Jacques Munier : le système des objets avec Pierre Lemonnier, directeur de recherche au CNRS.
Pierre Lemonnier, bonjour.
Pierre Lemonnier : Bonjour.
Jacques Munier : C’est sans doute dans l’attention portée aux objets ou aux œuvres de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec des guillemets, « les arts premiers » que peut se produire la rencontre féconde entre l’histoire de l’art et l’anthropologie. Avant d’envisager le croisement des méthodes ou la mise en contact des histoires et des imaginaires respectifs de chacun de ces champs. La question initiale revient à la définition de ces objets, de ce que Philippe Descola appelle leurs propriétés ontologiques. Or, Pierre Lemonnier, celles-ci résident dans le système indissociable de leurs qualités mythiques, rituelles et techniques.
Pierre Lemonnier : Oui, alors ça, c’est un résultat de la recherche contemporaine. Un résultat de la recherche contemporaine qui en fait remonte à des gens comme Marcel Mauss, Pierre Francastel et André Leroi-Gourhan. Pour eux, il n’y avait pas de césure entre art et technique, entre esthétique et technique. Il était bien entendu qu’il s’agissait de comprendre comment l’art et ou les techniques devaient être pensés comme des productions sociales dans des systèmes culturels, d’essayer de repérer quelles étaient leurs relations avec d’autres aspects sociaux et de cultures et de repérer leurs relations entre-elles. Ce qui est nouveau, et c’est la force du colloque du Quai Branly, c’est de rapprocher à la fois des historiens de l’art, des sociologues de l’art, des philosophes de l’art, des gens qui font ce qu’on appelle des material cultural studies , c’est-à-dire qui s’intéressent à la signification des objets et à la sociologie de la consommation des objets, y compris des objets ordinaires, avec une vieille tradition française qui remonte à Mauss, via Leroi-Gourhan, via les élèves de Leroi-Gourhan, via ma génération, et que l’on appelle la technologie culturelle, c’est-à-dire l’intérêt pour les systèmes techniques ordinaires et ce qu’ils sont à dire sur la société.
Jacques Munier : Vous me rappeliez d’ailleurs, Pierre Lemonnier, que Pierre Francastel et Leroi-Gourhan, tous les deux, étaient des élèves de Marcel Mauss, qui était lui-même très attentif à la dimension technique des objets, leur valeur d’usage.
Pierre Lemonnier : En effet. Marcel Mauss sur les techniques, c’est bien autre chose que les techniques du corps. Il avait ce qu’un de mes collègues a appelé « un programme utopique » dans lequel il fallait ramasser tous les objets et avoir des informations sur tous leurs composants et tout ce que les gens en pensaient, y compris localement, ce que les gens appelaient le beau. Francastel et Leroi-Gourhan sont, l’un et l’autre, des élèves de Mauss. Ont-ils dialogué ? Apparemment pas vraiment mais Francastel avait lu Leroi-Gourhan pour des histoires d’emprunt et d’innovation et pour surtout cette idée que la fonction esthétique est probablement universelle mais que l’idée de beau n’est pas universelle et à partir de quand, comment apparaît une dimension esthétique. C’est aussi le programme de ce colloque, et plus généralement du département recherche du Musée du Quai Branly, dans lequel on se demande qu’est-ce qui fait que certains objets sont vus différemment et mis à part notamment du fait de leur dimension esthétique, par eux, par les peuples lointains, comme vous disiez hier, et puis par nous, avec tous les croisements possibles et imaginables ? Et sur ce terrain, les trois disciplines, dont je parlais tout à l’heure, se rapprochent aujourd’hui.
Jacques Munier : Histoire de l’art, anthropologie de l’art...
Pierre Lemonnier : Et anthropologie tout cour, anthropologie des techniques, ce que je peux préciser puisque je ne suis absolument pas anthropologue de l’art en revanche j’ai vu là où je travaille en Nouvelle-Guinée des gens qui ont un comportement particulier, rituel ou non, face à des objets qui ont clairement une dimension esthétique. La bonne nouvelle, d’un certain point de vue, c’est aussi ce que l’on veut essayer de faire ressortir j’imagine dans ce colloque, c’est qu’il s’agisse de parler de chez nous, du cent-millionième de la population qui passant devant une galerie new-yorkaise ou un musée new-yorkais s’arrête devant un objet, en l’occurrence un filet de chasse d’Afrique-Centrale, roulé en boule, et un artiste occidental a dit : c’est une œuvre d’art. Qu’est-ce qui fait que l’on trouve que cette chose est une œuvre d’art ? Voilà une première question. Une seconde question, c’est, quand Jean-Claude Schmitt par exemple ou Carlo Severi travaillant ensemble sur les images ou sur les objets en trois dimensions du Moyen-âge, qu’est-ce cela représente ? Qu’est-ce que Sainte-Foy De Conques, qui est une statue reliquaire ? Qu’est-ce que ressentait le type ou la dame qui passait devant au Moyen-âge ? La question est rigoureusement la même, je me pose ce même type de questions : de cognition, de part où cela passe, de comment cela renvoi à d’autres aspects de la culture et de la société, lorsque je vois un initié de la Nouvelle-Guinée découvrir, parfaitement stupéfait, un théâtre végétal avec des objets étranges dont il va lui aussi devoir comprendre le sens et apprendre à mémoriser.
Jacques Munier : Carlo Severi et Jean-Claude Schmitt, qui participent aussi ce colloque, dans un autre axe. Vous évoquiez, Pierre Lemonnier, les deux figures de Pierre Francastel et d’André Leroi-Gourhan parce que c’est un peu l’axe de votre réflexion, de votre intervention, votre contribution à cette réflexion commune au cours de ce colloque « Histoire de l’art et anthropologie ». Pour entrer dans le vif du sujet, je vous propose d’écouter un texte que vous avez choisi pour nous, c’est extrait, au cours d’un colloque organisé par le CNRS, un an après la disparition d’André Leroi-Gourhan, et c’est ici Claude Lévi-Strauss qui rend hommage à cet auteur : André Leroi-Gourhan.
« Claude Lévi-Strauss : Et ce qui rend, entre autres, son apport irremplaçable, c’est d’avoir enseigné à ses étudiants, de nous avoir enseigné à tous, qu’il est impossible de parler de quoi ce soit sans savoir d’abord de quoi on parle. « Pénétrer dans le domaine technologique, disait-il, suppose une formation de technicien au sens étroit. » Rien mieux qu’un tel percept ne peut nous mettre à l’abri de ces tentations dont sous sentons aujourd’hui le danger : d’une sorte de verbiage sociologique ou séméiotique qui croit possible de parler de la symbolique ou de la fonction significative de tels ou tels objets matériels sans s’être d’abord assuré de ce qu’ils sont en eux-mêmes et comment ils ont été fabriqués ; un peu comme si on prétendait parler de mœurs de telle ou telle famille animale sans rien savoir de son anatomie ou de sa physiologie ; non qu’il ait ignoré cet aspect, il y a un article de lui, qui n’est certainement pas un des plus importants dans son œuvre mais qui, je dois le dire, j’aime particulièrement, sur la symbolique du costume japonais, où il développe cet aspect avec une pénétration, une sensibilité et un talent exceptionnel mais non sans s’être d’abord montré aussi compétent qu’une couturière sur la façon dont un kimono est conçu et fabriqué. »
Jacques Munier : Voilà, André Leroi-Gourhan, sous la plume de Claude Lévi-Strauss. Il s’agit d’un colloque, d’une expression orale, en mars 1987. Leroi-Gourhan apparaît comme un spécialiste de la couture, pour pouvoir parler de ce costume japonais et de sa symbolique. Je relève aussi dans le texte, un critique adressé au « verbiage sociologique ou séméiotique qui croit possible de parler de la symbolique ou de la fonction significative de tels ou tels objets matériels sans s’être d’abord assuré de ce qu’ils sont en eux-mêmes ».
Pierre Lemonnier : Absolument ! Anne-Christine Taylor rappelait, hier, le danger qu’il y aurait à « barboter dans un extatique vaseux lorsqu’on est face à un objet ». Ce que veut dire Lévi-Strauss, parlant de Leroi-Gourhan, c’est qu’en effet, si l’on veut parler des objets, il ne s’agit pas simplement de regarder ce qu’ils pourraient nous dire en fonction de leur décor ou de leur forme, il faut comprendre comment ils fonctionnent, comment on les fabrique. Si je suis dans ce colloque à Branly, c’est aussi parce qu’à Branly il y a probablement quelque chose comme deux-cent-mille objets ordinaires, modestes, moins jolis que d’autres ou que leur fonction esthétique ou leur beauté ne mettrait pas au premier rang d’une vitrine dans les expositions permanentes, et que ces objets font partie des objets sur lesquels Leroi-Gourhan a travaillés au milieu des années trente milieu des années quarante. Il y travaillait pourquoi ? Il voulait comprendre la façon dont ils agissent sur la matière…
Jacques Munier : Il a fait des milliers de fiches !
Pierre Lemonnier : Il a fait quarante cinq mille fiches qui ont donné les deux volumes publiés en 43 et en 45, et ces fiches, c’est la mise en œuvre du programme de Marcel Mauss, c’est l’idée que l’on ne peut comprendre les techniques qu’en suivant la transformation de la matière. J’ouvre une parenthèse : les techniques mènent à tout, on est bien d’accord. Les techniques fabriquent du lien social, les techniques ont une action dans le monde, comme les objets, comme dira Alfred Gell dont on parlera tout à l’heure, les techniques ont une « agency, les techniques créent du lien entre les hommes, on est bien sûr, mais ce morceau particulier des productions sociales il faut d’abord l’aborder par sa spécificité, qui est : ils agissent sur la matière. Les objets techniques agissent sur la matière. Avec Mauss puis Leroi-Gourhan, on sait qu’on doit étudier ce que les spécialistes appellent une chaîne opératoire, c’est simplement la suite des étapes qui permettent de passer d’une matière donnée à un objet fini, à un autre état de la matière. Cela n’a pas l’air mais le programme dont se réjouit Lévi-Strauss et que demandait Marcel Mauss, un de nos collègues a dit que c’était un programme d’anthropologie ou d’ethnographie parfaitement utopique, c’est bien ça ! Voilà un objet entrain d’être transformer, qui sont les acteurs ? Quels sont les outils ? Quelles sont les énergies ? Quels sont les matériaux ? Qu’est-ce qu’on pense des matériaux ? Et qu’est-ce qui se passe ? Ça, c’est ce qu’ont fait les élèves de Leroi-Gourhan et lui a regardé les objets en essayant de comprendre leurs moyens d’action sur la matière.
Jacques Munier : Oui, là peut-être il faut entrer dans le détail, Pierre Lemonnier, parce que pour nous le moyen d’action sur la matière c’est une sorte de procédure ou de procédé mécanique. Là, ce que vous anthropologues appelez la chaîne opératoire cela inclus finalement l’origine mythique de l’objet, son usage rituel et également son usage technique sans qu’il n’y ait de séparation entre ces différents stades.
Pierre Lemonnier : Absolument ! Alors tout est mélangé par où cela passe ? Y-a-t-il seulement du style ou de la fonction ? Non, il y a les deux puis il y a d’autres choses en plus mais vous ne pouvez comprendre les rapports avec le rituel, les rapports avec le mythe, le rapport avec la magie à distance, avec l’intentionnalité, avec modifier ce que pense autrui, tout cela c’est très très bien, vous ne pouvez le comprendre qu’en ayant aussi compris ce que font les gens avec leurs mains en agissant sur la matière, c’est-à-dire : gratter, délayer, couper, grattouiller, c’est ça, c’est là-dessus, ces types d’actions et quand vous avez en plus accès aux idées que les gens eux-mêmes s’en font : qu’est-ce que c’est que pour eux, délayer ? Qu’est-ce que c’est, pour eux, un matériau masculin ou un matériau féminin ?
Jacques Munier : C’est en ce sens - pardon de vous interrompre Pierre Lemonnier - Lévi-Strauss nous le dit à mots couverts. Il s’agit de s’être assuré de la manière dont ils sont fabriqués, la manière dont on les utilise. Et c’est Lévi-Strauss aussi qui dit que quelque part qu’il n’y a pas de différence entre le sens, que tous les anthropologues recherchent, à ces pratiques, à ces objets, et leur usage. C’est la même chose : le sens et l’usage.
Pierre Lemonnier : Oui, il a une autre magnifique expression, dans je crois sa leçon inaugurale au Collège de France, il dit : « est-ce qu’une hache de pierre peut être un signe, pour qui ? Pour l’observateur capable d’en comprendre l’usage, il remplace… » Oui mais pour en comprendre l’usage, il y a un métier. Leroi-Gourhan, dont on parlera et dont on parlait tout à l’heure, se moquait gentiment de Marcel Mauss en disant : lui il a étudié les techniques du corps parce que justement il n’y avait rien d’autre à apprendre. Effectivement apprendre à être couturier, regarder les sculpteurs, regarder les potiers, cela prend du temps. Il y a aujourd’hui un retour à l’objet, c’est-à-dire que les anthropologues, j’allais dire ordinaires, non de l’art en particulier, reviennent à l’objet, à la matérialité : qu’est-ce qui se passe lorsqu’un objet devient en gros une concentration de relations sociales tout simplement parce qu’il renvoi à des imaginaires, à des pratiques, à des tas de choses différentes. Mais pendant 40 ou 50 ans, des gens ont d’abord affuté des concepts - c’est tout ce qu’on peut leur reprocher, ils ont affuté les concepts pendant tellement longtemps que pendant ce temps les cultures matérielles des peuples lointains ont commencé à disparaître à vitesse grand V, mais ça c’est une autre histoire – ont quand même décrit ces système et on est aujourd’hui capable d’injecter de la mécanique, comme vous le disiez tout à l’heure, pas encore de la chimie dites, de la résistance, de la résonnance, de l’amortissement et faire un rapport entre ce que c’est cet objet et l’organisation sociale. Je prendrais un exemple, si vous le voulez bien : Les Trobriand, célébrissimes depuis Malinowski, la Kula, très bien, toute cette région de concentration d’anthropologues presque unique au monde, une région connue pour le côté somptueux pour ses rites de morts, les échanges, on tue les cochons, on tue les coquillages, transformation de la personne, etc., très bien. Il y a un monsieur qui s’appelle Frederick Damon, de ma génération et de Jean-François ( ? manque un nom), qui a travaillé pendant 30 ans en faisant de l’anthropologie classique des Massim et de la région des Trobriand, et depuis 15 ou 20 ans, il regarde les pirogues. Et là, ce qu’il voit dans une pirogue ce n’est pas ce qu’a vu Alfred Gell seulement - seulement, je ne vous ne dirai jamais ça ou ça, il faut faire les deux ensemble. On ne voit seulement que le brise-lame à l’avant de la pirogue, on voit un message à mon partenaire dans le réseau d’échanges kula ou à mon ennemi, ce n’est pas seulement un enchantement de la technique, de la technologie ou de la technique comme disait Gell, non, la construction même de la pirogue : le choix des bois, la diversité des bois, les principes mécaniques d’amortissement des rafales et d’amortissement des vagues, les gens eux-mêmes dans leurs termes disent que cela représentent les relations inter-îles, les relations d’échanges entre les îles du système de la Kula et que cela représente même – alors-là c’est peut-être Fred Damon seul qui le dit – une prise de conscience de la situation chaotique dans laquelle ces gens se trouvent. Et quelle est la signification chaotique ? C’est simplement El Niño, qui revient de façon irrégulière…
Jacques Munier : El Niño, le phénomène météorologique.
Pierre Lemonnier : Absolument !
Jacques Munier : Le réchauffement des eaux.
Pierre Lemonnier : Le réchauffement, la sécheresse au mauvais moment, les grosses pluies au mauvais moment, qui viennent interrompre le commerce inter-îles. La pirogue elle dit ça, il ne s’agit de : je vois la pirogue et je pense à quelque chose, c’est les gens eux-mêmes, en fabriquant une pirogue de la façon la plus matérielle, qui ont à l’esprit le réseau de la Kula et le type de relations qu’il y a entre leurs îles.
Jacques Munier : On voit bien, Pierre Lemonnier, que l’objet est un véritable concentré de relations sociales, d’histoire, de mythes et de rites également.
Pierre Lemonnier : Oui. Je veux bien y venir bien volontiers. La question est de passer outre des oppositions quasiment de définition : l’opposition entre rite et la technique, qui est chez Lévi-Strauss, qui est Nietzsche, qui est chez bien des gens, qui est à la base l’anthropologie cognitive, d’ailleurs tout à fait passionnante, qui s’intéresse au rituel parce que c’est une activité dans laquelle les exercices de mémoire et de transmission de certaines représentations et de certaines actions dans le monde passent de génération en génération. Nombre de bouquins commencent par une opposition radicale du mythe et de la technique. Moi, je ne suis qu’un ethnographe de terrain, qui pendant 15 ou 20 ans étudie les systèmes techniques : production de sel, construction d’arcs, de flèches, de tout ce que vous voudrez. Et pendant 20 ans, puisque les gens le faisaient sous mon nez, j’ai étudié des systèmes d’initiation masculine, je travaillais en Nouvelle-Guinée, chez des gens qui s’appellent les Angas…
Jacques Munier : Les Ankaves pour être précis.
Pierre Lemonnier : Les Ankaves qui appartiennent au grand groupe des Angas, qui sont des voisins un peu lointains des Baruyas, étudiés par Maurice Godelier, c’est une société très marquée par la domination masculine, d’où l’intérêt d’y travailler à deux…
Jacques Munier : Des peuples de hautes terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Pierre Lemonnier : Des peuples de hautes terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui sont des guerriers, chez lesquels les initiations masculines aujourd’hui y jouent encore un certain rôle, et chez lesquels des rites de morts, j’ai par ailleurs travaillés, jouent un certain rôle, et chez lesquels il était utile de travailler avec une ethnologue homme et une ethnologue femme. Il se trouve que l’ethnologue femme, qui s’appelle Pascale Bonnemère, est mon épouse, ce qui nous a permis d’avoir un double regard sur cette société : d’aller voir les hommes dans leurs activités strictement masculines et les femmes dans les activités strictement féminines. Dans ces affaires-là, j’ai rencontré des objets, puis au bout de 20 ans, probablement parce que j’étais dans le Conseil scientifique du Musée du Quai Branly, pour représenter ceux qui avaient étudié les objets ordinaires pendant 40 ans pour savoir s’il y avait encore lieu d’en faire quelque chose, mes deux systèmes de pensée se sont rapprocher l’un de l’autre et je me suis aperçu par exemple que l’objet sacré ultime, absolu, sublime des Baruyas ou des Ankaves, qui est l’objet donné par le soleil, ce n’est quand même pas rien, pour ce qui est des Baruyas, ou donné directement, ou rempli de reliques de l’homme sans nom, du premier homme apparu dans l’humanité chez les Ankave, quand on regarde de près cet objet, qui est d’abord très moche,…
Jacques Munier : C’est quoi au juste cet objet ?
Pierre Lemonnier : C’est une espèce de pochon en écorce battue à l’intérieur duquel il y a des noix magiques, trois bouts d’os, une pierre qui représente la lune, quelque chose comme ça, ou vénus, ce n’est pas… Il faut voir la tête de mes camardes Ankaves ou Baruyas lorsque par hasard le maître des initiations ouvre le paquet et que l’on commence à regarder ce qu’il y à l’intérieur. Je me suis aperçu d’un truc, qui est quand même stupéfiant, et qui correspond au programme de recherche du Musée du Quai Branly, c’est que cet objet, qui est tout pour ces gens, les Baruyas sont ce qu’ils sont, les Ankaves sont ce qu’ils sont parce que dans leur paquet magique à eux, qui est la propriété des maîtres des initiations, qui déterminent toutes les relations politiques, qui détermine les relations entre les hommes et les femmes, et qui fait que les maîtres des initiations seront toujours au-dessus de tous les autres hommes, ce paquet là quand on regarde ce qu’il y a dedans et la façon dont il fonctionne, il ressemble, comme deux gouttes d’eau, à un objet parfaitement ordinaire, qu’est un paquet magique de chasseurs. Vous et moi pouvons partir demain à la chasse au cochon, ou aller piéger des anguilles, avec un objet qui est le même. Alors, question de recherche du Musée du Quai Branly : qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui fait que l’un est un objet parfaitement standard, un machin un peu magique mais pas tout à fait que magique, il y a de petites pièces techniques ? Dans un paquet magique de maître des initiations, il y a un véritable poinçon en os de casoar, on nous dira que c’est de l’os humain, c’est vraiment pour percer le nez des gens. Qu’est-ce qui fait que l’un est si extraordinaire qu’on ne nous le donnera jamais, même si on avait l’intention de le mettre dans nos réserves ou de le mettre dans nos vitrines et que l’autre serait accessible à tout le monde ? Dans d’autres rituels, moi j’ai étudié des rites de morts, je suis tombé, on ne peut pas les rater, face à des tambours,…
Jacques Munier : Oui, ah, oui, oui, les tambours, vous aviez - je me suis laissé littéralement bercer par vos paroles, Pierre Lemonnier…
Pierre Lemonnier : On va être bercé par les tambours…
Jacques Munier : On va faire venir les tambours pour illustrer ce que vous allez nous dire sur cet objet, qui est également un objet qui a subi, on va expliquer ce que cela signifie, ce procès d’« artification ».
[Tambours et chants]
Jacques Munier : Voilà donc, Pierre Lemonnier, un extrait de cet enregistrement que vous avez réalisé au cours d’une cérémonie chez l’Ankave, cérémonie aux tambours qui permet de chasser les esprits des morts. Dans votre livre, « Le sabbat des lucioles », publié chez Stock, vous parlez de : sorcellerie, chamanisme et d’imaginaire cannibale en Nouvelle-Guinée. Dans ce livre vous donnez une description, très précise et technique aussi, de cet objet, qui peut être aussi considéré sous l’angle du style et de la beauté puisque dans les collections, vous évoquiez le Quai Branly, permanentes, exposées aux visiteurs du Quai Branly, il y a aussi de magnifiques spécimens de tambours, qui ne viennent pas de la même région, mais c’est un instrument qui synthétise bien toutes ces qualités dont nous parlions : le style, l’usage, la fonction technique, etc.
Pierre Lemonnier : Absolument. Il n’y a pas de tambours ankaves au musée du Quai Branly en revanche il y a des tambours de la côte sud de la Nouvelle-Guinée et clairement ce tambour et les rites de morts qui vont avec chez les Ankaves sont arrivés par emprunt, je ne sais quand, je ne sais comment, je ne sais pourquoi, je sais avec quels résultats, on sait avec quel résultat chez les gens chez lesquels on travaille. Tout d’abord c’est un objet que l’on ne peut pas rater. Il n’est pas beau, franchement ce n’est pas d’une beauté insoutenable, ce n’est pas décoré, il n’y a pas dessus les fameuses figures d’ancêtres, il n’y a pas de choses de ce genre. Il y a une peau de python et c’est un tambour en forme de sablier, cela fait 1,20 mètres de long, premiers point. Prenons les tambours, les tambours de la côte sud de la Nouvelle-Guinée, ils ont été collectés au tournant du siècle et puis dans les années 60. On en sait ce que l’on sait et on n’en saura plus grand-chose aujourd’hui, on peut raconter à peu près tout ce que l’on veut sur les tambours, notamment qu’ils sont très jolis et qu’ils représentent des figures d’ancêtres, et on peut même leur imaginer toutes les fonctions symboliques, c’est possible. Là, il s’agit bien non pas d’une collecte mais d’une observation dans le monde d’aujourd’hui. Un point important à souligner, c’est qu’il est toujours possible aujourd’hui, en Papouasie-Nouvelle-Guinée ou ailleurs, d’étudier des potiers ou des potières en train de faire les dernières poteries. Nous avons des deux collègues, la technologie culturelle elle a notamment été faite par des spécialistes d’ethnoarchéologie parce qu’ils avaient besoin de comprendre, en allant faire ce que les ethnologues ne voulaient pas faire, comment fonctionnent les objets, en particulier Pierre et Anne-Marie Pétrequin ont ramené dans les années 80 des témoignages, les derniers que l’on aura, extraordinaires de richesses sur ces petites pierres et ces objets de noyer, bref, ce que je voulais dire c’est que c’est bien aujourd’hui que les gens percent le nez des petits garçon, et c’est bien aujourd’hui qu’ils chassent les morts. Alors, je sais que la modernité c’est très fondamentale, la modernité apporte le marché, elle apporte l’école, elle apporte l’église, on a bien compris, et elle apporte l’État qui fait arrêter la guerre, il n’empêche que ce qui se passe, quand vous êtes chez les Ankaves, vous ne pouvez pas le rater, c’est que les gens vont vous empêcher de dormir pendant trois semaines. Alors, qu’est-ce que c’est ce tambour ? Le Tambour, il est trois choses et c’est cela qui est formidable, là ce n’est pas de la théorie, c’est aux autres de nous expliquer ce qui se passe. Le tambour il est à la fois un don d’une bande d’esprits ou de monstres cannibales dont la spécialité est d’emmerder les mondes, d’ennuyer les mondes, de venir couper la circulation du sang,…
Jacques Munier : Là, on est dans le récit mythique de l’origine.
Pierre Lemonnier : Un second tambour est apparu, le type l’a attrapé et dessus il y avait toutes sortes de feuilles. Les feuilles renvoient au bois, aux outils, à la façon de fabriquer l’objet. Donc, quand un Ankave fabrique un tambour, qui est franchement un tambour ordinaire, il a, présent à l’esprit, la chaîne opératoire. Il sait que la chaine opératoire vient des Ombos - c’est comme cela que l’on appelle ces personnages peu sympathiques - et que c’est les Ombos de l’autre côté de la marre qui leur ont donné. On joue ces tambours, on hurle, comme on vient de l’entendre, avec tout le respect, cela va durer huit jours, cela va durer 15 jours, cela va durer trois semaine. On tourne sur un tout petit cercle, qui lui-même rappelle le tourbillon originel, celui dont a jailli le tambour. On sait que de l’autre côté de l’eau, dans un autre monde, les Ombos font la même chose, eux aussi battent des tambours. Mais ils font quelque chose que nous on ne fait pas, ou qu’on ne fait plus, c’est qu’ils dévorent les cadavres. Dans d’autres coins de Nouvelle-Guinée, et même chez les Angas, on mange ses propres morts. Le tambour il fait quoi ? Il nous dit à la fois qu’il y a une action dans le monde : on est en train, tous ensemble, de la faire résonner, on a un de nos collègues, récemment disparu, qui s’appelait Donald Tuzin, qui a parlé du rôle des ultrasons, on retomber dans une anthropologie cognitive, qu’il faut évidemment faire, du rôle des ultrasons. qu’est-ce qui se passe quand on prend des infrasons en tapant sur les tambours comme ça ? On est en train de taper, tous ensemble, sur les tambours en chantant des chants qui rappellent l’origine mythique des tambours, des tambours dont la chaîne opératoire elle-même est un mythe, et on sait que les Ombos font la même chose de l’autre côté. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que cet objet concentre, synthétise, fait penser en même temps, je ne sais pas le mot, il a un rôle spécifique de mettre ensemble des domaines de la pensée à la fois technique, à la fois rituelle et à la fois mythique, et bien d’autres choses. Je sais, c’est moi qui vous l’affirme, les monstres cannibales qui dévorent les cadavres, sont en fait des oncles maternels et les cousins croisés…
Jacques Munier : Cela nous révèle aussi beaucoup de choses sur le système de parenté, Pierre Lemonnier.
Pierre Lemonnier : C’est la version locale de la façon dont mon oncle, le frère de ma mère, qui m’a donné son sang, puisque je partage le sang de ma mère donc j’ai le sang du frère de ma mère également, et ce sang, cette vie qui est en moi, je ne pourrais jamais la rendre. C’est d’ailleurs pourquoi la bande, donc l’oncle cannibale invisible finit par bouloter tout le monde. Le point essentiel, c’est qu’on ne peut plus regarder cet objet comme un objet technique. On peur regarder cet objet pour son décor, il y en a pas. On peut regarder cet objet en sachant que le mythe qui explique l’origine de la membrane sonore, c’est un monsieur qui a donné son cou et qui est immortel, et c’est devenu un python, on prend les choses de ce genre, mais le mélange de mythe, de rites, de techniques et de ce que l’on est en train de faire à ce moment-là, à savoir chasser les morts, il est dans l’objet. Et ça, on ne peut le comprendre aussi qu’on s’étant donné la peine de regarder comment matériellement on fabrique un tambour.
Jacques Munier : Bien sûr. Et ces tambour nous révèle beaucoup de choses au-delà même de ce que l’on peut imagier en l’écoutant de prime abord, Pierre Lemonnier. Je parlais du processus d’« artification » puisque c’est aussi un peu la question qui est posée au cours de ce colloque, c’est-à-dire en quoi ces objets peuvent-ils être distingués et devenir en quelque sorte l’équivalent ou l’analogue d’objet d’art. Un autre exemple dont vous souhaitiez parler, dont vous parlez également dans « Le sabbat des lucioles », c’est les fameux pièges à anguilles, qui sont aussi extrêmement spéciaux et esthétiques.
Pierre Lemonnier : Marcel Mauss disait : surtout demandez aux gens…
Jacques Munier : Il nous reste très peu de temps, malheureusement.
Pierre Lemonnier : Surtout demandez aux gens sur place ce qu’ils trouvent beau ou ce qu’ils pensent des objets. Là, c’est mon jugement à moi. Vous vous trouvez en face à de longs cylindre d’écorce avec un arc qui doit refermer une porte lorsqu’une anguille attirée par une grenouille va rentrer dedans, et on a besoin d’anguilles pour les fumer et pour les donner à la fin à des rites mortuaires. Vous voyez la fabrication du piège à anguille et vous constatez qu’il y a toute une redondance, un surplus de renforts tous azimuts. Ces anguilles, avant d’être mises dans l’eau, il y a un petit rituel lors duquel une femme doit faire sauter tous les arcs qui bandent la porte et qui vont claquer la porte. On peut se dire : tiens les dames sont en train d’essayer l’efficacité des pièges à anguilles, non ! Non. Il faut comprendre ce que c’est le piège à anguilles, pourquoi il est décoré et pourquoi il a l’air si solide, il faut se demander ce que c’est qu’une anguille. Une anguille ce n’est pas tout à fait une anguille, c’est le très très long pénis d’un ancêtre qui allait ennuyer les femmes à distance et qu’un jour une femme avec un piège a coupé à la taille standard pendant que l’autre morceau de son pénis, de son sexe, partait dans l’eau. À partir de là on voit que la dame n’est pas seulement en train d’essayer l’efficacité du piège à anguilles, elle est simplement en train de rejouer l’épisode mythique qui explique à la fois pourquoi on capture les anguilles, cela j’aurais du mal à vous l’expliquer, et qui explique pourquoi peut être ces pièges à anguilles ne ressemblent pas à d’autres mais ils sont somptueusement décorés, ils ont une redondance de bien faits, de bonnes factures qui nous les mets à part, qui les mets à part.
Jacques Munier : Là, vous parliez du style dans vos propres termes, Pierre Lemonnier. Je rappelle que vous êtes directeur de recherche au CNRS et membre également du Conseil scientifique du Musée du Quai Branly. Vous avez notamment publié, « Le Sabbat des lucioles. Sorcellerie, chamanisme et imaginaire cannibale en Nouvelle-Guinée » aux éditions Stock.