« Au milieu du jour, la fournaise flamboie, le ciel est tout décoloré tant il est lumineux. La chaleur torride s’abat d’un soleil vertical en nappes brûlantes. Elle monte du sable incandescent et des pierrailles surchauffées. Nulle ombre sur l’horizon invariablement plat et monotone, l’air chaud palpite et le mirage étale les flaques d’impossibles et décevantes lagunes. »
Philippe Modol : Plus autochtone qu’ils n’y paraissaient, les Berbères se sont posés la question de leur origine bien avant qu’on la leur pose. Le nord de l’Afrique avec ses pétroglyphes, ses peintures rupestres et ses monuments funéraires est plus qu’une bible. Il serait le livre des monothéismes judéo-chrétiens à venir. Malika Hachid, il y a quelque chose d’important dans ces peintures rupestres, dans tous ces dessins de la préhistoire, c’est qu’ils peuvent être les premiers livres, l’illustration des pensées des premiers habitants du Nord de l’Afrique, de ces Proto-Berbères et bien avant ?
Malika Hachid : Absolument ! Je dirais même que le seul document archéologique qui nous permet d’approcher la pensée conceptuel de l’homme préhistorique c’est bien l’art et la tradition funéraire, la manière dont on enterre les morts. C’est certainement les deux documents qui nous permettent d’aller dans le psychologique et dans le culturel de l’Homo sapiens. Pour ce qui est de notre région de l’Afrique du Nord, du Sahara, deux constations : d’abord, les grands symboles, de cet art saharien : Atlas, Tassili, Ahaggar, Amsak, Tadrart, sont des symboles – désolée de répéter des choses qui sont très connues ailleurs dans des arts par exemple dans les arts européens – de fécondité et de fertilité, des symboles tournant autour de la vie et de la morte en fait, surtout de la vie dans le sens création. Première constatation. La deuxième, c’est le rôle de la femme qui est absolu et premier. En ce qui concerne les symboles, la pensée conceptuelle, la pensée symbolique, qu’il s’agisse de peinture ou de gravure, on retrouve les symboles de la fécondité et de la fertilité. On connaît plus ou moins les grands dieux, ces grandes figures dans la période des grandes périodes des Têtes Rondes, qui est un art très sacré, ces grands dieux qui sont souvent sexués, qui s’inscrivent dans des récits mythiques qui s’étalent sur 16 mètres de long, avec des processions, des orants, des motifs géométriques et symboliques extrêmement variés et riches, notamment dans la grande figure du grand dieu Séfar, où il y a cette magnifique image d’association d’une antilope gravide et d’une femme enceinte entrain d’accoucher. L’association est évidente. Il y a association de la fertilité animale et de la fertilité humaine. Il est évident qu’il y a interpénétration, l’une assure l’autre. Ça, c’est au moins la première conclusion que l’on peut faire de cette paroi.
Philippe Modol : Vous pensez que cette peinture peut illustrer un mythe d’origine ?
Malika Hachid : Absolument, je ne le pense pas, j’en suis convaincue. Je suis convaincue que cette fresque et d’autres qui sont moins connues, moins publiés, mais celle-ci que je connais très bien, j’y ai passé des heures et des mois, est un des premiers mythes que l’on voit apparaître dans ce peuplement nord africain. Il est clair qu’il y a d’une part des personnages symboliques tels que les grands dieux, dont il faut préciser le rôle : quel rôle jouent-ils ? Sont-ils des intermédiaires, des personnages initiés, ou au contraire des idées abstraites ? Je n’irai pas jusqu’à dire que ce sont des chamanes, comme maintenant une nouvelle hypothèse se propose pour l’art paléolithique européen. Il y a encore du travail à faire mais ce sont des mythes, les premiers mythes dont on ait traces.
Pour ce qui est des gravures, même chose. Symboles différents mais thématiques similaires. On a notamment des personnages ithyphalliques, les uns réels, des personnages sexués, et les autres symboliques, ils ont des têtes animales et sont fortement sexués. Il y a dans ce bagage symbolique et idéologique de l’homme préhistorique, cette image extraordinaire de la femme ouverte. Moi, je vais très loin dans le symbole de la femme ouverte, que l’on retrouve un peu partout dans le Sahara, dans l’Atlas saharien, dans l’Haggar, le Tassili, l’Amask, l’Atakor, dans tous les grands massifs centre sahariens. Je dis que la femme ouverte prouve à elle seule qu’il y a eu une religion commune à tous les hommes préhistoriques à un moment de leur histoire qui passe par la femme ouverte, qui est de toute évidence un symbole de fécondité et de vie. C’est très important pour l’histoire du peuplement, pour les contacts entre groupes.
Philippe Modol : Est-ce que vous pensez que les Égyptiens aient pu s’s’inspirer de ces concepts ?
Malika Hachid : L’idée que j’émets, je ne suis pas la seule, mais j’insiste dessus peut-être un peu plus, c’est que dans ces personnages à tête animale, de chacal, de lapin, on ne peut pas s’empêcher de penser au Panthéon égyptien, à tous ces grands dieux à tête de vache, de chacal, à Anubis, Amon, Aton, etc. Or, ces images-là apparaissent quand même 50 siècles avant les pyramides, donc quelque part il y a eu dans ce Sahara un fond de religion commun d’où vont s’inspirer de grandes civilisations comme celle de la vallée du Nil.
Philippe Modol : Ces peuplades primitives du Nord de l’Afrique bien avant les Proto-Berbères étaient polythéistes avant même d’être monothéistes ?
Malika Hachid : Polythéistes, vous savez que maintenant les égyptologues sont à peu près tous d’accord, il y a un consensus pour dire qu’à travers la forme apparente du polythéisme, il y avait en fait une sorte de monothéisme, pour ce qui est de l’Égypte notamment la croyance en e dieu Amon et à la symbolique de l’astre solaire. Je crois que c’est inévitable, on va le retrouver beaucoup même chez les Paléo-Berbères, qui étaient des astrolates ( ?), on le sait non pas par l’art mais par les témoignages des historiens. On sait depuis Hérodote, Strabon jusqu’à Ibn Khaldoun, que les Berbères étaient de grands adorateurs du soleil et de la lune.
Philippe Modol : Comme les Guanches aux Canaries ?
Malika Hachid : Exactement. L’astre solaire a été un des symboles idolâtres les plus importants pour tous les Homo sapiens de cette période.
Philippe Modol : Donc, plutôt un universel, l’universalité qu’une preuve là aussi de relations entre peuples ?
Malika Hachid : Pour ce qui est e l’astre soleil oui. Pour ce qui est de dieux à tête animale je dirais non, cela se resserre, ça se précise. Je pense que l’on est moins dans l’universalisme là parce qu’entre les gravures de l’Amsek par exemple ou de l’Oued Djaret où vous avez des personnages à tête de chacal on ne peut pas s’empêcher de penser à Anubis. Également, cela se resserre quand il s’agit de la femme ouverte. L’image de la femme ouverte est propre au Sahara. On doit en connaître dans d’autres arts à l’échelle de la planète mais au Sahara, c’est caractéristique, on la retrouve dans toutes les grandes régions du Sahara.
Philippe Modol : C’est à travers une recherche philologique dans les Panthéons préislamique et préhispaniques que l’on peut déceler un glissement vers le monothéisme, Guouch ( ?)et Acoron auraient respectivement été des divinités génériques. Rafael Munoz, professeur de philologie à l’Université de La Laguna ?
Rafael Munoz : Il y avait un polythéisme qui était les noms de dieux. Les anciens écrivains canariens disaient que dieu on disait Acoron, Achihuran, etc. Mais j’ai lu dans un manuscrit arabe que les anciens Berbères, pour appeler dieu, disaient : yarcouch ourdan ( ? orthographe incertain). Je me suis dit, c’est à l’envers, ourdan jacouch la même ardinara ( ? orthographe incertain), ourdan yacouch ( ? orthographe incertain), c’est le nom de la divinité. Je pense en effet que c’était une religion polythéiste parce que dieu, il y en avait qu’un d’après la formule ourdan jacouch ( ? orthographe incertain), parce qu’en arabe cela signifie qu’il n’y a personne de semblable à yacouche ( ? orthographe incertain). Le problème était de déchiffre ce que signifiait le mot yacouche ( ? orthographe incertain). J’ai trouvé que yacouche, c’est une contraction du nom Ouche ( ? orthographe incertain). J’ai commencé à dire jacouch Ouche, Ouch, c’est dieu. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il y a dans le monde Berbère beaucoup de dieux mais il n’y a qu’un dieu, c’est Ouch. Ouch, c’est le plus grand des autres dieux. C’est une façon d’unir les deux concepts : polythéiste et monothéiste.
Philippe Modol : Certes, le creuset mythique initial a au moins connu une superposition, celle de la religion phénicienne. Maurice Sznycer, professeur de philologie à l’Ecole pratiques des hautes études de Paris.
Maurice Sznycer : En ce qui concerne la religion, cette irréligion sémitique n’a jamais été contaminée par la religion local, ça c’est important il faut dire, parce qu’ils sont venus là-bas, ils étaient une minorité, ils n’ont jamais été contaminés parce que cela se serait su quand même, il y a ces stèles et on aurait eu des noms des divinités non sémitiques…
Philippe Modol : Autochtones.
Maurice Sznycer : Autochtones. On n’a jamais ça en Punique, jamais. C’est vraiment la religion punique basée sur les grandes divinités. À Carthage notamment ce couple la Dame Tanit et Baal Hammon et d’autres dieux phéniciens bien connus en Phénicie qui se sont conservés jusqu’à la chute de Carthage. De l’autre côté, ce que nous savons de la religion libyque, par quelques inscriptions, des notices, d’autres sources, nous montrent que c’est quand même quelque chose de différent mais je n’exclus pas une influence de la religion punique sur la religion autochtone.
Philippe Modol : Les textes contemporains qui regorgent de reliquats ont également permis de remonter au corpus mythique. Paulette Galand-Pernet, auteurs de « Littérature berbère : des voix, des lettres ».
Paulette Galand-Pernet : On a des mythes du Sud, des pays sahéliens, à mettre en rapport avec l’Afrique noire, et des mythes qui sont transmis dans la partie du Nord, ce que nous appelons Nord pour le domaine Berbère c’est essentiellement le Maghreb, toute cette frange de pays qui s’en va de l’océan Atlantique jusqu’à la frontière égyptienne, là on a des résonnances qui sont quand même assez différentes dans les mythes. C’est un domaine qui est loin d’être exploré comme il faut, mais on peut déjà constater des interférences avec le monde méditerranéen, en particulier le mythe du Cyclope, qui est le mythe du berger borgne dont parle Homère. Ce berger borgne existe aussi sous la forme d’un animal cruel dans tout le Maroc, on retrouve des traces surtout au Maroc mais aussi plus à l’Est. Il se trouve que ces contes marocains qui relatent les mythes semblent être des versions extrêmement archaïques et curieusement elles ses rapprochent des versions du Caucase. Aux deux extrémités, on a des choses qui semblent probablement plus conservatrices. Ce qui n’est d’ailleurs pas un hasard. En tout cas, on a un conte, qui est un mythe à l’origine, qui est islamisé en ce sens que c’est un saint qui est le pendant d’Ulysse homérique. Ce saint a un compagnon, ils arrivent dans la caverne du léopard, ou de tout autre animal cruel, et ce léopard est un berger. Le soir il ramène son troupeau, il se rend compte de la présence des deux autres qui sont là, il leur donne l’hospitalité comme on doit donner l’hospitalité. L’hospitalité est quelque chose qui est probablement archaïque et qui est en même temps une des obligations de l’Islam. Il leur donne l’hospitalité, leur fournit un repas, ce qui est la bonne tradition. Puis, il leur dit : ce soir, je vous ai nourris et demain c’est vous qui me nourrirez. Le lendemain, l’un des deux doit servir de nourriture à l’ogre. Sidi Ahmed Oumoussa dit : c’est moi. L’autre lui dit : Non ça sera moi. Il y a un beau débat entre les deux. Finalement, le bon saint, dans la nuit, prend un bâton qu’il met dans le feu et il crève l’œil du cyclope marocain. Il sort sous un bélier, revêtu d’une housse, ou revêtu d’une peau, selon les versions. Ensuite, il flagelle le monstre avec la peau. Alors, là, on a des choses extrêmement anciennes, on a voulu y voir un culte initiatique du bélier peut-être, ce qui est évidemment extrêmement archaïque. C’est quelque chose qui a été contesté mais ‘est quand même un rite initiatique très nettement affirmé. Il y a toute cette parenté méditerranéenne puisqu’à travers Méditerranée on a je crois plus de 200 versions du Cyclope.
Philippe Modol : Autre éros mythique s’il en est, Anzar, le seigneur de l’averse mais qui est quelque part androgyne parce que c’est aussi bien la femme fertile. On retrouve ici des recoupements
Paulette Galand-Pernet : Alors là, il me semble qu’il y a quelque chose qui contredit peut-être un petit peu certaines données ethnologiques étant donné que l’ethnologie associe l’humidité à la fécondité féminine mais là je pense qu’il faut différencier, voir que d’un côté on a la pluie comme élément masculin, le nom que j’ai traduit par « seigneur de la pluie » ou « seigneur de l’averse » est un nom vraiment masculin en berbère. Donc, c’est un élément masculin. C’est un élément qui est en même temps céleste, on touche au mythe là. C’est lui qui vient s’unir à une vierge sur la terre pour redonner la pluie et la fécondité du sol. Il est certain que l’eau est un principe absolument essentiel dans tous ces pays, sous la notion plus générale d’humidité, elle est intimement liée à la fécondité féminine.
« Ô Anzar, au cœur généreux, la rivière n’est plus que sable desséché, la clef c’est toi qui la possède, de grâce libère la source. La terre agonise, infuse ton sang dans ses racines. »
Philippe Modol : Les berbères, qu’ont-ils gardé de leur culture ancestrale, de leur culture ibéromaurisienne ?
Lagardère Vincent : En Andalous, les Berbères ont gardé une des particularités qu’ils avaient retrouvé dans leur kharidisme, c’est-à-dire cet esprit démocratique du fait par exemple que la cité, la région, le district devait être administré de façon collective par une assemblée de sages et d’hommes compétentes, et aussi un esprit d’indépendance qui faisait par exemple que ces district en dehors de la part légal qu’il devait reverser à l’État au niveau des impôts administraient eux-mêmes leurs propres ressources et décidaient par eux-mêmes la construction d’une forteresse, de l’aménagement d’un monument collectif, ou même des salaires des gardes dans les forteresses.
Philippe Modol : Ils ont été islamisés en grande partie, ceux qui étaient à l’ouest, sur les îles, ont été, eux, beaucoup plus tard, christianisés, qu’est-ce qu’on peut dire à ce propos ? Est-ce que ceux qui sont restés le plus Berbères sont ceux qui ont été islamisés ou christianisés ?
Lagardère Vincent : Les communautés chrétiennes se sont maintenues aussi bien en Andalous qu’au Maghreb disons jusqu’à la période Almoravide. On peut dire que ces communautés mozarabes, communauté chrétiennes arabisées, vont disparaître à partir du moment où elles vont être en opposition sur le plan politique entre les ambitions des souverains Aragonais, Alphonse 1er le Batailleur et des souverains Almoravides andalous. Ainsi, on peut dire par exemple qu’en 1126, lors d’une révolte, ces communautés mozarabes, en particulier celles de Grenade et de Séville, vont faire le mauvais choix, appeler à leur secours le souverain aragonais Alphonse 1er le Batailleur et vont lui ouvrer les portes de Grenade. Cette entreprise va échouer et les meneurs de ces communautés mozarabes vont être réinstallés au Maroc, avec leurs moines et leurs évêques, dans les régions de Fès, Marrakech et Meknès. Par la suite, lors de la prise de pouvoir par les Almohades ces communautés reviendront en Espagne mais seront pratiquement annihilées et deviendront très minoritaires.
Philippe Modol : Qu’est-ce qu’on peut dire à la suite de ces diverses vagues d’assimilation des Berbères ? On a vu qu’ils étaient bagarreurs, résistants, aujourd’hui st-ce qu’il y a encore une berbérité ?
Lagardère Vincent : Elle existe, oui, dans certaines régions du Maroc, des Aurès, en Kabylie, par la conservation de la langue. Le problème c’est qu’aucun écrit ne nous est parvenu, pas plus d’ailleurs que ces fameux corans écrits en Berbère par des Bavawata ( ? orthographe incertain) Badjalia ( ?). Il probable que l’on peut davantage signaler une islamisation disons de la Béribérie qu’une totale arabisation dans la mesure où beaucoup de coutumes arabes n’ont pas été adoptées par ces communautés berbères.
« Je portais mon âme toute déchirée et toute sanglante qui ne pouvait souffrir de demeurer dans mon corps, et ne savais où la mettre. Elle ne trouvait point de soulagement, ni dans les bois les plus agréables, ni parmi les jeux et la musique, ni dans les lieux les plus odoriférants, ni dans les festins les plus magnifiques, ni dans les voluptés de la chair, ni dans les livres et dans les vers. Ainsi, j’étais à moi-même un lieu malheureux où je ne pouvais demeurer et d’où je ne pouvais m’éloigner. Comment mon cœur aurait-il pu s’éloigner de mon propre cœur ? Comment me serais-je enfui de moi-même ? Comment ne me serais-je point suivi moi-même ? J’ai quitté néanmoins mon pays parce que mes yeux cherchaient moins mon ami au lieu où ils n’avaient pas accoutumé de la voir et de Tagast je vins à Carthage. »
Philippe Modol : « Le cabinet de curiosités », « Berbère : origines et permanence ». Avec Rafael Munoz, auteur de « El mundo magico de los guanches » ; Maurice Sznycer, auteur de « Carthage et la civilisation punique » et Paulette Galand-Pernet. Textes de Théodore Monod et Saint Augustin, lus par Jean-Philippe Azéma et Jean-Pierre Rochet. Référence bibliographique : 35 15 code France culture. Mixage : Eric Boisset et Bernard Charon. Réalisation : Malika Mezgach. Une émission de Philippe Modol.