« De la Berbérie au Maghreb : invasions et colonisations en Algérie jusqu’à la fin du XIXe siècle »
« Sous l’Empire des Ottomans »
Geneviève Ladouès : Si nous pouvons considérer que la conversion à l’Islam entre le VIIe et le XIIe siècle intègre définitivement l’Afrique du Nord à l’Orient, c’est pendant la période ottomane que s’individualisent réellement les ensembles que nous connaissons aujourd’hui : la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc. À l’époque des tentatives de l’occident chrétien de prendre pied en Afrique du Nord, dans un même mouvement le Maroc se ferme aux Ibériques et aux Ottomans, structuré par la puissante dynastie des Saadiens. André Raymond.
André Raymond : L’Ouest de l’Afrique du Nord était dans la mouvance marocaine, qui en gros s’étendait jusqu’à Tlemcen. L’Est du Maghreb était de la mouvance de la Tunisie, de l’État Hafsid, qui constitue un des grands ensembles politiques de la Méditerranée à cette époque. Un État qui était en somme le pendant, à occident, du grand État Mamlouk qui couvrait à ce moment-là l’Égypte, la Palestine et la Syrie. La région centrale du Maghreb avait une structure beaucoup plus floue. D’ailleurs, vers la fin du XVe - début du XVIe siècle, il y avait des autonomies locales et Alger par exemple était une de ces villes ayant une certaine autonomie par rapport au reste du pays. Il faut bien comprendre qu’au XVe siècle la Méditerranée et le Maroc ont été l’objet de campagnes de guerre de course et aussi d’implantations durables de la part des grands États de l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire le Portugal et l’Espagne. Si les Turcs ont été en Afrique du Nord, c’est parce qu’ils ont été appelés par les populations qui se sentaient menacées d’être victime d’une conquête chrétienne.
Geneviève Ladouès : Les Turcs prennent pied à Alger, en 1515, c’est l’époque du Corsaire Barberousse, appelé à la rescousse par les habitants d’Alger contre les incursions des Espagnoles. Les Turcs prennent pied à Constantine en 1535. Puis un protectorat est établi à Tunis en 1574. La Libye, elle, a été intégrée en 1550.
André Raymond : En Algérie, l’autorité des pachas a été éclipsée assez vite par la puissance de la milice locale des janissaires et la puissance des corsaires, des raïs qui étaient organisés en une sorte de corporation, qui jouaient un rôle important dans l’État algérien. Mais, ce sont surtout les miliciens qui ont joué un rôle important. Pourquoi ? Parce que la fusion entre cette caste turque et la population locale a été relativement faible. L’État algérien s’est renouvelé par un apport permanent de militaires qui étaient recrutés dans le Proche-Orient, en Anatolie, qui étaient des militaires Turcs et qui par conséquent ont conservé jusqu’au bout une grande influence sur le pouvoir politique à Alger. Le reste de l’Algérie avec son organisation tribale et nomade est restée souvent en lisière de cette organisation politique. Une région comme la Kabylie est restée très autonome. Cela souvent d’ailleurs posé beaucoup de problèmes aux gens qui avaient le pouvoir à Alger. Alger était la capitale de l’Algérie mais il y avait un certain nombre de régions qui étaient placées sous l’autorité de bey. L’évolution de Tunis a été évidemment très différente, pour des raisons je crois historiques. D’abord, la Tunisie a toujours été un État dont le caractère d’individualité est très marqué. Il n’y avait donc pas de problème de succession d’État ou de création d’un État nouveau en Tunisie, ce qui fait qu’il y avait des forces locales et qu’elles ont joué un rôle dans la constitution de dynastie. Au début du XVIIe siècle, c’est un bey qui a pris le pouvoir, qui était d’origine corse – de Corse ou d’Italie - comme un certain nombre de hauts personnages de cette période, Moratto Corso. C’est ainsi que s’établit la d’abord la dynastie des Mouradites, qui a dominé la Tunisie jusqu’au début du XVIIIe siècle, ensuite les Husseinites, qui ont pris le pouvoir en en 1705 et qui l’ont gardé jusqu’en 1956, quand Bourguiba a mis un terme à la dynastie husseinite à Tunis et a rétabli une République. La Tunisie à partir de ce moment-là est devenue pratiquement un État autonome, qui reconnaissait encore une certaine autorité et un certain prestige au gouvernement sultanien mais qui en fait administrait la Tunisie de manière tout à fait indépendante. Comme signe de vassalité il restait le fait que la monnaie était frappée du nom du sultan, que la prière du vendredi, la khotba était dite au nom du sultan, mais pour le reste les beys de Tunis étaient quasiment des souverains qui concluaient des traités avec l’Europe.
Geneviève Ladouès : Pendant des siècles, on va assister à la confrontation entre les Musulmans et les Chrétiens. Si l’on peut dater le renversement des forces à la bataille de Las Navas de Tolosa, en 1212, on peut constater aussi qu’un front de reconquête s’ouvre pour trois siècles, siècles aussi d’installation de comptoirs des Chrétiens en Afrique du Nord. Face au catholicisme militant, il faut signaler l’aspect guerrier de l’Islam marocain qui s’affirme. En 1578, à la Bataille des Trois Rois, un coup d’arrêt définitif est donné au rêve des Chrétiens et le Maroc s’individualise définitivement.
Jean-Louis Miège : Ce qui me frappe, une fois encore, c’est la lenteur de ces phénomènes historiques puisque la prise de Ceuta par las Portugais et le 1410, c’est-à-dire le premier implant ibérique au Maroc, en Afrique du Nord, or la dernière place qu’ils abandonneront cela sera à a fin d XVIIIe siècle et Ceuta est toujours espagnole. C’est des événements qui se sont déroulés pendant plus de cinq siècles. Ces conquêtes espagnoles n’empêchaient pas qu’il y eut des rapports pacifiques avec les Génois, les Pisans, les Marseillais, qui avaient des fondouks, des comptoirs qui ont survécu à l’occupation e certaines places par l’Espagne. On a toujours fait en même temps que la guerre le commerce.
Geneviève Ladouès : Il n’empêche, vous-même le soulignait, le reflux des Andalous, aussi bien Musulmans que Juifs d’ailleurs très certainement, a été l’un des moments importants de l’histoire du Maghreb ?
Jean-Louis Miège : J’irai plus loin, je dirais que cela a été un des moments presque aussi décisif, toutes proportions gardées, que l’arrivée des premiers Arabes et la première islamisation. Là, nous entrons dans un autre phénomène qui est non plus politique ou religieux d’influence d’idée mais de masses humaines. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que ces réfugiés, ces exilés sont très nombreux. Ils viennent en nombre de plusieurs dizaines de milliers, ce qui pour la population de l’époque, pour des populations qui restent concentrées entre-elles, forment des noyaux actifs, est un phénomène tout à fait différent du contact d’une idéologie ou d’un pouvoir politique. Là, il y a déplacement humain qui s’est fait, lui aussi, beaucoup plus lentement qu’on ne le pense. Cela s’est fait, vous le savez, par vagues. Généralement on mêle toutes ces populations sous la même étiquette. En réalité les uns sont des (manque un mot), les uns sont des Musulmans qui conservent leur foi et qui viennent comme Musulmans, les autres sont des Maurices ( ? pas sûr) des gens qui s’étaient plus ou moins convertis christianisme, qui avaient adopté des pratiques ibériques et qui viennent avec une autre langue. Les gens qui s’installent ne savent pas parler l’arabe, ils parlent l’espagnole. Ils parlent longtemps l’espagnole avant de savoir parler l’arabe. De même, les Juifs parlent le judéo-espagnol à Kentia ( ?)…
Geneviève Ladouès : Ce phénomène est long et composite mais en dehors de la masse même de la population, en quoi est-il important ? Quelle marque nouvelle ou différente imprime-t-il sur le pays ?
Jean-Louis Miège : Il imprime la marque d’un Islam occidental, l’Islam de l’Andalousie. C’est tout le problème de l’Andalousie ou des Andalousies, c’est-à-dire de cette forme particulière de civilisation qui est arrivée à incorporer des éléments chrétiens, arabes, juifs dans un cadre prestigieux qui avait formé véritablement une sorte, qui est devenu ensuite un mythe, de paradis sur terre. Ce sont ces Andalousies dont on rêve pendant très longtemps. Donc, c’est une forme tout à fait intéressante de civilisation nouvelle. C’est une civilisation urbaine très particulière qui est différente de la civilisation urbaine orientale, ce qui se traduit dans tous les domaines. Il y a une cuisine, une littérature, une musique, la musique andalouse qui est un héritage commun aux Juifs d’origine andalouse et au Marocains musulmans d’origine aux aussi andalouse. Ces familles andalouses sont restées très, très jalouses de leur héritage intellectuel. Elles ont formé une sorte d’aristocratie ou de ploutocratie urbaine. Ils ont par leurs habilités, habitudes, civilités, concentré le pouvoir financier, commercial, puis le pouvoir politique et les grandes familles marocaines, par exemple, ce que l’on retrouve aussi dans des villes andalouses où il y a une population andalouse originelle importante comme Tlemcen. Les vieilles familles ont confisqué une grande partie du pouvoir au-delà de toutes les péripéties de l’histoire, que l’on retrouve aujourd’hui après la colonisation et décolonisation, par exemple.
Geneviève Ladouès : Au tournant du XVIe siècle, Nord et Sud sont confrontés en Méditerranée. Confrontés, affrontés. Frottements, passerelles. Mélanges, individualisations, identifications. On retrouve tous ces mouvements séparément et ensembles. Lucette Valensi rappelait précédemment le rôle primordial de passeurs joué par les Juifs livournais. Jean-Louis Miège se plaît à dire que Tunis était à l’époque une rose des vents humaine. André Raymond revient sur ce qui se joue pendant les siècles de domination ottomane dans la partie nord-africaine de ce vaste ensemble méditerranéen.
André Raymond : La Méditerranée occidentale était une sorte de melting-pot, une zone frontière entre un Occident chrétien assez conquérant, il l’avait montré au XVe et XVIe siècle, et il y a eu des contacts de populations et ce que l’on a longtemps appelé les renégats, un terme assez déplaisant que l’on ferrait mieux d’appeler des convertis, ont joué un rôle important dans la société et même dans l’organisation du pouvoir en Afrique du Nord, au moins au XVIIe siècle. Il s’agissait de gens qui soit étaient capturés par les Corsaires, qui préféraient devenir musulmans plutôt que de rester esclaves, ou des gens qui choisissaient tout simplement de se convertir et qui jouaient parfois un rôle considérable. J’ai eu l’occasion de mentionner précédemment certains de ces personnages, par exemple Mourad Corso. La plupart de ces personnages étaient des Italiens, des Corses, des Espagnoles, des Provençaux et ont joué parfois des rôles considérables. Un dénommé Ali Biçnin, qui fût Dey d’Algérie vers le milieu du XVIIe siècle, était d’origine italienne. Usta Mourad qui fût le principal personnage de la Tunisie vers 1640 était d’origine génoise. Il y a eu quantité de contacts entre l’Europe chrétienne et l’Afrique du Nord musulmane et c’est à ce titre que l’on peut parler en effet d’un certain cosmopolitisme. Une grande ville comme Alger par exemple est restée jusqu’à la afin, c’est-à-dire vers 1830, une ville où coexistaient des éléments de population extrêmement variés, d’origine arabe, il y avait naturellement les Kabyles, qui parlaient le berbère, des Turcs, des renégats, des Andalous, qui conservaient une organisation en communautés plus ou moins séparées et qui contribuaient certainement à la vitalité d’Alger et qui ont probablement contribué à la prospérité et à l’expansion d’Alger.
Geneviève Ladouès : La Ville de Tunis évolue de quelle façon ?
André Raymond : Dans une période d’extension urbaine importante, aussi bien d’ailleurs dans le Maghreb que dans le Proche-Orient parce que les Ottomans avaient établi non seulement un système politique mais aussi une sorte d’empire économique, en tout cas une économie monde dans laquelle il y avait des échanges très actifs, les villes ont bénéficié d’un grand essor commercial et se sont en général développées, cela a été le cas effectivement de Tunis. On doit certainement considérer que la Tunis de la première moitié du XIXe siècle en particulier, à l’époque des Mouradites, a été une ville très brillante par ses activités diverses. Ce que nous appelons aujourd’hui la ville traditionnelle, avant la modernisation qui a commencé au XIXe siècle, c’est en effet la ville ottomane, le décor urbain, que nous connaissons et que l’on apprécie évidemment, ce sont de très belles villes, s’est constitué à l’époque ottomane. C’est évidemment le cas d’une ville comme Tunis, qui a conservé une bonne partie de sa structure ancienne dans sa médina. C’est le cas aussi de l’Algérie dont la capitale a beaucoup souffert de cette modernisation. Mais ce que nous voyions dans ces villes, avec des monuments plus anciens, c’est en effet le décor qui s’est constitué à l’époque ottomane, pendant ces trois siècles de vie à l’intérieur de l’Empire ottoman, d’une manière plus ou moins d’ailleurs resserrée, comme je l’ai dit tout à l’heure, c’était en fait des provinces très autonomes.
Geneviève Ladouès : Est-ce qu’il n’y a pas eu à un moment confrontation, juxtaposition de deux façons de construire, d’emménager l’aménagement de l’espace, on pourrait dire, entre les Andalous et les Ottomans ? Il y a là deux conceptions non seulement opposées d’Est en Ouest mais aussi deux civilisations presque différentes.
André Raymond : C’est une question en effet intéressante. Le problème est particulièrement sensible dans un pays comme la Tunisie. Dans un pays comme on la Tunisie, on voit bien que l’influence ottomane dans le domaine de l’architecture a été relativement limitée, il y a très peu de monuments à Tunis dont on puisse dire que ce sont des monuments véritablement construits dans un style impérial. En fait à part la mosquée Sidi Mahrez, construite en 1692, il n’y a pas d’influence ottomane dans la conception générale des monuments. Les Monuments, les gens du pays ont continué à les construire suivant les modes traditionnelles, c’est-à-dire l’architecture maghrébine qui avait des lettres de noblesses fortes anciennes acquises en particulier à l’époque des Hafsides, l’Empire qui a précédé l’arrivée des Ottomans. Dans cette architecture ce qui est intéressant c’est de voir que des éléments ottomans se sont greffés, par exemple l’adoption de la céramique, la forme des minarets, certains détails de l’architecture, mais l’influence andalouse a été probablement assez importante. Un des monuments des plus importants construit à cette époque, la mosquée de Youssef Dey comporte un mausolée typiquement espagnol. C’est la reproduction en Afrique du Nord d’un type de monument que les Andalous ont connu et dont ils ont apporté le souvenir. D’ailleurs, un certain nombre d’architectes qui ont construit à Alger des aqueducs, des monuments, et à Tunis un certain nombre de monuments, étaient effectivement des gens d’origine andalouse. Là encore, on retrouve ce mélange d’influences qui ont fait de l’Afrique du Nord, de la Tunisie en particulier, au début du XVIIe siècle, véritablement un carrefour d’influences et de civilisations. D’autre part, il est vraisemblable que des influences italiennes par exemple se sont exercées et lui ont donné une sorte de baroque méditerranéen dont on trouve des traces dans un certain nombre de monuments importants, par exemple la mosquée du Barbier à Kairouan où certainement certains décors sont d’origine italienne ou d’imitation de décors italiens.