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Cinéma vérité, avec A. Resnais et D. Delouche

Transcription de l’émission de Roger Régent, « Cinéma vérité »,du 4 mai 1968, par Taos Aït Si Slimane.

Si vous fréquentez régulièrement ce site et la rubrique « Oreille attentive », vous savez que je privilégie l’oralité et qu’un un point d’interrogation entre parenthèse signale un doute sur l’orthographe d’un nom, d’un mot ou un groupe de mots. Vos suggestions de corrections sont les bienvenues.

« Cinéma vérité », une émission de Roger Régent avec la collaboration de Jacqueline Adler.

Robert Martin, lecteur : Vendredi prochain sera inauguré le XXIème festival international du film, que l’on appelle, avec moins de solennité, le festival de Cannes. Cette manifestation qui a su devenir la première du monde atteint sa majorité au moment où tout ne va pas pour le mieux dans l’art cinématographique, où l’on se cogne un peu la tête contre les murs à la recherche d’un style, d’une langue nouvelle pour s’exprimer. On a le langage, mais on a perdu la langue classique. Une compétition comme celle de Cannes, va, une fois de plus, permettre de confronter les cinémas du monde entier, ou à peu près, et sans doute de constater, cette année encore, l’incertitude qui règne chez les créateurs de films. Quant à la participation française, elle représente un éventail assez ouvert de notre production. Les trois films sélectionnés montrent le style de trois auteurs très différenciés, de trois familles cinématographiques, si l’on veut. Alain Resnais d’abord, dont l’œuvre si elle n’est pas encore très abondante, a marqué profondément le cinéma français et les jeunes metteur-en-scène. « Je t’aime, je t’aime » apportera donc, au festival de Cannes, le film d’un jeune maître, qui loin de s’embourgeoiser se livre encore à des recherches passionnantes sur l’espace-temps et sur le temps-mémoire.

Avec « Les Gauloises bleues », de Michel Cournot, autre aspect de notre production. C’est un premier film où l’auteur a pu faire ce qu’il a voulu et dans lequel il s’est mis tout entier. Le type même de l’œuvre originale où éclate une forte personnalité.

Enfin, notre troisième chance, « Vingt quatre heures de la vie d’une femme » de Dominique Delouche. C’est aussi un premier film mais de style résolument classique, celui-là. Solidement adossé à Stephan Zweig, Dominique Delouche dédaigne toutes les modes qui se succèdent sur les écrans à une allure vertigineuse, ce qui est bien la meilleure preuve de leur futilité.

« Cinéma vérité », fera entendre les trois réalisateurs de ces films qui vont défendre l’art cinématographique français à Cannes. Le minutage qui nous est donné ne nous permet pas de faire entendre aujourd’hui Alain Resnais, Michel Cournot et Dominique Delouche. C’est aux deux premiers que nous allons, ce soir, donner la parole, nous réservons de faire entendre Dominique Delouche, avec des extraits de son film, dans notre prochaine émission, le 18 mai, le festival sera alors à mi-course.

Voici donc d’abord, Alain Resnais. C’est un cinéaste d’avant la nouvelle vague. Mais on peut dire qu’avec Renoir, Rossellini et quelques autres, il l’a inspirée. Dès l’âge de treize ans, il tournait des films en huit millimètre et quand il entra à l’IDHEC, en 1943, c’est Alexandre Arnoux qui lui fit passer le concours d’entrée où il fut reçu second, sa vocation s’accomplissait.

Roger Régent : Alain Resnais, « Je t’aime, je t’aime » est votre cinquième film. Comment le situer-vous vous-même dans votre œuvre ? Et comment pensez-vous que vous avez évolué depuis « Hiroshima mon amour », par exemple, qui était votre premier film.

Alain Resnais : Vous posez d’emblée une question évidemment à laquelle je ne peux pas répondre, excusez-moi. C’est vrai que je ne pense pas beaucoup à situer mes films dans une notion d’œuvre.

Roger Régent : Les uns par rapport aux autres.

Alain Resnais : Pas du tout. Ce que je cherche, je crois que tout metteur-en-scène cherche ça, c’est que chacun des films soit un petit peu à l’opposé du précédent, qu’il essaye même presque de dire le contraire. On a l’impression qu’on est avec un balancier qu’on veut aller d’abord à droite ensuite à gauche, essayer de ne pas exploiter, dans le film suivant, ce qui a pu être important dans le film précédent. D’ailleurs, là, je serai d’autant plus mal à l’aise pour lui donner un ordre, dans un système d’évolution, que ce film était près avant « La guerre est finie », qui était mon précédent film. Il s’est trouvé fait après mais c’est un pur hasard de production.

Roger Régent : L’une de vos préoccupations majeures dans vos films, on sent très bien que c’est le temps, la recherche, la poursuite du temps. C’est très sensible, entre autres, dans « Je t’aime, je t’aime » alors que cela ne l’était pas d’ailleurs en effet, comme vous le disiez tout à l’heure, dans votre précédent film, dans « La guerre est finie », c’était beaucoup moins sensible. Mais pourquoi alors est-ce que vous avez eu recours, pour « Je t’aime, je t’aime », à un procédé de science-fiction, pour faire effectuer à votre personnage ce retour en arrière ?

Alain Resnais : Je ne pense pas faire un film sur le temps. Je pense simplement que tout le cinéma est toujours accès là-dessus. Même quand vous tournez des actualités, c’est quand même une manière de vous approprier le temps, de pouvoir le manipuler. Je crois qu’il n’y a pas un grand film qui ne soit pas une manipulation du temps.

Roger Régent : Tout de même dans, « Hiroshima mon amour » et surtout « Marienbad » et même « Muriel » dans une certaine mesure, on sentait la préoccupation de cette poursuite du temps.

Alain Resnais : Oui, cela doit être un peu inconscient. Je crois que cela vient du fait que j’ai toujours envie de faire rentrer dans mes films ce que j’appelle l’imaginaire parce que je pense que cela appartient en effet au réalisme et que si l’on essaye d’écrire la réalité, il n’y a pas de raison de penser que ce qu’il y a dans la tête de quelqu’un c’est moins important que ce qu’il fait. Je pense évidemment que les deux sont en relation. Je ne dis là que des lapalissades.

Roger Régent : Oui, mais je vous demandais pourquoi vous aviez eu recours à un procédé de science-fiction.

Alain Resnais : Parce que j’aime bien les contes de fées. J’aime bien que l’on me raconte des films au cinéma et je crois que là j’ai trouvé un prétexte qui m’amusait pour raconter une histoire que je souhaitais légère. Je crois que cela m’aidais beaucoup à essayais en somme sans effort de tenter de composer une espèce de dramaturgie, qui serait uniquement à base d’émotions. Voir si l’on pouvait raconter une histoire non pas en mettant bout-à-bout des éléments chronologique mais en essayant de créer des relations qui seraient d’ordre affectif, j’ai presque envie, moi, de parler d’écriture automatique.

Roger Régent : Justement cela donne l’impression qu’il y a deux films dans votre film. Un, la première partie particulièrement, qui est un film un peu de science-fiction, ces chercheurs, ces savants sont des personnages de science, et un film psychologique, sentimental, si on veut, qui est toute la partie passé. Jusque là, le cinéma avait eu recours au retour en arrière pur et simple, or vous, vous avez introduit cet élément de fantastique qui est cette machine extraordinaire qui fait revivre à un personnage le temps passé.

Alain Resnais : Je dirais même qui lui fait vivre le temps passé. J’ai l’impression en effet que c’est une façon d’étaler le temps dans une espèce de perpétuel présent. Moi, c’est comme ça que je le sens. J’aime bien évidemment mélanger les genres. Je crois qu’on a tous envie de ça. C’est ce que j’appelle le côté sardine-confiture.

Roger Régent : Vous avez dit que vos aviez tourné « Je t’aime, je t’aime » en voulant faire un film de ton et de style assez léger. Or, personnellement, je l’ai vu tout de même assez dramatique.

Alain Resnais : Oui, mais c’est d’ailleurs pour cela que c’est amusant de faire un film, c’est toute la partie qu’on n’a pas prévue qui sort, à partir du moment où l’on est en copie standard, qui est souvent très surprenante pour le metteur-en-scène, les acteurs et même le scénariste, au fond je peux dire que je ne vais vraiment connaître mon film que dans un mois, quand j’aurais eu des réactions globales des spectateurs. Il est bien certain qu’il y a un aspect dramatique du film qui a l’air de peser beaucoup plus que nous n’avions prévu et qui explique peut-être l’irritation de certains spectateurs parce que nous, nous avons voulu peindre un amour très quotidien et que l’angoisse dans le film naisse justement de côté quotidien. Or, peut-être y-a-t-il certains passages du film qui sont tellement lyriques, comme malgré nous, que le public est déconcerté parce qu’en effet ce n’est pas Tristan et Isolde, mais pas du tout.

Roger Régent : Vous décrivez et vous analyser votre personnage, - le personnage que joue Claude Rich – par toutes petites touches et par éclats. Vous pensez que c’est là un très bon moyen d’approche d’un personnage ? Est-ce que vous ne craigniez pas au départ que cela lui donne un peu un côté superficiel, que vous ne puissiez pas aller très au fond de lui-même ?

Alain Resnais : Là, il faudrait pouvoir aller interroger les spectateurs justement, le lendemain du film, je pourrais dire, et leur demander si le personnage quand ils y pensent vit en eux ou s’ils ont l’impression que c’est un personnage réel. Moi, j’ai l’impression que c’est une technique presque néo-impressionniste en somme ou qu’on a appelée aussi le divisionnisme en peinture, où en effet quand on a le nez sur le tableau, toutes ces touches de couleurs ne paraissent former qu’un mosaïque mais dès que l’on s’éloigne un peu, tout à coup tout apparaît. Il ne faut pas oublier que les gens comme Signac en effet revendiquaient ce genre de peinture, et Seurat aussi, par un souci de réalisme.

Roger Régent : Dans « Je t’aime, je t’aime », vous vous rapprochez tout de même du style de « Marienbad », beaucoup plus encore une fois que dans « La guerre est finie ». Est-ce que vous avez-vous-même ce sentiment ?

Alain Resnais : Oui, moi je crois qu’il y a des rapports en effet. Il y a en tout cas une préoccupation commune aux deux films qui est d’essayer d’enchaîner les séquences en respectant l’inconscient.

Roger Régent : Vous me disiez tout à l’heure que vous avez toujours envie, quand vous faites un film, de faire un peu le contraire du précédent. Est-ce qu’il est trop maintenant de vous demander si vous avez envie maintenant de faire un peu le contraire de « Je t’aime, je t’aime » ?

Alain Resnais : Bien sûr. Si mon prochain film se trouve être  Les Aventures de Harry Dickson », là je serai dans un film qui sera purement d’aventure et d’action, alors je crois que c’est tout de même le contraire de « Je t’aime, je t’aime » où les personnages sont souvent très statiques.

Roger Régent : C’est un scénario que vous avez déjà ?

Alain Resnais : Oui il est même prêt depuis sept ans. Comme c’est un film qui demande un important budget, il est évidemment très difficile à monter.

Roger Régent : C’est un film d’action, essentiellement ?

Alain Resnais : Totalement même, puisque ce sont les aventures d’un détective en 1928.

Roger Régent : Qu’est-ce qui vous tente ? C’est le film d’action, les aventures de ce détective ou l’époque ?

Alain Resnais : C’est le côté conte de fée. Moi, j’aime beaucoup qu’on me raconte des histoires. Alors, si j’arrive à entraîner le spectateur, pendant deux heures, dans une espèce de documentaire imaginaire sur la vie d’un détective, je serais content. 1930, c’est une époque que tous les gens de ma génération aiment bien parce qu’on devait avoir une quinzaine d’année à cette époque-là et on découvrait à la fois la peinture, le cinéma, le théâtre,… on doit rester marqué par ça, c’est normal.

Roger Régent : C’est un scénario de qui ?

Alain Resnais : Harry Dickson paraissait sou forme de fascicule, en Belgique. C’était anonyme. Puis on découvert que c’était écrit pas Jean Ray, qui est un auteur fantastique belge, fort connu maintenant. Évidemment, il ne s’agit pas d’adapter un de ces fascicules parce qu’à ce moment là je retomberais dans l’adaptation littéraire. Avec un camarade qui connaissait bien aussi les aventures d’Harry Dickson on a essayé de bâtir une espèce de film qui tient compte en somme des 100 fascicules des aventures Harry Dickson.

Roger Régent : Il y a un personnage, j’imagine centrale dans cette histoire, qui est le détective, Harry Dickson ? Est-ce que vous avez pensé à un acteur ?

Alain Resnais : Depuis cinq ans, c’est Dirk Bogarde qui a accepté de jouer le rôle. Et si tout va bien, il serait entouré de Vanessa Redgrave et de Delphine Seyrig.

Roger Régent : Mais vous le feriez en français ?

Alain Resnais : Non, il faudra le tourner en anglais, ce qui pose un problème très difficile à résoudre, pour moi qui suis Français.

Robert Martin, lecteur : Ce court extrait de « Je t’aime, je t’aime », donnera une idée de l’atmosphère dans laquelle Alain Resnais a voulu situer son histoire. Cette histoire, c’est celle d’un jeune homme, Ridder, qui a tenté de se suicider mais a finalement été sauvé après plusieurs jours de coma. Or, des savants ont inventé une machine, on est tenté de dire une machine infernale, qui permet de remonter dans le temps et de revivre son passé. Ces démiurges cherchent un cobaye pour l’expérimenter, Ridder fera très bien l’affaire. Cette scène, c’est la première du film nous montre les inventeurs venant chercher Ridder, à sa sortie de l’hôpital, pour l’emmener vers ce pays de nulle part ou l’attend une aventure extraordinaire. Si les images sont rigoureusement réalistes, Alain Resnais a mis dans la bande sonore de « Je t’aime, je t’aime » cette couleur de fantastique et de surnaturel qu’il voulait donner à son film. Le rôle de Ridder est interprété par Claude Rich.

« Vous ne voulez pas passer chez vous d’abord ? / Non merci, je n’y tiens pas. / Un centre de recherche, vous êtes sûrs que c’est bien moi que vous deviez attendre ? / Aucun doute à ce sujet. Et il ne s’agit pas non plus d’un enlèvement, je tiens à vos le signaler. / Vous en seriez pour vos frais, je n’ai pas de famille. / Crespel, c’est ça ? Qu’est-ce que c’est ce patelin ? / C’est un patelin qui n’existe pas encore. Pas sur les cartes du moins. / Pittoresque ? / Pas particulièrement. / Vous ne vous sentez pas trop fatigué ? / On m’a demandé ça toutes les heures depuis trois semaines. / Vous avez été très bien soigné à Vernigo ( ?) / Vous vous intéressiez donc tellement à moi ? / Vous pouvez fumer ? / Mais oui. Maintenant que je suis sauvé. À part le cancer, je ne risque plus rien. / Qu’avez-vous ressenti en comprenant que vous vous en étiez tiré ? / Je n’en suis pas tiré. / Dans deux ou trois kilomètres, nous serons arrivés. Tout cela vous laisse froid, dirait-on ? / Je m’en fous, que voulez-vous qu’il m’arrive encore ? / Si c’était quelque chose d’extraordinaire ? Oui ? Vous allez changer votre engin en citrouille ? »

Robert Martin, lecteur : Et maintenant écoutant l’auteur « Les Gauloises bleues ». Michel Cournot est écrivain. Il a publié un intéressant livre sur Clouzot, saisi sur le vif pendant le tournage d’un de ses films. Il est aussi critique de cinéma du Nouvel Observateur où ses articles ont un ton très personnel. Il a la chance de voir son premier film sélectionné pour Cannes. Et l’on peut deviner à l’entendre que les « Les Gauloises bleues » ne doit pas être un film comme les autres car ses idées sur le cinéma ne sont pas banales.

Roger Régent : Michel Cournot, est-ce que c’est la critique de cinéma qui vous a donné l’envie de faire un film ou bien était-ce un désir de longue date et alors est-ce que la critique de cinéma a été pour vous une étape ?

Michel Cournot : Un désir de longue date, sûrement parce que depuis que je suis petit, le cinéma c’est ce qui m’émeut le plus. Quand je voyais les films de Buster Keaton et des choses comme ça, je me disais, c’est ce qu’il y a de plus beau. Alors, il faudrait peut-être aller par là. En même temps, je m’étais mis dans la tête, parce que je suis assez pessimiste, que c’était tout à fait hors de moi, parce qu’il me semblait qu’un film c’est une chose qui coûte très cher et que je n’étais pas du tout le garçon à pouvoir obtenir l’argent. Donc, je me disais, que ce n’était pas pour moi et c’est tout à fait par hasard que déjà assez âgé, j’ai eu la chance de pouvoir en faire un.

Roger Régent : Mais vous avez fait de la critique de cinéma, ça c’était plus accessible pour vous.

Michel Cournot : Oui. Ça, on peut toujours être journaliste, c’est ce que j’ai fait la plus grande partie de ma vie et que j’aime beaucoup.

Roger Régent : C’est peut-être ce qui vous a d’ailleurs introduit dans ce monde qui vous paraissait étranger ?

Michel Cournot : Exactement.

Roger Régent : Quand on fait son premier film, ou pour un romancier quand il écrit son premier roman, on a souvent tendance à incliner vers l’autobiographie. Est-ce que pour votre film, « Les Gauloises bleues », c’est également le cas ?

Michel Cournot : Cela va vos sembler bizarre mais je ne peux pas répondre à cette question, peut-être parce que je ne suis pas particulièrement actif. Peut-être parce que je ne suis pas un héros dans l’existence. Peut-être pour d’autres raisons qui sont du domaine de la psychologie, je ne sais pas. Je n’ai pas d’autobiographie, moi. Je veux dire que l’autobiographie forcément, si vous posez la question à quelqu’un, le passé.

Roger Régent : Oui.

Michel Cournot : Une certaine façon de se rappeler ce qu’il a fait. Or, il y a une chose qui n’est pas du tout chez moi un signe d’altruisme ou de générosité, c’est autre chose, je ne me rappelle que ce que les autres ont fait près de moi, devant moi. En effet, c’est un film autobiographique dans la mesure où j’ai y mis énormément de choses dont j’ai soufferts, qui se passaient devant moi, mais ce n’est pas ce que moi j’ai fait.

Roger Régent : C’est une espèce d’autobiographie au second degré en somme.

Michel Cournot : Si vous voulez.

Roger Régent : Et un peu à votre insu.

Michel Cournot : Peut-être. Parce qu’à partir du moment où on est tellement sensibles à certaines choses, on est quand même un peu dépassé par des réactions qu’on a pu avoir ou que l’on a même en filmant.

Roger Régent : Que raconte exactement « Les Gauloises bleues » ?

Michel Cournot : C’est très embêtant parce que si je ne le raconte pas, ce n’est pas bon, mais vraiment, c’est tellement du cinéma que…

Roger Régent : Ce n’est pas racontable.

Michel Cournot : Ce n’est pas racontable. Tati, m’a frappé l’autre jour parce qu’il a dit, et c’est absolument vrai : « On ne sait plus écouter, on ne sait plus voir ». Je le remarque tout le temps. Je le remarque au cinéma. Or, moi, j’ai voulu que l’on regarde et que l’on écoute.

Roger Régent : C’est un manque de réceptivité en somme, chez le spectateur.

Michel Cournot : Mais non, ce n’est pas de sa faute, c’est de la faute du metteur-en-scène. Si l’on veut être écouté et être regardé, il faut que seconde par seconde cela soit bon à être écouter et à bon à être regarder. Or, si vous voyez simplement un monsieur qui descend d’une bagnole, qui pousse une porte, monte un escalier, comme on le voit tout le temps, pour raconter qu’il va d’un endroit, dans un autre, je vous assure, le public ne regarde plus. Tandis que si vous montrez, image par image, quelque chose qui existe vraiment par rapport à lui, je crois qu’à ce moment-là, il regarde et il écoute. Moi, c’est ce que j’ai voulu faire mais à ce moment-là, je ne peux pas vous dire ce que cela raconte.

Roger Régent : Oui, bien sûr, c’est dans l’image.

Michel Cournot : Oui. Attention, ce n’est pas du tout un film abstrait ou délirant. C’est une chose qui exprime des préoccupations ou des émotions universellement partagées, je crois.

Roger Régent : Dans un style descriptif, poétique, romantique ?

Michel Cournot : Ce n’est pas du roman, ce n’est pas du théâtre. C’est-à-dire que je n’ai pas fait comme font 99%, je m’excuse d’être sévère, des cinéastes, et comme ne le fait pas Buster Keaton dont je viens de voir un film, et vous savez, pour moi c’est embêtant, cette interview cette après-midi, parce que je sors du « Cameramen » de Buster Keaton, qui est mille fois plus beau que mon film, c’est assez déprimant ce truc. C’est vrai, ce que je vous dis. Mais si vous voulez, je trouve que 99% des cinéastes, contrairement à Buster Keaton et quelques autres, photocopient 24 fois par seconde du roman ou du théâtre. À partir du moment où vous ne faites pas ça. À partir du moment où vous faites vraiment une image autonome complètement vivante, eh bien à partir de ce moment-là, c’est évidement, je crois, de la poésie. Je suis sûr que Lautréamont ou Baudelaire, en 1968, auraient fait, comme Godard, ils auraient fait du cinéma. Moi, je ne suis pas du tout romancier.

Roger Régent : On a l’impression que ce titre, « Les Gauloises bleues », qui est au fond, disons le, un titre qui ne veut rien dire, vous l’avez choisi un peu parce que vous n’avez trouvé rien d’autre et que vous vous êtes dit : ah mon Dieu n’importe quoi, est-ce que c’est exact ?

Michel Cournot : Non, pas du tout. C’est un titre sérieusement choisi. Vous m’obligez là, peut-être que vous le faites exprès, à raconter un petit peu le film. C’est un film qui, tout de même, décrit assez longuement des liens de paternité. Les liens difficiles à accepter, très difficiles à couper qu’il y a entre un père et un fils. Je ne fais pas du tout de psychologie, ou de choses familiales, cela ne m’intéresse pas. Donc, père-fils, forcément on est entraîné par l’image. Dieu-créature, par exemple, ce qui me fait frôler la religion, ce qui est assez inquiétant parce que je n’ai pas du tout la dimension de faire ça, patrie-citoyen et si vous voulez toutes les situations, qui sont d’ailleurs celles de tous les hommes vivants, où il y a une sorte de lien que l’on ne peut pas couper avec quelque chose par rapport à sa naissance. Alors, c’est cela le sujet absolument central du film et que l’on a tout le temps, ce qui fait qu’on a des séquences politiques sur les élections, suffrage universel, parce que c’est le lien patrie-citoyen, patrie, c’est la même racine que père, n’est-ce pas, ou Dieu, on a des séquences assez religieuse, par exemple la communion est représenter d’une certaine façon, dans une boulangerie, pour signifier d’une façon concrète le rapport de Dieu et de sa créature. Alors, je cherchais le titre. Tout titre avec père, paternité me semblait un peu lourd étant donné que je n’ai peut-être pas moi encore l’envergure de titrer sur quelques chose d’aussi grand. E sorte que j’ai cherché un attribut de ces liens impossibles à couper. À ce moment-là, je me suis plutôt dirigé vers pays-citoyen et je me suis aperçu, je le sais depuis longtemps, que je peux toujours sortir de France, tout accepter sauf de fumer autre chose que des gauloises bleues. Donc, je me suis dit que je peux peut-être prendre après tout, les gauloises bleues, comme titre très concret. C’est un objet connu, simple, que l’on voit dans toutes les mains, qui n’est pas choquant et qui pourrait-être l’attribut justement de la paternité prises dans le sens citoyen par rapport à son pays, car je sais que quelles que soient les immigrations, voyages que je pourrais faire, il y a un lien là que je ne pourrais pas du tout couper. Je me suis dit, il faut voir. Premièrement, j’ai toujours fumé cela, je n’ai jamais pu fumer autre chose. Donc, je l’avais devant moi quand je cherchais le titre. Deuxièmement, c’est un film poétique et j’avais toujours eu cette phrase en tête, parce que moi elle est une description du cinéma mais je ne l’ai pas du tout mise dans le film, parce que je trouve que c’est beaucoup trop prétentieux, c’est une phrase qu’il y a dans les « Les Champs magnétiques » de Breton et Soupault : « J’avale ma propre fumé qui ressemble tant à la chimère d’autrui ». Or, je savais que quand je ferais un film cela serait ça, c’est-à-dire que je serais tout le temps, ce que vous appelez l’autobiographie, à l’avaler, à en faire une espèce de chose que je ne peux pas quitter, qui m’étouffe, mais dans la mesure où pour moi, je suis à peu près persuadée, qu’elle correspond à des préoccupations universelles. Et ce qui m’a décidé complètement, c’est que je suis allé à la régie française des tabacs. Je leur ai dit, est-ce que vous me permettez de prendre les gauloises bleues comme titre ? Ils m’ont dit : écoutez, vous n’avez même pas à nous le demander parce que les gauloises bleues, ce n’est pas une marque. La marque, c’est Gauloise, ou Gauloise Caporale, il y a des disques bleus mais il n’y a pas de gauloises bleues, c’est un mot que l’on emploie couramment dans le public. Et ils m’ont dit : vous savez, cela ne nous arrange pas du tout et vous seriez très gentils de ne pas le faire parce qu’en France, les Gauloises bleues ne nous intéressent pas. C’est la plus vendue et la moins chère. D’ailleurs, nous vous mettons au défi absolu de trouver à l’intérieur de l’hexagone français, un signe de publicité pour les Gauloises. Nous l’interdisons totalement. À ce moment-là, je me suis trouvé devant un des aspects que je décris dans le film et qui peut-être est un des plus importants de la paternité, c’est la filiation reniée. D’ailleurs le personnage principal de mon film est un enfant de six ans qui n’a pas de père. Qui a un autre père. La régie française m’a dit, ne croyez que vous aurez un sous de nous si vous appelez votre film les gauloises bleues alors que si vous l’appelez les Gitanes, on pourrait peut-être voir. Alors, je l’ai appelé « Les Gauloises bleues ». On croit que c’est une plaisanterie mais pas du tout.

Roger Régent : Dans vos critiques, vous avez toujours défendu une certaine esthétique cinématographique, assez précise et assez tranchée. Dans votre film, je pense que vous êtes fidèle à cette idée.

Michel Cournot : Oui, c’est la même sauf qu’évidemment je n’arrive pas à faire de l’Eisenstein dans ce domaine mais c’est ce que je décrivais tout à l’heure, c’est du cinéma de poésie, ce n’est pas du cinéma du récit.

Roger Régent : Est-ce que vous avez l’intention de faire d’autres films maintenant ou de reprendre votre métier de critique ?

Michel Cournot : C’est simplement une question, encore une fois d’argent. Si je trouvais, assez vite, un producteur qui accepte de me faire un film, j’en ferai un tout de suite.

Roger Régent : Vous avez un sujet ?

Michel Cournot : Non, justement, vous me dites tout de suite la phrase que dit un producteur et que d’ailleurs ils m’ont tous dit, avant que je fasse celui-là. Or, je n’ai pas de sujet. Je ne veux pas en avoir un. Je trouve que c’est comme ça que l’on rate les films parce que si vous avez un sujet, c’est extrêmement grave parce que vous allez vous rapprocher insensiblement des 24 photocopies par seconde du récit ou du théâtre. Moi, je ne veux pas avoir de sujet. Je veux faire mon deuxième film comme j’ai fait le premier en imaginant complètement, image par image, mentalement, le son et la vue. Tout cela, attention, c’est très construit. Mais si j’ai un sujet, il n’y a plus de film du tout. Pour moi.

Roger Régent : Mais quand vous arrivez sur le plateau, vous savez ce que vous aller faire, quand même ? Vous ne faites pas de l’improvisation ?

Michel Cournot : Vous savez, c’est une fausse idée, un faux problème, pour moi qui suis assez inquiet de nature, il est impossible évidemment de se lancer dans un film sans avoir une idée très, très élaborée de quelque chose que l’on veut faire. Bien. Il est évident qu’étant donné les dépenses que cela exige, plus les histoires de location et d’endroit, etc. on est obligé de faire un plan de travail, c’est vrai. Eh bien, j’ai remarqué que l’équipe travail beaucoup mieux quand ce que l’on avait prévu de faire on ne le fait pas. Donc, moi, tous les matins je me disais : qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui pour que l’équipe travail bien parce que si l’équipe travaille bien, si elle est heureuse, je crois que ce que l’on aura tourné cela sera bon. Eh bien, je suis sûr que cela a toujours été comme ça parce qu’on ne peut pas demander à 35 personnes de recopier un truc qu’ils ont en main. J’ai été frappé de voir que toutes les questions de direction d’acteurs, par exemple, encore un lieu commun que l’on voit de plus en plus, on dit : « ah, ça, c’est un bon directeur d’acteurs ». Je trouve que c’est complètement fou de dire ça parce que quand on dirige un acteur, c’est qu’on a raté son film, d’avance. Si l’on a trouvé l’acteur qu’il faut, si c’est un bon acteur, un grand acteur, si on lui a écrit les phrases qu’il peut spontanément dire, si son personnage tient debout, si le scenario est beau, etc. il n’y a absolument pas à le diriger. Le décor c’est fantastique, au cinéma. Fantastique parce que c’est un moyen de diriger tout le monde. On les a à sa main avec un bon décor. Ça, cela me passionnait, le décor.



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