Introduction par Emmanuel Laurentin : Tandis qu’un menhir, un faux menhir bien entendu, trône sur la place de la Concorde, au pied de l’Obélix, pardon l’obélisque, nous allons parler d’Astérix aujourd’hui. Après avoir montré, depuis lundi, comment la Gaule était, nous disait hier, Laurent Olivier, une outre à fantasmes, au XVIème siècle, c’est ce que nous avons expliqué mardi, au XIXème siècle, c’est ce que nous avons voulu dire dans l’émission d’hier, nous allons aujourd’hui nous attacher au dernier avatar du rêve collectif sur les Gaulois, c’est-à-dire Astérix, car après avoir été un peuple délibératif, c’est ce que disaient les juristes du XVIème siècle, après avoir été ce peuple de l’origine, dont rêvèrent les historiens du XIXème, voilà que Goscinny et Uderzo inventèrent le Gaulois revêche, jamais vaincu, alors que le Général de Gaulle venait tout juste d’arriver au pouvoir.
Il y a 15 jours, une journée d’étude se tenait à Bobigny, organisée par l’Université de Paris 13, pour rendre hommage à Uderzo qui habitait à l’époque dans un immeuble de cette ville et qu’a-t-on dit ? Que le héros français par excellence, avait été conçu par deux fils d’immigrés, Goscinny et Uderzo, ou comment la Gaule, dans sa plasticité, accueille encore une fois l’air du temps. « Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff, exceptionnellement le jeudi au lieu du mardi.
Une voix d’homme 1 ( ?) : Vous allez voir comment souvent, d’une façon particulière, je commence toujours par dessiner le nez. Ça, c’est le nez, qui va donner la proportion du personnage. Les yeux, bien sûr, tout le monde voit ?
Une voix d’homme 2 ( ?) : Vous connaissez Astérix, Monsieur ?
Une voix d’homme 3 ( ?) : Oui.
Une voix d’homme 2 ( ? : Qui est-ce ?
Une voix d’homme 3 ( ?) : Je n’en sais rien.
Une voix d’homme 2 ( ?) : Tu connais Astérix ?
Une voix de femme 1 ( ?) : Oui.
Une voix d’homme 2 ( ?) : Qui est-ce ?
Une voix de femme 1 ( ?) : C’est un Gaulois.
Une voix de femme 2 ( ?) : Je pense que c’est un petit personnage Walt Disney, quelque chose comme ça.
Une voix d’homme 4 ( ?) : C’est un Gaulois.
Une voix de femme 1 ( ?) : Je le vois très, très fort, très gros, qui est tombé dans la potion magique quand il était petit. Non, c’est son copain.
Une voix d’homme 5 ( ?) : Astérix, qu’est-ce que cela veut dire, d’abord ?
Une voix d’homme 1 ( ?) : Astérix, c’est un peu tout le monde, quoi.
« Archive, une voix d’homme 6 ( ?) : René Goscinny. / René Goscinny : Présent. / voix d’homme 6 ( ?) : Albert Uderzo. / Albert Uderzo : Présent. /voix d’homme 6 ( ?) : Vous êtes l’un et l’autre, les pères spirituels du Gaulois Astérix, qui a eu, cette semaine, les honneurs de la télévision scolaire. René Goscinny, vous êtes l’auteur de quoi, vous ? / René Goscinny : Moi, je suis le scénariste, d’Astérix le Gaulois. / voix d’homme 6 ( ?) : Par conséquent, Albert Uderzo, vous êtes, le dessinateur. »
Une voix de femme 3 ( ?) : Pourquoi Bobigny organise cette journée, consacrée à Uderzo, en tout cas participe à l’organisation de cette journée ?
Une voix de femme 4 ( ?) : Parce qu’on est très fier qu’Astérix ait été crée à Bobigny. C’est une réalité qui rencontre aussi une autre réalité parce que vous savez à quelques pas de l’endroit où a été crée le petit bonhomme irréductible, et bien on a découvert un village gaulois et une nécropole unique en France. Donc, je trouve ça extraordinaire et je pense qu’il ne fallait pas passer à côté de cette occasion de faire qu’un petit héros de bande dessinée puisse rencontrer ses congénères à quelques pas de là, dans une ville aussi cosmopolite et irréductible que Bobigny.
Une voix de femme 5 ( ?) : Mesdames et messieurs, si vous voulez bien prendre place, vous asseoir, vous rapprocher.
Albert Uderzo : On m’a toujours dit qu’un petit croquis valait mieux qu’un long discours. Je vais donc être assez bref. Je suis très honoré aujourd’hui, Madame le maire. C’est vrai que c’est émouvant pour moi de revenir, cinquante après, la création de ce petit personnage qui ne se doutait pas lui-même d’ailleurs qu’on parlera de lui encore cinquante années après. Je regrette qu’une chose, c’est que mon ami René ne soit pas avec moi pour se souvenir de ce moment extraordinaire. Merci d’êtres venus.
Anaïs Kien : « Astérix, fils du 9 – 3, ou comment Albert Uderzo entra à l’université ». Le 15 décembre 2009, c’est l’université qui fête Astérix le Gaulois et ses deux pères Albert Uderzo, venu pour l’occasion, et le défunt René Goscinny, à Bobigny. Le célèbre duo, fleuron de la bande dessinée française, y est présenté comme un modèle d’intégration, puisqu’ils ne faisaient pas partie des Français dits de souche, véritable success story à la Française des trente glorieuses. Depuis cinquante ans, les aventures du célèbre village d’irréductibles Gaulois parcours la planète grâce à ses nombreuses traductions et n’en finissent pas d’être déclinés en de multiples produits dérivés du stylo aux plus ambitieuses productions cinématographiques. Astérix est né en un quart d’heure dans une cité HLM de la banlieue rouge, à côté d’un cimetière musulman et sans le savoir au-dessus de la plus grande nécropole gauloise d’Europe découverte en 1992. Tous les ingrédients sont donc réunis pour célébrer ce petit blanc casqué et moustachu, comme symbole de la promotion sociale des immigrés dans un haut de l’histoire qui aurait fait la France.
Pascal Ory, vous êtes historien, aujourd’hui Albert Uderzo reçoit les honneurs de l’université, qu’est-ce qu’on peut dire de cette légitimation ultime ?
Pascal Ory : Je crois qu’elle est tout à fait méritée. J’ai toujours pensé à propos du couple Goscinny-Uderzo que cela faisait un peu penser au couple Prévert-Carmet. Pendant longtemps, beaucoup de gens le pense, on a dit que le plus brillant c’était Prévert et que Carmet avait eu bien de la chance. C’est clair, Uderzo a le double inconvénient d’être le dessinateur par rapport à l’homme des textes, d’autre part de survivre. Certains considèrent qu’il est moins bon, j’allais dire maintenant, que du vivant de Goscinny. En fait, cela a été un couple idéal. Le succès d’Astérix, qui n’est pas la seule bande qu’ils ont faite ensemble, est tout à fait légitime et il est très bien que l’on rende aujourd’hui à Albert.
« Archive, Albert Uderzo, s’entretient avec Anne-Lise David, 1998 : Anne-Lise David : Un jour, Goscinny arrive pour prendre vos dessins. / Albert Uderzo : Pendant l’hiver 1951, je me souviens parce qu’il faisait nuit de bonheur, je travaillais sous ma lampe, j’ai vu arriver ce garçon avec ses cheveux crépus, qui était mince, comme je ne sais pas quoi, il avait 23 ans à l’époque, j’ai cru que c’était le coursier. Je ne pouvais pas me douter un seul instant que cela serait celui qui deviendra mon grand ami, mon frère même. Il venait des États-Unis et pour moi cela a pris tout de suite une aura extraordinaire parce que nous rêvions tous à l’époque d’aller travailler aux Etats-Unis. »
Université de Paris 13, bâtiment de l’illustration, Amphi 600, le 15 octobre 2009, intervenant masculin ( ?) : Merci, chers collègues. Je vais donc prendre la présidence de séance jusqu’à l’arrivée du héros, vers 12h 15. Madame le maire, j’ai compris qu’Astérix auquel on attribuait quantité de qualificatif résistant aussi bien que franchouillard avait aussi une qualité qui résume tout, il était balbynien. Ça, c’est le premier acquis de la matinée. Voilà, on procéder de la façon suivante : il va y avoir 5 interventions, je dirais quelques mots dans un instant, mais chaque intervention sera précédée, sauf erreur, d’une petite projection de document. On commencer tout de suite, puisqu’il est prévu, de trois courts séquences.
« Poilus, barbus/ Vêtus de peaux de bêtes / Ils bravaient la tempête / Tue-le, tue-la/ C’était la loi des Gaulois !/ Ils prenaient la route / Pour chasser l’mammouth/ Et courir le guilledou / Ils coupaient le gui/ Mais à propos où / Où coupaient-ils donc le houx/ La chasse finie/ Les hommes réunis… »
Voilà, je crois que nous sommes déjà dans le bain, sauf erreur le chanteur numéro un, c’est Ricet Barrier, un auteur trop oublié maintenant, mais d’une grande qualité. Alors, on aura compris que cette journée, puisqu’il s’agit d’une journée, va considérer Astérix sous trois angles. Rapidement, le rapport à l’histoire de la bande dessinée, je rappelle qu’Astérix est devenu très vite un phénomène social puisque le premier album avait eu un premier tirage de 6 000 exemplaires et six ans plus tard, l’album qui sort en trois jours, deux jours exactement, est vendu à un million deux cent mille exemplaires. Là, ce n’est plus une question de succès, cela devient un phénomène social en France et à l’étranger. Deuxième ligne, le rapport à l’antiquité. La chance extraordinaire de ces découvertes balbyniennes permet de reprendre la question du rapport d’une fiction historique à la supposée réalité historique, d’autant plus qu’il s’agit d’une fiction qui se veut comique. Donc, on est vraiment dans un troisième cercle. Puis, troisième ligne, le rapport à l’histoire de la ville puisque le Bobigny des années cinquante c’est quand même un exemple typique d’une croissance mais aussi des problèmes liés à cette croissance, en même temps Uderzo, comme Goscinny, sont des enfants de l’immigration. Je rappelle qu’Astérix que certains ont qualifié, comme je le signalais tout à l’heure de franchouillard, a quand même pour auteur deux enfants d’immigrés. Goscinny est une enfant d’immigrés, ses parents étaient nés en Russie. Et Uderzo est un enfant d’immigrés, ses parents étaient Italiens. Ça me paraît important quand on parle de la signification française d’Astérix. Je trouve ça d’ailleurs très beau.
[Suite de la chanson de Ricet Barrier – La java des Gaulois :] « Quand ils guerroyaient / Mêm’ les feuill’s tremblaient / Les femm’s se jetaient à leurs pieds / Mais un beau matin / Un sombre devin / Leur a prédit : ça va barder ! / Tout près des menhirs / La troupe en délire / Astiqua les fers de lance / Vercingétorix, un dur, un caïd, Étudia la carte de France / Bardé, casqué, un Jul’s / nommé César / Arriva sur son char / Il leur a dit : / Veni, veni, vidi, vici… ».
Patrick Gaumer, critique et biographe de René Goscinny : Il y a deux grandes influences dans le dessin d’Uderzo. Il y a la première influence qui est d’Edmond-François Calvo. Edmond-François Calvo, on l’a un peu oublié. C’est pour moi un des génies de la bande dessinée française, je dirais de l’avant-guerre et surtout à partir des années cinquante. C’est le dessinateur notamment, pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années qui suivent, d’un double album qui s’appelle « La bête est morte », qui est une sorte de Granville ( ?), la Seconde Guerre mondiale revue et corrigée à travers la bande dessinée. Un dessin flamboyant, d’une richesse, dans un style anthropomorphique, avec des personnage-animaux, avec une grande cigogne qu’on imagine que c’est de Gaulle, etc. C’est une très, très grande force. Au-delà de ça, il y a également toute l’influence américaine. C’est-à-dire cette passion du dessin américain qu’il a pu découvrir notamment dans un journal belge, qui s’appelle Bravo. C’est d’ailleurs très révélateur que quand on regarde les premiers travaux signés d’Uderzo, ils sont signés Al Uderzo, et non pas Albert Uderzo. Je crois que les deux conjonctions ont fait que les dessins d’Uderzo ont un dynamisme incomparable. Souvent copiés, mais pour moi inégalables. À tel point qu’on traitait, qu’on qualifié le dessin d’Albert Uderzo de trop américaines. On était loin des canons, je dirais, belgo-français classiques.
« Ah, ça, c’est vrai ! Les meilleures serpes viennent d’Amérique. / Ah ! Ha ! Ha !, Amérique, c’est un cousin lointain. / Ah bon ! / C’est celui qui a réussi dans la famille / Ah ! C’est ton cousin d’Amérique, ok ! Ah ! Ah ! Ah !/ Et ben alors, allons-y ! »
Nicolas Rouvière, historien des aventures d’Astérix : Pour vous situer, Astérix est crée quelques années après le traité de Rome. Donc, on est dans le cadre d’une identité européenne en construction. D’autre part il ne faut pas oublier que la série est construite à un moment charnière de l’histoire. Goscinny et Uderzo sont nés en 1926 et 1927. Ils ont connus le second conflit mondial, durant leur adolescence. Ils en ont subi les contrecoups également via leur histoire familiale. Il y a cet arrière-plan derrière. Il y a un idéal de civilisation qui est en train de se réaffirmer, à l’orée des années 60. Ce n’est pas pour rien que l’on trouve un pastiche du drapeau hitlérien dans « Astérix et les Goths » et plus généralement questionner la frontière toujours incertaine entre les barbares, la question de l’absolutisme du pouvoir et la fragilité de la démocratie. Démocratie villageoise, un petit peu anarchique et sympathique mais je dirais que le fond de violence est toujours là, pas loin. Lutter contre les volontés de toute puissance d’un empereur, prolongée par ses légions, c’est une question qui est malgré tout intéressante à aborder.
Anaïs Kien : Et qui intervient justement en permanence, qui est le barbare de l’autre ?
Nicolas Rouvière : Exactement, c’est exactement cela. On est toujours le fou de l’autre ou le barbare de l’autre. Ils sont fous ces Romains mais les Gaulois aussi sont traités de fou comme peut l’être le barde. Il y a un brouillage volontaire en fait au niveau collectif, sur la question du barbare, et au niveau individuel, sur la question de la raison. Là, on tient quelque chose qui donne vraiment un pan d’universalité à cette série, qui est d’une très grande cohérence à cette problématique.
« Un, deux, pique à droite / légionnaires / Aïe, aïe, mon pied ! / Ave, Centurion ! / Ave ! / Ces deux hommes ont tous cassé / Alors, mettez-les en prison ! / Ah, non, non ! / Silence, Gaulois, hein ! / Oh ! Je sens que je vais briser la paix romaine, moi ! / Ah ! Oui, on va briser la paix romaine ? / Ah, ah, ah ! Oui, je vais briser la paix romaine !/ Ah, ah, ah ! / Paix, messieurs, paix ! »
« René Goscinny, Albert Uderzo, 1967 : Bien sûr, nous nous sommes inspirés de Vercingétorix et de tous les noms en X, en biorix et tout ça, c’est venu très vite. Nous nous sommes amusés d’ailleurs à les inventer. Astérix, Obélix, c’est venus très rapidement, puis il y a eu bien sûr Assurance tous risques, Panoramix. Il y a eu tous ces noms en iX maintenant ça en devient pratiquement une manie. Les gens, quand ils nous téléphonent, ils demandent à parler à Monsieur, UderiX ou GoscinniX. C’est devenue, je crois, une manie nationale. / Intervieweur, voix masculine : Comment créer un personnage ? Pourquoi faire un petit et un gros ? Albert Uderzo : Justement, nous avions, nous, Goscinny et moi, une conception assez différente de la bande dessinée humoristique, de ce qui se faisait alors, même il y a huit ans. Nous avons voulu faire l’antithèse du héros qui courant de voir à cette époque-là, soit un petit jeune homme bien fait, très sympathique d’allure, de physique. Justement on a fait cette antithèse, c’est-à-dire un petit, gros nez, assez difforme mais sympathique par sa drôlerie. Et alors… Intervieweur, voix masculine : L’un plus que l’autre, tout de même. Albert Uderzo : On ne dit pas lequel. René Goscinny : On ne dit pas lequel, bien sûr ! Intervieweur, voix masculine : Vous devriez le voir en noir et blanc, c’est curieux. René Goscinny : Alors, justement nous avons pensé de faire un héros qui soit encore moins beau que nous. Il est une satisfaction. En plus, on peut le rendre comique. Parce que quand un héros est trop beau, les gens, qui sont moins beau que lui, lui en veulent un peu d’être beau. Moi, j’en veux à peut près à tout le monde d’ailleurs. Alors que là quand je le regarde, je dis,… Intervieweur, voix masculine : On est heureux d’être commandé. »
« Non, Obélix, non ! »
Nicolas Rouvière : À travers eux, c’est une profession qui se met en scène. Il ne faut pas oublier qu’avant René Goscinny, la profession de scénariste n’existe pas. C’est lui qui l’a fait reconnaître en tant que telle. Donc, avoir un porte-parole aussi médiatique que lui, qui a une verve telle que la sienne, c’était extrêmement important. Ça le dépassait également. C’était vraiment une chance pour toute une génération d’auteurs.
Anaïs Kien : C’est lui qui fait reconnaître institutionnellement le métier de scénariste ?
Nicolas Rouvière : Il y a une charte d’auteur qui s’est créée en 1956, qui rassemblait Albert Uderzo, René Goscinny, Jean-Michel Charlier, et tout un petit groupe d’auteurs, j’allais dire entre Bruxelles et Paris, c’est là qu’ils se retrouvaient pour des rendez-vous régulier. Disons que Goscinny, lui, est emblématique parce qu’il a été le bouc-émissaire, en 56, pour les éditeurs. C’est très simple. En fait, la « World Press », la petite filiale éditoriale pour laquelle il travaillait, l’a tout simplement renvoyé, parce que c’était le dernier engagé en fait. Derrière lui, deux autres auteurs ont démissionné dans a la foulée, Jean-Michel Charlier et Albert Uderzo. Et c’est ce trio qui va se retrouver à la tête du journal Pilote, dès sa fondation, mais plus largement en 1963, quand le journal est racheté par Dargaud, pour un franc symbolique.
Anaïs Kien : Il y a le succès de cette bande dessinée, les aventures d’Astérix, mais il y a aussi le succès des personnages, qu’incarnent dans l’espace médiatique, Goscinny et Uderzo, Patrick Gaumer ?
Patrick Gaumer : C’était l’avantage d’être amis avec des gens qui étaient passionnés de bandes dessinées mais qui avaient pour nom, Pierre Tchernia, par exemple, voir Umberto Eco, voire Alain Resnais, voire toute cette mouvance des auteurs qui finalement, on va dire, étaient nés à la fin des années 20, génération des années 20, début des années 30, qui ont découvert la bande dessinée à travers notamment le journal de Mickey, vers 1934, donc avant-guerre, qui après, une fois arrivés à des postes de responsabilité ou avec une cheminement intellectuel, on va dire entre guillemets, sérieux, ont décidé de se repencher sur leurs tendres années. Ce qui est vraiment intéressant c’est de voir qu’à partir des années 60, il y a tout une série de mouvements, pour légitimer quelque part la bande dessinée, dans lequel j’ai cité, Tchernia, Umberto Eco, j’aurais pu citer Évelyne Sullerot, la sociologue, Jean-Claude Forest, le dessinateur et René Goscinny. René Goscinny a été un des premiers a véritablement défendre le rôle d’auteur. N’oublions pas qu’avant René Goscinny, ce n’est pas le seul, il y a eu Greg, mais globalement avant lui, le statut de scénariste de bande dessinée n’existait pas. Un auteur dessinateur qui décidait de faire appel à un scénariste pouvait très, très bien le faire mais sur ses propres deniers.
« Désormais les adultes traitent la bande dessinée avec beaucoup de sérieux. Un exemple, la conférence de presse hebdomadaire du journal Pilote. 15 décembre 1970. Mesdames et Messieurs, nous allons vous présenter aujourd’hui, le numéro 583, du 7 janvier, il nous reste 9 pages à programmer plus 3 pages du 585 du 21 janvier. Je vous rappelle que le 583, nous avions dit, la semaine dernière, qu’éventuellement nos nous occuperions des scouts, il y a déjà deux pages de scoutisme de techniques de scoutisme de Beketch et Goussé et deux pages sur la crise du scoutisme de Claire Brétécher. C’est un numéro dans lequel nous avons également 6 pages… »
Anaïs Kien : Vous aviez, vous, aujourd’hui, Patrick Gaumer, parlé du rôle d’Astérix dans le magazine Pilote. Est-ce que cela a été un moteur pour le succès de cette revue ?
Patrick Gaumer : Oh, combien ! Puisqu’à un moment il est devenu, Pilote, le journal d’Astérix et Obélix. Mais les choses ne sont pas aussi simples, aussi claires. Au départ on a un journal qui se veut une sorte de Paris Match pour jeunes, avec un mélange d’articles journalistiques sur l’assurance, le sport, etc., un peu de l’illustré, on parlait à peine de bandes dessinées, la dernière page c’est l’emplacement pratiquement privilégié de la série Astérix, mais c’est une planche parmi d’autres. Ce n’est pas la série moteur, contrairement à ce que l’on a pu dire. Puis, au fur et à mesure, au fil des années, je dirais que le grand tournant, ça a été véritablement 1965. À cette époque-là, le lectorat a changé, à commencé à prendre quelques années de plus, premier élément. Deuxième élément, il y a une production entre Goscinny et Uderzo, qui est assez phénoménale, c’est-à-dire qu’ils doivent sortir à peu près l’équivalent de 4 épisodes de 64 à, je dirais, fin 65. Ils ne dessinent pas 4 épisodes, mais il y en a deux qui sortent en album et deux qui sont pré-publiés dans le support. Le premier satellite français s’appelle Astérix. On commence à assisté véritablement à ce que l’on a va appeler le phénomène Astérix. C’est-à-dire que l’on est dans l’air du temps. Mais je crois que c’est vraiment une sorte d’alchimie. Ils sont arrivés au bon moment.
« Extrait du film « Barbarella » d’après une bande dessinée de Jean-Claude Forest et Claude Brulé. Président de la Terre (Claude Dauphin) : Avez-vous déjà entendu parler d’un jeune nucléariste, nommé Durand Durand ? / Barbarella (Jane Fonda) : Oui. / Président de la Terre : Duran-Duran, est l’inventeur du Polyrayon 4, c’est une arme. / Barbarella : Ah, ha… Enfin, l’univers est pacifié depuis des siècles ! Non ? Cela pourrait le replonger en pleine chienlits archaïque et dans… / Président de la Terre : La Guerre. / Barbarella : Comment ? Cette sordide confrontation… / Président de la Terre : Simplement la guerre. Des mêlées sanglantes entre les tribus. / Barbarella : Je ne peux pas y croire. Il faut agir. / Président de la Terre : Oui. Et vous êtes la seule qui puissiez agir. Courage, Barbarella et lav. » (Le nom de l’extrait t des intervenants ont été rajoutés par moi au moment de la transcription.)
« Homme (1) Mais qui êtes vous Madame ? / Femme (1) Que t’importe qui nous sommes. Abandonnes-toi au plaisir. / Homme (2) Que désires-tu, pauvre guerrier ? / Homme (1) Manger. / Femme (2) Nous avons du nectar et de l’ambroisie. / Homme (1) Oh, non, pas de ces cochonneries ! Moi, je veux du sanglier. J’aime le sanglier, c’est bon. / Femme (2) Mais il n’y a pas de sanglier dans notre île. / Homme (1) Y-a pas de sanglier et vous voulez que je reste toujours dans cette île ? Ça va pas, non !/ femme (2) Dis-donc le gros, tu crois quand même pas que je vais faire la cuisine pour toi, non ! Aller, du vent ! / Homme (1) Et comment que je m’en vais par Toutatis ! Pas de sanglier et on ose appeler ça, l’ile du plaisir ! Ooooh ! Aller viens Astérix, c’est une gargote, ici. »
Patrick Gaumer : Il se trouve qu’à un moment… ça, c’est une expression que m’avait dit Jean Giraud, en disant : « à un moment on a suivi un petit peu le même chemin et à un moment il y avait une porte et Goscinny est resté à la porte. » Il y a un côté très paternaliste que l’on retrouve chez Goscinny, plus que chez Uderzo d’ailleurs. Uderzo, c’est vraiment le créateur, pas du tout de tour d’ivoire parce que c’est quelqu’un d’une humanité totale, mais il était, je dirais, sur sa table de travail. L’homme public, c’était véritablement Goscinny. C’est vrai que les auteurs le considéraient, avec beaucoup de respect, voire parfois crainte, les colères de Goscinny sont aussi légendaires, comme une sorte de papa bis, etc. Il est arrivé un moment où il faut couper le cordon, un moment où l faut se dire, c’est bien, je ne renie pas ce que j’ai fait, mais on fait autre chose. Évidemment cela a été le début de l’émancipation des auteurs, comme GB, Cabu et Reiser. Ils sont partis à Hara-kiri Hebdo, puis Charlie Hebdo, ils ont quitté Pilote. Ça, cela a été le premier départ. Ensuite, en 1972, c’est la grosse cassure avec l’Écho des Savanes. L’Écho des Savanes, c’est quoi ? C’est scato, c’est porno. Autant dire que quand Goscinny a vu ça, il a dit : « ptits cons », en gros. Excusez-moi l’expression mais c’était quand même un peu ça. Donc, c’est vraiment la fin d’une époque. Ça, c’est 72. C’est pareil, c’est la roue qui tourne.
« Pendant ce temps, dans le village gaulois,… »
Voix d’homme ( ?) : Il y a Goscinny qui est là, vous savez, hein ?... »
Anaïs Kien : Pendant ce temps-là, on prépare l’inauguration d’une plaque célébrant la naissance d’Astérix sur la façade de la cité du Pont de Pierre à quelque centaine de mètres de l’université. Didier Pasamonik, historien de la bande dessinée, est notre guide pour l’occasion
Voix d’homme ( ?) : « Je connais ce genre de colloque, ça traine, ça traine…
« Attends-moi, Obélix. Je prends un peu de potion magique, kuuuup… Hum ! Ahhh ! et j’arriiiiive ! »
Didier Pasamonik : Comme toujours, dans les cortèges officiels, il y a des retards. Il arrive par ici, paraît-il. On a du vous expliquer que l’endroit où l’on va, c’est l’endroit où au mois d’août 1959, ils ont crée Astérix, avec du Pastis. Il faisait très chaud, parait-il. Le contexte est le lancement de Pilote, qui doit sortir en octobre 1959. Le 29 octobre 1959, c’est la date officielle de la naissance d’Astérix. Ils prévoient une bande dessinée et ils prévoient de faire « Le Roman de Renart ». Ils doivent créer le « Le Roman de Renart » et au moment où ils le font ils s’aperçoivent que quelqu’un l’a déjà fait avant eux, dans Vaillant, qui est quand même le grand journal communiste de l’époque. Pour eux, c’est impossible de refaire la même chose. Donc, ils s’interrogent, se disent qu’ils vont faire un truc historique mais on commence par quoi ? Les hommes des cavernes, c’est déjà fait. Les Américains ont beaucoup d’histoires dessus, pierre à feu et tout ça, et ils s’arrêtent aux Gaulois. Au fond, Astérix, c’est quelque chose qui, au départ, est assez improvisée. Il n’y a pas de choix délibéré. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à quelques centaines de mètres de l’endroit où ils vont créer Astérix, on découvre la plus grande nécropole d’Europe.
Anaïs Kien : C’est plutôt un coup de chance.
Didier Pasamonik : Je ne sais pas si c’est un coup de chance. Je crois que déjà, il y a une rue d’Alésia, qui était à cinquante mètres de chez eux. Donc, il y a comme ça une convergence. De là à penser que c’est les mains des Gaulois qui les ont inspirés, on peut toujours se dire ça. Comme je l’expliquais, dans ma conférence, on est dans l’après-guerre, les Français sont en plein milieu des « Trente glorieuses », il y a un mythe qui mérite d’être combattu mais qu’on ne peut pas combattre, c’est le mythe de la Résistance qui pèse vraiment sur cette après-guerre, avec des gens comme Chaban-Delmas, de Gaulle etc. Donc, la nouvelle génération doit un petit peu remettre en cause ce mythe-là et ça passe par la subversion, des éléments de subversion qui sont des relectures ironiques ou amusées de l’histoire. Astérix joue ce rôle, je crois que c’est un des éléments importants.
Didier Pasamonik : La plaque va être installée où ? Vous le savez ?
Voix d’homme ( ?) : Elle est là.
Didier Pasamonik : Ah ! elle est déjà là. Ils sont en train d’installer la tente pour les officiels. Voilà, il y a Uderzo qui arrive justement, à l’instant. Il est accompagné de sa femme Ada Uderzo. Elle a beaucoup de mérite, parce qu’elle a des difficultés pour marcher, elle est en béquilles… Bonjour Ada… On va les saluer. Bonjour Albert.
Albert Uderzo : Bonjour.
Didier Pasamonik : Ça va ?
Albert Uderzo : (manque deux mots). Quand on arrive cinquante ans après, cela fait quand même un drôle d’effet mais les bâtiments sont toujours les mêmes. La nature a changé, elle a beaucoup évolué.
Anaïs Kien : Vous viviez à quel étage ?
Albert Uderzo : Nous étions au 3 et nous étions au 3ème étage.
Anaïs Kien : Donc, au coin, un peu plus loin de cet immeuble ?
Albert Uderzo : L’avant dernier étage.
« Archive, Albert Uderzo,1998 : Et là, il a fallu trouver une idée, très, très rapidement. C’est ce que nous avons fait. C’était dans notre petite salle à manger, dans notre HLM de Bobigny, face au grand cimetière parisien de Patin. Je vous situe la cadre. C’était en plein été, donc c’était un cimetière assez gai parce que très garni d’arbres, donc on ne voyait pas grand-chose, sauf en hiver. Cela s’est fait très, très vite. Quand je dis aux gens qui me posent des questions, qui me disent : vous avez du faire des études, avant d’entreprendre un truc comme ça… Que nenni, comme disait l’autre ! Ça s’est fait en un quart d’heure. Alors, là, il y a eu cette discussion fameuse avec René, à savoir que moi je voyais évidemment le personnage différemment. Je le voyais encore une fois avec l’image d’Épinal que se font les enfants sur les Gaulois : grand, fort, blond et beau / L’interviewer : Et lui ? / Albert Uderzo : Lui, il le voyait à l’inverse : petit, affreux, par contre avec une malignité qui le sortait de l’ordinaire. / L’interviewer : Il voyait un personnage, lui ? / Albert Uderzo : Il voyait un personnage. / L’interviewer : Celui qu’il vous a obligé à inventer. / Albert Uderzo : Celui qu’il m’a obligé à inventer, précisément. »
Voix de femme ( ?) : Elle est où Ada ?
Voix d’homme ( ?) : Elle est là, elle est là.
Anaïs Kien : On va dévoiler une plaque, ici, à Pont de Pierre, en votre honneur, en honneur d’Astérix.
Albert Uderzo : Oui, parait-il, je suis très honoré de ça. J’étais loin de m’attendre qu’un jour, il puisse y avoir une plaque sur ce bâtiment pour rappeler ce moment. C’est très émouvant pour moi. C’est évident qu’il y a cinquante ans, on était loin de se douter, René Goscinny et moi, en passant cette porte, heureusement d’ailleurs que l’on se doutait pas parce qu’on aurait eu très peur. Vous savez, nous ne sommes pas retournés ici depuis quarante deux ans, depuis 67. C’est pour cela que ça m’a fait un drôle d’effet. Je n’ai plus rien reconnu. Si, j’avais du venir moi-même en voiture, je me serais perdu complètement. On est arrivé ici en janvier 1958 et on a quitté cet appartement en 1967, 9 ans exactement.
Anaïs Kien : Vous ne saviez pas à l’époque qu’il y avait une nécropole gauloise, juste à côté de votre immeuble ?
Albert Uderzo : Je viens d’apprendre ça, je ne le savais pas du tout. Alors, cela me poursuit, ça, parce que chaque fois que je m’installe, on découvre une nécropole gauloise. Décidément, ces Gaulois sont fourrés partout. Dans ma campagne, c’est pareil, dans Les Evelyne, on m’a dit un jour : on a trouvé un four gaulois, qui faisait des poteries, à deux kilomètres de chez moi. Pour vous dire que maintenant je fais attention où je mets les pieds. Et bien, dites-moi, il ne fait pas chaud… Ah, oui, c’est peut-être une bonne idée… La petite rue qui coupe là-bas, c’est la rue Alésia, voyez-vous. Vous voyez qu’on était dans le bain !
Anaïs Kien : Elle s’appelait déjà la rue Alésia à l’époque ?
Albert Uderzo : Oui, oui. J’aurais espérer qu’ils l’appellent la rue Gergovie, cela aurait quand même mieux. Alésia, c’est une petite rue de nymphettes de Vercingétorix. Vous auriez vu ici, il n’y avait que de petits ( ?) qui s’amusaient dans cette petite rue-là, c’était formidable. C’était étonnant. Il y avait un gamin, qui était plus malin que les autres, il avait déniché de vieilles voitures d’enfants, vous savez, et tous les gosses montaient dans ces petits wagons improvisés…
Anaïs Kien : C’étaient des vieilles poussettes ?
Albert Uderzo : Des vieilles poussettes, voilà, exactement.
Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo.
Un homme ( ?) : Je ne sais pas si vous vous souvenez de nous. Madame Sebag, le fils de Madame Sebag. Elle parlait longuement avec vous.
Albert Uderzo : Ah, oui, je me souviens…
Un homme ( ?) : Elle parlait longuement avec…
Albert Uderzo : Oui, oui…
Un homme ( ?) : Toujours quand elle venait le promenait, elle parlait de ses lampadaires…
Albert Uderzo : Quelques uns avec les bouteilles…
Un homme ( ?) : Cela me fait plaisir que vous veniez au Pont de Pierre.
Albert Uderzo : Vous voyiez, on m’a invité.
Un homme ( ?) : C’est elle qui avait fait un accident, renversée par une voiture, vous vous souvenez ?
Albert Uderzo : Eh, oui.
Un homme ( ?) : Et bien, voilà, c’est elle. Elle s’est occupée de la maman et tout…
Albert Uderzo : Je me souviens bien, je me souviens bien, je me souviens de cet accident.
Une femme ( ?) : Bonjour, vous êtes Uderzo ? L’Albert Uderzo ?
Albert Uderzo : Oui.
Une femme ( ?) : C’est madame Uderzo ?
Albert Uderzo : Oui, je suis son époux
Une femme ( ?) : Oh ! Je n’arrive pas à vous reconnaitre
Albert Uderzo : Vous avez toujours été là ?
Une femme ( ?) : Je suis très contente de vous revoir.
Anaïs Kien : Anne Goscinny, vous n’étiez jamais venue sur le lieu de naissance d’Astérix ?
Anne Goscinny : Mais, non, je dois dire que non. C’est très émouvant de penser qu’Astérix est né ici, que mon père est venu souvent ici, qu’avec Albert ils se sont bien marrés, je trouve ça c’est très émouvant.
Anaïs Kien : Il y a des rues Goscinny, des écoles Goscinny…
Anne Goscinny : Il y a beaucoup de rue. Il y en a une à Paris notamment, dans le 13ème à côté de la Bnf. Il y a des écoles, des lycées, des collèges et des médiathèques, des centres culturels, des bibliothèques et il y a surtout le lycée français de Varsovie, qui porte son nom.
Anaïs Kien : Et dans le 13ème, la rue Goscinny se trouve entre la rue Thomas Mann et Primo Lévy.
Anne Goscinny : Oui. Je trouve que c’est un voisinage chargé de sens ! En tout cas, moi, qui me fait très plaisir, la montagne magique.
Anaïs Kien : Et vous avez assisté à toute cette journée, consacrée à Uderzo ?
Anne Goscinny : Je vais assister au dévoilement de la plaque puis après je crois qu’il y a un truc à l’université et après je retournerai du côté de chez moi parce que j’ai deux enfants qui ont 6 et 8 ans et il faut assurer le judo.
Anaïs Kien : Le judo ?
Anne Goscinny : Oui, parc qu’après l’école, on a le judo. Il faut être dans la vie. C’est bien de dévoiler des plaques et c’est bien d’amener les petits au judo.
Une femme ( ?) : Bonjour Madame.
Anaïs Kien : Bonjour, madame.
Une femme ( ?) : Monsieur Uderzo, habitait là.
Anaïs Kien : Vous l’avez connu ?
Une femme ( ?) : Je l’ai connue. On est les deux. Tout le monde est parti. Tous les Français sont partis et on est resté. Après, elle a trouvé… Son mari est monté de grade et tout… elle habite évidemment dans de beaux quartiers.
Anaïs Kien : Ada Uderzo, la femme d’Albert Uderzo ?
Une femme ( ?) : Voilà. Elle est très gentille, la vérité. Elle aimait parler aux gens. Elle n’était pas retirée du monde, non. Quand on se rencontrerait, on restait des heures à parler. Dernièrement, elle m’a dit : j’ai fait un bel abat-jour pour ma table de nuit. C’étaient des gens simples, hein ! Ils ont montés de grade, Dieu est grand, ha, ha, ha… il y a des histoires de partout, hein ! Ha, ha, ha…
Anaïs Kien : Et vous, vous êtes arrivée à quel moment, ici, à Bobigny ?
Une femme ( ?) : En 58. Il n’était pas…
Anaïs Kien : Fini ?
Une femme ( ?) : Non. La pelouse, derrière, là, c’était de la boue. On nous livrait le lait avec des charrettes, tout ça… Depuis 58, je suis là. Je suis la seule, ha, ha, ha… je me trouve bien.
Anaïs Kien : Et vous veniez d’où ?
Une femme ( ?) : Je viens de Sfax, Tunisie.
Anaïs Kien : Et vous vous appelez comment ?
Une femme ( ?) : Madame Sebag Marcelle.
Catherine Peyge, maire de Bobigny : Mesdames et Messieurs, je vous invite à vous rapprocher. Mesdames, Messieurs, chers amis. Dévoiler une plaque est toujours, pour moi, un moment d’émotion particulière, car il s’agit de placer une partie de l’espace public sous le haut patronage d’une personnalité admirée. Cela sera bien sûr le cas aujourd’hui. Mais cette émotion est marquée d’un sourire tendre et complice, puisque l’esprit des lieux que nous convoquons aujourd’hui a pu s’incarner dans un petit bonhomme souriant, malicieux et fort de la force de ses amis, des amis sûrs et dévoués. C’est à deux pas d’ici que le malin Astérix, patriote et roublard a vu le jour grâce à deux pères exceptionnels, Albert Uderzo et René Goscinny. L’historique légende affirme qu’Uderzo et Goscinny, en fumant quelques cigarettes, j’espère pour l’histoire que c’étaient des Gauloises, et en sirotant un Pastis, ont conçu Astérix. J’aime à imaginer qu’accouder au balcon, ils ont été inspirés par les mannes de centaines de Gaulois, qui reposaient dans la plus grande nécropole gauloise jamais découverte juste sous la fenêtre du dit balcon. À Bobigny, une fois de plus, la réalité a dépassé la fiction. Ici est né Astérix en 1959, crée par Albert Uderzo et René Goscinny. Albert Uderzo résidait alors dans cette allée.
Albert Uderzo : Exactement au 3ème étage…. Il est marrant ce garçon là…
Anaïs Kien : Bonjour. Est-ce que tu sais ce qu’on vient de faire là ?
Un jeune ( ?) : Vous venez de mettre une pancarte en argent, je crois.
Anaïs Kien : Et c’est juste à côté de ta fenêtre.
Un jeune ( ?) : C’est bien pour moi.
Anaïs Kien : Tu savais d’Albert Uderzo avait vécu ici.
Un jeune ( ?) : Je ne savais pas qu’il avait habité ici, je croyais que c’était un bâtiment comme les autres. Mais ce n’est pas un bâtiment comme les autres.
Anaïs Kien : retour au bâtiment de l’illustration où le dessinateur Albert Uderzo s’apprête à recevoir un Doctorat d’honneur, a devenir un gradé de l’université. Nous y retrouvons Patrick Gaumer.
Patrick Gaumer : C’est vrai que cela correspondait à un changement d’époque, la bande dessinée n’était plus considérée comme un pousse au crime. Petit à petit elle était légitimée et surtout s’insérait dans un ensemble beaucoup plus large, qu’est la contre-culture, dans lequel on va effectivement après retrouver la science-fiction, le rock, etc.
Anaïs Kien : Quand on parle de bande dessinée contre culturelle on pense plutôt à Fourest et à Barbarella, qui s’inscrit vraiment dans le chromo de la conte culture de la fin des années 60. on ne pense pas forcément à Astérix et à Uderzo et Goscinny.
Patrick Gaumer : Vous avez tout à fait raison. Ce qui est d’autant plus étonnant, c’est que Forest et Goscinny c’était vraiment l’eau et le feu, deux conceptions différentes et surtout deux personnalités. Je crois qu’un des claches, parce que c’est aussi l’autre de Goscinny, qui est peut-être un peu moins glorieux, c’est quelqu’un qui ne supportait pas trop concurrence et certaines personnalités, ce qui sera notamment le cas de Forest. Forest avait une telle notoriété via Barbarella, alors là en parlait médiatique si l’on rajoute le film de Vadim, Barbarella était un moment sans doute aussi connu qu’Astérix. Forest m’a raconté que le jour où il a rencontré Goscinny, il lui a dit : Si ça ne tenait qu’à moi, je ne vous aurez jamais publié, mais vous êtes Forest, donc je pense à mes lecteurs. Il se trouve que, sans entrer dans les détails, à un moment Forest a continué à travailler pour Pilote, et à un moment Goscinny a dit : Vous me le virez.
Anaïs Kien : Parce que Barbarella correspondait d’un point de vue esthétique, au code du temps, à cette modernité venue des États-Unis, au super héros extrêmement érotisé.
Patrick Gaumer : C’était surtout le côté érotique, évidemment, qu’on retrouve. Falbala, ok, c’est bien gentil, c’est un personnage féminin mais il n’y a pas cette liberté de ton, ce côté science-fiction, donc à cheval entre les différentes contre cultures qu’a Forest. C’est vrai qu’à un moment, je dirais, la série Astérix est devenue presque un classique…
Anaïs Kien : Académique.
Patrick Gaumer : Voilà, c’est l’expression, académique, alors que les expériences se faisaient ailleurs.
Anaïs Kien : Jean-Claude Lescure, notre hôte, initiateur de cette journée d’hommage et de célébration.
Jean-Claude Lescure : Albert Uderzo, je voulais vous dire que c’est un immense honneur que vous faites à cette université, où tous les jeunes sont des petits Goscinny et de petits Uderzo, c’est-à-dire des fils d’immigrés d’aujourd’hui, des enfants de la banlieue qui cherchent leur voix. On est là pour cette ascension sociale, pour leur permettre de se réaliser, réaliser leur rêve. Votre présence ici, c’est la preuve que des fils d’immigrés peuvent réussir et c’est aujourd’hui par l’université, avec son absence de sélection, sa promotion sociale, son insertion professionnelle, qui est là et qui permet à ces gamins de banlieue de devenir les futurs cadres de la nation. C’est à cette occasion là que nous avons pris la décision de vous remettre le diplôme d’honneur de Docteur de l’université Paris 13.
Albert Uderzo : Merci, Monsieur.
Jean-Claude Lescure : C’est moi qui vous remercie.
Natacha Lillo, historienne, spécialiste de l’histoire de l’immigration : Le fais que cela soit des enfants d’immigrés qui deviennent des Gaulois résistants à l’Empire romain, des Gaulois donc des futurs Français, franchouillards, avec les banquets, les bagarres, que cela soient des enfants d’immigrés qui fassent ce personnage-là, quelque part cela rend hommage aux capacité d’intégration qu’a pu avoir la France dans les années 20-30, et même je pense jusqu’aux années 50-60. Par l’école, par toute une série de modalités de choses, qui pouvaient être l’existence d’un Parti communiste fort, par le syndicalisme, etc., qui permettaient l’intégration, et aussi parce que jusqu’aux années 70, on est dans une société, des Trente Glorieuses, où l’on va vers le progrès, c’est-à-dire qu’en général les pères sont manœuvres, cimentiers, ouvriers de base, les fils vont acquérir un véritable emploi. Donc, vous avez vraiment, là, quelque chose qui est très net, c’est le passage d’une génération à l’autre, avec une ascension sociale.
« Je crois que je vais tout de même boire un coup de la potion magique, l’avenir du village est en jeu après tout. »
Anaïs Kien : Emmanuel Boulanger, vous faites une communication, intitulée : « De l’esprit village à la ville moderne », dans cette journée consacrée au Gaulois, à Bobigny et à Uderzo. Vous avez regardé comment Uderzo justement parle de Bobigny ?
Emmanuel Boulanger : Ils en parlent relativement peu. On sent bien que cette cité du Pont de Pierre, c’est un monde à part, ce qui est une réalité, c’est une cité qui reste enclavée, il n’y a pas de centralité réellement à Bobigny…
Anaïs Kien : C’est le lieu où il habite.
Emmanuel Boulanger : Voilà, c’est le lieu il habite. Par contre, on sent qu’il ne porte pas particulièrement à cœur les communistes, c’est un lien que l’on peut également faire.
Anaïs Kien : Et les gens de gauche en général.
Emmanuel Boulanger : Et le gens de gauche en général c’est ce qu’il dit en effet dans un des ses entretiens. D’ailleurs au final il quittera Bobigny, il habitera dans une autre cité à l’entre-soi, bien prononcée, je pense à Neuilly-sur-Seine, là on n’est plus du tout dans la ville typée populaire, c’est vraiment la ville à l’entre-soi bourgeois affirmé. C’est bien sûr un autre monde. Cette cité du Pont de Pierre a semble-t-il marqué on histoire. En tout cas elle marque le début de l’histoire d’Astérix.
Anaïs Kien : Quels sont les acteurs qui organisent cette journée scientifique, intitulée « Drôles de Gaulois » ?
Emmanuel Boulanger : Les partenaires de cette initiative, de ces célébrations mémorielles, on pourrait presque dire, c’est la ville de Bobigny, le Conseil régional d’Île-de-France, le Conseil régional de la Seine-Saint-Denis, le patronage très significatif de l’Université Paris 13 et du Campus de Bobigny. C’est très surprenant de voir comment les choses évoluent, ce qui était inimaginable dans les années 60-70, même encore 80, à savoir qu’une mairie communiste s’approprie cet héritage d’Uderzo et Goscinny, d’Astérix, c’est vrai que l’on mesure à quel point, y compris le paysage et les mentalités politiques ont pu évoluer.
Anaïs Kien : Et comment on peut expliquer cette captation d’héritage justement, par cette mairie communiste, de ce petit personnage, Astérix ?
Emmanuel Boulanger : Alors là, on est certainement dans une logique de faire-valoir. De faire-valoir municipal, de « patrimonisation » également des cités, des premières cités d’habitat collectif qui sont ainsi valorisées. Aujourd’hui on a une relecture de la Seine-Saint-Denis qui est tend à falsifier, en tout cas à stigmatiser cette période des Trente glorieuses. En colle notre réalité où en effet l’intégration est difficile avec l’expérience des Trente Glorieuses où au contraire on avait un ascenseur social qui permettait à des enfants issus de l’immigration, en l’occurrence de l’immigration italienne, de faire école, de s’intégrer, de faire France, oui.
Anaïs Kien : On fait de vous aujourd’hui une success story, un modèle d’intégration puisque vous êtes fils d’immigré italien, Albert Uderzo, ce n’est pas un peu vertigineux comme place à assumer ?
Albert Uderzo : Je m’attendais à votre question. Eh bien, voyez-vous, il y a une particularité en ce qui concerne les auteurs d’Astérix, c’est que Goscinny était d’origine polonaise et moi d’origine italienne, j’ai l’air de taper sur la tête de mes ancêtres.
« Vive Astérix ! Vive Obélix ! Vive Astérix ! Et sous la lune, le traditionnel banquet réunit tous les habitants du village gaulois, tous. Ah, non ! J’en oublie un, Assurance tout risques, le barde / Les lâches, me ligoter et cacher ma, lyre ! J’avais composé une ode triomphale, La, la, la… / Eh, Assurance tout risques, le disque est fini / La, la, la / Le disque est fini »
Anaïs Kien : merci à Pascal Ory, Patrick Gaumer, Nicolas Rouvière, Albert Uderzo, Jean-Claude Lescure, Catherine Peyge, Natacha Lillo, Emmanuel Bellanger, Didier Pasamonik et aux habitants de la cité du Pont de Pierre.
Prise de son Olivier Leroux, mixage Claire Levasseur. Archive Ina, Aurélie Marsset et Marie Jarousse ( ?).
« Astérix, fils du 9 – 3 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Véronique Samouiloff.
Emmanuel Laurentin : Et merci à Anaïs Kien et Véronique Samouiloff de terminer ainsi cette semaine gauloise, avec ce dernier avatar du Gaulois dans notre société contemporaine, ce fils de dessinateur et scénariste immigrés.