait la réentendre mais nous allons le faire tout de suite.
Emmanuel Laurentin : Voilà, c’était le 21 octobre 1966, au palais de l’UNESCO. Il y avait eu une soirée d’hommages après la mort de Jean Lurçat. Et à cette occasion-là, Vercors faisait une sorte de très bel hommage funèbre à Jean Lurçat. Il évoquait en particulier les contradictions d’un homme, contradictions internes à l’œuvre de Jean Lurçat. Un Lurçat, sombre et triste dans l’entre deux guerres, disait-il, un Lurçat exalté, plein de couleurs après la Seconde guerre mondiale alors justement que menaçait l’apocalypse nucléaire. Une archive qui dure une dizaine de minutes, tout de suite dans La Fabrique de l’histoire. La Fabrique de l’histoire.
Archive, Vercors : Un thème revient plusieurs fois, dans les tapisseries de Jean Lurçat, qui est celui-là même de Michel-Ange, l’homme tendant son index, il reçoit l’étincelle qui lui donnera l’esprit. Mais, dans la fresque de Michel-Ange, Adam émerge tout langui des limbes où Dieu ou l’étincelle l’éveille, il le reçoit d’un Dieu à visage humain, un Dieu de tendre sagesse dont la barbe de fleuve flotte parmi les nuages, au lieu que l’homme de Lurçat est debout, déjà vivant, déjà luttant au milieu des branches et des feuilles, des bêtes et des pierres et l’étincelle il la reçoit moins peut-être qu’il ne l’échange, non pas avec un Dieu pareil à lui, mais avec le soleil des rayons fulgurants qui jaillissent du cosmos. L’homme de Michel-Ange est seulement créature, l’homme de Jean Lurçat est à la fois créature et créateur. C’est en créant qu’il est créé. La réalité de l’univers n’existerait plus sans l’homme, pas plus sans l’homme pour la concevoir que l’homme n’existerait sans l’univers pour l’engendrer. Voilà sur qui se fonde sa dialectique et elle le mènera, à travers son œuvre, vers la fresque monumentale, que vous venez de voir à l’écran et qui a couronnée sa vie. Elle s’appelle « Le chant du monde » mais elle a commencé avec un autre titre, « La joie de vivre », et dans ce titre même apparaît la grande contradiction de Jean Lurçat. D’abord parce qu’une part importante de son œuvre est vouée à tout le contraire de la joie, est vouée aux malheurs de la condition humaine, ensuite, parce qu’il était assez lucide pour savoir que cette titanesque entreprise n’aurait son achèvement ni dans la vie, ni dans la joie mais dans son propre anéantissement. Il se savait, avec son cœur fragile, dangereusement mortel mais il en plaisantait. Je ne l’a jamais vu, pour ma part, une seule fois morose ou tourmenté, avouant une appréhension mais toujours surmontant sa fatalité dans une sorte de rire rebelle et triomphant qui défiait le destin, comme un toréro dans l’arène. En cela, Jean Lurçat était inséparable de ses tapisseries. Elles se confondaient avec lui dans un même hymne à la joie à la force, à la vie. Mais si l’homme Lurçat m’était, et je dis, si fraternel, c’est que ses dons d’allégresse, de frairie ne lui étaient pas si naturelles que ça. Il a du les arracher, si je puis dire, à la force du poignet. Car c’est un tout autre Jean Lurçat qui apparaît dans beaucoup de ses œuvres graphiques plus anciennes et qui ne proclament pas la joie mais la cruauté, non pas celle de l’homme mais celle de la nature, de la nature à l’état brut, dépouillée de toutes les richesses terrestres, qui plus tard envahiront, qui réjouiront ses tapisseries, les plantes et les fleurs, les oiseaux, les poissons, les papillons, les mandolines et les mandarines, les hiboux sages, les boucs violents, les vignes enivrantes et les coqs, les coqs, les coqs dont le cri matinal fait lever des soleil. Dans ses gouaches, rien encore de tout cela. La terre nue, des étendues de sables brûlants, des falaises calcinées, parfois même un volcan et des carcasses de barques, des vestiges de chariots, des sièges brisés, des bouts de bois perdus, un vaste retour au néant où l’homme le plus souvent, minuscule dans le lointain, noir sur le sol désertique ou ombre lunaire, n’apparaît que comme une fourmi qui porterait une échelle ou un filet de pêche en face d’elle des mouches ou des débris de pailles. Qui entendrait les cris d’une fourmi ? Si l’homme appelle dans le désert, qui l’entendra ? Est-ce parce que notre jeunesse s’est déroulée entre deux guerres ? Ce fût du temps anciens de ses gouaches et de mes dessins, d’avant 1940, que s’est exprimé, chez l’un et chez l’autre, ce désespoir fondamental devant la condition humaine. Et c’est en prenant de l’âge, à travers l’expérience des années noires, que dans ses tapisseries et mes propres écrits, nous avons, l’un et l’autre, paradoxalement surmonté cette désespérance. Pour Jean Lurçat, il me semble que l’essentiel de son aventure spirituelle est contenue dans un mot : Apocalypse. Au long de sa carrière, ce mot revient à de nombreuses reprises. Et comme le sens en est ambigu, à la fois celui de cataclysme et celui de révélation, il résume à merveille les ambigüités qui se sont disputées l’âme de Jean Lurçat. On trouve au moins trois apocalypses, dites des Malassis, dans ses gouaches de déserts et de ruines. De l’aveu même du peintre, ce sont les 700 me de l’Apocalypse d’Angers qui lui révèle ce que doit devenir la tapisserie et qui lui inspireront les siennes à commencer par l’Apocalypse de Notre-Dame d’Assy. Enfin, la gigantesque tapisserie entreprise par Lurçat, sur la sommation d’un ami, pour peindre notre époque, comme la tapisserie d’Angers avait peint la sienne, ce sera encore, dans leur idée à tous les deux, une apocalypse. Et en effet, elle commencera par le cataclysme d’Hiroshima, la grande menace de la fin de tout, et se continuera par la gloire renaissante de l’homme guérit de ses hantises, de ses haines et de ses violences. Cette impression d’apocalypse dans sa double acception, celle de flammes dévastatrices et de grâce céleste, il n’est pas jusque dans ses tapisseries franchement radieuses qu’en a pu en ressentir la puissante ambigüité. Je me souviens, dans l’une de ses premières expositions d’ensemble, au cours des années 50, de la dernière salle où s’affrontaient les trois plus grandes pièces toutes en couleur si chaudes qu’elles en étaient brûlantes : d’un côté « Le Jardin du poète », de l’autre « Vendanges », au fond s’annonce un chien. Trois sujets ne comportant rien d’infernal, rien d’apocalyptique, au contraire un zodiaque de tortues et de papillons, des planètes de feuillages d’automne, une constellation de grappes et de fleurs, de vignes et de raisins murs. Il y avait bien, dans un coin de « Vendanges », ce bélier ou ce bouc inquiétant noir et cornu comme un taureau et jaillissant cernées de flammes d’un soleil métallique ardent, comme un bouclier de cuivre surchauffé, mais était-ce suffisant pour justifier le sentiment inexplicable, quand on entrait dans cette salle, de pénétrer dans l’antichambre de l’enfer, à moins que ce ne fut au contraire dans celle du paradis ? Car après tout, le rouge et l’or sont-ils couleurs démoniaques ou divines ? Mais justement, elles sont les deux et on respirait bien une atmosphère de feu et de souffre mais qui ne brûlait pas, qui faisait couler dans le sang une ardeur poivrée, une chaleur vivifiante, excitante, envahissante, une fièvre à réveiller les morts de cymbales sataniques et de trompettes célestes. On était envoutés et il semblait, si l’on eût été poète, que sous le coup de cette émotion à deux faces, on irait composer des hymnes incandescents, un peu comme ces évocations Gérard de Nerval, parcourues de flamboyants énigmes et de sortilèges, mais des hymnes à la joie plus qu’à la mort, au sang qui bat si fougueusement dans les artères plus qu’à celui qui se répand désastreusement dans les combats ou que les diables des terreurs gothiques font bouillir dans leurs chaudrons. Etrange incandescence présente aussi bien dans ses gouaches où des roches torréfiés sous le bleu implacable d’un ciel indifférent consume l’homme avec les choses, que dans les tapisseries luxuriantes qui célèbrent la gloire des travailleurs, des vendangeurs, des pêcheurs, des buveurs, la gloire aussi de tout ce que les hommes font vivre, en les transformant, celle du caillou, de la motte, du fumier, des bœufs qui creusent les sillons, du bois qui soutien le pont, du pont qui soutien la grappe, de la grappe qui fait le vin, du vin qui réjouit l’homme, car ainsi parlait Jean Lurçat. Paix et gloire chante-t-il, avec ses tapisseries, à l’homme de bonne volonté, à celui qui traverse les barreaux de sa prison de chaire, de branches, d’air, de lumière, sa prison d’ignorance et celui qui porte en balance, sur son épaule à droite, le poids d’un ciel sans fond et d’étoiles sans ombres, à gauche celui de sa propre fragilité et ce poids-là l’emporte sur celui des astres et des galaxies. Gloire à tous les soleils, à ce qui se partage pour mieux se donner, à ceux qui se multiplient pour mieux chauffer, à ceux qui sont pareils à la coupe d’une matrice grosse d’autres soleils ou de fruits, de fleurs, de poissons, de taureaux et de tourillons, d’une brebis, grosse elle-même d’un agnelet, de mains unies, d’une ciel et de métamorphoses. Gloire au soleil de la liberté et dans une éclipse renversée où c’est un ciel de clarté scintillante qui oblitère un disque ténébreux, vient effacer l’astre noir et macabre des prisons et des tortionnaires, de la terreur et de la mort. Gloire à cette lumière, à sa fille de bonne espérance contre toutes les cornes de désabondance, contre les ( ?) monstrueux d’une anti création avide de dévaster, de consumer, d’avilir, contre les faiseurs de charniers, les loups enragés, les chiens hurleurs des nuits sanglantes, contre toute la grande peur du monde. Mais il faut, chantent ses tapisseries, il faut que se rassemblent tous ceux qui luttent contre ces semeurs de mort, ces assassins avec leur bonne conscience, qu’ils se rassemblent et se ressemblent dans un même courage, celui tout simple ou superbe, ou même vaniteux, pourquoi pas de coq soleil ou d’astre à pattes, des paons de l’avenir ardents même sous la neige, avec leurs plumes comme des cercles, leurs crêtes comme un drapeau, des coqs fanfares qui chassent la nuit et ses épouvantes. Alors, la nuit s’ouvrira. Elle s’ouvrira comme les ténèbres de cette tapisserie que dans sa simplicité, presque sa nudité, j’estime parmi les plus belles, peut-être avouons-le parce que j’ai le bonheur de la posséder, celle qui se nomme justement, « La nuit s’ouvre », avec sa déchirure et son hibou pensif, si cher à Jean Lurçat, ou s’inscrivent la patience et l’attente du monde. L’attente d’un monde où il faut croire, écrivait-il, de cette plume qu’il trompait toujours dans l’allégresse, où il faut croire à tout ce qui est mais aussi à ce qui n’est pas. Ce qui n’est pas, un jour sera. Un jour, l’homme le fera, car il maitrise les océans, les pierres, les forêts, les étangs et les plaines. Il faut croire aux tables bien garnies, aux vins et à la musique et au chant de la mer, mais aussi à tous les prodiges, à toutes les mutations. Pourquoi les poules un jour n’auraient-elles pas des dents après tout et nos enfants l’élixir d’une longue vie ? Alors viendra la licorne et elle guérira nos maux car là où elle paraît paraissent l’amour et la bonté et le romarin, la pâquerette, la pensée, la marjolaine pointent aussitôt dans l’herbe et embaument. Voilà ce qu’annonçaient déjà les vieilles tapisseries, voilà ce qui s’annonce devant le regard bleu, tenace, vigilant, devant le calme et pénétrant et lucide regard du hibou, symbole de toute sagesse, qui veille dans l’éclat vermeil de l’aurore, le noir déploiement d’ailes de la nuit qui s’ouvre. Qui s’ouvre certes actuellement sur cette grande menace, prélude et avertissement l’apocalypse que constitue « Le chant du monde », l’explosion atomique, dont le monstrueux et mortel péril plane sur le monde vivant, mais cette folie écartée, qui s’ouvre aussi, qui s’ouvre surtout sur les grandioses perspectives qu’annoncent les conquêtes de l’homme sur une nature qui l’écrasait, sur cette joie de vivre enfin qu’en mourant, quand Lurçat nous a léguée comme héritage, et que maintenant, si nous en sommes dignes, il nous faut simplement faire en sorte de le mériter. Ainsi soit-il. Fin de l’intervention, saluée par des applaudissements très nourris.
Emmanuel Laurentin : Et nos eux invités, Gérard Denizeau et Philippe Ratte, ont failli applaudir eux-mêmes à ce discours posthume, de Vercors en hommage à Jean Lurçat, c’était en 1966, à l’UNESCO, archive rare, inédite, et nous remercions encore Darmouni de nous l’avoir copiée pour cette émission autour des rapports des artistes à l’histoire après la Seconde guerre mondiale, dans ce moment justement très particulier, très privilégié de l’après Hiroshima et c’est tout de même ce qui est cœur de ce discours prononcé par Vercors en hommage à Jean Lurçat, après sa mort.
Emmanuel Laurentin : En écoutant avec beaucoup d’émotion cette archive sonore, je viens de comprendre que la plus belle œuvre d’art pour laquelle a été construit l’écrin de l’UNESCO, c’est la parole. Et c’est le point commun avec la maison de la radio, que vous évoquiez tout à l’heure, sans doute. C’est un lieu où l’on pouvait entendre des hommes de cette trompe dire des choses de cette teneur et ça évoque pleinement la force qui sous-tend au fond toute cette décennie, c’est-à-dire l’idée que l’humanisme, que la parole, le fait de se parler peut venir à bout de l’immense catastrophe qui coure de Verdun à Hiroshima en passant par Auschwitz et ailleurs. Vous l’avez dit, avec beaucoup de justesse, tout à l’heure, c’est la chose qui domine cette génération. C’est vrai que l’idée de l’UNESCO procède des travaux qui ont commencé juste après la guerre. Dans les coopérations internationales intellectuelles, on retrouve Freud, on retrouve Valérie, on retrouve même Walt Disney. Donc il y a vraiment un sentiment effectivement de nécessité pour l’esprit de se dresser devant la force mécanique des armes, de la tôle, des abus. Les gens ont une conscience très précise, y compris parfois dans leur chaire, de ce que c’est l’acier qui frappe. Alors, on est dans la période peut-être un petit peu bénie, pour revenir à ce que vous évoquiez tout à l’heure sur les compagnons de route, où l’on associe encore un certain romantisme à la victoire soviétique et on n’a pas encore pleinement pris la mesure du fait qu’elle participe pleinement e cette violence de l’acier et de la brutalité et de l’organisation dans le système totalitaire vaincu et dont d’une manière générale une situation qu’en son temps Heidegger dénonce, est fautive.
Perrine Kervran : Gérard Denizeau, vous êtes spécialiste de Jean Lurçat, est-ce que vous pouvez nous replacer un peu dans le contexte, cette personnalité de Jean Lurçat ? Ce tapissier qui était extrêmement connu à cette époque mais qui aujourd’hui est peut-être un peu moins célèbre.
Emmanuel Laurentin : Qui fut peintre avant d’être spécialiste de tapisserie. Il est connu plutôt pour ses tapisserie mais en fait il était peintre, pendant l’entre deux guerres en particulier, avec des peintures, comme l’expliquait tout à l’heure Vercors, sombres, des couleurs très sombres puis avec cette émergence des couleurs dans l’après Seconde guerre mondiale. De l’autre côté de la vitre, il y avait tout à l’heure François Chaslin qui nous succèdera à ce micro, et qui lui est plutôt spécialiste du frère de Jean Lurçat, le grand architecte, très proche du Parti communiste ayant vécu en URSS, André Lurçat. Expliquez-nous tout cela Gérard Denizeau.
Gérard Denizeau : En premier lieu, je dirais que nos avons failli applaudir tout à l’heure, je crois que Jean Lurçat aurait applaudi Philippe Ratte en l’entendant célébrer le verbe. Voilà. Lurçat est d’abord un homme qui a voulu communiquer, qui a voulu dire. Et s’il a salué l’UNESCO, comme il aurait salué probablement la Maison de la radio, eh bien c’est parce qu’on y parle. On y parle et pour lui il faut être explicite. Il a toujours refusé l’abstraction qui est hermétique. Jean Lurçat est homme qui a effectivement été peintre. Un peintre de très grand talent mais qui a commencé par une expérience épouvantable, la guerre de 1914-1918. Je veux dire qu’il a été blessé, évacué, mais son frère André, le grand architecte, l’a vécu beaucoup plus douloureusement, ce qui explique peut-être la plus grande rigueur de l’engagement d’André Lurçat dans les rangs du Parti communiste, bien plus précoce que celui de Jean. Jean a en fait remplacé son fils adoptif, tombé dans un camp d’extermination, massacré au bout d’une année d’emprisonnement, torturé, trois semaines avant la libération du camp par l’Armée soviétique. Jean Lurçat est un peintre effectivement. Pendant l’entre deux guerres, il peint et il peint à l’huile et il est sabré de scrupule…
Emmanuel Laurentin : On a ces maisons sombres, sans ouverture autant que je me souvienne, ces maisons très sombres avec des toits bruns, des aplats noirs, avec vraiment un côté terne et sans espoir. Il y a quelque chose de très sombre dans cette peinture-là qui évidemment n’a rien à voir avec le Lurçat plus connu, celui qui peuplait, nous rappeler tout à l’heure, hors micro, François Chaslin, les halls d’hôtels dans les années 50-60, c’est-à-dire les reproductions de toutes ses tapisseries avec ses coqs, ses hiboux, ses soleils, qui étaient évoqués par Vercors.
Gérard Denizeau : De ce point de vue, il y a peut-être un excès de gloire. Je dois dire que je ne suis pas tout à fait fanatique de nombre de tapisserie de Jean Lurçat. En revanche, Le chant du monde, oui c’est un chef-d’œuvre on peut y revenir très rapidement. En une phrase, la peinture de Lurçat est une peinture de la désespérance. Ce qui est très curieux, très singulier, c’est qu’il a vécu une autre expérience que nous n’avons pas encore évoquée, c’est celle de la guerre d’Espagne, et il y a fait une découverte, qui l’a beaucoup troublée, il avait le goût de la catastrophe, le goût du cataclysme, qu’il éprouvait un certaine volupté. Et effectivement, comme l’a dit Vercors tout à l’heure, l’explosion nucléaire d’Hiroshima a déclenché une fête des couleurs chez Lurçat, c’est très paradoxal, mais vous verrez si vous allez voir la tapisserie de l’Apocalypse d’Angers, que c’est une véritable fête enchanteresse et qu’il n’y a pas une grande différence entre les tapisseries qui célèbre les victoires de la vie et celles qui montrent la mort. Et si voulez comprendre la position de ces hommes de gauche, ces communistes, qui sont engagés dans les mêmes combats que les hommes d’Eglise eh bien vous regardez, par exemple, La fin de l’homme, et vous voyez alors dans la neige nucléaire qui tombe su monde qui n’est plus qu’obscurité deux symboles brisés, la croix chrétienne et à côté la faucille et le marteau, tous les deux anéantis.
Perrine Kervran : Grossièrement, c’est une manière d’envisager la destruction comme un possible recommencement, aussi ?
Gérard Denizeau : Exactement. C’est exactement cela. Le caractère séminal de ce qui détruit, le moment où la mort produit la résurrection.
Perrine Kervran : Il y a d’ailleurs une autre source d’inspiration qui est une source importante pour Jean Lurçat, c’est la tapisserie médiévale. Ça a été évoqué dans le discours, que ce soit la Dame à la Licorne, cette tapisserie d’Angers, cette tapisserie de l’Apocalypse, qui est une tapisserie également autour de ces thématiques-là. Il y a eu une inspiration importante, de la tapisserie médiévale, dans le travail de Jean Lurçat ?
Gérard Denizeau : Oui, à cause de sa découverte, que l’on évoquée tout à l’heure, de l’Apocalypse d’Angers, cette immense tenture médiévale de la fin du XVe siècle, « la nappe sacrée », comme il l’appelait, et c’est de ce jour de la visite en 1936, où il découvre cette tapisserie, qu’il est ébloui, transformée, car il connaissait très bien la tapisserie, il ne faut pas l’oublier, il l’a connaissait et il la pratiquait depuis 20 ans mais à partir des lois qui avaient été élaborées selon le canevas, la petite pièce n’a rien à voir avec la grande tenture monumentale qui s’impose au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Emmanuel Laurentin : Ce qui fait de lui un personnage particulier, ce Jean Lurçat justement, dans cet après Seconde guerre mondiale, et ce qui fera peut-être aussi son succès, un succès paradoxal et peut-être un peu trop oublié aujourd’hui parce que c’est vrai que c’est celui des cartes postales, c’est celui des affiches que l’on voyait partout effectivement dans les années 50 et 60, c’est qu’il utilise des couleurs, dans ses tapisseries, qui ne sont pas des couleurs utilisées par des artistes de l’époque. C’est vrai que si l’on compare avec la peinture d’un Picasso, de l’époque, si l’on compare avec la peinture des artistes de ces années-là que ce soit Fautrier, Soulages… évidemment on est plutôt dans des tons bruns, des tons bleus, des tons mates en tous les cas, chez Manessier c’est la même chose, chez Bazaine également, et lui, il fait surgir comme ça une palette de couleurs que l’on n’imagine pas, après la Seconde guerre mondiale.
Gérard Denizeau : Oui, je vais résumer d’une phrase, parce que sinon ça serait long, mais vraiment d’une phrase. D’abor il travaille la peinture encore, il a abandonné l’huile totalement, il ne travaille qu’à la gouache, d’où une palette particulière, et pour la tapisserie, sa révolution fondamentale, c’est qu’il a fait teindre un certain nombre de brins de laine, des centaines et il a choisie une gamme de couleurs extrêmement réduite mais toute éclatante, d’où le caractère somptueux de la plupart de ses tapisseries.
Emmanuel Laurentin : Alors, c’est vrai que c’est étrange parce que lorsqu’on écoute cet hommage à Jean Lurçat, il n’est pas très ancien cet hommage, il a 40 ans, mais on est déjà dans une autre période, c’est-à-dire, Philippe Ratte, on est dans une période aujourd’hui où ces valeurs de paix, ces valeurs défendues, on l’a dit, par les artistes, les intellectuels d’après la Seconde guerre mondiale, autour d’un projet comme celui de l’UNESCO, on étaient mis ensuite en contestation. C’est-à-dire qu’il y a, disons, une sorte d’abandon de ces idées-là, ou du moins de ces idées générales qui étaient partagées par le plus grand nombre, autour de la défense de la paix etc.
Philippe Ratte : Abandon, j’espère que non. Mais pour revenir un instant sur ce qu’on vient d’entendre, on a l’impression que dans ces deux décennies 50-60, on encore la présence à la fois des deux guerres et de l’entre deux guerres. On a là des gens qui ont le sentiment d’avoir échappé deux fois à une catastrophe absolue et cette idée que la troisième qui est en train de menacer, on est quand même le poids d’une division nucléaire que l’on n’a pas encore maitrisée intellectuellement,…
Emmanuel Laurentin : Perrine Kervran, qui est ici, a travaillé une émission de radio qui s’appelait Plate-forme 70, c’état ça ? Une émission qui était défendue par Jean Nocher, qui n’était vraiment un ami du Parti communiste à l’époque, je crois, à la Radio nationale…
Perrine Kervran : C’était aussi finalement toute cette vogue, cette vision ambiguë de l’âge atomique, puisque ça s’appelait Plate-forme 70, la plate-forme de l’âge atomique, mais c’était quelque chose qui était à la fois une source de peur et à la fois source d’espoir, c’est-à-dire un avenir qui va être transfiguré par l’atome, par toutes ces inventions, cette nouvelle vie qui est en germe.
Philippe Ratte : Oui, jusqu’en 57. Au fond Spoutnik ouvre une l’ère d’une époque de l’espace et de la technologie triomphante et favorable dont nos sommes les héritiers. Nous, aujourd’hui, nous ne vivons plus que là-dedans. Mais de 45 à 57, on est dans la terreur que ça recommence, que la troisième guerre mondiale arrive. Et il y a l’idée qu’au fond il y a un patrimoine de créativité et d’inventivité dans l’entre deux guerres et peut-être avant, mais dans l’entre deux guerre certainement, pour lutter contre ça, qu’on avait à On avait eu Weimar, qu’on avait à Paris, qu’on avait partout et qu’on fat revivre avec, je dirais, une sorte d’exponentiel, ça se marque même dans le ton, dans les mots qu’emploi Vercors, dont la façon même dont ils les emploi, c’est toutes les ressources de l’humanisme occidental qui sont mobilisées à fond pour essayer de se dresser contre ça. Alors, ce qui est venu après, c’est autre chose. C’est une présence beaucoup plus consciente du reste du monde. Là, nous sommes encore à Paris, je dirais presque rive gauche, dans le ton et le style qu’il a. A partir des années 50-60, ce n’est pas seulement la confrontation est-ouest, au fond qui reste un héritage des 50 années précédentes, c’est la présence de plus en plus vivante du reste d monde. Et la question de la paix se transforme. Elle passe par la construction du concept de diversité et sa mise en œuvre,…
Emmanuel Laurentin : Et il faut dire que les luttes du Tiers-monde commence au moment, autour, de la création de l’UNESCO, puisque Bandoeng c’est à peu près à la même époque, mais qu’elles donneront à plein fin des années 60 et le début des années 70 avec en particulier la Guerre du Vietnam qui changera aussi complètement la donne.
Philippe Ratte : Alors, il y a souvent un grand décalage, on le sait très bien, Marx l’a écrit en son temps, entre les modalités des événements qui se passent et les outils avec lesquels on les interprète et souvent on joue les événements du moment avec les outils de l’époque précédente. Alors ce n’est qu’aujourd’hui peut-être que toute cette époque à laquelle vous faites allusion maintenant peut être revécue avec ses vraies concepts et ses vraies méthodes. A l’époque, on a vécu avec l’outillage mental des années 50 et des années précédentes. Et l’UNESCO est probablement le lieu où tout cela s’articule et se dit et c’est fondamental.
Perrine Kervran : Mais on sent aussi beaucoup, Philippe Ratte, dans ce discours de Vercors l’optimisme des années 60. Cet optimisme envers et contre tout, en l’avenir, « ça va aller », « ça va être mieux », on entend ça.
Philippe Ratte : C’est le double optimisme des rescapés, qu’on a retrouvé en Iraïël avec ceux qui ont fondé Israël, des gens qui se disent, « voilà, on est passé à côté de la catastrophe, c’est de notre responsabilité de construire la suite du monde ». Et puis c’est l’optimisme des gens pour qui ça va bien. Les années 6à c’est le début de la construction, du bien-être, de l’aisance. Vous faites l’addition des deux vous avez une période bénie dont nous sommes finalement les héritiers et qui est un peu, comment dire, mégotée à nos enfants qui sont peut-être beaucoup plus riches mais qui ne sont pas d’une époque aussi tonique que celle qu’on vient d’entendre à l’instant.
Emmanuel Laurentin : Une question que l’on se pose, puisqu’on est dans une semaine consacrée aux rapports de l’art à l’histoire, dans La fabrique de l’histoire, c’est de se dire quelles sont les œuvres qui sont restées à cette époque-là ? C’est vrai que les Caldère, les Picasso, les Braque, les Matisse et les autres, ne mégotaient pas, je reprends le même terme, pour donner leurs œuvres. Il y avait un mouvement qui était même plutôt un mouvement de don à ces institutions internationales plutôt qu’un mouvement de commande. Ça ne gênait pas, on faisait don de ses œuvres parce que c’était naturel que d’y participer. On peut peut-être craindre que ça soit différent aujourd’hui. Je ne sais pas ce que vous recevez comme œuvre d’art. Il y a surement de très belles œuvres d’art qui vous sont confiées à l’UNESCO mais néanmoins ce n’est peut-être pas la même qualité. Les grands artistes, très contemporains, ceux qui vendent sur le marché de l’art, extrêmement cher leurs œuvres, sont peut-être moins sensibles au don aux grandes institutions internationales que c’était le cas à l’époque.
Philippe Ratte : Nous parlons d’une époque où il y a encore des héros. Il y a encore de grands hommes, Picasso est le symbole absolu de la chose, et par conséquent le seul fait qu’il y ait le mot de Picasso dans la maison, ça fait une présence permanente d’un homme foisonnant et fécond. Je ne suis pas sûr que nous vivons encore une époque de héro. D’autre part, nous avons certes un musée très important qui est au fond est virtuellement présent dans l’UNESCO ce sont les dons faits par les différents Etats qui s’honorent les uns et les autres d’apporter telle toile, tel objet etc. On exagérerait en disant que chacune des pièces ainsi proposée à l’intention du public vaut ce que Picasso ou Miró ont pu faire en leur temps.
Emmanuel Laurentin : On les voit ces œuvres ? On peut les voir ou elles ne sont pas exposées au bout du compte ?
Philippe Ratte : Si, si, elles sont présentes dans différents bâtiments. Mais un phénomène par exemple auquel on ne pense pas, lorsque l’UNESCO a été construite, c’est que le bâtiment qui un passage. C’est un des passages de Paris, on rentre d’un côté on sort de l’autre. Aujourd’hui…
Emmanuel Laurentin : C’est passage qui n’est pas ouvert aujourd’hui évidemment avec Vigipirate…
Philippe Ratte : Depuis la menace, c’est beaucoup plus difficile, c’est un bâtiment qui est beaucoup plus fermé, si bien que beaucoup de chose qui se passent à l’intérieur n’intéressent que ceux qui rentrent dedans.
Emmanuel Laurentin : Gérard Denizeau, cette participation volontaire des artistes à la reconstruction, à l’idéal commun etc. c’est aussi une période très particulière puisqu’ils ne servent plus, come on va le raconter demain dans le débat historiographique autour de la peinture d’histoire classique, le nationalisme, les nations, ils servent l’internationalisme, la fraternité, la paix entre les peuples.
Gérard Denizeau : Là, je ne saurais dire mieux que Philippe Ratte. C’est-à-dire qu’ils vivent une époque tonique que nous ne vivons pas, c’est tout. Et j’ajouterais un détail, auquel il faut songer, Lurçat lui-même disait que l’Apocalypse d’Angers, c’était la table de matière d’une existence, la sienne. Ces hommes sont vieux et ces hommes pensent aux générations qui vont venir. Vercors, Lurçat, Matisse, tous ceux-là, tous ces hommes qui embrasent le ciel artistique de l’époque sont des hommes âges. Des hommes qui n’auront plus de longues années à vivre, le savent, et qui néanmoins projettent tous leurs projets vers un avenir qu’ils voient radieux, qu’ils pensent radieux. Ils entretiennent ne tradition très française, qui est née eu XIXe siècle, vous savez, écoutez Victor Hugo, « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons », n’est-ce pas, ils croient à l’éducation, ils croient que c’est en transformant l’esprit qu’on transformera l’histoire du monde.
Emmanuel Laurentin : Philippe Ratte, un mot sur le retour de l’institution sur sa propre histoire. Vous avez entamé à l’UNESCO, comme d’ailleurs à l’ONU, c’est le cas également, je pense que c’est la durée du temps qui permet de le faire, les acteurs du début ne sont plus là, on commence à se dire on va peut-être perdre une certaine mémoire, à la fois des collectes orales à l’intérieur de l’UNESCO, pour pouvoir prendre les témoignages de ceux qui étaient les acteurs principaux des époques passés, mais aussi un travail d’histoire et d’historiens dont le résultats vient de paraître, 60 ans d’histoire de l’UNESCO, c’est un colloque international, en novembre 2005, un gros volume autour de l’histoire de l’UNESCO, mais ça continue, il y a un travail historique mené en parallèle.
Philippe Ratte : Ce colloque était le oint de départ d’un programme de 5 ans, qui sera sans doute prolongé, d’histoire de l’UNESCO, d’une histoire que nous voulons plurielle. Il ne s’agit pas de faire une histoire institutionnelle, comme l’aurait été celle de l’Afrique ou d’autres pays dans des décennies précédentes, c’est plutôt une problématique ouverte parce qu’au fond 60 ans après sa naissance, l’UNESCO est dans une situation très voisine de sa naissance. Des enjeux mondiaux qui portent sur la dignité humaine, sur l’éthique, sur la paix, sous des formes tout à fait nouvelles évidemment de celles que l’on pensait à l’époque, qui appellent par conséquent un regard constamment rafraîchi, inspiré probablement des artistes, qu’on vient d’évoquer à l’instant, qui avaient ce regard frais, neuf et optimiste. Donc, de l’histoire, de ‘histoire orale qui est un programme qui consiste à interviewer tous ceux que l’on peut aujourd’hui encore atteindre et un programme aussi de recherche qui est lancé et piloté international qui pendant 5 ans va faire appel à des communications du monde entier, sur notre action dans différents domaines. Vous verrez dans ce livre, par exemple, des communications sur l’UNESCO dans tel pays d’Afrique, ou l’UNESCO dans tel pays d’Asie qui donne un regard tout à fait différent de ce que notre conversation a pu laisser entendre.
Emmanuel Laurentin : Justement ces 60 ans d’histoire de l’UNESCO, on peut les trouver à l’UNESCO même. J’imagine que nos auditeurs qui seraient intéressés par ce gros volume de 600 pages, qui sont les résumés des communications, les communications même de ce colloque 2005, pourraient le trouver en s’adressant à cette grande institution internationale, place de Fontenoy à Paris, c’est ça ?
Philippe Ratte : 7, Place Fontenoy. A l’issu de la réhabilitation en cours qui altère un tout petit peu les caractéristiques précises du bâtiment mais qui était nécessaire pour le rendre sain, sauf etc., il y aura un espace de presse, un espace pour le public, un espace d’accueil et on trouvera tout cela.
Gérard Denizeau : On va clore, pour ce qui me concerne, sur un mot, cet optimisme, je rappelle que Jean Lurçat, peu avant sa mort, disait : Que ce dont il ne se consolait pas, c’est qu’il ne verrait pas la Chine du XXIe siècle, les États-Unis du XXIe siècle, l’Asie du XXIe siècle. Aujourd’hui on a tendance à penser qu’il était vraiment très fortement optimiste.
Emmanuel Laurentin : Pour finir, merci à tous les deux. Merci à Gérard Denizeau, je rappelle d’ailleurs que vous venez de publier un livre sur le patrimoine mondial de l’UNESCO justement.
Gérard Denizeau : Oui, un Larousse des plus beaux sites, chez Larousse.
Emmanuel Laurentin : Merci à vous Philippe Ratte. Merci aussi à Carole Darmouni, e nous avoir fourni ces archives. Et bravo, ça fait partie de ces grandes institutions qui ont enregistré depuis longtemps les grands moments de leur histoire. Et donc, ça fait partie de ces fonds que nous allons peut-être continuer à explorer avec toute l’équipe de La Fabrique de l’histoire.
Perrine Kervran : Je voudrais remercier aussi, très rapidement, Yann Boel qui nous a beaucoup aidé, hier.
Emmanuel Laurentin : Merci encore. Comme d’habitude cette émission a été préparé par Maryvonne Abolivier et Jean-René Bonissan ( ?). Vous trouverez sur le site internet toutes les relations, les livres qui nous ont permis de préparer cette émission, il y en a peu d’ailleurs, mais aussi les coordonnées, en particulier pour les 60 ans d’histoire de l’UNESCO, qui permettraient à nos auditeurs de récupérer cet ouvrage. Merci encore à toute l’équipe de La Fabrique de l’histoire qui a travaillé un peu en urgence pour préparer cette émission, à Raphael Rasson ( ?) qui était à la technique et à Véronik Lamendour à la réalisation. Si vous voulez avoir des précisions sur cette émission : 01 56 40 25 78, ou le site internet : franceculture.com, rubrique les émissions, La Fabrique de l’histoire.
Des livres a découvrir
– « L’œuvre peint de Jean Lurçat : catalogue raisonné », par Gérard Denizeau, Simone Lurçat, Ed. Acatos, 1er avril 1998 Présentation de l’éditeur : Ouvert par une monographie analytique qui situe l’œuvre de jean Lurçat (1882 - 1966) dans son siège, cet ouvrage présente plus de 1 500 œuvres et dresse une annexe biographique, bibliographie et documentaire, retraçant ainsi toute la carrière d’un artiste complexe, rénovateur mondialement connu de la tapisserie contemporaine, mais aussi peintre majeur à redécouvrir.
– Larousse des plus beaux sites du monde, par Gérard Denizeau, Ed. Larousse, 3 octobre 2007
Présentation de l’éditeur : Un très bel ouvrage de référence pour découvrir les plus beaux sites du monde. Une invitation au voyage à travers le temps et les cultures. Une véritable réflexion sur la conservation de notre patrimoine. Le Larousse des plus beaux sites du monde rassemble près de 60 sites parmi les plus remarquables et invite le lecteur à les visiter, en retraçant leur histoire, leur fondation, leur apogée, parfois leur déclin, souvent leur redécouverte. Il explique les travaux entrepris pour les sauver de la destruction afin de les transmettre aux générations futures.
Organisé en quatre parties, d’après la répartition géographique de l’Unesco : Afrique et Moyen-Orient ; Amériques ; Asie et Océanie ; Europe.
Enfin, chacune des parties du livre est introduite par un texte synthétique replaçant les sites dans leur contexte historique et culturel.
– 60 ans d’histoire de l’Unesco : actes du colloque international, ouvrage collectif, 16-18 novembre 2005, Ed. Unesco, 2007
4e de couverture : Le 16 novembre 1945, les représentants de trente-sept États rassemblés à Londres décidaient de créer une organisation destinée à construire la paix dans l’esprit des hommes à travers l’éducation, les sciences, la culture et la communication. L’Acte constitutif de cette nouvelle organisation devait exprimer l’espoir de la communauté internationale d’un monde de solidarité et de dignité, face à la "grande et terrible guerre" à laquelle elle venait de mettre fin. L’Unesco était créée.
L’Unesco, qui compte aujourd’hui 193 États membres, organisa à l’occasion de son soixantième anniversaire, un colloque international, du 16 au 18 novembre 2005, en son Siège à Paris.
Plus de soixante historiens, anthropologues, philosophes et autres chercheurs furent réunis en séances plénières sur des thèmes majeurs de l’histoire de l’Unesco, tels que la naissance de l’Organisation, ses idéaux et leur développement dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, la culture de la paix, la notion de race, l’éducation pour tous, le patrimoine mondial et la responsabilité des sciences.
L’objectif du colloque était de formuler des pistes nouvelles de réflexion sur des sujets liés à l’histoire de l’Organisation. Il ne visait pas à écrire une page officielle ou définitive de cette histoire mais à croiser les regards et multiplier les approches. La dernière saison du colloque a ainsi tenté de délimiter de nouvelles lignes de recherche et de collaboration scientifique internationale pour la période 2005-2010.
Cet ouvrage peut être consulté dans son intégralité à partir de la page en lien ici, « Voir le site » Ou bien commandé version papier en envoyant un courriel à j.boel@unesco.org.
– En vidéo, sur le site de la Télévision Suisse Romande, un entretien de 1963 avec l’artiste Jean Lurçat, rénovateur de la tapisserie contemporaine. La création face aux menaces de l’histoire...