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Chemin de la connaissance / L’art et l’anthropologie (4)

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission, du 21 juin 2007, Les chemins de la connaissance par Jacques Munier, « L’art et l’anthropologie (4) : l’échange des symboles » avec Pierre Déléage.

Pour aller plus loin sur ce sujet, je signale la publication de l’ouvrage de Pierre Déléage, « La Croix et les Hiéroglyphes. Écriture et objets rituels chez les Amérindiens de Nouvelle-France (xviie-xviiie siècles) » aux Éditions Rue d’Ulm / musée du quai Branly, coll. « Æsthetica », 2009, 154 p.

Présentation sur le site de l’émission : Le musée du quai Branly, l’Institut national d’histoire de l’art et le Comité français d’histoire de l’art organisent à Paris les 21, 22 et 23 juin 2007 le colloque international « Histoire de l’art et anthropologie ». Cette manifestation s’inscrit dans le prolongement du colloque de Los Angeles, « Past perfected » (avril 2006), et précède le grand congrès de Melbourne « Crossing cultures, Conflict, Convergence, Migration » (2008). L’Institut national d’histoire de l’art et le musée du quai Branly accueilleront les débats. À cette occasion, les Chemins reviennent sur les rapports et la rencontre fructueuse entre ces deux disciplines.

La totalité de cette série est transcrite et est disponible sur ce site, voir liens ci-dessous :

 « L’art et l’anthropologie (5) : Les bergers d’Arcadie » avec Michael Zimmermann

 « L’art et l’anthropologie (4) : l’échange des symboles » avec Pierre Déléage

 « L’art et l’anthropologie (3) : Collectionneurs et artistes » avec Sally Price

 « L’art et l’anthropologie (2) : Le système des objets avec Pierre Lemonnier »

 « L’art et l’anthropologie (1) : Ouverture avec Anne-Christine Taylor et Thierry Dufrène »

Jacques Munier : « L’échange des symboles » avec Pierre Déléage, anthropologue.

Pierre Déléage, Bonjour.

Pierre Déléage : Bonjour.

Jacques Munier : Nous poursuivons avec vous l’examen des statuts et des usages des objets de l’« art premier » dans le cadre de la rencontre, de la confrontation qu’ils induisent entre l’histoire de l’art d’un côté et l’anthropologie de l’autre. Une confrontation qui constitue l’objet de ce colloque international qui s’ouvre aujourd’hui à l’Institut national d’histoire l’art. Dans ce cadre nous allons évoquer avec vous un autre cas de figure, celui des objets acculturés par les peuples traditionnels qui les investissent de nouvelles fonctions symboliques. C’est le cas des usages de la croix chrétienne chez les Indiens Micmacs du Nord-est de l’Amérique. Nous allons y revenir, mais avant de vous écouter, Pierre Déléage, sur ce sujet, je voulais apporter un complément à notre émission d’hier à propos de Michel Leiris dont nous avons entendu, cité par Sally Price, la description de la manière dont étaient dérobés certains objets rituels, sacrés pour alimenter les collections ethnographiques. Je tenais à rappeler avec elle, avec Sally Price qui n’a pas pu développer cet aspect, que très vite après son expédition en Afrique Michel Leiris s’est opposé à cette manière de procéder et qu’il s’est engagé dans la mise en œuvre d’une législation internationale pour interdire ce genre de pratiques, législation internationale qui s’est mise en route sous les hospices de l’UNESCO. Sur ce changement d’attitude, voici la meilleure preuve, sous la plume de Leiris lui-même, il s’agit d’un extrait d’un article publié dans le N° 58 de la revue Les Temps modernes en 1950, un article intitulé : « L’ethnographe devant le colonialisme ». Voici ce texte :

« Dans le cas au moins des objets religieux ou des objets d’art transportés dans un musée métropolitain, quelle que soit la façon dont on indemnise ceux qui en étaient les détenteurs, c’est une part du patrimoine culturel de tout un groupe social qui se trouve enlevée à ses véritables ayants droit et il est clair que cette partie du travail qui consiste à rassembler des collections - s’il est permis d’y voir autre chose qu’une pure et simple spoliation (vu l’intérêt scientifique qu’elle présente et du fait que, dans les musées, les objets ont chance de se mieux conserver qu’en demeurant sur place) - se range du moins parmi les agissements de l’ethnographe qui lui créent des devoirs propres vis-à-vis de la société étudiée : l’acquisition d’un objet qui n’est pas destiné à la vente est, en effet, une entorse aux usages et présente donc une intervention telle que celui qui s’en est rendu responsable ne peut, lui non plus, se considérer comme tout à fait étranger à la société dont les habitudes ont été bousculées. »

Jacques Munier : Dont acte. Pierre Déléage, merci de nous avoir accordés ce petit rectificatif, ce temps pour le faire. Nous revenons avec vous sur le sujet de votre intervention, au cours de ce colloque, sur les usages micmacs de la croix chrétienne, dont vous avez su mettre en valeur la grande cohérence.

Pierre Déléage : L’histoire commence quand le missionnaire récollet, Chrestien Leclercq, arrive chez les Micmacs, au XVIIème siècle, en 1677. À sa grande surprise, il découvre que les Micmacs de Miramichi utilisent tous la croix catholique, mais ces usages leur sont très particuliers, ils ne sont pas du tout catholiques puisque les Micmacs n’avaient jamais été profondément évangélisés avant son arrivée. Donc il va entamer une enquête, qui va prendre une bonne partie de sa Relation, pour essayer de savoir quels sont ces usages originaux des Micmacs, et j’ai voulu le suivre et essayer et comprendre un peu comment tout cela fonctionnait.

Jacques Munier : Cette découverte de la croix, elle est marquante pour lui parce qu’il s’aperçoit que c’est un usage extrêmement répandu. Ces Indiens Micmacs se les peignent sur le corps, ils les portent autour du cou, ils en conservent chez eux, on verra tout à l’heure qu’ils ont également dans le cadre des rites funéraires un usage très important de cette croix, pour lui cela a dû être une découverte surprenante, surtout que, vous le rappelez Pierre Déléage, ces Indiens Micmacs avaient eu des contacts effectivement, dès le XVIème siècle, avec des pêcheurs européens, notamment français, mais qu’ils n’avaient jamais été évangélisés.

Pierre Déléage : Non, pas vraiment. En fait les Jésuites avaient tenté de les évangéliser et ils n’y étaient jamais arrivés, faute d’avoir vraiment insisté. Les Micmacs maintenaient des contacts avec des pêcheurs bretons, normands, basques, mais ce n’étaient jamais des contacts orientés vers la religion, c’étaient des contacts commerciaux. Le commerce de fourrures était au centre de leurs échanges. Ils avaient d’eux-mêmes adoptés la croix pour en faire les usages qui leurs étaient propres.

Jacques Munier : On va voir, on n’aura peut-être pas le temps d’y revenir, c’est pour cela que je l’évoque tout de suite, ce qui est intéressant c’est que du coup les missionnaires se sont inspirés de ces usages pour justement, grâce à cet emblème de la croix et de l’usage qui leur était désigné, poursuivre leur évangélisation.

Pierre Déléage : Oui. En fait très rapidement les missionnaires récollets vont se rendre compte que certes les Micmacs utilisent la croix mais qu’ils ne lui donnent pas la signification qu’attendrait un catholique, c’est-à-dire qu’ils n’y voient pas une représentation figurative de la passion du Christ. Ils vont donc sauter sur l’occasion et expliquer aux Micmacs que cette croix est en fait la représentation de la croix sur laquelle le Christ est mort et cela va leur faire une efficace pierre de touche pour leur transmettre l’Évangile.

Jacques Munier : Il se trouve qu’aujourd’hui, vous me le disiez avant de commencer cette émission, Pierre Déléage, les Micmacs sont un des peuples autochtones d’Amérique du Nord qui sont restés catholiques.

Pierre Déléage : Oui, très rapidement, les Micmacs, au XVIIIème siècle, vont passer sous la domination britannique. Et dans ce contexte-là, les Anglais puis les Canadiens vont envoyer régulièrement des missionnaires protestants ou anglicans qui vont essayer de changer la foi des Micmacs. Ceux-ci vont toujours résister et ils sont restés catholiques jusqu’aujourd’hui.

Jacques Munier : Votre terrain, on va dire en l’occurrence, et c’est pour cela que cela nous intéresse dans le cadre de cette émission qui rend compte des rencontres du colloque consacré à l’histoire de l’art et anthropologie, vous vous intéressez à l’intégration d’un artéfact étranger d’un objet occidental dans un contexte interprétatif autochtone.

Pierre Déléage : Oui.

Jacques Munier : Comment ça se passe ? Il y a différents usages, vous l’avez dit, on va commencer par le plus massif, celui qui s’impose, le plus visible, l’usage emblématique.

Pierre Déléage : Ce premier usage, c’est tout simplement le fait que les Micmacs utilisent la croix pour se distinguer des autres groupes, qui chacun a son emblématique propre, cela peut être un castor, une tortue, etc. Les Micmacs, très rapidement, vont utiliser la croix qui probablement remplaçait un emblème traditionnel, mais que l’on ne connaît pas, et cela sera pour eux une manière d’exprimer leur alliance avec les Européens, c’est-à-dire avec ceux qui viennent avec des croix.

Jacques Munier : C’est un marqueur identitaire aussi de ce point de vue.

Pierre Déléage : C’est un marqueur identitaire et ça va assez loin puisqu’au XVIIIème siècle, les traités d’alliance avec les Européens seront signés par les Micmacs par une croix, tandis que les autres peuples voisins signeront avec leur emblème héraldique traditionnel.

Jacques Munier : C’est un phénomène qu’on constate aussi dans ce qu’on appelle le syncrétisme, mais là il a quand même une forme très particulière.

Pierre Déléage : À vrai dire, il n’y a pas beaucoup d’aspects de la croix catholique qui sont intégrés dans la culture micmac. Les Micmacs récupèrent la croix, en font usage, par exemple dans un contexte emblématique, mais ce n’est jamais dans une perspective évangélique. Donc, ils vont utiliser l’artéfact de leurs propres manières sans se préoccuper de ce qu’en disent les Européens.

Jacques Munier : Je précise au passage, Pierre Déléage, que le temps assez long, à peu près un petit siècle, qui s’est passé entre ces premiers contacts avec les marins européens et ces Indiens Micmacs et l’arrivée des missionnaires leur a permis justement de développer ces usages très particuliers, autochtones de cet emblème.

Pierre Déléage : Oui. Il faut aussi savoir que le contexte était assez catastrophique : les épidémies, avec lesquelles sont arrivés les Européens, ont véritablement décimé la population micmac, qui est passée, on pense, de 15 000 à 3 500 individus. On est donc dans un contexte de crise culturelle où la personne et la culture de l’Européen vont prendre une importance très grande. Donc, c’est aussi à partir de ce contexte-là qu’il faut comprendre l’adoption d’usages, d’artéfacts qui sont étrangers à leur culture dans un premier temps.

Jacques Munier : À propos de la croix comme marqueur identitaire, cet usage emblématique dont nous parlons, vous rappelez que dans le cadre de conflits notamment, entre ces Indiens et d’autres peuples de la région, c’était une façon justement de marquer la relation qu’ils avaient eux-mêmes et leurs alliances avec ces Occidentaux.

Pierre Déléage : De ce point de vue, la croix jouait à peu près le même rôle que le nom propre puisque les Micmacs rentraient dans des relations de parrainage avec les Européens, au cours des baptêmes, et à cette occasion ils héritaient de noms propres dont la consonance était basque, normande, bretonne. Si vous voulez, il y avait dans le nom propre l’équivalent acoustique de la croix en tant qu’icône.

Jacques Munier : C’est intéressant cette affaire de baptême. Là aussi il y a eu un détournement du baptême lui-même.

Pierre Déléage : Tout à fait puisque le baptême est pensé comme une alliance avec les Européens, tel ou tel groupe d’Européens, mais jamais dans une logique chrétienne.

Jacques Munier : Avant de poursuivre, j’aimerais que vous me disiez, Pierre Déléage, aussi comment vous en êtes arrivé à évoquer ce terrain parce que ce qui est intéressant dans votre approche c’est que vous avez tenu justement à explorer cette dimension historique, pour un anthropologue ce n’est pas forcément un usage répandu.

Pierre Déléage : En fait, je suis un anthropologue de terrain très classique. J’ai travaillé en Amazonie avec un petit groupe de 400 locuteurs, les Sharanahua, et j’ai étudié essentiellement la transmission de leur tradition chamanique. Je me suis rendu compte ensuite que de très nombreuses traditions chamaniques étaient transmises en même temps qu’une forme d’écriture pictographique, c’est-à-dire en même temps qu’une transcription imagée…

Jacques Munier : C’est votre spécialité d’ailleurs la pictographie.

Pierre Déléage : Oui, du moins maintenant. À partir de là, je me suis penché sur les pictographies d’Amérique du Nord et je suis tombé sur l’écriture des Micmacs. Les Micmacs utilisaient une écriture étrange au XVIIIème siècle, au XIXème siècle, qui a très probablement été en grande partie inventée par Chrestien Leclercq, le missionnaire qui découvre la croix. C’est à partir de là que je me suis dit qu’il serait intéressant, pour développer mes réflexions sur le savoir chamanique, d’étudier cette écriture micmac et à partir de là d’entamer un petit travail historique.

Jacques Munier : Vous parlez de la transformation de cette pictographie sous l’influence de Chrestien Leclercq, vous…

Pierre Déléage : Je l’évoque assez peu dans cet article. En fait, on sait que les Micmacs avaient quelque chose comme une pictographie chamanique avant l’arrivée de Chrestien Leclercq, lui-même le dit, mais aucune représentation graphique ne nous est parvenue. On peut simplement supposer qu’il y avait une pictographie micmac qui préexistait à l’écriture que Chrestien Leclercq va créer. Chrestien Leclercq va donc inventer une écriture pour transcrire le catéchisme et les prières, écriture qui sera ensuite réélaborée par un autre missionnaire, au XVIIIème siècle. Ensuite, pendant une période de 150 ans les Micmacs n’auront plus aucun missionnaire catholique chez eux mais ils vont conserver cette écriture, conserver ces chants et ces prières catholiques.

Jacques Munier : On revient à un autre type d’usage de cette croix, la croix du coup fétiche dans le cadre des rituels chamaniques, dont vous venez de nous esquisser quelques traits, pour écouter ce texte de Claude Lévi-Strauss. Avec vous on est dans le cadre d’un objet occidental qui a été en quelque sorte recyclé dans une culture autochtone, une culture traditionnelle, Claude Lévi-Strauss met ici l’accent sur la part de mystère qui subsiste dans ces objets dits de l’« art premier », il s’agit d’un extrait de « La voix des masques »

« Il serait illusoire de s’imaginer, comme tant d’ethnologues et d’historiens de l’art le font encore aujourd’hui, qu’un masque et, de façon plus générale une sculpture ou un tableau, puissent être interprétés chacun pour son compte, par ce qu’ils représentent ou par l’usage esthétique ou rituel auquel on les destine. Nous avons vu qu’au contraire, un masque n’existe pas en soi ; il suppose, toujours présents à ses côtés, d’autres masques réels ou possibles qu’on aurait pu choisir pour les lui substituer.

En discutant un problème particulier, nous espérons avoir montré qu’un masque n’est pas d’abord ce qu’il représente mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire choisit de ne pas représenter. Comme un mythe, un masque nie autant qu’il affirme ; il n’est pas fait seulement de ce qu’il dit ou croit dire, mais de ce qu’il exclut. »

Jacques Munier : C’était un extrait de la « Voie des masques » de Claude Lévi-Strauss, qui insiste ici sur la dimension d’imaginaire collectif difficile effectivement à discerner dans ces objets d’« arts premiers » comme les masques.

Pierre Déléage : Un masque ou une croix ou un fétiche chamanique est inséparable d’un discours traditionnel, généralement un discours rituel, c’est quelque chose de très important et la recherche contemporaine insiste beaucoup là-dessus, c’est-à-dire que les objets ne sont jamais isolés. Ils sont toujours liés, de manière souvent complexe, à un discours rituel précis dont ils choisissent certains aspects pour les exprimer d’une manière ou d’une autre.

Jacques Munier : Revenons à la croix, dans ces usages chamaniques, elle prend la fonction d’une sorte de fétiche.

Pierre Déléage : Oui, c’est ce que je disais, la croix est associée à un discours qui a trait à son origine, et là on voit que la croix va être intégrée à une logique chamanique. Il faut que je rappelle très rapidement comment fonctionnait le chamanisme algonquin : c’est un chamanisme à base de vision, l’initié allait s’isoler dans la forêt en quête d’une vision, il attendait qu’un être surnaturel lui apparaisse et lui transmette à la fois du savoir, des chants et des objets rituels qu’ensuite il gardait dans un sac médecine. Ces objets devenaient ses fétiches chamaniques et lui donnaient du pouvoir. La croix va prendre cette position puisque les Micmacs vont insister sur le fait qu’ils ont reçus la croix d’un être surnaturel qui est apparu en rêve à leurs anciens dans le contexte, que j’ai rappelé tout à l’heure, d’épidémie, à un moment où ils étaient désespérés et où ils cherchaient l’aide d’un esprit auxiliaire. À ce moment-là l’être surnaturel leur a donné une croix en leur disant qu’elle protégerait la population contre les épidémies, contre les maladies qui étaient nouvelles et contre lesquelles ils n’avaient pas les moyens de se défendre.

Jacques Munier : Est-ce que c’est le seul usage chamanique qu’on puisse faire de cet objet ?

Pierre Déléage : Il y a plusieurs autres usages chamaniques en particulier la croix apparemment avait une grande importance dans les rituels funéraires. On enterait les morts avec leur croix, on peut penser qu’il y avait quelque chose comme une fonction de la croix où elle était porteuse de l’identité de son possesseur, mais ce sont des éléments un peu délicats sur lesquels…

Jacques Munier : Cela dit, les croix figurent sur les stèles funéraires.

Pierre Déléage : Tout à fait.

Jacques Munier : Et elles sont emportées par les morts dans leurs sépultures.

Pierre Déléage : Elles sont d’une par enterrées avec les morts, ce qui est pour le coup un usage purement micmac et qui fait penser au fait que toutes les possessions des morts étaient enterrées avec eux. On est dans un contexte où les populations amérindiennes en général ne veulent pas se souvenir de leurs morts, il n’y a pas du tout de culte des ancêtres et toute la logique du rituel funéraire c’est d’oublier les morts. Donc, on prend toutes les possessions du défunt et on les enterre avec lui de telle sorte que l’on n’ait pas à voir ses possessions. C’est dans ce type de logique qu’il faut comprendre ça. La croix qui était plantée sur la tombe il faut probablement la comprendre en fonction d’un usage qui est une imitation de l’usage que les Européens faisaient de la croix, donc plutôt comme une fonction emblématique qui exhibe leur relation avec les Européens.

Jacques Munier : Là aussi un marquer d’identité.

Pierre Déléage : Tout à fait.

Jacques Munier : Il y a un troisième usage important de la croix, tout ça est d’ailleurs très cohérent, parce que cela fait partie de la cosmologie de ces Indiens Micmacs, c’est dans le cadre du conseil des anciens.

Pierre Déléage : Oui, les conseils étaient une institution très répandue à la fois chez les groupes algonquins et chez les groupes iroquois. Il y avait deux types de conseils : des conseils domestiques où on réglait les querelles internes au groupe, où l’on décidait de la paix, d’alliance avec les groupes voisins ; et des conseils diplomatiques où deux groupes se rencontraient et concluaient un traité de paix, une alliance pour un conflit avec un troisième groupe. Dans ce contexte-là, on prononçait des discours d’alliance et systématiquement, pour avoir une valeur de vérité, ces discours devaient être échangés en même temps que des colliers de coquillages, que l’on appelait les wampums, et qui étaient très importants. Un discours d’alliance qui n’était pas accompagné du don d’un wampum n’était pas un discours crédible, il n’était pas pris au sérieux par les participants aux conseils. Dans le contexte du conseil, on se rend compte que la croix va être utilisée par les Micmacs pour se substituer aux wampums, c’est-à-dire que la croix, pour les Micmacs, va garantir la valeur de vérité de leurs discours. Dans les conseils diplomatiques ils vont donner des croix aux autres groupes pour garantir la vérité de l’alliance et dire qu’effectivement, les promesses, ils vont les tenir.

Jacques Munier : Là, il va y une véritable substitution, dans le cadre de ce syncrétisme, d’un objet par un autre ?

Pierre Déléage : Oui, c’est-à-dire que les wampums, dont l’usage était tellement développé à cette époque-là, vont se retrouver remplacés, chez les Micmacs, par une croix, dans toutes leurs fonctions. Dans un premier temps, il y a cette fonction épistémique, de garant de vérité du discours dont je vous ai parlée. Ensuite les croix vont être conservées, comme les wampums, et chaque groupe qui conserve une croix pourra simplement la regarder et rappeler le discours d’alliance qui correspondait à cette croix-là. Donc, il y a là une seconde fonction, qui est une fonction mnémotechnique. D’une certaine manière l’accumulation des croix, comme l’accumulation des wampums, va jouer le rôle d’une bibliothèque où l’on conserve tous les traités de paix qui ont été passés entre les différents groupes.

Jacques Munier : Il y a un autre aspect de ce syncrétisme qui est intéressant, que vous mettez en valeur également, cela concerne plutôt un usage chamanique, c’est qu’en retour les missionnaires eux-mêmes étaient considérés comme des chamanes par ces Indiens Micmacs.

Pierre Déléage : Alors là, c’est une espèce de complexe de relations très très dense et étonnant. Effectivement les missionnaires étaient considérés comme des chamanes, que les chamanes micmacs vont se considérés eux-mêmes comme des missionnaires progressivement. Donc, il va y avoir une espèce d’échanges de l’ensemble des actes du missionnaire et du chamane qui va se mettre en place : les prières du missionnaire vont être considérées comme des chants chamaniques du chamane, la bible va être considérée comme la pictographie du chamane, de la même manière les croix du missionnaire vont être considérées comme les fétiches du chamane, qui étaient essentiellement des os ou quelquefois des petites représentations, des figurines qui représentaient des animaux, c’est-à-dire les esprits gardiens qui aidaient le chamane dans sa cure thérapeutique.

Jacques Munier : On a là quand même un bel exemple d’aculturation ou d’inculturation au sens où les jésuites, notamment en Chine, donnaient à ce mot.

Pierre Déléage : Tout à fait, en fait on a une création de culture à ce niveau. On voit véritablement comment les Micmacs vont donner énormément de sens à un objet, qui n’en avait pas dans un premier temps, et comment ils vont le faire totalement indépendamment, dans un premier temps, des missionnaires et ensuite l’interprétation missionnaire et l’interprétation chamanique micmac vont se mélanger et créer une réalité qui ne préexistait pas du tout.

Jacques Munier : Alors, petite parenthèse, on s’éloigne un petit peu de l’Amérique du nord pour rejoindre l’Afrique, puisque nous accompagnons aujourd’hui l’ouverture de ce colloque international, « Histoire de l’art et anthropologie », on peut rappeler qu’en 1966 s’est tenu, à Paris également, un colloque, l’intitulé sur les « arts nègres », dont André Malraux avait fait l’ouverture par un discours dont voici un extrait. (Commentaire de Taos Aït Si Slimane : Attention, ici l’indication n’est pas la bonne, il s’agit d’un discours d’André Malraux du 30 mars 1966 au Festival mondial des arts nègres Festival. Cf. l’écrit tel qu’en peut le trouver sur le site de l’Assemblée nationale ou en note de bas de page [1]).

« André Malraux : […] en s’imposant lentement et de façon décisive au monde entier, la sculpture africaine a fait sauter le domaine de référence de l’art tout entier dans le monde. Elle n’a pas imposé son propre domaine de référence, je veux dire que le sculpteur qui avait créé ses masques n’a pas imposé sa magie, mais l’art africain a parfaitement détruit le système de références ancien et là où il n’y avait que l’Antiquité gréco-latine est entré ce que l’on a appelé le domaine des hautes époques. Et alors le domaine culturel de l’humanité est devenu : la grande sculpture de l’Inde, la grande sculpture de la Perse, la sculpture du bouddhisme, j’en passe, et Sumer et les précolombiens. Mais prenez garde qu’à partir du jour où l’Afrique avait fait sauter le vieux domaine de référence pour ouvrir les portes à tout ce qui était l’immense domaine de l’au-delà, car nous devons même y ajouter notre sculpture romane, ce jour-là, l’Afrique posant un domaine qui lui appartenait est entrée de façon triomphale dans le domaine culturel artistique de l’humanité. »

Jacques Munier : Voilà l’ouverture d’André Malraux, au colloque sur les arts nègres, il s’agissait ici du 30 mars 1966. un petit rappel à l’occasion de l’ouverture aujourd’hui même à l’Institut national d’histoire de l’art de ce colloque « Histoire de l’art et anthropologie », dont France Culture est partenaire. Pour conclure, Pierre Déléage, dans votre enquête, à la fois historique et anthropologique, sur ces usages de la croix chrétienne par ces Indiens Micmacs du Nord-Est du continent américain, vous avez aussi fait place à une description des processus cognitifs conditionnés par l’usage de ces artéfacts rituels.

Pierre Déléage : Oui, complètement, c’est-à-dire que l’on ne peut plus limiter l’histoire de l’art à l’esthétique et c’est véritablement le fait massif. C’est-à-dire qu’il va falloir non seulement étudier des contextes mais aussi des procédés cognitifs complètement différents qui vont permettre de repenser ce que c’est que l’art, c’est-à-dire pas simplement une œuvre qui doit être belle mais une œuvre qui doit servir, je dirais, pas seulement contextuellement mais intellectuellement et qui d’une certaine manière sédimente des principes de pensées, qui sont très souvent très éloignés de notre culture.

Jacques Munier : Justement pour conclure, Pierre Déléage, dans cette enquête, à la fois historique et anthropologique, sur ces usages de la croix chrétienne par ces Indiens Micmacs du NE du continent américain, vous avez aussi fait place à une description des processus cognitifs conditionnés par l’usage de ces artéfacts rituels.

Pierre Déléage : Oui, ce que j’ai voulu montrer c’est que la croix, qu’elle soit un emblème ou un fétiche chamanique, était une matérialisation sociale exhibée : quand elle est un emblème, elle matérialise une différence sociale entre différents groupes, mais elle est en continuité avec les fétiches chamaniques, qui matérialisent une relation avec un esprit, c’est-à-dire ici avec l’esprit qui a transmis la croix. Et ça, c’est un premier processus cognitif, qui est en continuité avec ce que j’ai appelé la fonction épistémique de la croix, c’est-à-dire la fonction de garantir la vérité d’un discours en établissant, en exhibant la relation que l’énonciateur, le locuteur qui prononce le discours entretient avec l’esprit qui a donné la croix.

Jacques Munier : Merci Pierre Déléage, je rappelle que vous êtes anthropologue, chercheur associé à l’Université de Californie, à Berkeley.


Document(s) cités sur le site de l’émission

 « A propos d’art nègre », Guillaume Apollinaire, Dogana, 2004

 « Culture & cultures : les chantiers de l’ethno », Réda Benkirane(dir.) et Erica Deuber Ziegler (dir.), avant-propos Edgar Morin, in Folio, Gollion (Suisse),

notes bas page

[1Discours prononcé à Dakar à la séance d’ouverture du colloque organisé à l’occasion du Festival mondial des arts nègres le 30 mars 1966

Monsieur le Président de la République,

Excellences, Mesdames, Messieurs,

Nous voici donc dans l’histoire. Pour la première fois, un chef d’État prend en ses mains périssables le destin spirituel d’un continent.

Jamais il n’était arrivé, ni en Europe, ni en Asie, ni en Amérique, qu’un chef d’État dise de l’avenir de l’esprit : nous allons, ensemble, tenter de le fixer.
Ce que nous tentons aujourd’hui ressemble aux premiers conciles. En face de cette défense et illustration de la création africaine, il convient pourtant, Mesdames et Messieurs, que nous précisions quelques questions un peu trop confondues depuis une dizaine d’années.

Une culture, c’est d’abord l’attitude fondamentale d’un peuple en face de l’univers. Mais ici, aujourd’hui, ce mot a deux significations différentes, et d’ailleurs complémentaires. D’une part, nous parlons du patrimoine artistique de l’Afrique : d’autre part, nous parlons de sa création vivante. Donc, d’une part, nous parlons d’un passé ; d’autre part, d’un avenir.

Le patrimoine artistique — je dis bien : artistique — de l’Afrique, ce n’est pas n’importe quels arts ; l’architecture, par exemple : c’est la danse, la musique, la littérature, la sculpture.

L’Afrique a changé la danse dans le monde entier. Mais elle a possédé un autre domaine de danse, sa danse séculaire ou sacrée. Elle est en train de mourir, et il appartient aux gouvernants africains de la sauver. Mais le second problème n’est pas de même nature que le premier. La danse sacrée est l’une des expressions les plus nobles de l’Afrique, comme de toutes les cultures de haute époque ; le fait qu’il n’existe plus un Américain, un Anglais, un Français qui danse comme sa grand-mère est d’une autre nature.

Pour la musique, prenons garde. L’Afrique, Mesdames et Messieurs, a deux musiques : l’une c’est la musique née autrefois du désespoir aux États-Unis ; c’est la grande déploration, l’éternel chant du malheur qui entre avec sa douloureuse originalité dans le domaine des musiques européennes. Je me souviens d’avoir dit à Yehudi Menuhin : « Pour vous, quelle est la signification la plus constante de la musique ? » Ce à quoi il me répondit : « Et pour vous ? » Je fus amené à répondre : « La nostalgie. La grande musique de l’Europe, c’est le chant du paradis perdu. » Et Menuhin me disait : « II y a aussi la louange... » Prenez-y garde ; la première grande musique de l’Afrique ce n’est pas même le paradis inconnu ou perdu, c’est le très simple et très banal bonheur des hommes à jamais arraché à des malheureux qui chantaient en improvisant devant le Mississippi, pendant que le soleil se couchait derrière des palmiers semblables aux palmiers d’Afrique...

Mais cette musique est semblable à la nôtre ; elle est seulement plus saisissante.

Et puis, il y a le jazz. Il est spécifique par son rythme ; il est une musique inventée. Il est spécifique aussi par sa matière musicale, que nous pouvons rapprocher de la musique moderne, mais non de la musique classique ou traditionnelle de l’Occident. Nous pouvons parfois rapprocher la matière des plus grands jazz de celle de Stravinski ou de Boulez. Encore lui sont-ils antérieurs. Là, l’Afrique a inventé dans un domaine très élaboré, celui de la matière musicale, quelque chose qui aujourd’hui atteint le monde entier, avec la même force que la danse atteint les danseurs.

Cette musique de sensation au paroxysme semble vouloir se détruire elle-même. Et je vous demande de réfléchir à ce qu’est, dans un autre domaine, l’art d’un peintre comme Picasso...

En somme, le jazz est parti d’éléments mélodiques européens ou américains, à partir desquels l’Afrique a retrouvé son âme. Plus exactement, a trouvé l’âme qu’elle n’avait pas autrefois : car c’est peut-être son âme désespérée qu’expriment les blues, mais ce n’est pas son âme d’autrefois qu’exprime le jazz, qu’elle a vraiment inventé.

Et peut-être est-ce un peu de la même façon que l’Afrique, partant d’une poésie assez proche de la poésie occidentale, la charge d’une émotion furieuse qui fait éclater ses modèles et ses origines...

Enfin, le plus grand des arts africains : la sculpture.

C’est à travers sa sculpture que l’Afrique reprend sa place dans l’esprit des hommes. Cette sculpture, ce sont des signes, on l’a beaucoup dit. Ajoutons pourtant : des signes chargés d’émotion, et créateurs d’émotion.
Ce sont aussi des symboles, au sens où l’art roman était un art de symbole.
Ces œuvres sont nées comme des œuvres magiques, nous le savons tous : mais elles sont éprouvées par nous comme des œuvres esthétiques.
On nous dit : par vous, Occidentaux. Je n’en crois rien. Je ne crois pas qu’un seul de mes amis africains : écrivains, poètes, sculpteurs, ressente l’art des masques ou des ancêtres comme le sculpteur qui a créé ces figures. Je ne crois même pas qu’aucun d’entre nous, Européens, ressente les Rois du portail de Chartres comme le sculpteur qui les a créés.

La vérité est qu’un art, magique ou sacré, se crée dans un univers dont l’artiste n’est pas maître. Lorsque le monde sacré disparaît, il ne reste de ce qu’il fait qu’une obscure communion ou une sympathie ; cette sympathie, au sens étymologique, est très profonde dans l’Afrique entière. Mais, pour le sculpteur de Chartres, ces statues qu’on appelait les Rois et qui sont des saints, on les priait, on ne les admirait pas ; et pour les Africains qui sculptaient des masques, ces masques se référaient à une vérité religieuse et non à une qualité esthétique.

Il est vain et dangereux de croire que nous pouvons retrouver — même Africains — le monde magique, parce que c’est faux, et que notre erreur nous interdirait de tirer de cet art grandiose tout ce qu’il peut nous apporter, aux uns et aux autres.

La métamorphose a joué là un rôle capital. Bien sûr, la sculpture africaine semble très proche de la sculpture moderne, mais vous savez du reste qu’en face d’une sculpture de Lipchitz ou de Laurens, vous n’êtes pas en face d’un masque, parce que, même si nous n’avons pas de relations magiques avec le masque, la magie est dans le masque. Cette sculpture avait un domaine de référence qui n’est pas celui de l’art moderne, car il se référait à l’au-delà, alors que l’art moderne se réfère à l’art — qu’on le veuille ou non...

Ce qui nous mène au problème fondamental de ce colloque. Lorsque la sculpture africaine surgit dans le monde, c’est-à-dire lorsque quelques artistes commencent à pressentir qu’ils sont en face d’un grand art, le domaine de référence de la sculpture, quelle qu’elle soit, c’est l’art gréco-romain ; la sculpture se réfère à ce qu’on appelle alors la nature, soit par imitation, soit par idéalisation.

Vous savez évidemment que la sculpture africaine ne se réfère pas à une imitation, moins encore à une idéalisation. Mais on sait moins bien qu’en s’imposant lentement et de façon décisive au monde entier, la sculpture africaine a détruit le domaine de référence de l’art. Elle n’a pas imposé son propre domaine de référence : le sculpteur qui avait créé ses masques n’a pas imposé sa magie. Mais l’art africain a détruit le système de références qui le niait et il a puissamment contribué à substituer à l’Antiquité gréco-latine le domaine des hautes époques.

Alors le patrimoine culturel de l’humanité est devenu la grande sculpture de l’Inde, la grande sculpture de la Perse, la sculpture du bouddhisme, Sumer et les précolombiens. Mais, à partir du jour où l’Afrique a fait sauter le vieux domaine de référence pour ouvrir les portes à tout ce qui avait été l’immense domaine de l’au-delà — y compris notre sculpture romane — ce jour-là, l’Afrique est entrée de façon triomphale dans le domaine artistique de l’humanité.

Ce n’est pas parce que tel masque est meilleur que telle sculpture grecque, que le phénomène africain s’est imposé au monde. C’est parce qu’à partir du jour où Picasso a commencé sa période nègre, l’esprit qui avait couvert le monde pendant des millénaires, et disparu pendant un temps très court (du XVIIe siècle au XIXe siècle européen), cet esprit a retrouvé ses droits perdus. Nous ne sommes pas aujourd’hui en face de l’art, comme on l’était au XIIe siècle, bien entendu, mais nous avons ressuscité l’énorme domaine qui couvrait au XIIe siècle toutes les régions de la terre.

C’est là que l’Afrique a trouvé son droit suprême. C’est là que nous devons le reconnaître. Lorsque l’Afrique est chez elle en forme et en esprit, il ne s’agit plus d’un art de plus ou de moins. Ce qu’on appelait jadis naïveté ou primitivisme n’est plus en cause : c’est la nature même de l’art mondial qui est mise en cause par le génie africain. Elle accueille inévitablement le génie africain parmi les siens.

Certes, l’élément spécifique demeure car bien entendu l’Afrique n’est pas l’Inde. Elle représente une puissance de communion cosmique très particulière, liée à la véhémence et au pathétique qui l’opposent au ballet solennel de l’Asie.

D’un côté, il y a le monde européen que nous connaissons tous : symbolisons-le par la Victoire de Samothrace et n’en parlons plus ! Et il y a, en face, le vaste domaine dit des hautes époques : l’Égypte, l’Inde, la Chine et le reste. Mais il existe une différence entre l’Afrique et tout le reste : c’est sa volonté de rythme et sa puissance pathétique. N’oublions pas que ce qu’on appelle la haute époque, c’est presque partout la négation du pathétique, c’est-à-dire de l’émotion...

L’Égypte, l’Asie ont créé le style par une émotion allusive. Au contraire, l’Afrique, qui a créé le style d’une façon plus arbitraire et peut-être plus puissante qu’aucune autre civilisation, l’a créé à partir de l’émotion. C’est probablement là que figurera son apport décisif au patrimoine humain.

Ce patrimoine, le Sénégal l’attend du domaine sénégalais, du domaine africain et du domaine mondial. Ce patrimoine pour qui ? Bien entendu, pour tous ceux qui en ont besoin.

Mesdames et Messieurs, il y a deux façons de servir l’esprit.

On peut tenter de l’apporter à tous.

On peut tenter de l’apporter à chacun.

Dans le premier cas, vous devez accepter un totalitarisme intellectuel : vous devez accepter la domination par la politique ; vous devez accepter les moyens d’action les plus complets, mais les plus agissants. Dans la seconde hypothèse — l’esprit pour chacun — vous devez exiger des gouvernements qu’ils donnent sa chance à chacun.

Mais vous pouvez aussi exiger la liberté parce que alors il s’agit de ce que l’État doit apporter, et non plus de ce qu’il peut imposer.

Ce qui nous mène de Moscou à Paris, des Maisons de la culture soviétiques aux Maisons françaises.

Messieurs, beaucoup d’entre vous sont des universitaires. Il est important de dissiper la confusion entre les Maisons de la culture et les universités. L’Université a pour objet la vérité. Au sens précis : la vérité c’est ce qui est vérifiable. L’Université apporte des connaissances, elle a qualité pour le faire et nous devons l’y aider. Les Maisons de la culture n’apportent pas des connaissances, elles apportent des émotions, des œuvres d’art rendues vivantes au peuple qui est en face de ces œuvres d’art. L’Université doit enseigner ce qu’elle sait ; les Maisons de la culture doivent faire aimer ce qu’elles aiment.

Division capitale. Si nous ne la faisons pas, nous fausserons le jeu de l’Université et nous détruirons les Maisons de la culture.

Quel est le problème de la culture ? On l’a posée comme un héritage. Soit. Mais pas seulement.

Depuis le début de ce siècle, la transformation du monde est plus grande qu’elle ne l’a été depuis dix mille ans. Einstein, puis Oppenheimer ont dit : il y a plus de chercheurs scientifiques vivants qu’il n’y eut de chercheurs dans le monde, même en les additionnant tous.

À quoi tient cette transformation ? L’humanité a décidé que l’objet de la pensée était la découverte des lois du monde et non plus la réponse à : « que fait l’homme sur la terre ? ». La recherche de la loi du monde s’est substituée, dans une certaine mesure, aux problèmes religieux.

D’autre part, la transformation du monde tient évidemment à l’action de la machine.

On a parlé pendant vingt ans du matérialisme apporté par la machine. Or, ni les civilisations qui se réclament du marxisme, ni les civilisations qui se réclament de l’antimarxisme, n’ont — sauf dans les mots — été matérialistes.

La Russie a dit : « L’essentiel c’est de libérer le prolétariat ». L’Amérique a toujours proclamé des valeurs religieuses ou idéalistes.

Prenons garde que la civilisation machiniste apporte une multiplication du rêve que l’humanité n’a jamais connue : il y a les machines à transporter, il y a aussi les machines à faire rêver. Les usines de rêve n’ont jamais existé avant nous. C’est nous qui sommes en face de la radio, de la télévision, du cinéma. Il y a cent ans, trois mille Parisiens allaient au spectacle chaque soir. Aujourd’hui, la région parisienne possède plusieurs millions de postes de télévision. Il ne s’agit donc pas d’opposer un domaine de l’esprit à un domaine de la machine qui ne connaîtrait pas l’esprit. La machine est le plus puissant diffuseur d’imaginaire que le monde ait connu. L’objet principal de la culture est de savoir ce que l’esprit peut opposer à la multiplication d’imaginaire apportée par la machine.

Le cinéma n’est pas né pour servir l’humanité, il est né pour gagner de l’argent. Il se fonde donc sur les éléments les plus suspects de l’émotion, à l’exception du comique. Il convient donc d’opposer au puissant effort des usines du rêve producteur d’argent celui des usines du rêve producteur d’esprit. C’est-à-dire d’opposer aux images du sexe et de la mort les images immortelles. Pourquoi immortelles ? Nous n’en savons rien ; mais nous savons très bien que lorsque notre âme retrouve ces grands souvenirs que nous n’y avons pas mis, elle retrouve en elle-même des forces aussi puissantes que ses éléments organiques. Et n’oublions pas que le génie africain est lui-même en partie organique...

La culture c’est cette lutte, ce n’est pas l’utilisation des loisirs.

Ce que j’appelais tout à l’heure la déploration à propos des chants des pagayeurs, fait partie du patrimoine de l’humanité. Mais ce n’est pas le désespoir qui en fait partie, c’est le génie du désespoir. Et même la civilisation la plus épouvantable, lorsqu’elle est morte, n’a plus de témoignage de ce qui fut sa part d’épouvante. La civilisation la plus atroce que le monde ait connue — la civilisation assyrienne — ne laisse dans notre mémoire que le souvenir admirable de la Lionne blessée et s’il devait rester un jour quelque chose des camps de concentration, il ne resterait pas les images de bourreaux, il resterait les images des martyrs.

Messieurs, ce que nous appelons la culture, c’est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne, contre la puissance des usines de rêve. C’est pour cela que chaque pays d’Afrique a besoin de son propre patrimoine, du patrimoine de l’Afrique, et de créer son propre patrimoine mondial.

On a dit : essayons de retrouver l’âme africaine qui conçut les masques ; à travers elle, nous atteindrons le peuple africain. Mesdames et Messieurs, je n’en crois rien. Ce qui a fait jadis les masques, comme ce qui a fait jadis les cathédrales, est à jamais perdu. Mais ce pays est héritier de ses masques et peut dire : j’ai avec eux un rapport que n’a personne d’autre. Et lorsque je les regarde et leur demande leur leçon du passé, je sais qu’ils me parlent et que c’est à moi qu’ils parlent.

Prenez entre vos mains tout ce qui fut l’Afrique. Mais prenez-le en sachant que vous êtes dans la métamorphose. Lorsque les Égyptiens, que je viens de voir, se croient descendants des pharaons, ça n’a aucune importance ; ce qui est important, c’est qu’ils se réfèrent aux pharaons et qu’ils disent : comment être dignes d’eux ?

Nous, Français, nous avons passé tant de siècles à nous croire héritiers des Romains. Qu’est-ce que c’était Rome en France ? C’étaient les gens qui nous avaient tués. Mais la France est devenue la plus grande puissance romaine...

Puissiez-vous ne pas vous tromper sur les esprits anciens. Ils sont vraiment les esprits de l’Afrique. Ils ont beaucoup changé ; pourtant ils seront là pour vous quand vous les interrogerez. Mais vous ne retrouverez pas la communion en étudiant les cérémonies de la brousse. Il s’agit certainement pour l’Afrique de revendiquer son passé ; mais il s’agit davantage d’être assez libre pour concevoir un passé du monde qui lui appartient. Les hommes se croient moins forts et moins libres qu’ils ne le sont. Il n’est pas nécessaire que vous sachiez comment vous ferez votre musée imaginaire. Est-ce que vous saviez comment vous feriez votre danse ? Est-ce que vous saviez ce que serait le jazz ? Est-ce que vous saviez qu’un jour, ces malheureux fétiches qu’on vendait comme des fagots, couvriraient le monde de leur gloire et seraient achetés par nos plus grands artistes ? Le mystère de la métamorphose est ici capital.

L’Afrique est assez forte pour créer son propre domaine culturel, celui du présent et du passé, à la seule condition qu’elle ose le tenter. Il ne s’agit pas d’autre chose.

Mon pays a été deux ou trois fois assez grand : c’était quand il essayait d’enseigner la liberté. Mesdames et Messieurs, permettez-moi de terminer en reprenant son vieux message dans le domaine de l’esprit : puisse l’Afrique conquérir sa liberté.



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