Jean-Pierre Vernant : Au début, au commencement, en tout premier lieu fût Chaos, l’abîme, la Béance, n’est-ce pas, une sorte de… il y a un vide, comme une gueule, kainô, cela veut dire ouvrir la bouche, comme une espèce d’immense ouverture, béante, qui n’a pas de fond, qui n’a pas de direction, où l’on ne voit rien, où c’est la nuit, où il n’y a pas de consistance : brumeux, indistincte, sans fond, sans direction. Puis, Gaïa, la Terre, c’est-à-dire quelque chose qui a une forme, une consistance, qui est stable, qui va donner une direction, qui va donner un plancher au monde. Il y a Gaïa. Cette Gaïa, vers le haut, se couronne de hautes montagnes neigeuses et vers le fond des Tartares sombres. Puis, il y a Éros, amour. On est dans un monde où il n’y a pas de sexes et Gaïa enfante sans tendre amour, sans s’unir à quiconque. Cet Éros primordial, c’est le mouvement par lequel, à partir du Chaos surgit deux Chaos : une Terre qui en est le contraire et va surgir de Gaïa un être qui est semblable à elle mais qui, lui, est masculin, Ouranos, qui va se vautrer, s’étendre sur elle de façon à la couvrir toute entière, comme si le ciel enveloppait la Terre et qu’elle n’avait plus au-dessus d’elle ni autour d’elle aucun espace.
Renée Elkaïm-Bollinger : Il dit « nous », de préférence à « je ». Nous, c’est le groupe, la bande de copains, à l’université, au Collège de France, comme dans la Résistance où dans sa vie de militants ou avec ses amis Russes. Il dit : au commencement était Chaos, Gaïa, Ouranos, Jean-Pierre Vernant raconte : la genèse des dieux grecs, la théogonie d’Hésiode, les mythes. Est-ce que l’on pourrait dire de Jean-Pierre Vernant, qu’il est mythologue ? Cela sonne mal et il récuse ce terme. Alors, historien ? Helléniste ? Anthropologue ? Philosophe ? Il se défini lui-même comme un carrefour de disciplines, un poste d’aiguillage, un comparatiste qui scruterait les hommes et les cultures mis en perspectives. Il scrute à partir des textes. Homère, Hésiode, Eschyle. Il se met dans la peau d’un Grec. Il s’ajuste à un regard grec. Et, il respire le temps et l’espace de la Grèce.
Jean-Pierre Vernant : Ça, c’est la Grèce, 1935. Mon frère, moi, Leduc, qui est mort, à la fois le militant politique, l’écrivain, et puis Yannick Brunn, ici, je crois bien, qui, lui, est toujours vivant, qui avait la Chaire de géologie à la Sorbonne, voilà. C’est la première année où nous avons été en Grèce. Là, nous sommes sur le pont du bateau qui nous amenait en Grèce.
Renée Elkaïm-Bollinger : Et ça, c’était la première fois ?
Jean-Pierre Vernant : Que j’allais en Grèce ? Oui, en 35. Vous permettez que je regarde ? Oui. Nous étions partis là-bas, sur le Cairos City, peut-être que c’est ce pont. On n’était pas nourris. On voyageait sur le pont. On devait mettre, je ne sais pas, 4 jours pour aller là-bas. À Marseille on amenait des cageaux de fruits, quelques vagues réserves alimentaires, du pain. On était réveillés le matin parce que les types vous arrosaient avec les jets d’eau pour nettoyer le pont. Tout le monde faisait ça. Je crois bien même que Sartre raconte à un moment donné qu’il a fait ça aussi, avec Beauvoir. Nous, notre idée c’était qu’on n’allait pas en Grèce pour voir les antiquités. Nous étions dans la Grèce moderne pour voir les paysans, les ouvriers du port du Pirée, d’autant plus que c’était une période, je crois que ça devait être Metaxás qui était là, c’était une période très réactionnaire, où il y avait une répression policière assez forte. Nous avons fait d’abord Athènes-Delphes à pattes, quelques fois lorsqu’on trouvait un camion et qu’on pouvait monter sur le toit, il nous prenait. On a été dans pas mal de petites iles : Céphalonie, finalement on est repassé à Courfou, puis on est passé sur la frontière, en Albanie, en bateau, et on a remonté, à pied toujours, jusqu’à la dalle massive, jusqu’à la côte Yougoslave.
[musique]
C’était pour moi la révélation d’un monde méditerranéen authentique que je connaissais mal.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Ouranos, c’est une espèce de puissance masculine. Il ne sait faire qu’une chose, l’amour. L’amour, c’est-à-dire s’unir sexuellement à Gaïa. Il est son double, son équivalent, il la couvre et ne cesse de lui faire l’amour mais cela ne produit rien. Le temps est bloqué. Il y a des générations, puisque les Titans sont dans le ventre de Gaïa, mais ces générations ne trouvent pas l’espace où se développer. Ouranos, égal à Gaïa, est sur elle et ne cesse de se répandre amoureusement sur elle. Elle ne peut pas respirer, il lui faut un peu d’air ! Elle dit à ses enfants : regardez ce que fait votre père, ce n’est pas possible ! Tous les enfants restent muets, terrorisés. Il n’y a qu’un, le dernier, le plus jeune, Cronos, fourbe, rusé, avec la métis, lui aussi, très malin, très menteur. Gaïa lui met dans la main, une harpé, une faucille, courbe, retors, torse, comme lui est retors. Alors, il est là et il veille. Ouranos naturellement descend pour se livrer à son commerce sexuel ordinaire et Cronos lui attrape les parties sexuelles, de la main gauche, avec sa main droite, il tranche tout : les bourses et le sexe. Les gouttes de sang… Ouranos n’est pas content du tout, s’éloigne de Gaïa et va se fixer en haut du ciel dont il ne bougera plus, dégageant ainsi entre la Terre et le ciel l’espace où le monde va se mettre en place, créant le décor à partir duquel le drame de la théogonie va pouvoir se jouer.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Quand j’ai débarqué au Pirée. Le Pirée de ce moment-là n’a aucun rapport avec le Pirée d’aujourd’hui. C’était un petit port oriental. C’était admirable, plein de vie. Ça grouillait. Il n’y avait pas de bagnoles, ou presque. C’étaient des carrioles, des ânes. Le soir, on déambulait et dans les cafés, dans les bistrots, on attendait qu’il fasse tout à fait nuit, notre but était d’aller dormir sur une plage, au Pirée. Nous étions dans un bistrot et les marins ont été cherché un phonographe ambulant et ces marins grecs nous ont invité à danser. On a dansé, Yannick et moi, on jouant un rôle féminin, avec ces marins grecs au son d’un phonographe ambulant. Et, on nous ont amenés sur la plage, une vraie plage où il y avait juste une maison où habitaient ces types, qui d’ailleurs manifestement nous avaient pris pour des homosexuels. Le lendemain matin les pêcheurs ont tiré leurs filets, on a été réveillés comme ça. Ces pêcheurs en même temps qu’ils tiraient les filets faisaient toutes sortes de plaisanteries, je dois le dire, parce qu’on s’était sorti de nos duvets, on s’était foutu dans la flotte à poil, on n’avait pas de caleçon de bain. Je ne dirais pas que cette pédérastie m’avait séduite, elle m’avait étonnée, elle me rappelait des souvenirs…
Renée Elkaïm-Bollinger : Platon
Jean-Pierre Vernant : Platoniciens, un petit peu. Et puis, surtout c’était la découverte d’un monde paysan avec ses habitudes. Il nous est arrivé, montant vers des villages sur des collines, je crois dans le Péloponnèse, quand ils nous voyaient arriver, on était quatre à ce moment-là, en shorts, ils sonnaient les cloches et quand on arrivait, sur la place, tout le monde était là. On nous invitait naturellement à boire, ce que nous faisions volontiers…
Renée Elkaïm-Bollinger : L’Ouzo.
Jean-Pierre Vernant : … et puis c’était la grande dispute pour savoir qui nous amènerait dans leur maison, coucher dans leur chambre, dans leur lit.
Renée Elkaïm-Bollinger : Mais à aucun moment vous n’avez fait appel à toute une mémoire de la Grèce ancienne quand vous étiez là-bas en Grèce ?
Jean-Pierre Vernant : Non.
Renée Elkaïm-Bollinger : Jamais, jamais ?
Jean-Pierre Vernant : Non, non, ce n’était pas mon affaire. Je m’intéressais à la vie réelle. 35, replacez ça dans le contexte. En France, il y avait eu 34, il y avait eu le 6 février, on était en pleine bagarre antifasciste. Il y avait les Allemands d’un côté, les Italiens qui étaient de l’autre, il y avait les Espagnoles qui allaient sortir, c’était en Grèce un régime du même tabac, c’est cela qui m’intéressait, le peuple grec authentique, malheureux, soumis à une sorte de dictature conservatrice.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Les gouttes de sang sont tombées sur la terre. Et de ces gouttes de sang, avec le cours du temps, parce que maintenant le temps s’est mis à courir, c’est dégagé, naissent un certain nombre d’êtres, qui sont en gros les puissances de vengeance et de guerre. Les puissances qui vont présider, au cours du temps, au fait que ceux qui ont commis des cimes vont les payer et au fait que les gens vont se déchirer les uns et les autres. Ça, c’est les gouttes de sang sur la terre. En même temps, le sexe d’Ouranos que Cronos a jeté par-dessus son épaule, sans regarder, tombe dans la mer. Et ce sexe navigue et de l’écume, qui est à la fois l’écume du sperme qui sort de ce sexe et l’écume de la mer, sort un être divin : Aphrodite, la reine des amours. Elle aborde dans l’ile de Cythère et au fur et à mesure qu’elle avance, le gazon se couvre de fleurs et de bonnes odeurs. La mutilation d’Ouranos n’a pas seulement éloigné le ciel de la terre, dégagé l’espace, ouvert un temps où les générations successives vont se développer, on a maintenant un monde ouvert dans lequel il y a des puissances de lutte, d’opposition, de vengeance guerrière et en même temps des puissances d’amour, de rapprochement de philia. Il ne s’agit plu seulement de copuler, il s’agit d’une stratégie amoureuse, où il faut séduire, où il ne faut pas faire violence. Si l’on fait violence, on le paiera. À ce moment-là, le masculin et le féminin, comme le belliqueux et l’amitié vont se conjoindre en même temps qu’ils s’opposent. C’est-à-dire que l’on entre dans un monde qui n’est plus le monde primordial, qui est un monde où les aventures divines et humaines vont pouvoir se présenter.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Là, vous étiez avec des amis sur ce bateau, et là est-ce que vous reconnaissez ce que c’est ? Vous êtes aussi avec un groupe.
Jean-Pierre Vernant : Là, c’est tout à fait différent. Je suis prof, en quelle année ? Je n’en sais rien. Je suis prof avec des élèves, non pas du lycée mais instituteurs. Je pense en 1942, on a dû me confier la philosophie pour l’École normale d’instituteur, je devais faire une ou deux heures par semaine chez eux. Ça, ce sont les futurs instituteurs. C’est vrai que quand on regarde cette photo, je n’ai pas l’air plus âgé qu’eux. Je dirais même que j’ai l’air un peu plus jeune.
Renée Elkaïm-Bollinger : Tout le temps avec un groupe. Là, on vous voit, les trois fois, c’est avec un groupe, c’est cela qui est important pour vous ?
Jean-Pierre Vernant : C’est vrai. Je pense que j’ai toujours, non pas raisonné, déraisonné en groupe. Peut-être qu’étant enfant, mon père ayant été tué à la Guerre, ma mère est morte quand nous étions jeune mon frère et moi, j’ai été élevé avec mon cousin et ma cousine, nous étions là, quatre gosses dont j’étais le plus jeune, et j’ai toujours pensé « nous ». Au fond j’essaye de raisonner, mon rapport fondamental est peut-être moins un rapport à un père que je n’avais plus, fictif, qui a sûrement pesé, je dis volontiers que je suis tranquille…
Renée Elkaïm-Bollinger : Pas de complexe d’Oedipe.
Jean-Pierre Vernant : J’en avais un, imaginaire. Justement parce qu’il était imaginaire, je crois qu’il a pesé sûrement beaucoup. Mon père était philosophe aussi. Il avait fait l’agrég de philo. Au moment de l’agrég, il avait pris la suite de mon grand-père qui avait fondé un journal républicain, dans les années 1880, à Provins, où je suis né. C’est mon père qui avait pris la suite. C’était un journal républicain, anticlérical, de gauche. Je crois que mon père était avant la guerre membre du Parti socialiste. Puis la guerre est venue, ses copains sont partis, il était réformé, il s’est engagé, volontaire, comme deuxième classe dans l’infanterie et il s’est fait tuer, comme sergent, je crois, en 1915. Donc, je ne l’ai jamais connu. Père imaginaire, mais qui a été pour moi sûrement avec une charge affective assez grande. Mais ce qu’il y avait, c’était « nous », « nous » les enfants. « Nous » les enfants. J’ai retrouvé cela après au lycée. J’ai vécu ma scolarité convaincu que l’école c’était les élèves, et dans les classes le petit groupe de ceux qui étaient mes copains, avec lesquels je me sentais en profonde affinité, une bande, une mafia dans la classe, et que les professeurs, ce n’était pas l’ennemi mais c’était quelque chose de tout à fait différent. Nous, on avait nos affaires et que l’on jouait un peu avec eux un jeu de cache-cache. Il y avait « nous », « nous » !
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Le Quartier latin, au début des années 30, Lucie Aubrac fera partie de ce « nous »
Lucie Aubrac : Nous étions des bandes même, des groupes si vous voulez parce que nous étions à un moment où les clivages politiques étaient très importants. C’était le moment aussi où le Parti communiste commençait à avoir une assez grande audience dans le monde intellectuel. Ils avaient inventé une chose, cela s’appelait les étudiants pauvres, c’est-à-dire les étudiants qui avaient besoin de gagner leur vie en même temps qu’ils faisaient leurs études. Ce n’était pas le cas de Jacques et Jipé Vernant. Ils étaient deux frères, à la Sorbonne, qui s’adoraient. Ils étaient pupilles de la nation, moi aussi je suis pupille de la nation, on s’est retrouvés liés. En plus, Jean-Pierre est un peu comme moi, il a un côté militant, ce n’est pas un théoricien. Comme ce n’était pas un théoricien, il était capable d’agir pratiquement contre ce que l’on appelait les fascistes. Qu’est-ce que c’étaient que ces fascistes ? C’étaient les jeunes de l’Action française, et ceux que l’on appelait les Jeunes patriotes. Nos bandes, on était 7 ou 8 ensembles, par petits paquets, on se battait contre la police qui défendait ces fascistes.
Jean-Pierre Vernant : À partir de ce petit noyau, ceux qui vont devenir mes copains, je dirais presque mes copains de toujours, Leduc, Yannick Brunn, les mêmes avec lesquels je suis parti, Gilles Martinet, avec lequel j’avais été même avant la Grèce, en Sicile et en Corse. Lucie Aubrac, qui était là aussi, bien sûr, Pierre Hervé, sa femme, toute une bande, tous communistes ou communisants.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous étiez déjà aux jeunesses communistes à ce moment-là, en 32 ?
Jean-Pierre Vernant : J’ai dû adhérer aux Jeunesses en 32, oui, ou 31. Je ne suis pas resté longtemps aux jeunesses. Je suis rentré tout de suite au Parti. On avait une organisation que l’on appelait l’Union fédérale des étudiants, qui était une organisation où au fond tous les communistes se trouvaient mais qui était plus large, que les communistes dirigeaient pratiquement. Et c’est toute cette bande. On mangeait ensemble. Il y avait des Martiniquais, il y avait Monnereau ( ?), très bon copain, toute une série de très bons copains Martiniquais, très utiles dans les bagarres.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous aimiez la bagarre, aussi ?
Jean-Pierre Vernant : Je n’aimais pas, la violence physique ce n’est pas quelque chose que j’aimais mais…
Renée Elkaïm-Bollinger : Il fallait ?
Jean-Pierre Vernant : Il fallait, oui, oui.
Renée Elkaïm-Bollinger : C’était les Camelots du roi ?
Jean-Pierre Vernant : Il y avait les Camelots du roi, les Jeunes Patriotes, les types de Buca ( ?), ils tenaient le Quartier latin, en 34 ils étaient les maitres du terrain pendant des mois. Ils prétendaient même interdire l’entrée de la Sorbonne à mon frère et à moi. Je me souviens qu’un jour, quand nous entrions dans la Sorbonne, les Camelots qui étaient là sont venus vers nous et nous ont dit : les frères Vernant, n’entrez plus là-dedans.
Lucie Aubrac : Moi, je ne fréquentais pas tellement les cours théorique de ce marxisme qu’ils étaient en train d’essayer d’apprendre, parce que je gagnais ma vie en même temps, mais je militais plus directement. Au Quartier latin, ce qu’on avait trouvé de mieux pour militer, c’était de vendre le journal des jeunes communistes qui s’appelait « L’avant-garde ». J’avais un ceinturon de l’armée, une grosse ceinture de cuir de l’armée, un gros ceinturon qui se terminait par une rosse boucle en cuivre. Je l’enlevais, je le tenais et le maniais comme une fronde. On ne pouvait pas s’approcher de moi parce que ça me faisait tout un espace protégé autour de moi. Je le balançais autour de moi, on ne pouvait pas me prendre mes journaux, parce que ces journaux on tenait à les vendre. On n’en vendait pas, c’était vraiment très rare, mais c’était notre façon de nous manifester avec nos opinions. On ne voulait pas être simplement des intellectuels, il fallait qu’on soit dans la rue vis-à-vis d’eux. Ça se passait bien sûr sur le boulevard Saint-Michel. Il y avait une tradition, le boulevard Saint-Michel a deux trottoirs, quand on remonte de la Seine le trottoir de gauche c’était le nôtre et le trottoir de droite c’était celui des fascistes. C’est-à-dire que nous, on était du côté où il y avait Capoulade, Dupont, La Source, les grands bistrots traditionnels de cette époque où on se retrouvait. De l’autre côté, du côté du lycée Saint-Louis, c’était les fascistes.
Renée Elkaïm-Bollinger : Lucie Aubrac, j’ai l’impression que ce groupe c’était aussi une espèce de rire permanent.
Lucie Aubrac : Oui. On s’amusait. On avait 20 ans. C’était entre nos 20 et 25 ans. Il fallait utiliser notre vitalité à plein. Il y avait les cours en Sorbonne, ensuite il y avait Capoulade, on allait prendre un café-crème et où les garçons, complices de ces étudiants un peu fauchés, laissaient près de nous les assiettes ou il y avait des parts de gâteaux de riz dont on se faisait évidemment, on était persuadé que le garçon ne s’apercevait pas, on réalité il était notre complice, et on avalait une quantité de gâteaux de riz, -il a du vous en parler- et de croissants inimaginable. Et puis on chantait, Jean-Pierre avait une très bonne –je vais vous raconter une histoire de Jean-Pierre, je ne sais pas si vous pourrez la raconter, mais rien que pour nous. « Les jeunes patriotes » sur ce trottoir en face de nous, hurlaient contre nous, des slogans fascistes, « A bas les youpins », « Vive Hitler », des choses absolument innommables, « Cette fille est une putain », enfin des choses grossières et Jean-Pierre, au moment où il y avait des passages à vide, il jappait. Il était sur le bord du trottoir, je le revois, il était beau comme tout, avec ses cheveux frisés, les deux mains dans les poches, en face d’eux, et il jappait.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Finalement, nous avons pu rétablir la situation, en effet en nous battons. Ces copains-là, avec qui j’étais si uni, je suis parti en 37 à l’armée, pendant une période je ne les ai pas vus. Puis, j’ai été nommé à Toulouse, en 40, j’en ai retrouvé beaucoup, ceux de nous, qui était en petit réseau d’amitié, d’amitié à la fois très engagée politiquement et de copineries, de rigolades, de fraternité, de vacances prises ensembles, de chansons…
Renée Elkaïm-Bollinger : D’égalité aussi.
Jean-Pierre Vernant : D’égalité aussi bien entendu. Ce petit noyau s’est retrouvé toulousain. Et là a permis d’une certaine façon à la mayonnaise de prendre parce qu’à partir de là on a commencé un certain travail.
Lucie Aubrac : En plus, il y avait dans cette joie de vivre aussi la joie d’aimer. On était tous des gens non pas laxistes mais qui avaient suffisamment de confiance en eux et de sens de leur liberté pour afficher si l’on était amoureux. Jean-Pierre était amoureux d’une fille extraordinairement belle, qui s’appelait Lida, avec qui il a fait toute sa vie, qui a disparue il y a trois ans, qu’on regardait avec une admiration sans bornes, parce que c’était une des plus belles filles que je n’ai jamais vu dans ma vie, tandis que son frère se promenait avec une fille qui était aussi belle, qui vit encore, qui s’appelle Helene Cassini. Ces deux couples étaient rayonnantes de beauté, de joie de vivre. Parce qu’en plus ces étudiants pauvres, on s’est appelé les étudiants communistes. On considérait que l’on devait donner l’exemple. Nous étions les meilleurs pour nous battre pour la liberté, pour nous battre pour le droit à l’existence, pour nous battre contre le racisme parce que le racisme était un des éléments de l’extrême droite à ce moment-là. Et on disait : nous qui nous battons, nous sommes les meilleurs. On se sentait glorieux.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous avez été résistant entre 40 et 44.
Jean-Pierre Vernant : Oui. En 40, je suis Résistant avec mon frère. On est à Narbonne. On est démobilisé, tous les deux, en même temps. Ma femme est enceinte, en août, elle va accoucher de ma fille, Claude. Lida et moi, nous sommes à Narbonne. Et c’est là que j’entends le père Pétain faire son discours. Je me rappelle, on est là tous les quatre sur une place de Narbonne, on est encore, mon frère et moi, aspirants, on est là au garde-à-vous en train de saluer. Je me rappelle ce sentiment de honte et de rage quand j’entends ce discours ce vieux… cette vieille « sal »… cochon de Pétain qui se couche parterre, je me dis, vraiment, ce n’est pas de la blague, je crois bien que je suis complètement anéanti : bon, ça commence maintenant !
Archive : « 1944, le 19 août, dans Toulouse Résistante, capitale d’Occitanie, l’ombre sinistre de la croix gammée symbole de crimes commence à s’éclipser devant la splendeur sacrée de la croix de lorraine, annonciatrice de liberté. Dans Toulouse, cité majeure, qui la première se libéra seule, les sinistres groins des bêtes féroces, qui prétendaient dominer le monde, lui imposer leur volonté sadique, immondes grimes se disposèrent à résister. Des fils généreux, aux âmes de dur acier, forgé dans la lutte longue et inégale, se dressaient, les oiseaux de proies comprirent quelle décision héroïque était prise. Après foncés dans un combat sans merci, ils fuirent dans la noire nuit de leurs crimes, mais ce ne fût pas sans qu’ils perdent leurs ailes… »
Lucie Aubrac : Le fait que Pétain, maréchal de France s’inclinait devant Hitler cela nous avait bouleversé. Je me suis trouve, moi, tout de suite - mon mari s’est évadé de prisonnier de guerre – à Clermont-Ferrand avec mon université de Strasbourg, qui était repliée à Clermont-Ferrand et avec un philosophe qui s’appelait Jean Cavaillès et un journaliste qui était d’Astier de La Vigerie on a lancé les bases d’un petit mouvement ou plus exactement de tracts qui s’appelleraient Libération et qui protesteraient contre ce gouvernement de Vichy qui s’engageait dans la collaboration. Puis, je suis rentrée à Lyon, j’avais mon poste de prof et il était convenu, avec d’Astier et Cavaillès, qui était prof aussi à Clermont-Ferrand, que l’on m’apporterait ces tracts, une fois imprimés, mais pour que j’aie confiance la personne qui les apporterait commencerait, après la sonnette et ayant ouvert la porte, par dire : « Sous le pont Mirabeau » et je devais crier « Coule la Seine ». En effet, un certain jour du mois d’octobre 1940, on sonne, Raymond va ouvrir, et j’entends : « Sous le pont Mirabeau », Raymond était un peu abasourdi, et je crie depuis ma place : « Coule la Seine ». Je me précipite et je découvre Jacques Vernant.
Archive : « Les milices patriotiques des cheminots du quartier Matabiau et les FFI du groupe Matabiau, qui furent les premiers à combattre, rendent hommage à ceux des leurs qui ont trouvé la mort les 19 et 20 août en libérant Toulouse. Le cortège, parti du quartier Matabiau, se rend au monument aux morts sur les allées Général de Gaulle. Ainsi, le souvenir de ceux qui ont tout donné, rentre dans la mémoire. »
Renée Elkaïm-Bollinger : Pierre Bénech, ancien Résistant, sur les lieux de l’armée secrète.
Pierre Bénech : Ma maison est à 100 mètres d’ici. Ce quartier, ici, le quartier : rue d’Orléans, rue du printemps, et le quartier Concorde-Chalets était un quartier en pointe parce qu’il y avait un garçon, justement grâce à qui j’ai connu Vernant, qui s’appelait André-Germain Carrère, qui se faisait appeler Besse, et tous les deux nous avons monté l’armée secrète dans notre petit secteur. Vernant, lui, était à l’échelon au-dessus, puisqu’il est devenu le chef départemental de l’armée secrète. Sa Résistance a commencé en collant des étiquettes avec des inscriptions sur ces étiquettes, le long des tuyaux des descentes d’eau, l’eau qui descendait des toits. Il les faisait le soir chez lui et il allait coller cela la nuit.
Renée Elkaïm-Bollinger : Avec Lida ?
Pierre Bénech : Avec Lida, oui, oui. Avec son épouse. Il a commencé comme ça parce qu’on ne savait pas en 1940 qu’il y aurait un jour, quand ?, une Libération qui a eu lieu le 20 août 1944. On ne savait pas ce qu’on allait faire, du tout, du tout, mais on était contre l’asservissement que voulait nous imposer Pétain et sa clique. Vernant était aspirant et il avait une section sous ses ordres. Lorsqu’il est descendu ici, sur ordre, il est allé d’ailleurs – je pense que c’est là qu’il s’est fait démobilisé – à Castelnaudary. Il a mené la section là où on lui avait donné l’ordre de la faire. Et, c’est à Castelnaudary qu’il a entendu l’appel de Pétain, du 17 août. Moi aussi je l’ai entendu, ici dans la maison, qui est à 100 mètres d’ici, nous avons eu lui et moi la même réaction, on a pleuré. Seulement, moi j’étais libre et lui me disait qu’il était au garde-à-vous pour entendre Pétain. Il fallait se mettre au garde-à-vous à l’époque. Il a fait mettre sa section au garde-à-vous. Il me disait : je sentais les larmes qui me coulaient, je ne pouvais même pas les essuyer.
[Le chant des partisans]
Lucie Aubrac : Là, autour de lui s’est agrégé, s’est agglutiné… il avait un foyer, il vivait avec sa femme et sa belle-mère. Moi, je vivais à Lyon avec mon mari. Nous avions des foyers, nous étions les rares couples qui vivaient dans un climat à la fois d’amour conjugal, si je peux employer ce mot, même s’il était encore plus amour que conjugal, nous étions jeunes, mais on vivait dans cette espèce de chaleur de sentiment qui faisait que pour des gens qui étaient tous seuls, on représentait des pôles très agréables, très confortables, qui pouvaient rassurer. Quand on vous raconte que la Résistance, c’était le fait de gens qui rasaient les murs et qui vivaient comme des fantômes, ce n’est pas vrai. Pour nous, pour nos couples, cela n’a jamais été vrai. J’ai été à Toulouse deux fois, les deux fois j’ai été cassé la croûte chez Jean-Pierre Vernant. Il n’y avait absolument aucun problème ça allait de soi. On se connaissait, on connaissait nos identités, nos domiciles et on se fréquentait. Quand on s’envoyait quelqu’un, on était sûrs qu’on envoyait quelqu’un qui était absolument impeccable, qui serait utile dans le recrutement. Ce qu’il faut bien voir, moi c’est une des choses qui fait, je le donne souvent en exemple, de ce qu’était la joie de vivre, la certitude qu’il fallait garder sa vie pour après, la certitude que l’on avait en nous un espoir suffisant pour nous battre jusqu’au bout parce qu’on savait qu’on sortirait vainqueur de cette affaire-là, donc il fallait s’engager à fond. S’engager quand on est heureux, lui avec une femme, moi avec un mari, lui avec une fille, moi avec un fils, ça allait de soi qu’il fallait entrer dans la bagarre le plus possible.
Archive : « Et là, renforcée par les livraisons des fusils aéronautiques de la ville, la première escadrille FFI accomplit de nombreuses missions : reconnaissance, repérage de colonnes allemandes en retraite, appui des FFI terrestres, attaque aux canons des centres de résistance de la Wehrmacht, en particulier à la pointe de Vabres et au château du Verdun. »
Renée Elkaïm-Bollinger : Il y avait plusieurs noms, plusieurs pseudonymes ?
Pierre Bénech : Oh oui, les affaires de pseudonymes sont arrivées deux ans après lorsque vraiment la Résistance s’était organisée. Nous avons passé pratiquement un an à nous chercher. Moi, je n’ai jamais voulu savoir où habitait Vernant, au moins comme ça, je ne pouvais pas le dire. Par contre lui savait où j’habitais. Je ne voulais pas savoir où habitaient ceux que je trouvais à des rendez-vous donnés dans la ville. Rendez-vous que l’on se donnait en général par l’intermédiaire de boîtes aux lettres qui souvent étaient grillées, on en changeait, on allait dans telle maison, à tel endroit, on se donnait un rendez-vous quelque part. Puis, petit à petit nous nous sommes trouvés, nous nous sommes groupés par association d’idées et parfois tout simplement parce qu’on était lié par un sentiment commun qui était celui de la futur Libération de la France.
Renée Elkaïm-Bollinger : Quand vous l’avez rencontré pour la première fois, comment il était physiquement ? Est-ce que vous vous souvenez ?
Pierre Bénech : Il était très jeune. Je souhaite pouvoir trouver des photos de lui à cette époque-là. Il était très jeune, je ne savais pas d’ailleurs ce qu’il faisait. C’était sur le bord de la Garonne. C’était l’été, il était en short. Il était assis sur le rebord en pierre au-dessus des bords de la Garonne, là-bas, à gauche du Pont-Neuf. Il me paraissait à peine plus âgé qu’un étudiant. Il est vrai qu’il avait à peine plus, en âge, que ses étudiants en philosophie.
[musique]
Lucie Aubrac : Il dégageait une espèce d’aura qui faisait que tout de suite les gens étaient en confiance avec lui. Colonel Berthier, il est devenu, tout simplement, les gens lui ont obéi. Cet être qui est le plus indépendant, le plus individualiste, qui a la pensée la plus libre possible, s’est fourré avec un uniforme, des galons et a été un chef militaire impeccable. C’est extraordinaire !
[musique]
Toulouse, Blagnac.
Pierre Bénech : Voilà Germaine, la présidente, la cheville ouvrière.
Renée Elkaïm-Bollinger : C’est Blagnac, ici ?
Pierre Bénech : Oui, oui, on est à Blagnac, c’est ici que je voulais vous emmener pour voir ce que vous avez là.
Pierre Bénech : Je voulais vous montrer ces photos qui vous retraceront la vie que l’on a mené pendant 4 ans, qui parleront un peu de ce qu’a été la Libération de Toulouse, mais parmi ces photos de la Libération de Toulouse, il y en a une, une des rares où l’on voit Jean-Pierre Vernant tout jeune, élégant et beau, comme il l’était à ce moment-là, avec un magnifique béret basque, toulousain dirons-nous. Si vous me posez la question : comment il était ? C’était un très bel homme, cheveux ondulés, on voyait quand même ses yeux…
Renée Elkaïm-Bollinger : À l’intérieur de la Maison de l’histoire, c’est la mémoire de Blagnac. Sur les murs, des photos de la France des années 40, pétainiste, collaboratrice et résistante à la fois. Des enfants écoutent le Maréchal, des images de propagande, des tickets de rationnement, des tracts résistants sur les tuyaux d’eau, comme ceux fabriqués par le groupe Vernant. On y voit aussi un film étonnant sur la libération de Toulouse et des photos de Jean-Pierre Vernant.
Vous ne le reconnaissez pas là ?
Pierre Bénech : Dans cette masse de gens qui suivent de Gaulle, je n’arrive pas à le distinguer. Je reconnais quelques uns : ça, c’est Bertaux, Ravanel est là… Lui, il est modeste, toujours, il est dans l’ensemble. Voilà Carovis, il ne devait être à peu près pas être loin. Voilà Chevallier, que vous voyez ici.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vernant, le regard est extraordinaire !
Pierre Bénech : Ce regard là est très profond. Son regard d’habitude est plus doux qu’il n’est là. Là, il est…
Renée Elkaïm-Bollinger : Redoutable !
Pierre Bénech : Là, il a un regard très dur, très acéré, très vif, très pointu. J’avoue que je ne sais pas ce qu’il regardait. Que voyait-il en face ? Je ne sais pas ce que c’était.
[sur fond musical du chant des partisans]
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous aviez eu peur ?
Jean-Pierre Vernant : Vous pensez bien, oui ! Oui, oui, j’ai eu peur. Les vraies peurs -quand il y a une action on est dans l’action – ce sont celles qui sont des peurs d’attente, cette espèce d’angoisse qui n’a pas où se prendre et qui par conséquent s’accroche à des bruits, qui interprète. Ça, c’est la frousse.
[Musique]
Lucie Aubrac : J’ai eu peur en Angleterre au moment des bombardements mais en France j’étais active. Quand je préparais des coups, j’étais occupée, j’étais dans l’action. Vous savez bien que je me suis trouvée fourrée dans des occupations très violentes qui consistaient à faire évader des gens. Il fallait l’organiser tout ça, il fallait à chaque fois se dire, comment je vais m’y prendre ? C’était presque un jeu, il fallait être plus malin que ceux qui détenaient nos camarades prisonniers. À dire vrai, je n’ai pas eu peur pendant l’occupation. Je n’ai pas eu peur. Ce n’est pas de la prétention de le dire, c’est peut-être une espèce d’indifférence, puis je n’ai pas eu peur parce que j’ai toujours cru que j’allais être gagnante.
Archive : « Les forces ouvrirent les portes derrière lesquelles ceux qui aimaient leur patrie gémissaient de rage devant leur impuissance. Pendant que sur des barricades les patriotes repoussent toutes les tentatives de l’ennemi, les femmes de Toulouse se ruent sur la prison Saint-michel. Les portes s’ouvrent, la foule des prisonniers va enfin jouir, dans la clarté du grand jour, de cette liberté pour laquelle tant de leurs camarades sont tombés »
Renée Elkaïm-Bollinger : Pierre Bénech, ça c’est la lettre de Jean-Pierre Vernant, de septembre 83.
Pierre Bénech : Oui. Il m’écrivait cette lettre parce que je venais de recevoir enfin, la Légion d’honneur. Il devait être là, il a du aller à Athènes et c’est d’Athènes qu’il m’a envoyé cette lettre. Écoutez, quand je l’aurais lue, c’est tout Vernant que vous connaîtrez. C’est un garçon fraternel, amical, c’est familiale, c’est ce qu’un Résistant de haut niveau pouvait penser d’un camarade qu’il considère comme son petit frère. Parce qu’il m’a toujours considéré comme son petit frère. Alors, je vous la lis. J’espère que j’arriverai jusqu’au bout, parce qu’il y a des moments où.... enfin, ça me sert un peu le cœur.
« Cher Bénech, cher Pendariès,
Comment ne pas t’évoquer sous ces deux noms ? Au jour où je voudrais être prêt de toi, avec les amis qui t’entourent, pour te fêter. Deux noms, une même et seule personne pour recevoir enfin cette distinction si méritée et qui n’a que trop tardé. Mais, tu le sais, pour tous ceux qui comme toi, pour les mêmes raisons, endossés plusieurs noms, il n’était pas besoin de la consécration d’une médaille. Après ce qu’on a vu Pendariès faire et la façon dont il la fait pour connaître qui est Bénech et ce qu’il vaut. Si j’étais là, au lieu de me trouver retenu à Athènes par mon métier, je n’énumérerais pas certains de tes exploits, ni n’évoquerais la longue, l’obscure et dangereuse lutte souterraine que tu as menée. Je te dirais plutôt ce que je sens profondément de t’avoir connu, Pendariès, car j’étais pour toi, « Jougla », « Lacomme », « Berthier », cela a crée entre nous un lien, une force particulière. D’avoir traversée ensemble cette période où, en risquant chaque jour le pire, nous donnions de nous le meilleur, c’est comme si nos vies prises dans la trame d’un même tissu se trouvaient désormais en quelques façons unies et inséparables. Il me semble que je comprends pourquoi quand tout est exceptionnel, les circonstances, le péril, les enjeux, les risques, les espoirs, les êtres en qui on a pu mettre totalement sa confiance vous demeurent proches à la façon d’un parent, d’un frère. Il y a entre eux et vous la même connivence secrète, la même immédiate complicité qu’avec les membres de sa propre famille. Ceux qui ont combattu dans la résistance on s’y donnant tout entiers forment vraiment une confrérie. Il suffit d’un mot, d’une remarque, d’une allusion, on se reconnaît aussitôt, on se retrouve entre soi.
Cher Bénech, nous avons tous les deux pris de l’âge, du poids, dans notre corps, nos charges, nos responsabilités. Nous avons changé mais le fil est bien là que nous avons noué dans la jeunesse dans notre mutuel engagement, à côté l’un de l’autre et de tous ceux morts et vivants qui étaient des nôtres au cours de ces années qu’évoque ta Légion d’honneur. Tous ces amis, ceux qui sont tombés et ceux qui s’en sont sortis, ce temps d’hier si proche et si lointain par rapport au jour d’aujourd’hui, je voudrais les associer à ta personne dans mon témoignage d’amitié fidèle, d’affectueuse confiance pour que tout demeure en place dans nos existence, intacte dans nos mémoires, regarde toujours en toi, mon vieux Bénech, le jeune Pendariès bien vivant.
Je te félicite et je t’embrasse. Vernant, Berthier. »>
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous l’aimez, cette lettre ?
Pierre Bénech : [… Silence... bruit de papier qu’on repli, une lettre qu’on range…]
[annonce et musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous l’appelez comment Jean-Pierre Vernant ?
Pierre Vidal-Naquet : Jipé. Au début je l’appelais Vernant. Jipé, ça ne s’écrit pas J.P., ça s’écrit Jipé, J. I. P. E, accent aigu.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous le tutoyer ?
Pierre Vidal-Naquet : Oui, toujours. C’est le tutoiement du PC. Une fille de 20 ans, un garçon de 35, ils tutoient.
Renée Elkaïm-Bollinger : Il y a une continuité chez Vernant. Là, j’ai vu plusieurs photos, il est toujours avec un groupe. Alors, il parle lui-même d’un groupe, d’une équipe, des copains, de la mafia…
Pierre Vidal-Naquet : Vous êtes, ici, au centre de la mafia, au Centre Louis Gernet, en hommage à un des deux maîtres de Vernant. En effet, Vernant est entouré de ce qu’on appelle « la bande à Vernant », oui, ou l’équipe. Mais il faut bien voir qu’il y a en lui quelque chose d’assez particulier. Tout professeur original tend à devenir un maître, par conséquent à s’entourer de disciples. Vernant est un maître libérateur, socratique, si vous voulez, il ne suce pas votre sang, du tout. Il vous oblige à réaliser ce que vous avez dans le ventre. Il est totalement dépourvu d’orthodoxie. Tout le monde sait qu’il y a des assomptions communes entre Vernant et ceux qui travaillent avec lui mais il n’empêche que si vous regardez la production de Marcel Détienne, la production de Nicole Loraux, celle de François Hartog, celle de Françoise Frontisi-Ducroux, la mienne, vous verrez qu’il y a naturellement une référence Vernant, qui est souvent commune, mais nous avons des modes d’approche très différents, les uns, les autres. Et Vernant, nous a libérés. Et ce qui était tout à fait admirable, c’est que moi, historien, Detienne, philologue, d’autres qui étaient mettons philosophes, linguistes… nous pouvions tous dialoguer avec Vernant. En fait, vous savez quelle est sa formation, c’est un agrégé de philo. Son frère et lui ont été, à un an d’interval, premiers à l’agrégation de philo, ce qui a provoqué parfois des confusions assez causasses. C’est un psychologue, disciple d’Ignace Meyerson. Ignace Meyerson est un des ses maîtres. L’autre maître c’est Louis Gernet.
Renée Elkaïm-Bollinger : Et vous avez travaillé ensemble, publié ensemble
Pierre Vidal-Naquet : Nous avons travaillé ensemble. Nous avons en effet un terrain de chasse commun, qui est la tragédie grecque et notamment cette liaison entre ce qu’on appelle le mythe, ou le récit mythique, et la tragédie, en tant qu’elle est un spectacle total dans l’Athènes du Ve siècle
« Prenons l’exemple de Zeus, il est pour nous d’autant plus instructif que le nom de ce dieu dit clairement son origine. On y lit la même racine indoeuropéenne, signifiant briller que dans le latin dies, deus, le vedic dieus, comme le diaus, Pita indien, comme le Jupiter romain, Zeus pater, Zeus père prolonge directement le grand dieu indoeuropéen du ciel. Cependant entre le statut de ce Zeus grec et celui de ses correspondants en Inde et à Rome, l’écart et si manifeste, la distance à ce point marquée que le constat s’impose jusque dans la comparaison des dieux les plus sûrement apparentés d’un efficacement presque complet de la tradition indoeuropéenne dans le système religieux grec. » Mythe et religion en Grèce ancienne
Mythe et religion en Grèce ancienne est paru au Seuil en 1990. Il y a aussi, parmi d’autres, ces titres de Jean-Pierre Vernant : Les origines de la pensée grecque ; La mort dans les yeux ; Les ruses de l’intelligence.
Jean-Pierre Vernant : J’ai toujours souhaité que mes livres soient clairs, disons lumineux au sens qu’ils ne sont pas compliqués, qu’ils n’aient pas un vocabulaire difficile. Mais, mais je ne suis pas sûr que cela soit réussi. Quand j’étais plus jeune, j’écrivais très lentement, j’écris encore très lentement, mais je ne me laissais pas aller, je contrôlais considérablement mon écriture, je corrigeais beaucoup pour que cela soit clair, aujourd’hui…
Renée Elkaïm-Bollinger : D’une autre lumière.
Jean-Pierre Vernant : S’il y a une lumière, ça c’est la faute des Grecs parce que, sans doute dans mon imagination, dans la représentation que l’on s’en fait communément, c’est un pays lumineux. Que dans leur pensée il y ait de cela, moi je le crois. Qu’il y ait un côté, dans leur philosophie, qu’il y ait un rayonnement, ça je le crois, bien sûr. Je le crois mais je dirais qu’il y a la lumière et il y a l’obscurité aussi. Il y a des obscurités, il y a des plans différents. Le regard des Grecs, c’est quelque chose sur quoi je travaille en ce moment. Derrière le regard il y a vraiment une philosophie de notre rapport à l’univers.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous dites que pour les Grecs, le voir a un statut privilégié.
Jean-Pierre Vernant : Pour le Grec, voir, c’est la même chose que connaître. Voir et savoir, c’est la même chose. Voir et vivre, c’est la même chose. La mort, à ce moment-là on devient aveugle, les Grecs disent que la tête s’encapuchonne de ténèbres. On est dans la nuit. Ne plus voir et ne plus être visible. On disparaît de cet univers lumineux et où par le même mouvement on voit et on est vu. On apparaît. On se montre. On se fait voir. Les choses existent parce qu’elles m’apparaissent.
[musique]
« Les langues du paradis », Jean-Pierre Vernant a préfacé le livre de Maurice Olender. Maurice Olender et Jean-Pierre Vernant se sont rencontrés à Paris dans les années 70.
Jean-Pierre Vernant : Ah haha, avec moi, sûrement !
Maurice Olender : Alors, tu... !
Jean-Pierre Vernant : J’ai dû le tutoyer dès que je l’ai vu.
Maurice Olender : Tu m’as tutoyé très vite et pour moi ça a été plus long à venir, pour deux raisons : D’abord parce que ce n’était pas évident pour moi de te tutoyer quand on s’est rencontré en 73-74. La première image que j’ai de toi, tu ne savais pas que j’étais là mais moi je savais que tu étais où tu étais. Lorsque Detienne m’a entraîné, la première fois où je venais à un séminaire, tu étais encore à la Ve section, moi j’arrivais de mon université bruxelloise…
Jean-Pierre Vernant : En 72 ?
Maurice Olender : L’hiver 73-74. J’arrivais, on m’avait appris comment il fallait faire avec les textes anciens, c’était une manière laïque, de leur point de vue, de mon point de vue, très cléricale, c’est un rapport textuel au texte. Et voilà que je voyais le professeur Vernant en train de boiter parce qu’il parlait d’Œdipe, l’homme au pied enflé qui avait un grand père Labdacos qui boitait, ensuite il s’est mis à bégayer ou à peu près pour mimer, pour montrer tout en explorant, dans ce qu’il appelait à l’époque, - et c’était juste, je crois, c’est là que j’ai tout appris – son laboratoire. Il disait : essayons, prenons le texte et voyons comment ça marche. Et si tous les problèmes d’Œdipe n’était pas seulement ceux qu’avaient vus Freud qui ne s’occupait que de Sophocle mais aussi ceux d’une tradition plus ancienne qui était toute la tradition des légendes thébaines, où les gens de génération en génération ont des problèmes de communication, des problèmes de pouvoir, des problèmes de transmission d’une génération à l’autre et de transmission de pouvoir.
Renée Elkaïm-Bollinger : Jean-Pierre Vernant, vous avez boité pour montrer Œdipe ?
Jean-Pierre Vernant : S’il le dit, c’est que c’est vrai. Moi, je ne voyais pas.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous vous êtes fait un corps grec ?
Jean-Pierre Vernant : Je boitais naturellement, mais cela ne m’étonne pas. Très souvent, je n’étais pas à ma chaire, je quittais le machin et je parlais. C’est certain que si je parlais et que je parlais d’un boiteux, moi-même je commençais certainement à me déhancher pour que les gens comprennent bien ce que c’est qu’un boiteux.
Renée Elkaïm-Bollinger : Dites-moi Maurice Olender, on a dit de Jean-Pierre Vernant qu’il était à mi chemin entre l’érudit le citoyen philosophe, est-ce qu’on pourrait compléter ce portrait ?
Maurice Olender : Moi, je n’aurais pas dit à mi-chemin, j’aurais dit l’un dans l’autre. Je dirais même que c’est sûr que pour moi - il n’y a pas que Vernant, il y a Vidal-Naquet, Nicole Loraux, d’autres qui étaient très proches de nous – si j’ai pu penser, dans la même tête, que j’avais le droit de m’occuper de Priape et d’une revue comme Le Genre Humain, à la fois s’occuper des choses qui étaient des choses qui nous brûlaient dans l’actualité et en même temps, dans la très longue durée, se mettre dans un rapport de distance et de rigueur aux textes, c’est parce qu’ils étaient là et qu’ils avaient fait cela avant moi. Ce n’est pas du tout du mi-chemin, c’était entièrement dans le même chemin.
[musique]
Maurice Olender : Tout ce que j’avais appris avec Vernant mais aussi avec Detienne, Vidal-Naquet, Nicole Loraux, qui était là et tant d’autres, je l’ai appliqué à ce que nous appelons un corpus, c’est-à-dire à un ensemble de textes. La sexualité des dieux grecs, pour aller vite, et des choses que l’on faites ensemble après, comme se poser la question de savoir ce que c’est le corps d’un dieu, une déesse, etc.
Jean-Pierre Vernant : Et spécialement d’un dieu laid.
Renée Elkaïm-Bollinger : Priape ?
Jean-Pierre Vernant : Voilà.
Maurice Olender : Sa laideur, comme vous le savez, est très particulière. Elle consiste en un sexe énorme, qui est toujours, toujours, pour le pauvre petit dieu Priape, érigé. C’est vrai que j’y vu les malheurs d’un phallocrate impotent et stérile puisque c’est un dieu qui protège les jardins, et dans ses jardins il n’y a rien qui pousse, lorsqu’il s’agit pour lui d’avoir une descendance, il n’en a pas…
Jean-Pierre Vernant : Il me semble, je te dis ça, là, Maurice, je ne sais pas si tu seras d’accord avec moi, pour Priape, c’est la laideur qui le définit. Évidemment, moi cela me gêne dans la mesure où ma conviction est qu’il y a un lien profond entre la pensée religieuse des Grecs et une certaine esthétisation des valeurs. Je dis qu’au fond, est-ce qu’il n’y a pas un problème qui est du même type que celui du bouffon ? C’est-à-dire d’un personnage qui incarne la laideur, la vulgarité, qui dise ce qui est défendu de dire. Je me demande s’il n’y a pas aussi ce jeu-là : essayer de traduire et de sacraliser l’excès en le mettant dans un contexte tel qu’en même temps qu’il est vu pour lui-même renforcé, caricaturé dans sa grandeur, il est en même temps mis hors-jeu.
Maurice Olender : Les textes disent bien, pour Priape, qu’il est deos, deus, en grec et en latin il est dieu. Paradoxe, de quoi ? Un dieu qui a toutes les caractéristiques d’un mortel.
Jean-Pierre Vernant : Le phallus, les Grecs ne se gênent pas, ils en font des statuts énormes. Ils ne se gênent pas non plus dans la céramique pour le représenter sous toutes les formes. C’est le sexe, si je peux dire, à l’état brut. Priape, même quand il a un manteau, le manteau est soulevé à hauteur du menton par son sexe énorme, Dionysos, jamais rien, il n’y a rien de semblable…
Maurice Olender : C’est l’extrême contraire. Priape est toujours déjà dévoilé.
Jean-Pierre Vernant : L’esthétique du corps grec masculin, comme tu le sais très bien, est une esthétique qui vise à présenter le sexe masculin toujours très petit.
Maurice Olender : C’est vrai, pour revenir à ce dont on parlait avant, je me suis quelquefois demandé comment je suis passé de Priape et Baubô aux Langues du paradis…
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Jean-Pierre Vernant, l’homme grec et la culture grecque ?
Jean-Pierre Vernant : C’est une culture qui est de beaucoup de l’honneur, par conséquent des marques que sur vous-même, sur votre corps vous présentez à autrui pour faire comprendre ce que vous valez, ce que les Grecs appellent votre arrêté, votre valeur. Pour dire qu’un homme est moralement bon, - quand je dis moralement, déjà je tire – on dit kalos kagathos, « bon et beau », c’est une seule chose. Cela veut dire que dans la prestance d’un individu, dans son élégance, dans ses mouvements, dans toutes ses façons d’être, d’aborder autrui, de parler, ses intonations, son style d’existence, sa forme d’apparaître, on voit sa qualité. Sa qualité qui est à la fois esthétique, morale et personnelle. Donc, il y a chez les Grecs une espèce d’accent mis sur la luminosité de certains êtres. Là encore, il y a un mot qu’il faut prendre en compte, c’est le mot Châris, que nous traduisons par charme ou la grâce. La Châris aussi dans la vie sociale, c’est celle qui surgit dans le festin commun, dans la fête, c’est l’atmosphère de la fête et à ce moment-là, les dieux rayonnent de luminosité. Quand on crée Pandora, par exemple, Aphrodite verse sur Pandora la Châris, en même temps elle met sur elle des bijoux scintillants, d’où la Châris émane, d’une certaine façon elle reflète quoi ? La splendeur divine, le rayonnement de l’existence divine.
[musique]
La voix d’Anna Akhmatova, l’auteur d’un Requiem, d’une poésie dense, dans les années difficiles, les années 30, était interdite.
[Désolée, il m’est impossible de transcrire cette partie en russe]
Jean-Pierre Vernant : La Russie ?
Renée Elkaïm-Bollinger : La Russie.
Jean-Pierre Vernant : La Russie a tenue une place importante, oui. D’abord pour des raisons politiques, pas simple tout ça… Les choses sont toujours mêlées, même si elles sont sur des plans si différents, le fait que Lida était Russe. Tout ce groupe de Russes dont j’ai fait la connaissance, en même temps qu’elle, en 32, elle avait 14 ans, moi 18 ans, à Saint-Jean-de-Luz, pendant les vacances. Il y avait là toute une série de jeunes filles et de jeunes garçons. Les jeunes garçons avaient mon âge ou un peu plus jeunes : Anatole Kopp ( ?), celui qui est devenue l’architecte et l’historien de l’architecture soviétique, qui est mort maintenant, Lala Minor ( ?), d’autres aussi, ( ?)… Puis, avec Lida, sa sœur, Goul ( ?), Zina Minor, qui est toujours une amie que je vois et que j’aime beaucoup, et beaucoup d’autres encore. Ces filles étaient très belles, les garçons étaient très marrants, donc eux aussi ont fait partie de ce « nous ». Tout cela, à des niveaux très divers, est devenu une société, un petit groupe, les copains, comme on disait. Voilà ! Les copains…
[musique]
À Moscou, notre corresponde Annie Daubenton, a rencontré pour Jean-Pierre Vernant, Lila Lounguine ( ?)
Lila Lounguine : J’ai fait connaissance avec Jean-Pierre Vernant quand j’étais presque enfant, j’avais 12 ans. C’était à Paris, en 1932. J’étais une petite fille qui allait au lycée Victor Deruy et qui avait des amis qui étaient plus âgés qu’elle. C’est pour cela que je tenais beaucoup à ces amis. C’était une bande de jeunes. Il y avait deux ou trois filles qui étaient des immigrées de la Russie et ustement par l’intermédiaire de ces filles, je suis entrée dans cette bande. C’étaient les enfants des amis de ma mère. On était à Paris depuis 1930. On habitait un studio et ma mère a monté un théâtre de marionnettes Petrouchka. C’est là que j’ai fait connaissance de Jean-Pierre, qui était étudiant à cette époque. Puis, un an après, on est retourné avec ma mère en Russie. C’était en 1933. Quelques mois après, Jean-Pierre, avec son frère aîné Jacques, sont venus à Moscou. C’était un voyage de la Jeunesse communiste de France. Le premier jour, ils étaient bien étonnés de me voir avec une grande cravate rouge, qui était le symbole de Pionniers. On s’est promenait toute une journée ensemble puis ils sont allés au Caucase. Après il y a eu une coupure dans nos relations, qui a durée longtemps. Les premiers 2-3 ans, je correspondais encore avec les copains de cette bande, surtout avec Lida, qui est devenue après la femme de Jean-Pierre Vernant. Elle m’écrivait, me donnait des détails sur son roman avec Jean-Pierre. Puis un jour, en 37, peut-être fin 36, mon père m’a dit : tu ne peux plus écrire en France, c’est trop dangereux parce que la vague d’arrestations battait son plein. Dès ce moment, je les ai perdus de vue. Cela a duré des dizaines d’années.
[musique]
Lila Lounguine : J’ai pu retrouver Jean-Pierre grâce à un voyage de notre grand ami, un écrivain russe merveilleux, qui d’ailleurs est mort aussi en exil en France, Victor Nekrassov, qui en 63 a eu pour la première fois la possibilité de faire un voyage de deux semaines à Paris. Pour vous montrer l’état d’esprit ici en Russie, j’ai hésité très, très long temps et tout le monde autour de moi me disait que je ne devais pas essayer de retrouver mes amis en France, que c’était très dangereux et que j’allais compromettre la carrière de mon mari. Jusqu’au dernier moment, je ne pouvais pas résoudre ce problème. La nuit de son départ, à la cuisine, j’ai écrit une longue, longue lettre à Lida, je savais déjà par l’intermédiaire des amis d’amis qu’elle avait épousé Jean-Pierre. Je lui ai écrit une longue lettre qui commençais par : si tu te souviens de la petite fille qui, en 32, allait avec toi en classe…
[musique]
Lila Lounguine : Deux mois après, pour les vacances de Pâques, les Vernant sont venus nous voir à Moscou. C’est comme ça que cette amitié s’est renouée. À ce moment-là, Jean-Pierre était encore au parti, c’était assez étonnant pour nous ici parce que nous à ce moment-là on n’avait plus aucune illusion sur le caractère de notre régime, que l’on trouvait être un régime vraiment fasciste. En tout on se comprenait merveilleusement bien. Quand mes amis me disaient que je ne dois pas renouer cette amitié, je ne dois pas leur écrire, on me disait que ce seront pour toi des étrangers, une amitié d’enfance cela ne pas durer après, vous avez vécus dans des conditions toutes différentes, mais en réalité on s’est compris merveilleusement bien en tout à l’exception de la position politique. Mais peu à peu quand même, j’ai montré certaines choses, j’en ai raconté d’autres. « La leçon de choses », comme appelait cela Lida Vernant, a aussi joué son rôle. Ils ont vu que je ne peux même pas entrer dans l’hôtel pour les voir, on se donnait rendez-vous près du métro, ils venaient chez nous mais moi je ne venais jamais les voir à l’hôtel. Évidemment, c’était pour lui un vrai choc le voyage qu’il a fait ici, pas seulement parce qu’il a vu de près cette réalité mais parce qu’il a eu des contacts pas seulement avec moi mais avec les mais autour de moi. C’étaient des intellectuels qui étaient tous contestataires évidemment. À force de discuter avec eux, il a forcément changé peu à peu sa vue des choses. Ce sont des gens qui sont maintenant connus, des historiens : c’était Aviavensoff ( ? orthographe absolument incertain), Koma Ivanov ( ? orthographe absolument incertain), Lonia Pinski ( ? orthographe absolument incertain), c’était vraiment l’élite intellectuelle ? Quand je lui disais : comment tu peux encore garder cette carte du parti, ce qui me paraissait absurde ? Il disait : tu vois, c’est la seule possibilité pour moi d’avoir accès à des masses au France, je parle dans de grandes réunions. Si je ne suis pas au parti, je ne suis plus rien, je suis une personne privée. Mais, le dernier jour, c’était intéressant, de ce premier séjour, on nous a apporté le télégramme du procès de Brodsky. Ce texte était évidemment bouleversant pour nous tous. C’était un texte russe, je le traduisais, page par page, à Jipé. Lida Vernant pleurait à chaudes larmes en entendant tout cela. Je crois que c’était le dernier argument, si vous voulez, donné par la vie même qui a poussé Jean-Pierre à sortir du parti.
[musique]
Lila Lounguine : C’est un homme où chaque mouvement de son âme et de sa pensée correspond à sa conduite et à sa façon de s’exprimer. Le petit groupe, cette petite bande de jeunes, de 32-33, elle est resté un cercle d’amis.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Dans la littérature russe, il y a je crois des gens, je crois, qui vous touchent.
Jean-Pierre Vernant : Quand je pense à ces textes-là, je pense à ma femme, parce qu’elle était Russe d’origine. Elle était professeur de langue et de littérature russe et tous ces textes, c’est à travers elle que je les ai lus. C’est elle qui me les passait, c’est elle qui me lisait certains passages en russe. C’est elle qui les traduisait. Je vous ai dit que quand j’étais jeune, ces chansons russes, tout cela se mêlait dans mon univers un peu mythologique. Toutes ces jeunes femmes, ce groupe de jeunes Russe que j’ai connus dans les années 31-32, qui étaient différent de ce que je connaissais. Tout cela a continué. Tout cela, oui bien sûr, c’est Lida. C’est Lida toute cette littérature qu’elle m’a fait connaître, classique d’une part, que je connaissais mais mal, que j’ai relue avec elle pour ses cours, dont j’ai parlé avec elle, puis la littérature contemporaine, que j’ai lue avec elle, même dans les années 60, au moment où cela ne sortait pas tellement, qu’elle connaissait par les amis Russes, les Lounguine qui lui disaient : il faut lire ça. Elle lisait et m’en parlait. Il faut lire tel poème, et elle s’en procurait. Tout cela c’est proche et en même temps douloureux, parce que le sort de toute cette intelligentsia russe est tragique, c’est terrifiant. Pour moi c’est douloureux, ça a été douloureux parce que cela passe à travers Lida.
[poème d’Anna Akhmatova]
Jean-Pierre Vernant : Il y avait ce petit groupe de Russes immigré qui étaient, pas entièrement mais dans leur très grande majorité Juifs-Russes, pas communistes mais pas du tout tsaristes, ils étaient « roses », socio-démocrates, des socialistes révolutionnaires, tout cela s’était pour moi une façon aussi d’avoir un pied dans quelque chose qui était à la fois la révolution, de différent, de chansons, de populaire. Au fond, si je réfléchis maintenant, je me dis que cette espèce de coup de foudre que m’a donné la Grèce méditerranéenne et cet autre coup de foudre que je eu à l’égard de la Russie, des Russes, de la chanson russes et de la littérature russe, c’est ma femme Lida qui m’a permis de pénétrer là-dedans. Je suis partie en Russie en 1934…
[interruption de mon enregistrement, il me manque probablement quelques minutes.]
[chanson russe]
Renée Elkaïm-Bollinger : Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant à un moment dit qu’il a une véritable fascination pour la Russie. Je crois que c’est quelque chose dont vous avez parlé souvent, notamment au moment des procès de Moscou. Vous m’avez dit que vous n’étiez pas d’accord là-dessus.
Pierre Vidal-Naquet : Attendez, c’est plus compliqué que ça. Il a une fascination pour la Russie qui est liée à plusieurs choses. La mère de Lida, que j’ai connue, qu’on appelait Babou, c’est-à-dire babouchka, la grand-mère, était typiquement une intellectuelle Juive Russe. Elle était d’ailleurs tout à fait extraordinaire. Vernant m’a un jour raconté qu’il lui présente quelqu’un en disant qu’il travail dans une usine. Elle lui dit : mais comme un sociologue. Elle ne concevait même pas qu’on puisse être employé ou ingénieur dans une usine. Il fallait avoir un travail intellectuel, être sociologue, psychologue, tout ce que vous voulez mais pas quelqu’un par exemple en prise avec direct sur la production. Lida était un personnage fascinant, elle était totalement biculturelle. Elle avait la culture russe complète, la littérature, elle connaissait le pays. Ils allaient en Russie. Vernant était pétri d’anecdotes sur la Russie. Il avait été dans les années 30. Il avait trouvé une Russie à certains égards tellement barbare qu’il en venait à comprendre le stalinisme comme éducation d’un peuple encore à bien des égards barbare. Il avait cette sorte de fascination pour la Russie aussi parce qu’il était communiste et qu’il considérait par conséquent que l’univers russe avait été une tentative d’incarnation d’une grande idée, qui demeure une grande idée quoi qu’on puisse en dire, qui était l’idée socialiste.
Jean-Pierre Vernant : En 1934, on a organisé, ça s’appelait je crois le Profinterna, internationale de l’enseignement, c’est Guéhenno qui s’en occupait. Il y avait des communistes et des non communistes : Étiemble, dont j’ai fait la connaissance à cette occasion, une jeune femme que nous avons emmenée avec nous, qui a fait la connaissance d’Étiemble et qui allait devenir sa femme, ( ?) Claire ; il y avait celui qui allait devenir ensuite ambassadeur au Vatican, Brouillet, mon frère, moi, Paul Devaux… Nous sommes partis là-bas et nous sommes restés assez longtemps, plus de deux mois. Nous avons été à Moscou, en Ukraine. Et un petit groupe de communistes, avons été envoyés dans le Caucase pour nous refaire une santé. Cette Russie que j’ai découvert là, c’est aussi quelque chose que j’ai beaucoup aimée, le dépaysement, quelque chose d’authentique que j’ai beaucoup aimé. C’était très différent de ce que j’imaginais, ce n’était pas du tout le paradis soviétique. Je voyais la misère des gens, dans les gares je voyais tous ces hommes, ces femmes, ces gosses, pieds nus, qui dormaient là. On nous avait promis de nous montrer un kolkhoze en Ukraine. Nous sommes partis en Ukraine après bien des difficultés, on ne voulait pas nous laisser y aller, j’ai compris ça après. Nous sommes arrivés à Kharkov. On s’est baladé dans la ville et naturellement, inévitablement, on est allé faire des visites dans une grande usine. Dans le groupe où je e trouve, on voit un des ouvriers venir vers nous, et nous dire : ne croyez pas un mot de ce que l’on vous raconte. Ici, - c’est un Russe qui avait travaillé en France - c’est une misère épouvantable. Cette année, les gens mouraient de faim dans la ville. J’avais lu cela dans les journaux, j’en avais fait des gorges chaudes. On disait dans les journaux qu’on mangeait les enfants en Russie, etc. c’était une série de blagues. Je sais aujourd’hui ce qui s’est en réalité passé. Toute cette région avait été entourée par des soldats et par des volontaires des Jeunesses communistes, et que c’est des dizaines de milliers de gens qui sont morts de faim et qu’on a été obligé d’introduire quasi une nouvelle population sur ce terrain après cette disette. Ça, je ne le voyais pas. Mais ce que je voyais aussi, que je comprenais très bien, c’est que ce monde russe, qui me fascinait en même temps par sa chaleur d’accueil et par le fait que les responsables que je voyais, les gens que je voyais, répondaient là tout à fait à l’image que je me faisais du révolutionnaire. C’étaient des types qui brûlaient intérieurement, ils fumaient cigarette sur cigarette, c’étaient des gens avec lesquels je me sentais de plein pied, j’avais l’impression qu’eux aussi faisaient partie de ce « nous ». Ce n’étaient pas des copains mais c’étaient des gens avec qui d’emblée on pouvait parler. Puis, il y avait tout le reste, ces beautés extraordinaires de Moscou, de la plaine russe, de la Place Rouge, c’était merveilleux, il n’y avait pas beaucoup de voiture à ce moment-là, puis sa grouillait d’une vie. Je ne voyais pas le côté désespéré, je voyais l’extraordinaire vitalité. Je voyais le côté terrifiant de difficultés et je me disais que c’était un pays qui côtoyait perpétuellement l’abîme, mais qui vivait comme ça dans une espèce de tension permanente, avec des hommes à sa tête qui brûlaient d’un feu révolutionnaire.
[musqiue]
Jean-Pierre Vernant : Si l’idée que c’était un paradis avait totalement disparue, l’idée que c’était un monde qu’un petit bourgeois, un bourgeois français comme moi, rationaliste, bon cartésien, pouvait comprendre et juger, non, ça je savais que je ne le pouvais pas. De sorte que lorsqu’il y a eu dans les années suivantes, 34, ce n’est pas encore, ça va commencer la grande répression…
Renée Elkaïm-Bollinger : Les procès de Moscou.
Jean-Pierre Vernant : Un peu plus tard. Ça commence la glaciation. Il y a eu la collectivisation, l’industrialisation, mais ça, eux-mêmes ne le savaient pas à Moscou. Ça a été déjà terrifiant. Mais la grande répression sur les cadres eux-mêmes, c’est plus tard que cela commence, de sorte quand il y eu les grands procès, je ne crois pas que Kamenev, Zinoviev, Rakovsky soient des agents de l’impérialisme, mais je crois qu’ils ont des désaccords et que c’est inévitable que cela se règle de cette façon. Je crois même dire à ce moment-là que si c’est eux qui avaient gagné, c’est Staline qui serait sur le banc des accusés. Je croyais ça ou cela m’arrangeait sûrement. Je n’ai pas suffisamment regardé les textes qui avaient été publiés et qui m’auraient permis de mieux saisir la véritable dimension de cette affaire. Enfin, à ce moment-là la fascination que représente l’URSS reste et je considère dans cette période, 33-35, que nous sommes en quelque sorte nous ici, les communistes, comme un détachement que l’on a parachuté à l’arrière des lignes et qui doit tenir.
[musique]
Pierre Vidal-Naquet : Il était opposant. Je ne l’ai jamais connu personnellement qu’opposant. Mais opposant au début à l’intérieur de cette grande idée. J’ai un jour dit, à propos des procès de Moscou, répondant à une enquête d’une revue qui s’appelait Travail théâtral qui me demandait : qu’est-ce qui, dans le monde moderne, vous fait le plus penser à la tragédie grecque ? J’avais répondu : ce sont les procès de Moscou. Je dirais aujourd’hui que c’est plus shakespearien que grec. Pourquoi cela ? Parce que les procès de Moscou, c’est un spectacle qui est offert à la foule. Ce sont des spectacles où l’on voit un grand personnage, quelqu’un qui était encore, quelques mois auparavant, vice-président du Conseil, ministre des affaires étrangères, principal théoricien du parti, comme Boukharine, et ces personnages on les montre à l’état de déchéance totale. Un peu comme Œdipe à la fin de l’Œdipe roi. Cette déchéance est spectaculaire. On montre à la foule comment ce grand personnage, qui était la tête de l’État et du parti, est réduit à l’état de traitre, de misérable, d’abject. L’acteur qui joue l’Œdipe roi était un acteur tandis que Boukharine jouait son propre rôle et que cela se terminait non pas derrière les coulisses mais par une balle dans la nuque. En ce sens, Vernant avait raison de dire contre moi, que Boukharine était un personnage tragique mais que le procès en lui-même n’avait peut-être pas une tragédie. Il y a un passage dans L’aveu de London qui m’a toujours frappé, c’est un livre qui a été publié en 68, juste avant le Procès de Prague, qui a bouleversé Vernant, parce que London était un homme de sa génération et un membre de la Résistance française, qui avait été conduit au dernier degré de l’abjection par les aveux monstrueux qu’on lui a fait faire, et London raconte, ils avaient à peu près interprété correctement leur rôle, à la fin du spectacle, si je puis dire, l’un des accusés a perdu son pantalon. Son pantalon lui ai tombé à ses pieds, montrant ses fesses. Une sorte de gigantesque fou-rire a traversé tout le monde, procureur, accusés, pseudo avocats. Ça, c’est une scène shakespearienne.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Est-ce que vous pensez Jean-Pierre Vernant que l’on peut reprendre les pistes de Marx maintenant ?
Jean-Pierre Vernant : Certaines, certainement. Il est un de ceux qui permettent de comprendre les mécanismes économiques et les changements techniques. Comme toujours, l’histoire on ne peut pas la programmer. Les années d’avant guerre et même d’après avaient peu de rapport avec ce qu’ils appellent communisme réel. Sous la forme qu’il a eue en URSS, c’est foutu, définitivement mort mais comme il n’y a rien qui le remplace, il y a l’église, le christianisme, il a sa place mais toute la société est complètement déchristianisée, qu’est-ce qu’il y a en dehors de ça ? Le libéralisme ? Foutoire total, on le voit bien. Il n’y a pas de philosophie, de perspective libérale. C’est aussi utopique que le communisme, l’idée que cela va s’arranger tout seul par les lois du marché, que l’individu va s’épanouir dans le système, ça ne tient pas debout ! Le troisième, c’était le socialisme ou le communisme, en réalité tout est à repenser de ce point de vue. Le marxisme c’est une philosophie de l’électricité et de la machine à vapeur, ce n’est pas une philosophie de l’ère atomique. Ça change tout et on est dans une merde noire parce qu’on continue non seulement à penser mais à fonctionner socialement derrière ces schémas. La naïveté de ces gens qui ont cru que parce que le communisme dégringolait et qu’il n’y avait plus de mur, il n’y avait plus d’histoire ! C’est du pur mythe !
Althusser : « Nous savons tous que Marx a écrit un jour que le marxisme était la philosophie indépassable de notre temps et que toute la pensée contemporaine était dominée, qu’elle le veuille ou qu’elle ne le veuille pas, par la problématique philosophique de Marx. Je crois qu’il a bien posé le problème. Mais je ne sais pas s’il a posé dans des termes qu’un marxiste pourrait assumer, pourrait accepter. Quoiqu’il en soit, cette phrase de Sartre met en évidence ce fait : pour les contemporains, Marx philosophe est vivant comme philosophe. La première question que nous devons nous poser, c’est la question suivante : en quoi Marx est-il considéré par nos contemporains comme philosophes ? »
Renée Elkaïm-Bollinger : Pierre Vidal-Naquet, j’ai retrouvé dans les archives de l’INA, un entretien entre Althusser et Jean-Pierre Vernant ? À ce propos, Jean-Pierre Vernant nous a dit qu’il était souvent en contradiction avec Althusser, que lui était plutôt un communiste italien. Qu’est-ce que cela veut dire, pour lui ?
Pierre Vidal-Naquet : Entre Vernant et Althusser, il y avait un abîme. Vernant m’a un jour dit à propos d’Althusser et de ses disciples : ce sont des gens qui ont du papier dans la cervelle. C’est du papier d’excellente qualité mais c’est du papier. Ils n’ont aucune idée de ce que c’est une société, aucune ! Il disait cela à propos de textes divers d’Althusser. Il y a ce texte absolument incroyable où Althusser déclare que le stalinisme est une déviation humaniste du marxisme. Chose absolument extravagante. Ou encore ce texte de Balibar dans lequel il parlait du droit de l’État ouvrier à se défendre, à propos de tel ou tel procès, qui provoquait des réactions très violentes de la part de Vernant. Qu’est-ce qui caractérisait à l’époque, le parti communiste italien ? C’est qu’il était entièrement en prise sur la société.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Ayant connu beaucoup d’intellectuels soviétiques. À partir des années 60, j’allais régulièrement là-bas avec Lida. Les Lounguine, on habitait chez eux, faisaient des réunions, invitaient tous leurs amis, qui représentaient soit des opposants caractérisés soit cette marge qui permettait à ces opposants de subsister, et on discutait indéfiniment. Au début on était même mis en accusation : comment pouvez-vous encore être communiste dans les années 60 ?
Renée Elkaïm-Bollinger : Alors, comment pouviez-vous encore être communiste ?
Jean-Pierre Vernant : Depuis 56, je pense, j’étais un communiste oppositionnel. Le parti n’était pas monolithique. Il faisait semblant d’être monolithique. Je croyais que l’URSS était plus monolithique qu’elle ne l’était. J’ai été surpris au moment de l’effondrement de voir comment derrière cette carapace formidable de glace qui faisait que l’on avait l’impression qu’il n’y avait rien par-dessous, il y avait mille petits canaux d’eau de petites sources qui commençaient à sortir. Quand la glace a fondu, ça fichu le camp dans tous les sens. Les sens les plus fous, tout ce que l’on croyait mort a réapparu avec une vitalité absolument incroyable. Je n’imaginais pas cela.
Althusser : « On peut considérer qu’il y avait une autre forme d’interprétation selon laquelle on reconnaîtrait à Marx une vertu philosophique, une pensée philosophique pour d’autres raisons. On peut considérer par exemple que Marx a fait la philosophie de l’ère industrielle moderne. Non pas dans la mesure où il a dénoncé l’aliénation de l’homme, le salariat, le travail forcé, le travail parcellaire, l’exploitation de l’homme par l’homme, etc. mais dans la mesure où il aurait saisi en quelque sorte ce qui constitue l’essence de notre temps. C’est-à-dire, disons, l’essence d’une civilisation technique ou technicienne. Marx serait au fond quelqu’un qui a exprimé à sa manière philosophiquement et dans ses travaux économiques la vérité d’un temps. »
Jean-Pierre Vernant : J’ai dis un jour à Althusser, quand je revenais d’URSS, il arrivait à Althusser quelquefois de venir ici chez moi, on discutait un peu le coup. Je considérais qu’Althusser était un type remarquablement intelligent, qui, quand on parlait avec lui de tout, de littérature, de cinéma, etc., était plein d’originalité, de sensibilité. Mais je considérais que son marxisme n’était pas du tout le mien, bien entendu, pas du tout. Je n’admettais pas sa coupure dans le Marx de la jeunesse, etc. Moi, je considérais que dans le Marx de la jeunesse il y avait une énorme floraison de choses excellente à prendre. D’autre part, je n’avais pas du tout la même analyse que lui sur le plan politique. Lui était ultragauchiste, moi j’étais ce que l’on appelait « italien ».
[musique]
Pierre Vidal-Naquet : Vernant, quand je l’ai connu, était il était encore membre du parti communiste, un communiste d’opposition et notamment sur le terrain de la lutte contre la Guerre d’Algérie. Ceci nous a rapprochés tout de suite. Il s’intéressait aussi tout comme moi, mais moi très jeune et très débutant, à ces catégories de la pensée grecque qui s’appellent l’espace et le temps.
Renée Elkaïm-Bollinger : Jean-Pierre Vernant et vous, on peut dire que vous êtes des intellectuels engagés puisque vous vous êtes profondément intéressés à une certaine actualité, vous êtes des spécialistes de la Grèce ancienne, est-ce qu’il y a là quelque chose de peut-être paradoxale, d’étonnant ou au contraire vous vous considérez dans une sorte de continuitéfinalement ?
Pierre Vidal-Naquet : Nous sommes à la fois dans la continuité et dans la rupture puisque si quelqu’un à tenté de montrer que le monde grec n’était pas le nôtre, c’est bien Jean-Pierre Vernant. Le monde grec n’est ni la raison, comme l’ont cru un certain nombre de philosophes des Lumières, ni la démocratie, comme l’ont cru les gens du XIXe siècle, où l’on développait l’image de l’Athènes française contre la Sparte allemande. C’est un débat qui a traversé tout le XIXe siècle, le début du XXe siècle, jusqu’à Hitler compris. En mars-avril 1945 en Allemagne, il y avait des conférences à la gloire de la Sparte antique.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Pourquoi avez-vous fait la philo ?
Jean-Pierre Vernant : D’abord parce que c’était quelque chose qui me plaisait. Parce que mon frère l’avait faite et comme je suivais et que mon père l’avait faite. Je ne dirais pas par conformisme, mais voilà.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous aviez des gens qui vous touchaient particulièrement dans ce domaine, en philo, même plus jeune ?
Jean-Pierre Vernant : En Philo, rien n’est simple, ni les gens ni soi-même. J’avais mon XVIIIe, j’ai fait mon diplôme d’étude supérieure sur Diderot, c’est dire et en même temps j’avais un faible pour Platon. Platon, je trouvais que ce n’étai pas rien ! Mais j’avais un faible pour Malebranche, par exemple. J’avais Malebranche au programme, on ne peut pas dire et le marxisme…, mais j’étais fasciné par Malebranche, par Spinoza, ce qui est plus naturel, bien sûr. J’ai fait mon agrég de philo, comme un étudiant, c’est-à-dire en essayant de voir mon programme, en faisant ce travail, qui est propre à une cervelle un peu philosophique, en y pensant un peu tout le temps, essayer tout le temps de voir quels sont les problèmes que tel auteur a tenté de résoudre, pourquoi ce problème il le pose dans tels termes, parce qu’auparavant il y a eu tels autres et que chaque philosophe s’inscrit dans la descendance soit pour continuer soit pour contredire. Et aussi essayer de voir la cohérence d’un système, entrer dedans, en même temps que l’on fait cela, voir en quoi cette cohérence est illusoire, comment elle recouvre en temps des tensions et des oppositions. C’est cela qui est un peu le métier du philosophe. Sauf qu’aujourd’hui, je crois que l’état des sciences humaines est tel que le philosophe ne peut plus faire ce qu’a été la philosophie classique, construire un système. Ça, cela m’a servi aussi dans mon métier, qui est celui de quelqu’un qui essaye de faire de l’anthropologie du monde classique. Parce que c’était cela aussi, essayer de voir dans les textes littéraires et philosophiques, les pratiques juridiques, politiques, institutionnelles, les inscriptions, les figures, comment s’organise une certaine civilisation. Une civilisation n’est pas un système philosophique, elle n’est pas pensée d’abord mais il y a des fonctionnements, il y a le fait qu’une société qui a des niveaux multiples, depuis ses outils jusqu’à ses idées religieuses en passant par tous les intermédiaires, les formes de l’échange, les formes de parenté, l’inscription des groupes sur le terrain, les institutions juridiques et politiques, les faits culturels, la littérature, les arts, les modes de connaissances, tout cela, c’est la même culture. Comment on peut penser cela ensemble ? Comment on peut aborder cela ensemble et penser que l’esprit n’est pas seulement chez les philosophes ou dans les textes littéraires mais qu’il est partout, il est dans l’araire du paysan, dans le fonctionnement de la boulé ou de l’ecclésia, les règles et décisions de l’assemblée, dans les rituels religieux et dans les images qui sont peintes, etc. l’homme est là-dedans, partout. C’est le même homme, et comment est-ce qu’il fait ? Comment le même type laboure son champ, va à l’agora, regarde les pièces à la tragédie, vote à l’assemblée et participe au panathénaïque. Quelle cohérence il y a ? Quels traits particuliers ? Quels traits spécifiques ? En même temps, pourquoi ces cultures vont dégringoler ? Pourquoi elles changent ? Pourquoi elles sont soumises à un mouvement qui implique qu’elles ne sont pas stables et qu’il y a en elles un déséquilibre ? C’est tout cela qui m’a intéressé dans la Grèce.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Françoise Frontisi-Ducroux est membre du Centre Louis Gernet, coauteur de La cité des images, elle a publié Dédale, mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Le Dieu-masque, une figure de Dionysos d’Athènes, Dans l’œil du miroir. Françoise Frontisi-Ducroux et Jean-Pierre Vernant, comment dire femme en grec ?
Françoise Frontisi-Ducroux : gunê
Jean-Pierre Vernant : gunê, pour la femme en général s’opposant à l’homme. parthénos, pour dire la jeune fille avant le mariage ou en tout cas souvent la jeune fille avant d’avoir eu un enfant. gunê cela veut dire en principe la femme mariée. On opposera les gunaikas, le genre féminin aux gunaikas aux andró.
Renée Elkaïm-Bollinger : Les femmes et les déesses ont un statut différent ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Elles ont un statut différent, de la même façon que les dieux et les hommes.
Jean-Pierre Vernant : Je dirais que la différence est plus grande entre les déesses et les femmes qu’entre les hommes et les dieux. Pourquoi ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Parce que la différence est plus grande entre les hommes et les femmes.
Jean-Pierre Vernant : Non, Françoise, parce qu’il y a eu une période où les dieux et les hommes vivaient ensemble, mangeaient aux mêmes tables, partageaient dans des festins communs une espèce de condition analogue. Tandis que dans le cas de l’espace humaine, il y a la création de la femme, sur l’ordre de Zeus, au moment précisément où les hommes et les dieux vont ses séparer. On peut dire d’une certaine façon qu’il n’y a de séparation entre l’espèce humaine et les dieux qu’à partir du moment où la femme a été créée. Un des rôles, que dans le récit d’Hésiode, qu’assume Pandora, quand elle est créée, c’est précisément de donner un nouveau statut à l’existence humaine. Ce qui n’empêche pas, et là tu avais tout à fait raison, qu’en même temps cette femme qui est créée, en quelque sorte artificiellement, qui est semblable à ce qu’elle doit être, une parthénos, une jeune fille ravissante, est en même temps semblable ou à l’image des déesses immortelles. C’est en cela d’ailleurs que les hommes ne peuvent pas la voir sans tomber éperdument amoureux d’elle.
Renée Elkaïm-Bollinger : Essayez de me faire un portrait de Pandora, comment vous la voyez, la ressentez ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Si je la vois, c’est comme une statue. Mais à partir d’Hésiode ou selon Hésiode, la femme est artificielle. Elle est quelque chose de fabriquée. Elle est faite de glaise, de terre, on peut supposer que c’est une glaise extrêmement fine, comme celle des beaux vases grecs, celle du beau vernis attique mais elle est façonnée, alors que les hommes existent avant, ce sont des créatures de chair. Zeus, pour fabrique un piège, un piège puissant et sans issu qu’il fabrique aux hommes, il fait modeler cette statue par Héphaïstos, qui insuffle la voix et les forces d’un être humain, ce qui signifie bien que ce n’est pas un être humain puisqu’il lui met dedans la voix et les forces d’un être humain. C’est quelque chose d’artificiel. Il y a là une chosification de la femme qui est complètement objectivée à partir de ce moment-là alors que les hommes restent sujet et resteront définitivement les seuls sujets, les sujets du regard. La femme est créée par Zeus pour le regard des hommes, regard émerveillé, regard désirant. C’est un objet fabriqué pour le désir. Elle est extrêmement belle, à l’image des déesses immortelles, à l’image d’une chaste vierge, ce qui indique bien qu’elle n’est pas une chaste vierge. Ce que veut indiquer Hésiode précisément à ses contemporains, c’est qu’ils croient reconnaître de chastes vierges mais en réalité ils ont à faire à des mécaniques, des statues artificielles, à l’intérieur desquelles les dieux ont fourré tous les vices, les défauts, un cœur de chienne. Elle est extrêmement belle, est parée d’une couronne ciselée, couverte de bijoux, recouverte d’un voile bariolé, fin et chatoyant tissé par Athéna. Donc, c’est vraiment une créature complètement artificielle et à partir de là, à partir d’Hésiode, la femme pour le Grecs va être un objet.
Jean-Pierre Vernant : Françoise, je pense que tu as raison dans ton analyse dans ce qu’il y a de particulier dans la création de la femme, qui est créée comme un objet fabrique, le mot grec serait agalma, un objet précieux, une statue. Cet être artificiel est la mère de l’espèce des femmes, genos gunaikos, dans leur féminité. Je crois que ce qui est le plus important, c’est que dans cette être, qui est d’une certaine façon une statue, qui est pour les hommes objet du regard, on va la voir en même temps en la voyant on est pris dans un jeu qui est ce que l’on peut appeler la Châris, l’échange de la Châris, qui est en même temps un commerce réciproque. Parce que la Châris, ce n’est pas seulement l’attrait sexuel. Pour que la Châris ne soit pas la a-Châris, comme diraient les Grecs, il faut qu’il y ait une sorte d’aller et retour de consentement mutuel. Donc, tout d’un coup, là, ce n’est pas simplement un objet dans le regard, il y a une espèce de participation. À partir d’un certain moment, si je peux dire, ce qui est embraille c’est une stratégie amoureuse qui fait que tu as en face de toi quelqu’un qui ne peut pas être simplement un objet mais qui est un partenaire. En même temps, c’est avec la création de la femme, de Pandora, que tout d’un coup, dans le monde humain, se produisent d’abord des modifications générales : à partir du moment où il y a des femmes, les hommes ne naissent plus tout seuls, comme ils le faisaient avant, de la terre. Il est nécessaire qu’un homme passe par un ventre féminin pour avoir un descendant. Au sens strict du terme, il imprime en quelque sorte sa marque dans la glaise féminine, dans cet utérus qui est passif et où lui va inscrire ce qui est sa propre semblance. Premier point, ça change donc le statut de l’homme. Deuxièmement, ce qui est changé aussi, qui est fondamental, c’est que du jour où il y a une femme, l’homme se trouvent en présence d’êtres qui de toute façon, beaucoup plus que lui, et peut-être même autrement que lui, présentent une duplicité. Il y a une apparence extérieure qui est la semblance à ce qu’elle est, une parthénos, une semblance aux dieux, mais à l’intérieur il y a quelque chose qui en est le contraire. Et là, c’est évidemment quelque chose de fondamental puisque, si je peux dire, on n’est plus en présence d’êtres peut-être différents des dieux avec lesquels on vit et tout le monde est franc du collier, tout le monde est en quelque sorte transparent avec autrui. Avec la femme s’introduit dans le monde humain, Pandora, c’est-à-dire un être qui est semblable à une déesse et qui à l’intérieur est semblable à une chienne, qui a l’air d’être prête à vous donner son tout son amour et qui en réalité ne pense qu’à prendre votre argent et à manger votre blé.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : La condition humaine à partir de ce moment-là est que le mal, le malheur qui est beau en même temps, on ne voit pas que c’est malheur, on croit que Pandora a toute les vertus, on tombe amoureux d’elle, elle est un mal caché, mais les maux que si on voyait on éviterait, ceux-là, on ne les voit pas. C’est elle qui introduit cela à la fois en ouvrant la jarre et en étant ce qu’elle est, un être dont l’apparence est le contraire de ce qu’elle est en réalité. Par conséquent, là, tu peux dire peut-être que dans cette ligne de pensée, qui descend d’Hésiode, d’une certaine image de la femme, d’un statut de la femme, la création de Pandora marque une rupture, quelque chose d’absolument différent, qui rattache à la femme tout ce qui est duplicité du réel. Ce à quoi, je te répondrais, ce que tu sais mieux que moi, tant mieux parce que c’est avec cela que la poésie, la peinture vont aller. Heureusement qu’il y a des femmes, qu’il y a de la duplicité sinon il n’y aurait pas le chant et il n’y aurait la céramique.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Jean-Pierre Vernant, est-ce que vous diriez que c’est un regard machiste ou peut-être une absence de regard ?
Jean-Pierre Vernant : Je ne dirais pas moi, si tu veux, que c’est un regard machiste. Je dirais que c’est un regard tout à fait naturel. Dans toutes les civilisations de ce type, c’est l’homme qui joue mais c’est la femme qui est tout le temps par derrière.
Françoise Frontisi-Ducroux : Mais c’est parce que toutes les civilisations sont machistes, naturellement comme tu le dis,…
Jean-Pierre Vernant : Naturellement machiste, cela va de soi.
Françoise Frontisi-Ducroux : Mais culturellement elles doivent abandonner ce machisme et la femme devient sujet à son tour. Ce qui nous plaît justement, à nous autres femmes, dans la lecture de Platon, c’est que l’objet de l’amour est masculin. Et ça, c’est tout à fait exceptionnel. L’objet de l’amour, c’est un homme. Et nous, hellénistes contemporaines, nous pouvons nous mettre dans la peau du sujet. Ça, c’est quelque chose que l’on trouve très, très rarement dans la littérature européenne. Il y a Sappho, c’est une exception. Maintenant la femme est admise comme sujet de regard, elle a droit de jeter un regard sur le corps masculin.
Jean-Pierre Vernant : Tu as raison, en même temps, je crois que tu ne vois pas assez, ou tu ne veux pas voir, avec ton regard féminin, que ce sont les hommes qui parlent, qui font les tragédies, il y a Sappho mais sinon tous les textes que l’on a ce sont des textes de mâles. Cette civilisation est une civilisation de mâles, les citoyens ne peuvent être que mâles, une fois que tu as dit cela, il est évident que tu va voir que c’est une culture masculine, dans sa façon de voir. C’est pareil pour l’identité et l’altérité. Ce qui intéressant, c’est de voir comment une culture de l’identité est obligée de faire une place à l’autre, de voir comment une culture, une civilisation du citoyen mâle adulte est en même temps fascinée est en même temps fasciné et c’est une place comme considérable… Tu parles de la théorie de l’amour de Platon, mais c’est Diotime qui fait cette théorie !
Françoise Frontisi-Ducroux : C’est la femme alibi. Elle est extrêmement suspecte. D’autre part il y a toute une série de traités érotiques qui sont attribués à des courtisanes.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Est-ce que le mouvement des femmes des années 70 ont pu faire frémir les recherches du Centre ?
Jean-Pierre Vernant : S’il n’y avait pas eu le mouvement des femmes, s’il n’y avait pas eu cette vague dans l’actualité politique, sociale, notre image de la Grèce serait différente. Je me souviens très, il y a 15-20 ans, à une réunion du Centre, les jeunes femmes m’ont dit : oui, mais toi au fond tu as toujours engagé dans tes enquêtes d’anthropologie historique, derrière ton anthropos grec, il y avait le masculin. Jamais tu ne t’es posé un certaine nombre de problèmes sur les femmes. Naturellement, j’ai poussé des hurlements, je suis rentré chez moi, j’ai réfléchi et je me suis dit : elles ont raison en effet, j’aurais dû et c’était beaucoup plus possible en raison des documents que nous avons de me placer, si je puis dire, dans la peau d’une femme et essayer de voir ce que cela signifiait, indépendamment même du fait qu’il y a eu une série de poétesses. Essayer de voir, par exemple dans la tragédie, ce que signifie le statut des femmes dans la tragédie, avec toutes les ambigüités. Pourquoi est-ce qu’elles jouent là un rôle si important, dans la comédie chez Aristophane ? C’était des questions que je ne m’étais pas posées en première instance, que je me suis posées après parce qu’on m’a dit : toi tu fais tout ça comme si c’était la nature, le monde, que cela ne pouvait pas être autrement. Les hommes et les femmes sont là dans des statuts que les Grecs leur ont réservés.
Le Centre Louis Gernet fondé par Jean-Pierre Vernant est un centre de recherches comparées entre les sociétés anciennes. Il se trouve rue Monsieur-le-Prince, à Paris ?
Jean-Pierre Vernant : Une des choses que j’ai tentée de faire avec le Centre, dès son origine, le centre est sorti de là, ce sont des études comparées, c’est le comparatisme. Louis Gernet disait que les études grecques ne constituent pas un empire dans un empire. On n’a pas de murailles qui nous entourent, on ne comprend un certain nombre de choses du monde grec que si on les confronte avec le même type de problèmes ailleurs. Qu’il se soit agit de la terre, que nous avons commencée à étudier tout à fait au début de ce Centre, de la guerre, de la divination, du sacrifice, de la mort, des polythéismes, puisque dans toutes ces cultures nous avons aussi des systèmes polythéistes, de tous ces cas, on ne pouvait comprendre le cas grec dans ce qu’il comporte de particulier que dans la mesure où on le confrontait à des civilisations différentes. Il y a deux choses dans ce comparatisme : premièrement le refus de cette conception illusoire de la Grèce et de l’Occident comme le seul type de civilisation, les Grecs ont tout inventé, tout découvert. Le type de science, d’art, de métaphysique, de religion qui est sorti de ce courant historique particulier, c’est la vérité avec un grand « V ». Ça ne tient pas, cela n’a jamais tenu debout et c’est insoutenable aujourd’hui, on le voit bien. Premièrement détruire cette idée, pas seulement parce que c’est une illusion dont les conséquences sont fâcheuses sur le plan de son esthétique, son éthique et de sa politique, mais parce que c’est faux du point de vue proprement scientifique. On ne comprend bien la Grèce que si au lieu d’en faire un absolu on s’attache à montrer que les traits fondamentaux ne s’expliquent et ne ressortent que relativement à d’autres chemins qui ont été pris. C’est pourquoi j’imagine mal que l’on parle de ce que j’ai tenté de faire sans qu’une place importante ne soit faite à des gens qui ont travaillés avec moi et avec d’autres que moi bien entendu, d’autres hellénistes, dans des secteurs qui étaient les leurs.
[musique]
Monsieur Jacques Gernet, histoire intellectuelle de la Chine, et Jean-Pierre Vernant, études comparées des religions antiques, ont pris possession jeudi 4 décembre des chaires créées pour eux au Collège de France. Le Monde, 9 décembre 1975. C’est avec Jean-Pierre Vernant, au même moment, que vous avez été au Collège de France ?
Jacques Gernet : Oui. Mais je crois que ce qui nous lie, d’abord et avant tout, Jean-Pierre Vernant et moi, c’est mon père.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous avez travaillé ensemble tous les deux et tous les deux vous parlez des stéréotypes de la Grèce d’une part et de la Chine d’autre part, et je crois que tous les deux vous vouliez lutter contre ces stéréotypes. Bien sûr s’agissant de la Chine et de la Grèce, ce n’est pas du tout la même chose ?
Jacques Gernet : Du côté de la Grèce, on peut dire que tous les textes sont connus, étudiés, répertoriés, scrutés. Tandis que du côté chinois pour trouver des textes qui m’intéressent, je dois lire énormément de choses. Très peu de chose a été traduit dans le monde occidental, pas seulement en français, en anglais. Donc, il faut que je lise, traduise et je vous avouerais que c’est douloureux. On peut dire qu’après cinquante ans d’études, il y a toujours des textes que l’on ne comprend pas. C’est un domaine très différent de la Grèce antique, qui se situe entre un ou deux siècles limités, alors que mon domaine se situe sur trois millénaires et demi. De plus, le monde chinois est une autre humanité qui n’a eu guère de rapport avec nous jusqu’au XVIIe siècle, avec les Jésuites. C’est les Jésuites qui commencent à avoir quelques rapports véritables, et encore très superficiels, avec le monde chinois.
Renée Elkaïm-Bollinger : De même que Jean-Pierre Vernant a lutté contre les stéréotypes concernant la Grèce, vous-même, sinologue, vous avez démonté les clichés concernant la Chine. Vous avez parlé d’ignorance, de mépris…
Jacques Gernet : Je pense que cela ne tient pas à grand-chose. Les clichés sont tellement bien enracinés, non seulement enracinés mais cultivés, par certains, qu’on les retrouve toujours. Le comparatisme permet de voir les choses autrement. Le simple fait par exemple que ces gens se servent d’une écriture qui n’est pas l’écriture alphabétique change beaucoup de choses. Je crois, je me trompe peut-être, que malgré toutes les diversités que l’on peut trouver en Chine comme en Grèce, on peut dégager par des études précises, pas de façon vague et générale, des orientations d’esprit qui semblent avoir été dominantes. Je sais bien que la Grèce c’est beaucoup plus compliqué, que Vernant en particulier s’attache à montrer que c’est plus compliqué, il faut lui en savoir gré, mais ce sont quand même des catégories, des types d’oppositions qui ont joué un très grand rôle chez nous. Ce que la Grèce a négligé comme du domaine de l’incertain et du fluctuant, pour employer des mots de Jean-Pierre Vernant, c’est-à-dire en gros le monde sensible, c’est de ça précisément que les Chinois ont fait leur chou gras.
[musique]
Jacques Gernet : Par conséquent, les problèmes de la personne et les problèmes religieux, qui sont liés aux problèmes de la personne, ne se présentent pas du tout de la même façon en Chine qu’en Grèce. Je dis cela évidemment très rapidement parce que ce n’est pas un domaine que j’ai particulièrement étudié. C’est un domaine qui intéresse beaucoup Jean-Pierre Vernant, mais on n’a pas le temps de tout faire. J’ai été sollicité de différentes façons, comme le montre mon dernier livre sur « L’Intelligence de la Chine », c’est pourquoi, ce n’est pas que je néglige ces choses-là, elles me semblent, très intéressantes, très importantes mais je ne les ai pas étudiées autant que je l’aurais voulu et autant qu’elles le méritent.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Qu’est-ce qu’entrer dans la peau d’un Grec ?
Jean-Pierre Vernant : C’est essayer à travers l’ensemble de ce qu’est la civilisation grecque a pu produire à un moment donné, depuis les techniques jusqu’aux idées religieuses en passant par toutes les autres espèces de création culturelle, quels étaient d’abord les mécanismes mentaux, comment ils pensaient ? Quel était son type de raisonnement, sa façon de se situer par rapport à autrui, le rapport qu’il entretenait avec lui-même ? Comment il se voyait, se sentait, se jugeait, toujours en relation avec un certain contexte social ? Essayer de voir comment une société ou un texte fonctionne et comment les hommes fonctionnaient, comment ils étaient fabriqués intérieurement. Cela implique à la fois une distance, distance de quelqu’un qui a des documents objectifs en face de lui, et à un moment donné un effort de sympathie.
Renée Elkaïm-Bollinger : Qu’est-ce que l’on peut dire sur le corps grec ?
Jean-Pierre Vernant : Le corps, si je peux dire, a son intériorité en même temps, il est traversé de pulsions qui lui viennent de dehors. Les sentiments qui m’agitent et qui m’animent en quelque sorte me sont insufflés du dehors par les divinités. L’amour, la peur la terreur, l’enthousiasme, tout cela me pénètre en quelque sorte de dehors. Donc, mon corps est beaucoup moins une espèce d’organe naturel, dont le problème fondamental est de savoir comment il se relie à mon âme, qu’une partie du monde et en même temps il a une valeur parce qu’il est comme une espèce de blason de moi-même. Platon est le premier qui va introduire dans la définition de ce que nous sommes l’idée que ce que nous sommes c’est l’âme, la psuké, l’âme seulement et pas le corps. Par conséquent, pour être soi-même il faut couper ces liens que la pensée archaïque avait si intimement tissés entre chacun et son corps.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Platon déclare que dans le rapport érotique, quand il s’agit d’un rapport érotique selon les corps, alors là il condamne la pédérastie, l’homosexualité, il dit que la seule chose qui compte c’est un rapport entre un homme et une femme. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit dans ce rapport, alors là on voit à nouveau non seulement le regard masculin mais le regard civique, il s’agit, comme tu le sais, d’engendrer dans la beauté, de trouver grâce à une femme le moyen de créer un troisième être qui n’est ni elle ni toi-même et qui va te prolonger par la suite mais engendrer dans la beauté. Par contre, ce que fait Platon, et ce que je crois Foucault a bien vu, devant le problème du rapport érotique il y a une problématisation qui est : qu’est-ce qui est actif ? Qu’est-ce qui est passif ? Ce problème ne prend toute sa valeur que lorsqu’il s’agit de rapport homosexuel parce qu’à ce moment-là, il y a un des deux qui joue un rôle passif ce qui est impossible, ce qui fait que l’on va transmuer cela en philosophie.
Françoise Frontisi-Ducroux : Mais la place de l’homosexualité, peut-être au niveau des pratiques, surtout au niveau des représentations, ce que cela indique à mon avis, c’est surtout un refus de la femme en tant que sujet. Elle ne peut pas être sujet. Et ça, c’est quelque chose qui intervient précisément avec Hésiode. Ce n’est pas comme dans l’Iliade, Hélène est sujet, par exemple. La tragédie montre aussi des femmes sujets, mais ce que montre la tragédie ce sont les catastrophes qui s’en suivent lorsque la femme prend la position de sujet. Même Antigone, c’est un désastre.
Jean-Pierre Vernant : Non, tu prends l’Alceste, c’est la femme qui est la seule capable de se dévouer pour son mari, elle est sujet, ne représente pas la catastrophe, elle représente le salut.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : Et Tirésias ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Ça, c’est très intéressant parce que justement il est celui qui a fait l’expérience des deux mais il est puni précisément pour avoir révéler quelque chose qu’il n’aurait pas dû révéler, mais qui aussi est aussi une représentation masculine. Il est soi-disant puni par Héra pour avoir révéler que le plaisir féminin dans l’amour était cent fois supérieur au plaisir masculin…
Jean-Pierre Vernant : N’exagère pas.
Françoise Frontisi-Ducroux : Dix fois.
Jean-Pierre Vernant : Neuf fois.
Françoise Frontisi-Ducroux : Neuf fois. Là, j’exagère. Et ça aussi c’est un fantasme purement masculin.
Jean-Pierre Vernant : C’est doublement masculin. Naturellement, ça vous le savez c’est le fantasme typique et en plus rage d’Héra, la femme qui elle se venge contre ce pauvre Tirésias d’avoir révéler le plaisir qu’elle prend à s’unir avec un homme.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : « Voir la Gorgone, c’est la regarder dans les yeux et par le croisement des regards cesser d’être soi-même, d’être vivant pour devenir comme elle puissance de mort. Dévisager Gorgo, c’est dans son œil perdre la vue, se transformer en pierre, aveugle et opaque. » Françoise Frontisi, vous étiez peut-être au courant de l’écriture de ce texte mais qu’est-ce que vous avez ressenti ? Comment vous avez réagi en lisant ça ?
Françoise Frontisi-Ducroux : La mort c’est féminin. La Gorgone c’est aussi une forme de mort féminine. Ce qui m’a intéressé plus particulièrement dans cette histoire, c’est la pétrification, l’analogie entre pétrification, cécité et mort. D’abord la Gorgone, on ne peut pas la regarder. Elle est définie comme ce qui est absolument invisible, insoutenable au regard.
Jean-Pierre Vernant : C’est la mort dans le sentiment d’indicible et d’horreur que sa monstruosité présente. Tu as raison de dire que le type qui croise son regard est changé en pierre, on le voit avec l’histoire des algues qui deviennent des coraux, ça va bien dans ton sens ça, une espèce de pétrification qui est en même temps une façon de rendre précieux inaltérable ce qui pouvait se décomposer. Mais en même temps, tout le mythe dans son ensemble, si tu prends le mythe de Persée comme tel, ce que cela traduit c’est bien ça. C’est l’horreur de quelque chose que tu ne peux pas regarder en face, que tu ne peux pas affronter.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : La mort, c’est peut-être ce qui est radicalement incompréhensible. Comment un être singulier peut tout d’un coup disparaître et revenir au néant, comment est-ce que tu peux penser ça ? Tu ne peux pas le penser. C’est ça, la mort.
Renée Elkaïm-Bollinger : On a l’impression à vous lire qu’il y a une fascination pour la fascination.
Jean-Pierre Vernant : Non. La réponse est non, je ne crois pas. Peut-être un peu, comme tout un chacun. Il faut demander, je ne suis pas mon juge. Françoise, qu’est-ce que tu pense de cette affaire ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Ce que je pense, c’est qu’il y a eu pas mal de changements dans ta façon d’aborder les choses. Ta première période était essentiellement rationnelle et rationaliste et à partir d’un certain moment, Dionysos n’y est pas pour rien dans cette histoire, tu t’es intéressé à d’autres aspects.
Jean-Pierre Vernant : Je me suis féminisé, altéré et ai été sensible à tout ce qui était de l’ordre du fascinant plutôt que de l’intelligible.
Françoise Frontisi-Ducroux : Non, pas plutôt, en supplément ou peut-être comme…
Jean-Pierre Vernant : Comme contrepoint de l’intelligible, lui donnant un sens…
Françoise Frontisi-Ducroux : Comme complémentarité, comme possibilité d’accéder à l’intelligible par son contraire.
Renée Elkaïm-Bollinger : Je trouve ça très intéressant, c’est votre évolution finalement. C’est l’itinéraire. Est-ce qu’il vous arrive de parler d’autres choses que de la Grèce, quand vous êtes ensemble ?
Jean-Pierre Vernant : Certainement Si vous me demandez de quoi ? Je vous répondrai de tout : de la Grèce, de la peinture, de la littérature, des amis,…
Françoise Frontisi-Ducroux : De politique, beaucoup.
Jean-Pierre Vernant : Françoise n’est pas seulement une collaboratrice depuis bien longtemps. Elle est une amie avec laquelle on a des rapports que l’on peut avoir entre amis. On peut parler, et en principe parler de tout.
Renée Elkaïm-Bollinger : Est-ce qu’il vous arrive de parler de mythes contemporains, de la modernité ?
Françoise Frontisi-Ducroux : Ce que l’on a partagé, par exemple récemment, c’est l’écroulement du bloc soviétique. Ça, c’est quelque chose d’extraordinaire et j’ai besoin de faire appelle à Jipé pour comprendre ça.
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous vous êtes exprimés sur l’intégrisme ?
Jean-Pierre Vernant : Sur la tolérance oui, je me suis exprimé. Parce que c’est devenu pour moi, je crois que ça l’a toujours été d’une certaine façon, j’ai dû écrire cela, pas seulement une vertu, en même temps une qualité intellectuelle. C’est lier à une certaine façon d’être et la volonté de comprendre autrui, les choses telles qu’elles se font. Par conséquent, tolérance c’est pour moi quelque chose qui est très chargé de sens.
Renée Elkaïm-Bollinger : Il y a eu une époque où c’était un mot décrié ?
Jean-Pierre Vernant : Tout à fait, on a dit que la tolérance, non. Moi, je pense que c’est une vertu et que ce n’est pas facile d’être tolérant. Il faut s’y faire, faire sa sensibilité, son esprit et son intelligence. Cette tolérance peut avoir une forme d’intolérance. Il y a des phénomènes comme tous ces faits d’intégrisme religieux ou autres qui me heurtent, qui heurtent aussi toute la tradition à laquelle j’appartiens, et je me dis qu’il faut le comprendre. Il faut le comprendre, cela signifie que cette tolérance intellectuelle qui est une volonté d’intelligibilité peut aller avec une très grande rigueur sur le plan des positions que l’on affirme socialement, politiquement, etc.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : « Ce que vous donne à voir le masque de Gorgo quand vous en êtes fasciné, c’est vous-même, vous-même dans l’au-delà. Cette tête vêtue de nuit, cette face masquée d’invisible qui dans l’œil de Gogo se révèle la vérité de votre propre figure. Cette grimace, c’est celle aussi qui affleure sur votre visage pour y imposer son masque quand dans l’âme en délire vous dansez sur l’air de la flûte la bacchanale d’Hadès. » Jean-Pierre Vernant, je trouve qu’il y a là un plaisir de l’écriture, une sorte de jubilation.
Jean-Pierre Vernant : Le plaisir que j’ai eu moi à essayer d’entrer en contact avec tous ces hommes qui ont vécus, toutes ces femmes. J’ai parlé de Sappho quand même, c’est un monde qui se révèle à vous quand on lit ses textes. Ensuite, essayer de faire passer un peu cela que l’on a éprouvé dans les textes que l’on écrit à son tour.
Renée Elkaïm-Bollinger : J’entends aussi par plaisir également cette familiarité dans le langage avec ces dieux et ces déesses, avec ces personnages. Je pense à Oedipe, Prométhée, Dionysos, Athéna, Gorgo, Pandora. Vous en parlez comme de gens que vous connaissez, avec une familiarité très grande, une tendresse peut-être.
Jean-Pierre Vernant : Familiarité, je voudrais bien. Je ne sais pas si je suis arrivé à l’obtenir. Familiarité, c’est toujours cette la chose, cette façon d’essayer… vous me direz que là les gens dont vous parlez n’ont pas existés, bien sûr ils n’ont pas existés mais ils ont cette existence dans l’imaginaire d’hommes et de femmes réels qui ont vécus à un moment donné et entre l’imaginaire et la réalité…
Renée Elkaïm-Bollinger : Vous avez un faible pour l’un de ces personnages ?
Jean-Pierre Vernant : Si j’ai un faible aujourd’hui, - des faibles j’en ai beaucoup, je suis fait de faiblesses, dieu soit loué – parce que je suis dedans en plus ces derniers temps, c’est pour Ulysse. Oui, j’ai un faible pour Ulysse. On a dit quand j’ai écrit mon papier sur la belle mort : oui, il a un faible pour Achille. C’est vrai. On m’a dit : mais ce que tu as vécu dans la Résistance surement que tout ça a joué dans ta façon de lire l’Iliade. Il y a une grande querelle entre Achille et Ulysse à l’intérieur même de la culture grecque. Ulysse était peut-être à certaine époque dévalorisé, c’est le menteur, le roublard, le type qui se tire d’affaire. Mais quand même, quand je lis l’Odyssée, Ulysse, c’est l’homme des épreuves, l’homme qui supporte tout. C’est l’homme aussi de la fidélité. C’est l’homme qui veut au terme de sa vie, il n’est pas tellement vieux, veut retourner chez lui, retrouver les siens. Quand le Cyclope demande à Ulysse comment il s’appelle, Ulysse, pour le tromper mais dans cette tromperie il y a une vérité qui se profile par derrière, dit qu’il s’appelle Outis, personne.
[musique]
Jean-Pierre Vernant : Il dit qu’il est personne et on peut interpréter toute son épreuve comme une sorte de quasi initiation, de récit, la façon dont un homme à un moment donné quitte l’univers des humains pour faire qu’il n’est plus rien. Il n’est plus rien parce qu’il est coupé du monde humain. Quand Calypso, kaluptein, elle le cache et lui propose de vivre éternellement jeune, avec elle s’il l’épouse, et immortel. Il refuse et verse des larmes en pensant à sa petite crotte d’Ithaque et à Pénélope. Il dira à Calypso, je sais qu’elle est moins belle que toi, qu’elle est une mortelle, mais c’est son monde et il n’oubli pas. C’est le problème de toute l’Odyssée. Les malheurs viennent de ses compagnons, de ce qu’ils ont à un moment donné oublié. Lui, il y a ce petit fil de la mémoire qui le relie à Pénélope. C’est la fidélité à soi.
[musique]
Maurice Olender : Tu dis, je te cite : « Il existe une notion indienne qu’on appelle la dette qui se rapporte à ce que signifie pour un homme le fait de naître et de commencer d’exister. Pourquoi suis-je ici ? Quelle est la signification de cette existence ? L e fait de me rattacher à mes parents et à mes grands parents dit bien que ma propre existence n’est pas autosuffisance mais que je dépends, que je suis en dette. Autrement dit que ce que j’expérimente en moi, mes rapports avec autrui, ma vie elle-même, renvoient à quelque chose qui est différent de moi. » Tu dis cela à un moment du texte.
Jean-Pierre Vernant : Oui, oui, bien sûr.
Maurice Olender : Puis, tu termines également à la fin de ce papier, sur ces affaires de dette en parlant de notre société d’aujourd’hui, tu as cette phrase, plus brève, que je cite une fois de plus : « Dans une société telle que la nôtre, faite d’exhibition et d’indifférence, chacun prétend pouvoir mener sa barque comme il l’entend. Mais le sentiment de la dette demeure néanmoins chez un grand nombre de gens sous des formes variées. » C’est là que tu prends l’exemple de Germaine Tillion, tu rappelle qu’au cours d’une émission de télévision, elle avait dit : « Lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. », le texte se termine à peu près là-dessus. Je crois que sur ces affaires de dette Charles Malamoud avait, dans le contexte indien, fait un très, très beau travail…
Jean-Pierre Vernant : Superbe texte oui. Tu dis ton texte donc tu mets là dans le bain. Je dois dire que c’est vrai de plus en plus, j’ai compris que biologiquement, philogénétiquement, à tous égards, cela doit être une chose considérable, le fait que l’existence ne nous est pas donnée comme quelque chose qui va de soi. Elle fait problème. Chacun de nous n’a de sens que par rapport à une lignée. J’ai repris cela dans mon étude sur Pandora en disant que dans l’histoire d’Hésiode quand on crée Pandora, cela modifie complètement la façon pour l’homme d’être au monde. C’est de cela qu’il s’agit. C’est que notre être au monde n’est pas comme celui des dieux, aux yeux des Grecs, une évidence qui va de soi, une chose permanente et qui par conséquent n’a pas besoin de se justifier ni de se fonder sur autre chose que soi-même. Les dieux existent, ils existent, voilà. Dans les arguments sur l’existence de dieu on dira que l’on ne peut pas concevoir l’infini parfait absolu comme n’existant pas, l’existence fait partie de son essence. Pour nous, non. Cela revient à dire que nous sommes des créatures finies, limitées. Ma religiosité ce n’est pas que nous sommes pêcheurs, là je suis Grec, mais je crois que les Grecs devaient avoir aussi ce sentiment-là, c’est quelque chose de très profond, parce que cela touche un autre problème, il y a un problème métaphysique, existentiel derrière. Je ne peux pas rendre raison de ce que je suis. Je descends toujours de quelque chose. Dire que j’en descends, c’est dire que j’en dépends ontologiquement et à tous égards. En même temps qu’il y a ce problème là, qui est une forme peut-être de religiosité, sans que je ne mette dieu là, c’est comme ça, je suis en dette, les hommes sont en dette et cherchent toujours en quelque sorte à la payer, cette dette. Ils ne la paieront jamais. En même temps, ceci se relie à un autre problème, qui est pour moi important, le problème du tissu social. Je comprends bien pourquoi chez le Grecs ce tissu social, même quand il était déchiré entre les Grecs et les pauvres qui se massacraient consciencieusement, il y avait ce tissu social. On a des textes qui nous expliquent cela. Ils forment des communautés. Et nous aussi nous avons formé des communautés à travers l’histoire. Aujourd’hui, je crois qu’il y a un très grave problème de tissu social. C’est ce que montre Poulat, nous sommes dans une ère postchrétienne, toute la vie sociale et la vie personnelle, etc. est sortie du christianisme, des ses modèles, de ses façons de fonctionner mais cela ne suffit pas, il y a des vides et ce qui nous relie aux autres, c’est quand même ce sentiment de la dette. Nous sommes dans des sociétés individualistes, le monde chrétien s’est éloigné, la dimension religieuse de notre univers est beaucoup plus lointaine tandis que pour le Grecs cela n’a jamais eu lieu, ça. Je crois que c’est cela le phénomène décisif du point de vue de la civilisation. Pourquoi ? Parce que la religion grecque est en même temps politique et par conséquent le politique et le religieux vont rester jusqu’au bout intrinsèquement solidaires, tandis que là tout le développement de la modernité, de la science, de la technique, de l’économie, de l’industrie, tout le jaillissement de l’individualisme qui en est solidaire a impliqué le retrait de tout cet univers religieux. Ce n’est pas la mort de dieu, c’est beaucoup plus grave d’une certaine façon. Tout ce que représentait un christianisme, qui à un moment donné régenter de la vie sociale et personnelle, s’est éloigné. Et qu’est-ce qu’il y a ? Il y a des individus isolés. S’il n’y a pas quelque chose qui les relie les uns aux autres, s’ils n’arrivent pas à sentir profondément qu’ils sont en dette, qu’un homme tout seul cela ne veut rien dire, alors on aboutit à une crise de la civilisation terrible, qui est une crise terrible. Le schéma chrétien s’est effacé mais je ne vois pas ce qui l’a remplacé. Ce qui l’a remplacé à un moment donné, c’étaient les utopies communistes, que c’était l’histoire qui allait réaliser cette communauté humaine, qui en même temps construisaient le tissu social. Les partis, les syndicats, à l’intérieur de la société française, c’était du tissu social qui se constituait. Aujourd’hui, on est devant un grand vide.
Maurice Olender : En t’écoutant, je pensais à un autre paragraphe de ce même texte, « Quand quelqu’un frappe à la porte », dans ce volume du Genre Humain, où tu parles de ce que c’est le sens. Voilà la phrase, qui répond très bien à la question : est-ce que vous êtes plutôt athée ? Agnostique, c’est quoi ? Moi, je ne mettrais aucun mot là-dessus, mais c’est très clair. Voilà ce que tu dis, en parlant de la question du sens : « Le sens que nous donnons à notre existence, à nos amitiés, à notre façon de penser, je dis que nous donnons car en eux-mêmes ni le monde ni la vie n’ont de sens. » Ça, pour moi, si on devait remettre cela dans une tradition, c’est post-nihilisme, c’est affirmer à la fois que les choses n’ont pas de sens en soi et dire : cela ne me gêne absolument pas que les choses n’aient pas de sens, c’est plutôt mieux puisque je vais pouvoir leur en conférer un. Alors toute la question par rapport à ce que tu viens de dire, c’est comment fait-on avec du social, ce qui n’a pas l’air d’être tout à fait interdit pour de petites communautés d’individus, puisque tu parles des amitiés,… ? Effectivement, on voit bien les affinités que l’on peut avoir les uns avec les autres, c’est fait de cette création-là, dont tu parles-là.
Jean-Pierre Vernant : Oui, c’est vrai, c’est vrai. Le sens qui en quelque sorte était imposait par le christianisme, allait de soi, c’est fini. Il faut reconstituer du sens. Des types, comme toi et moi, chacun de nous, on se débrouille, on bricole du sens de notre vie. Quand j’étais jeune, le père Meyerson m’avait donné une formule - je ne sais plus de qui, qui prouve mon ignorance - que j’avais faite mienne, en me disant : ce qui faisait que l’on pouvait vivre, c’était un grand amour, une grande tâche, un grand espoir. C’était le sens. Je vois bien comment cela va avec la dette. Un grand amour, on l’a ou on ne l’a pas. On se le fabrique aussi, ce n’est pas tout à fait le hasard j’imagine. Une grande tâche, c’était le travail scientifique. Une grande tâche cela donne du sens et cela crée du tissu sociale parce que tu le fais avec les autres, en tout cas pour moi c’était ça. Tu le sais très bien, une de mes caractéristiques c’est que j’ai toujours travaillé avec des gens, avec un groupe. Il y a des types qui se mettent tout seul dans leur bureau et qui bossent. Moi, ce n’est pas cela mon style. Un grand espoir, bien sûr, c’était mon utopie, il s’est effondré.
Maurice Olender : Reste l’amour.
Jean-Pierre Vernant : Oui, l’amour, bien sûr… Reste le souvenir de l’amour,… beaucoup.
[musique]
Renée Elkaïm-Bollinger : « Le bon plaisir de Jean-Pierre Vernant », par Renée Elkaïm-Bollinger, avec Lucie Aubrac, Lila Lounguine, Françoise Frontisi-Ducroux, Pierre Bénech, Pierre Vidal-Naquet, Jacques Gernet, Maurice Olender. Les voix de Louis Althusser et Anna Akhmatova. Textes de Jean-Pierre Vernant : « La mort dans les yeux », « Mythe et religion en Grèce ancienne ». Coordination : Françoise Raymond. Archives INA : Annie Saulnier. Prise de son Alain Chéreau ( ?), Pierre-Alain Pedebernade. Mixage : Nathalie Fadeau, Geneviève Nguyen. Réalisation : Monique Veilletet.