Banlieues, islam et civilisation, par Nabile Farès, écrivain et psychanalyste
Au moment où dans une banlieue parisienne une grenade de gaz lacrymogène est jetée, serait-il inutile de rappeler que l’islam est une culture et civilisation qui existe parmi d’autres civilisations et cultures d’hier et d’aujourd’hui ? D’où notre indignation et perplexité devant les déformations, impasses, violences produites par des interprétations restrictives contemporaines et néfastes dues à des assimilations, équivalences telles que celles-ci : « islam = terrorisme » ; « islam = djihad » guerres contre les cultures et civilisations autres ; « islam = anti-occidentalité » ; « islam=anti-judaïsme » ; « islam = anti-sémitisme »- comme si l’islam était un aryanisme ! ou bien, façon moderne, actuelle du fascisme politique : « l’islam = anti-Israel » etc. ; équivalences et interprétations qui ont lieu d’une façon similaire, en miroir, précisément, du coté d’un anti-islamisme qui, malheureusement, peut être aussi produit par celles et ceux-là même qui se proclament de l’islam.
La « fitna », la discorde, la guerre civile, en langue arabe, mot qui désigne la crise intérieure, la scission, le malheur, serait-elle le résultat d’une vérité de l’interprétation historique ou une méconnaissance de la vérité historique ?
Autre question, car les banlieues ne sont pas un simple détail dans notre culture et civilisation d’aujourd’hui : en quoi la « fitna » - la guerre civile inter-islam, chiite, sunnite, islamiste, en tant que nouvelle scission aujourd’hui – relève-t-elle de l’islam et de quelle histoire l’islam relève-t-il à son tour ?
Double réponse à cette question : l’une concerne le rabaissement ; l’autre le déni.
Commençons par le rabaissement, c’est à dire par la présentation d’un islam ravalé, rabaissé par une interprétation historique qui ne tiendrait plus compte des antécédences des récits, textes, écrits, paroles, discussions, pensées, qui ont précédé ce que la sunna, la tradition en islam, nomme la révélation de l’islam. Or, qu’est-ce que cette révélation de l’islam pour les peuples, personnes, sociétés qui parlent arabe - insistons sur le « qui parlent » déjà l’arabe à l’époque, bien avant le VII° siècle – si ce n’est la transmission, après élaboration, dans la langue arabe, certes, invention, création, d’une tradition des récits venus du judaïsme, passés ensuite dans la langue grecque, puis dans la tradition chrétienne et latine.
Et qu’en est-il du déni : aujourd’hui, au moment où le christianisme reconnait – et, comment en serait-il autrement après la destruction des juifs d’Europe, ce qui se nomme aussi Shoah ; et, au prix de quelle mésestime l’a-t-il fait ! – sa dette envers le judaïsme, pour quelles raisons n’appartiendrait-il pas à l’islam, aux représentants, porte-paroles, « docteurs en islam », de reconnaitre sa dette envers le judaïsme qui, contrairement au monothéisme antérieur, le dieu solaire d’Akhenaton, comme le rappel S. Freud dans son livre « l’homme Moïse et la religion monothéiste », conçoit un dieu présent et absent, non représentable, comme cet irreprésentable qu’est ce même dieu pour l’islam ; et, si le texte « coranique », qui est un texte de récits – « coran » voulant dire :récit et lecture du récit ; le récit étant ce qui se dit et se lit – dit, en une de ses premières sourates ou versets, « dits » : « Ne vous ai-je pas donné les récits – le coran – en arabe » ne serait-ce pas pour dire : « je vous ai donné les récits dans votre langue, vous qui parlez l’arabe et non pas le grec, l’hébreu, le latin, le syriaque, l’araméen, » plutôt que « je vous ai donné les récits en tant que langue arabe des récits », ce qui voudrait dire, alors que les autres langues, que devait connaitre l’homme cultivé qu’était Mohemed, existaient, seul les récits en langue arabe ou de langue arabe seraient – sont – dogmatiquement – dictatorialement – vrais ; et, les seuls vrais…
Si cette dernière interprétation était la bonne on ne comprendrait pas en quoi la civilisation musulmane doit bien plus sa renommée au développement des sciences et des arts, en son sein, qu’a ce qu’elle a effectué, tout comme les autres civilisations, et permis de destructions.
Que se passe-t-il donc en islam, et hors d’islam, pour que l’interprétation destructrice, hégémonique, l’emporte sur l’interprétation créatrice et novatrice au moment où une autre voie à la présence, permanence et intelligibilité de l’islam est recherchée, souhaitée, exigée par le développement de la civilisation elle-même ?
Sortir de la terreur – ce que l’on désigne à partir d’un euphémisme du nom de terrorisme – serait possible à partir de la reconnaissance de la dette que chacun de nous, en « sa » ou « ses » religions – a, dans le développement des histoires, envers l’autre que soi et en la civilisation elle-même ; ceci, autant au-delà des langues que l’on connait, écrit, et parle, que de celles que l’on côtoie et souvent ignore. Ismaël, lui-même ancêtre éponyme des musulmans musulmans, et, supposé tel dans une interprétation réaliste, n’est-il pas lui-même l’un des fils d’Abraham, dont la filiation et la descendance demeurent une reconnaissance et une inscription pour aujourd’hui ; ne désigne-t-il pas l’ancrage, la dette, une vérité du judaïsme pour l’islam, de même que la personne du christ demeure l’ancrage et la dette de la chrétienté au judaïsme ?
Le texte coranique pourrait apparaître alors comme un recueil et une mise en scène de cette double tradition dont l’homme Mohemed, en son temps, ne pouvait ignorer, dénier, l’importance, la présence et réalité.
Lancer une grenade de gaz lacrymogène dans une mosquée, après que deux adolescents se soient électrocutés, c’est comme si l’on voulait ranimer les flammes de guerres civiles qui ont déjà eu lieu dans la civilisation et ses histoires.
Tout comme tous les musulmans ne sont pas arabes, tous les arabes ne sont pas musulmans ; et, de même, tous les chrétiens ne sont pas européens, et tous les européens ne sont pas chrétiens ; tous les terroristes ne sont pas musulmans, et tous les musulmans ne sont pas terroristes ; tous les français ne sont pas coloniaux, et tous les coloniaux ne sont pas français ; tous les israéliens ne sont pas juifs et tous les juifs ne sont pas israéliens ; tous les iraniens ne sont pas aryens, et, tous les aryens ne sont pas iraniens...
On pourrait continuer à relativiser la violence inscrite dans les généralisations meurtrières, même si « tous les hommes ne sont pas menteurs, et que : tous les menteurs sont des hommes, ou bien : tous les hommes ne sont pas des meurtriers, mais tous les meurtriers sont des hommes… »
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Commentaires (sans les données personnelles des auteurs des messages) et réponses laissés sur le blog « Tinhinane ».
(1) Coralie, le samedi 5 novembre 2005 à 19 h 06 : Tout à fait d’accord, mais comment renouer un dialogue dans ce contexte ???
(2) RB, le jeudi 12 avril 2007 à 15 h 45 :
Je remercie Taos de nous avoir retransmit le texte de Nabile Farès qui tord le cou à ces généralisations insultantes qui sous-tendent pourtant régulièrement nos discours contemporains. Ainsi rappelle t-elle que « tous les musulmans ne sont pas arabes, tous les arabes ne sont pas musulmans ; et, de même, tous les chrétiens ne sont pas européens, et tous les européens ne sont pas chrétiens ; tous les terroristes ne sont pas musulmans, et tous les musulmans ne sont pas terroristes ; tous les français ne sont pas coloniaux, et tous les coloniaux ne sont pas français ; tous les israéliens ne sont pas juifs et tous les juifs ne sont pas israéliens ; tous les iraniens ne sont pas aryens, et, tous les aryens ne sont pas iraniens... ».
Malheureusement, Nabile Farès, montre sur sa dernière phrase, qu’elle n’est pas allez encore assez loin dans ce qu’elle critique, car sur ce dernier pas, elle fait une grossière erreur. Je la cite : « On pourrait continuer à relativiser la violence inscrite dans les généralisations meurtrières, "même si" ’’tous les hommes ne sont pas menteurs, et que : tous les menteurs sont des hommes, ou bien : tous les hommes ne sont pas des meurtriers, mais tous les meurtriers sont des hommes. ».
On pourrait croire que ces deux dernières généralisations (« tous les menteurs sont des hommes » et « tous les meurtriers sont des hommes ») sont indémontables, mais c’est une fois de plus ignorer la complexité du réel et ce que nous a enseigné la primatologie contemporaine. Il n’y a pas que l’homme qui mente, ni qui tue ses semblables.
[Sur le mensonge : Cf mon message du Jeudi 8 Janvier 2004 : « Le mensonge des primates » (Dominique Lestel, Paroles de singes. L’impossible dialogue
homme-primate, Ed. La découverte, 1995, pp. 131-132.)
Sur le meurte : Jane Goodall, ’’Infant Killing and Cannabalism in Free-living Chimpanzees", in Folia Primatologica, Vol. 28, 1977, pp. 259-282 ; et K. Kawanaka, "Infanticide and Cannabalism in Chimpanzees - with Special Reference to the Newly Observed Case in the Mahale Mountains", in Afr. Stud.
Monogr., Vol. 1, 1981, pp. 69-99.]
Encore une fois, il faut faire extrêmement attention aux généralisations, et encore plus touchant à celles qui sont parmi les plus évidentes, car elles couvrent en fait toujours une position politique et symbolique non pensée comme telle. (Ici par exemple, c’est l’anthropo-centrisme qui est impensé.)
(3) JJS, le mardi 8 novembre 2005 à 20 h 07 : Très beau et passionnant ce blog ! Mais je vais jouer le jeu de prendre une ou deux questions à discuter...
En voici une. Je cite le début de l’article, lui aussi très riche, de Nabile Fares. Parce que c’est ce début qui me pose problème : "(...) serait-il inutile de rappeler que l’islam est une culture et civilisation qui existe parmi d’autres civilisations et cultures d’hier et d’aujourd’hui ?"
Est-ce que nous défendons des valeurs universelles, constitutives d’une mondialité, d’une appartenance humaine commune ? Notamment de part et d’autre de la Méditerranée ? Si c’est le cas, je remarque que je me refuse à qualifier le christianisme ou les christianismes de "civilisation". Alors, comment puis-je comprendre une telle qualification pour l’islam ? Les croyances religieuses font partie de la culture (au sens anthropologique du terme). Mais la culture et la civilisation se développent aussi en conflit avec les religions.
Il y a des civilisations africaines, européennes, méditerranéenne, traversées par des phénomènes religieux. Il me semble que l’on peut parler des civilisations et des cultures égyptienne, sumérienne, mésopotamienne, berbère, kurde, persane, ottomane, soninké, etc.
De la même façon il y a des Etats où l’appartenance nationale est définie par la religion cela se nomme en psychanalyse : l’héfinie par la religion et une seule exclusivement. Là aussi, je suis en désaccord. Même si j’en comprends l’histoire et si je ne donne aucune leçon.
Réponse de Nabil Farès aux 3 commentaires, le Le mardi 8 novembre 2005 à 20 h 15 :
Réponses un peu longues, certes :
Tout d’abord merci à celles et ceux qui on bien voulu lire l’article " Banlieues, islam et civilisation " et à Coralie plus directement : il s’agirait - et il vaut mieux en ces "matières", employer le conditionnel - de véritablement mettre en scène un dialogue un plurilogue et dénouer ce qui a été noué, laissé en plan et mis en cause de l’humain, précisément ; et bien, déjà par l’échange non meurtrier, et la construction d’un échange qui ne serait pas réduit par une loi de l’inégalité, ce qui avec évidence, relève de la difficulté même dans la civilisation : l’échange existe mais il est inégal et s’exerce par et dans la violence de l’inégalité ; comment prendre mesure de cette profondeur historique et non pas métaphysique de l’inégalité : telle est la tâche de la civilisation elle-même.
Eh oui !
Alors qu’en est-il de la civilisation, sans faire trop de casses et d’oublis : un processus (des) matériel et mental de transformations qui crée, fabrique des idées, des objets, des oeuvres, des façons de vivre, de penser, de dormir, de tuer, de prendre en compte, d’exterminer, d’écrire, d’effacer, de parler, de travailler ou de faire travailler, de dominer, de reconnaître, d’enfermer, de sentir, de souhaiter, de mourir, de vivre, d’espérer... et, donc, immenses, pluriels, divers, différents, sont les processus de civilisations et de transformations ; les civilisations dans leurs formes, leurs cultures, leurs langues, leurs religions, leurs politiques, sont prises dans un processus de civilisation de l’humain par l’humain ; des civilisations peuvent mettre en cause ce processus de civilisation et à ce titre elles peuvent mettre en danger tout l’humain, et tout l’ensemble, son environnement, son histoire : la technologie et la traite, l’esclavage, les colonisations de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Amérique dite "latine", l’exterminations des civilisations indiennes, les colonisations de la fin du 19° et plus près de nous, la tentative d’extermination des juifs d’Europe, des musulmans de Bosnie, des Tutsis,.. ; " tentatives" pour autant que lorsqu’une civilisation vient à en détruire une autre, à travers les destructions qu’elle engage, effectue, existent des traces, des débris, des personnes nnes, aussi, qui, à travers les malheurs subis témoignent pour une autre civilisation, pour une civilisation autre que celle qui fut en rivalité, violence et domination, cette civilisation dont j’inscrit le sens, un sens à part que celui de civilisations déjà construites dans leurs objets, idées, œuvres, langues, etc. cette transformations des acquis non toujours acquis de l’humain d’être toujours pris pour un barbare, le barbare, dans la civilisation même ; le mot "barbare" peut paraître équivoque, mais c’est bien pour faire remarquer ceci qui est le barbare des deux ? celui qui se dit civilisé et vise à mettre à l’écart l’autre à travers une désignation ou celui qui demeure barbare parce qu’un jour il fut traité comme tel ?
Il existe une civilisation chrétienne tout comme il existe une civilisation juive, musulmane, tout comme les autres civilisations citées, mais il existe à travers elle et au-dessus d’elle un processus de transformations qui obligent les civilisations à se transformer elles-mêmes lorsqu’elles mettent en danger la civilisation de l’humanité même.
Du primate et de sa loi : en psychanalyse, le primate est à l’intérieur de l’homme dit moderne, et pas du tout extérieur à lui dans une primarité qui ne serait qu’animale, et cela se nomme en psychanalyse : l’héritage archaïque présent à l’insu et certaines fois présent à la surface ; l’inconscient n’est pas du tout un impensé, ni un réservoir, c’est précisément ce qui est pensé par la psychanalyse différemment de ce que les anthropologues disent de la civilisation ; c’est même ce qui est à penser comme meurtre, le meurtre meurtrier en l’homme, sans l’alibi d’une version animale proto-inscrite, pour autant que l’humain, à la différence de l’animal, a affaire avec sa parole et son histoire : ce qui a constitué pour lui et son environnement une plasticité et un processus de transformation qui existe, qui lui demande d’en prendre la mesure, l’ampleur et le sens avec force, savoir et... humilité ; ce qui est à l’opposé d’un savoir sur le tout et le tout de savoir ; précisément, partager un bout de savoir, de réflexion, de mise en attente et perspective de l’ignorance ; ce que nous pouvons savoir et savons, c’est que l’homme tue, et qu’il tue, en ce comble, aujourd’hui, c’est qu’il dit - dans ses actes et ses mots - ce que l’animal primate ne fait pas - qu’il ne le fait pas, qu’il ne tue pas.
Ca c’est moderne : absolument moderne, nazi même.
Voilà pourquoi existe cette parole "Tu ne tueras point" pour que l’homme sache qu’il tue, qu’il ne sacrifie pas, mais tue ; et, cette parole est là pour dire à l’humain d’arrêter de faire cet acte et de dire, en plus, qu’il ne savait pas qu’il tuait.
L’animal sait qu’il tue, tandis que l’homme lui, actuellement, ne veut même plus le savoir ; en savoir quelque chose de sa tuerie par pure idéalité ; prétention d’être un être idéal ; il faudrait donc, sans doute, d’abord, lui rappeler sa primarité meurtrière de laquelle il devrait se libérer : possible ? et, aussi, et même, dans le savoir : ce qui est encore une autre histoire !
Merci de votre lecture Monsieur... Madame... Mademoiselle... mais, au fait pourquoi avez-vous pensé que Nabile Farès était une vieille dame ; c’est un quelqu’un qui se plaît à penser ce qui relève précisément du meurtre ; il en a même fait son métier : pas juge, pas anthropologue, linguiste, philosophe : psychanalyste, eh, oui, ça existe... et, écrivain, vous vous rendez compte...
Amicalement
Nabile Farès
(4) J.J.S., le dimanche 13 novembre 2005 à 21 h 47 :
Rebonjour, ce dimanche...