Arnaud Laporte : Les intervenants de ce premier débat ouvriront le bal de cette matinée, qui interrogera, en deux temps, la possible crise du modèle culture avant que l’après-midi ne voit les débatteurs interroger la possible crise de la politique culturelle. On pourrait déjà faire une lecture transversale de cette journée, souligner la récurrence des points d’interrogation, très nombreux, dans le programme de notre colloque, « La culture est-elle encore un enjeu politique ? » On pourrait imaginer que cette utilisation serait presque comme une coquetterie, ou peut-être comme une superstition pour ne pas avoir à imprimer sur le programme, « La culture n’est plus un enjeu politique ». On aurait pu aussi appeler cette journée, « La culture doit redevenir un enjeu politique ». Je pense que la plupart des personnes ici présentes pourraient reprendre à leur compte cette envie que la culture redevienne un enjeu essentiel dans le débat politique. Le calendrier électoral offre, aux membres de la culture, l’occasion de porter, sur la place publique, ces questions qui nous préoccupent. Si la motivation des intervenants de cette première table-ronde ne peut être mise en doute, les axes de discussion proposés par les organisateurs de cette journée les ont parfois laissés un peu perplexes. La question de cette matinée, « Le modèle culturel en crise ? » On pourrait s’interroger sur ce que serait ce modèle culturel, de quoi l’on parle ? Un certain nombre de points ont été soumis à la sagacité de nos intervenants, invités que je vous présenterai au fur et à mesure de leur prise de parole, « Culture ou cultures ? », culture sans « s », ou cultures, avec « s » ? On se souvient sans doute d’un directeur de France musique qui avait rajouté un « S » au nom de la station. L’idée n’a pas encore germé dans la tête de France Culture, j’en suis tout à fait heureux. « Nouveaux territoires ? » On se souvient du rapport de Fabrice Lextrait, sur les nouveaux territoires de l’art, commandé par celui qui reste à ce jour le seul titulaire du secrétariat d’État à la décentralisation culturelle, peut-être une idée à remettre à l’idée du jour. « Nouveaux modèles ? », et enfin une question, et un nouveau point d’interrogation, « Les nouvelles pratiques mettent-elles en questions le modèle classique de la culture ? » Poser une question comme celle-ci, c’est peut-être induire sa réponse, mais à bien y réfléchir ce n’est peut-être pas le cas. Cette longue introduction pour tenter de mieux circonscrire les termes de notre discussion, « Culture, au singulier, ou cultures, au pluriel ? », on pourrait peut-être partir de là, pour voir et savoir ce que ce « S » a pu bouleverser dans le modèle culturel que nous aurait légué le XIXe siècle.
Gérard Mortier, vous êtes le directeur de l’Opéra national de Paris. Vous avez exercé différentes responsabilités, dans différentes maisons et dans différents pays européens. On reviendra tout à l’heure, je l’espère, sur la question européenne. Je vous donne la parole pour cette première intervention liée au constat que les institutions culturelles qui existent aujourd’hui dans nos pays sont des structures qui datent, premier problème sans doute, du XIXe siècle.
Gérard Mortier : Je dirais tout d’abord, pour que l’on se comprenne très bien, que moi, j’ai été très étonné par l’expression : « Nouvelles formes d’expressions culturelles. » Je ne comprends pas. Je crois que ce serait bien qu’on mette en place, je sais qu’il y a une différence -vous avez ma fiche en main-, ma culture est plutôt allemande dans la pensée, vous savez qu’il y a une très grande différence en Europe sur le mot culture. C’est très différent. Cf. Norbert Elias dans son étude sur la civilisation, la culture en Allemagne est considérée différemment qu’en France et en Angleterre. Donc, c’est bien qu’on en parle deux minutes, si je peux, sinon on ne va pas pouvoir faire un débat. « Expressions culturelles », c’est quelque chose que je ne comprends pas. Ce sont pour moi des expressions artistiques. Et les expressions artistiques se trouvent dans certaines cultures et c’est certain que c’est parce que les bourgeois n’ont pas pu participer à la culture en Allemagne, comme en France et en Angleterre que naturellement la culture était quelque chose de suspect en Allemagne et on parlait surtout de l’art. Donc, je parle aujourd’hui, moi, d’expressions artistiques. C’est justement très important parce que les expressions artistiques sont souvent en contradiction, ou opposées avec la culture. Je dirais juste que l’art est quelque chose d’extrêmement et essentiellement politique, quand je dis politique pas pour ce qu’on a vécu ce matin, mais vraiment un débat politique. L’art participe très fortement là-dedans. Cela dit, cette différence pour moi entre art et culture on devrait parler d’expressions artistiques et non pas d’expressions culturelles, c’est très important dans les statistiques. Mon problème actuellement, -je ne veux pas parler de la France, là c’est quelque chose de spéciale encore-, moi qui dirige une grande institution culturelle en France, c’est qu’on doit regarder que les subventions actuellement de l’État vont vers une institutionnalisation de la culture qui date du XIXe siècle. Je veux dire que les grandes parties -moi malheureusement j’appartiens, si je peux dire malheureusement et heureusement, au grand Opéra de Paris- de la subvention vont vers les musées, l’Opéra de Paris, le théâtre institutionnalisé. On voit bien ça, disons, en ce qui concerne la subvention au cinéma. Donc, une politique culturelle pour le futur et le XXIe siècle doit remettre en question si c’est juste institutionnalisé, si c’est juste les institutions, si elles peuvent continuer à fonctionner dans le futur. Donc, je me mets, comme directeur de l’Opéra de Paris, en question. C’est ça aussi mon travail, à l’Opéra, comment faire pour que ces institutions puissent encore être le reflet d’une certaine société, et peuvent dire des choses sur cette société. J’y crois profondément, et c’est aussi la discussion qui a lieu autour de l’Opéra de Paris actuellement. De plus les visiteurs de ces institutions se sont emparés de ces institutions avec leur culture, pas avec leurs armes mais avec leur culture. Ils aiment conserver ces grandes institutions dans le cadre d’une certaine culture, que je définie souvent, issue d’une bourgeoisie de fin du XIXe siècle, avec très peu de réflexion sur comment ces institutions peuvent fonctionner dans le futur. Et, pour moi, c’est très, très important qu’il y ait une réflexion. Et s’il y a un débat culturel aujourd’hui, ça doit être d’abord une réflexion sur la manière dont la subvention à la culture est organisée, avec les grandes institutions. Je parle ici des expressions artistiques, pas tellement de la culture, je ne parle pas des bibliothèques, et de toutes ces choses-là. Deuxième problème, c’est qu’en même temps, ça vous avez vu dans les statistiques, naturellement avec l’éducation et aussi la médiatisation de notre monde, c’est que naturellement les grandes œuvres d’art, les formules, le travail n’est plus connu. C’est-à-dire qu’il y a un très grand danger qu’il n’y ait plus de références. Donc, l’art, qui appartient, certainement aussi au XIXe mais pas que, et les œuvres artistiques peuvent devenir lettres mortes. Je donne un exemple de l’Opéra, bien sûr, où je travaille mais on pourrait donner aussi des exemples du théâtre, ou de peinture ( ?), comment on adore, -parce qu’il y aura beaucoup d’expositions de Kiefer, à Paris- sans une certaine connaissance de la situation ? Le XXe siècle, qu’est-ce que ça signifie vraiment le fascisme ? Et c’est très dur parce que vous savez que beaucoup de jeunes ne savent plus quand c’était la chute du mur de Berlin. Quand vous questionnez les gens de 17 ans, ils ne savent plus ce que signifie la chute du mur, mais ça a influencé énormément les formes d’art. Donc, ce manque, la non connaissance de ce que le bois, la forêt, et son évolution, signifient en Allemagne, c’est très difficile d’aborder. Dans Verdi, son opéra se termine par une phrase de Shakespeare, ( ?), et ça se termine avec un certain sentiment de chaos, et ça il le fait avec la forme la plus stricte de la musique, c’est la flûte ( ?). Alors comment le public d’aujourd’hui peut admirer et avoir de la joie sans connaissances ? C’est le deuxième très grand problème, la disparition des références, disparition de la grammaire. Ça, ce sont pour moi les deux éléments les plus importants. Puis le troisième, c’est naturellement que dans le monde artistique, je ne dis pas culturel mais artistique, le sens de l’expression politique de l’art est en perte. Beaucoup de mes collègues trouvent qu’on doit faire de l’art pour l’art, et là c’est déjà une prise de position politique. Ça veut dire que l’art, surtout, ne veut pas aborder la politique. Je crois que c’est important, pour tous ceux qui travaillent dans le monde artistique, qui ont choisi leur positionnement, très privilégié, on doit dire, dans une certaine société, d’exprimer quelque chose sur cette société, nationalement, et à l’échelle européenne, avec l’art. Ça ne veut pas dire qu’on doit politiser l’art. L’art, en soi, est toujours politique. Puis le reste sur la France, je le dirai après.
Arnaud Laporte : Je reviendrai, bien sûr, vers vous Gérard Mortier, mais vous avez ouvert tellement de champs de discussion qu’on va peut-être en reprendre quelques-uns. Vous parliez d’Europe, vous parliez de culture, on pourrait dire que la seule chose qui fasse l’Europe, c’est peut-être la culture. Bernard Lahire qui aurait voulu venir aujourd’hui, souhaitait, consacrer, à notre question, pour parti, de l’européanisation de l’Amérique, et à rebours de l’américanisation de l’Europe, dans les décennies les plus récentes. On voit aujourd’hui, l’Opéra en est le meilleur exemple, que le lieu où l’on peut parler toutes les langues, ou c’est même normal de parler toutes les langues, c’est bien sûr l’Opéra. Le combat pour la diversité culturelle a été très fortement mené, on l’a vu, par l’Europe. Aujourd’hui, réfléchir aux questions politiques et à la culture, c’est peut-être s’inscrire dans un champ plus large que celui de notre pays, vous n’avez pas voulu parler de la France, Gérard Mortier, mais quand on construit, je reviens à un autre axe de votre intervention, de nouvelles institutions, de nouveaux lieux de culture, et on va pouvoir en parler avec Patrick Bouchain, Alexia Fabre, mais aussi Catherine Clément, quand on pense aujourd’hui des lieux nouveaux, comment les pense-t-on ? A la lumière de ce que vous venez de dire, quel sont les priorités, les axes ? Catherine Clément, vous êtes partie prenante dans l’aventure du quai Branly, puisque vous pilotez le programme de l’université populaire de cet établissement. Le simple fait qu’existe, cette université populaire, au sein du musée du quai Branly, c’est une nouvelle façon de penser la culture ?
Catherine Clément : Non. D’une façon, peut-être très immodeste, ce que j’essaye de produire dans ce dispositif particulier, c’est plutôt de la pensée que de la culture. Ce qui n’est peut-être pas exactement la même chose. C’est vrai que la place de la pensée est toujours difficile à faire coïncider avec la culture, parce que la culture à une part de contestation, de jouissance et d’enchantement et que la pensée pour en arriver là, a beaucoup de mal, c’est sûr. Mais il s’agit plutôt de pensée. J’apporte la part d’enchantement avec des éclairages de théâtre sur des personnes intellectuelles, ce qui est déjà un peu autre chose, mais c’est marginal par rapport à l’effort de penser. En revanche, moi je crois, je ne sais pas ce que va en penser Gérard Mortier, que l’idéal de la culture en France n’est pas si vieux que ça. Il est de 1959, quand Malraux remplace le ministère des beaux-arts, ou le sous secrétariat d’État aux beaux-arts, je crois que ce n’était même pas un ministère, par les affaires culturelles, puis ensuite Lang, par la culture. Donc, ce n’est pas si vieux, mais je pense que cet idéal est en train d’imploser. Malgré une image persistante, presque une image rétinienne, qu’il y a dans l’opinion française, je ressens tout le contraire. Je l’ai surtout ressenti très fortement après avoir passé 12 ans à l’étranger. En revenant je n’entendais plus parler de la culture, mais de multiples cultures, de toutes sortes de cultures : nouveaux territoires, nouveaux machins, nouveaux modèles, nouveaux trucs, un gigantesque supermarché de nouvelles expressions culturelles. La remarque de Gérard, je la partage entièrement. « Nouvelles expressions culturelles », c’est juste parce que, culture, ça fait chic, et, nouveau, ça fait bien. Il y a toute cette floraison de nouvelles cultures, puis il y a un type de langage qui, moi, me frappe beaucoup, qui est tout à fait particulier. À cette floraison de nouveaux champs culturels, s’ajoute l’expression culture de quelque chose : « culture d’entreprise », « culture des antibiotiques », dans la bouche d’Yves Calvi, je ne vais pas les énumérer tous, … « culture du zapping », dans la bouche de Renaud Donnadieu de Vabres, il y a quelques jours, dans le monde. C’est incroyable que le ministre de la culture, parle de la culture du zapping. C’est quelque chose de surréaliste. Il ne l’a pas fait exprès, parce que personne ne fait exprès d’employer ce sens, tout nouveau. C’est un sens tout à fait inédit du mot culture, qui est habitude mentale, habitude de comportement mais ça est, c’est fait, la chose est faite, la part de jouissance, de contestation et d’enchantement, out, c’est fini, ça n’existe plus. Donc, je pense qu’il y a là, quelque chose qui taraude en profondeur le mot culture et son idéal, et c’est pour ça que j’insiste sur jouissance, enchantement et contestation pour que l’on se rappelle un peu de quoi il est question quand on va jouir d’un spectacle tel qu’il soit. Et j’insiste sur le mot jouir parce qu’il est important de le rappeler. J’y reviendrai tout le temps. Par ailleurs, j’ai trouvé très étrange en relisant Braudel, j’ai relu Braudel pour la circonstance, le gros bouquin qui s’appelle, « Civilisation matérielle, économie et capitalisme », il date des années 70, il lie tout ce qui est art décoratif, mobilier, vêtements, pratiques artistiques, ce qu’on appellerait pratiques artistiques, il appelle ça, le superflu. Et c’est à peu près ce que le journal Le Monde appelle l’accessoire, hier dans ses colonnes. Ça se rejoint tout à fait. Je pense qu’on en est revenu là. Malgré cela, la préoccupation économique de la mondialisation, due à la mondialisation, est prioritaire. Ce n’est pas étonnant. Il y a un chambardement absolument incroyable, donc il est tout à fait logique que cette notion, somme toute fragile, en soit gravement affectée. Mais ce n’est pas la première fois. Je ne veux être très longue mais, …
Arnaud Laporte : Simplement, par rapport à ce séjour, long, à l’étranger dans différents pays, Catherine Clément, Gérard Mortier parlait d’Allemagne, des Flandres, peut-être pourriez-vous parler aussi de ce que vous avez constaté dans différents pays, à propos de la culture.
Catherine Clément : J’ai constaté, en Inde, où il y avait une brillante politique culturelle jusqu’au début de l’expansion économique. L’inde c’est quand même un milliard 300 000 de gens ! Ce n’est pas nos petits 70 millions. À partir du moment où le tempo de l’expansion économique, - c’est plutôt l’idéal d’expansion économique d’ailleurs, ce n’est pas seulement la réalité, l’enrichissement d’abord et vite des millions et des millions de petits bourgeois sont devenus d’un seul coup beaucoup plus riche. Et à partir de ce moment-là, l’idéal d’expansion économique est prioritaire. Pour donner un exemple dans la décoration, l’idéal absolu de ce qui se fait de très, très bien dans les riches maisons de New Delhi, c’est une tapisserie représentant la chasse à cours, anglaise évidement. Bien sûr, c’est intéressant parce qu’on s’approprie le colonisateur, bien entendu, c’est sûr, mais c’est vrai que par ailleurs toute politique culturelle à l’échelon nationale s’est effacée alors que j’en ai conne une qui a duré presque 20 ans. Je vous avais parlé, avant l’interruption d’Arnaud Laporte, de ce que j’avais trouvé dans Lévi-Strauss et je voudrais rapidement le dire. Lévi-Strauss, dans son tout nouvel article qui vient de paraître, 98 ans et il vient de publier son dernier article dans Diogène. Il constate, et il fait le rapport, j’ai trouvé ça absolument formidable comme type de constatation, ça nous amène un peu loin mais tant pis. Il s’occupe du gothique international au XIVe et XVe siècle, c’est-à-dire à une des mondialisations, une des innombrables mondialisations qui ont eu lieu dans l’histoire, de l’Europe en l’occurrence. À cette époque, XIVe et XVe siècle, il y a un phénomène qui affecte toute l’Europe et qui uniformise toutes les productions artistiques de l’Europe, avec des formations du corps humain, surabondance de parures, obsession de la mort et port de vêtements extravagants. Il fait le rapport avec l’art contemporain d’aujourd’hui, avec une mondialisation qui certes est plus rapide mais qui est bien du même genre, toute mondialisation, étant une accélération des échanges, provoque les mêmes dévastations sur les idées. Il fait le parallèle avec l’art contemporain, et il constate qu’on a à faire, à l’heure actuelle, à une dénaturation du corps humain, à un traitement du corps comme objet, c’est la seule petite variante, et, je cite « une volonté d’inclure dans le champ de l’art jusqu’aux côtés les plus repoussants de la condition humaine », ces effets se constatent dans les expositions d’art contemporain. Il y a donc un état d’indistinction, l’exhibition des déchets et quand même une des choses assez ( ?), ça commence au body art, c’est ça qui le désigne. Cet état d’indistinction, en revanche, n’a pas duré au XVe siècle. Il s’est arrêté. Et ce que Lévi-Strauss remarque, il n’est pourtant pas un grand optimiste, c’est qu’après une indistinction de ce genre, qui est due à une accélération des échanges, il y a généralement, il pense que ça va nous arriver aussi, des phénomènes très pointus, c’est juste à la fin du XVe siècle qu’apparaissent l’École italienne de peinture et l’École flamande qui sont extrêmement singulières, diversifiées et à l’opposé de tout ça. Son idée est que le développement du monde est en spirale et cet état d’indistinction dans lequel plongeons ne va pas durer. Pour l’instant on est dans l’abolition, je trouve, dans la dévastation de l’idée de culture. Également de diversité culturelle qui veut dire tout et le contraire de tout, et tout ce vocabulaire est sinistré. Voilà.
Arnaud Laporte : Merci Catherine Clément. Patrick Bouchain, vous êtes architecte, scénographe. On pourrait dire que vous avez accompagné de nouvelles avancées, dans le champ des pratiques culturelles artistiques, que vous avez pu montrer que la culture peut exister sous les chapiteaux de cirques, dans des théâtres équestres, ou dans d’autres lieux que vous avez pu concevoir, la culture comme expérience de vie, c’est aussi ce qui s’est passé à la Biennale d’architecture de Venise, tout récemment, avec le pavillon dont vous aviez la responsabilité. On glisse là aussi, sur les points de vue étroits, nouveaux territoires, nouveaux modèles, on pourrait appliquer aux champs culturels l’interrogation qui est au centre de votre dernier livre, au centre de votre démarche, comment construire autrement ? Je passe la parole après à Catherine Clément, à dessein, qui constatait l’indifférenciation, la culture est partout, tout est culture, … Comment est-ce que vous vous entendez ça, Patrick Bouchain ? Comment est-ce que vous vous entendez ça, Patrick Bouchain ?
Patrick Bouchain : Dans l’architecture c’est plus compliqué. En effet ça peut apparaître comme un art superflu, comme on peut souvent le penser. C’est un art décoratif, ou c’est un art utile ? En même temps, l’architecteur, c’est l’instrument du pouvoir. C’est là où le politique s’exprime, marque son territoire, son passage. Ce qui est assez drôle, c’est que tout ce qui nous entoure est fait à la main. On pourrait dire que même des objets qui sont fabriqués par une machine sont quand même assemblés par la main de l’homme, je parle de l’environnement, donc de l’architecture, du paysage. Et tout ce qui nous entoure est l’objet de règlements. On pourrait dire que les deux choses s’opposent, pourtant les deux choses ont été inventées par l’homme. C’est-à-dire le travail à la main est le prolongement, peut-être profond, d’une culture et le règlement est l’obligation culturelle de vivre ensemble. On édite un règlement pour vivre ensemble. Ce qui est terrible c’est que si vous demandez à vos amis de vous citer 5 ou 6 bâtiments qui leur paraissent représentatif d’une expression artistique, on vous citera 2 à 3 bâtiments monarchiques, et peut-être 2 à 3 bâtiments religieux et aucun bâtiment démocratique. Aucun bâtiment qui serait le produit d’une société qui, à un moment donné, a séparé les tâches, une sorte de chaîne où les maillons ne sont pas assemblés. On pourrait dire que celui qui édite le règlement pour le bien public est celui qui conçoit, dessine pour le bien public, ou celui qui réalise pour le bien public ne communiquent pas entre eux et donc on a dans notre architecture actuelle une disharmonie. On a quelque chose qui ne marche pas, ou qui n’est pas l’expression d’une harmonie démocratique. Pour revenir sur ce que disait Catherine, c’est vrai que la période gothique, justement ce qui est formidable, d’abord ce qui est incroyable, Catherine, c’est que si dans le même dîner, tu demandes qu’on te cite 5 architectes qui ont réalisé une cathédrale, personne ne connaîtra d’architecte ayant réalisé une cathédrale, à part certaines très grandes cathédrales, dans des milieux très pointues. À l’école, nous n’apprenons pas qui a réalisé les cathédrales. On n’explique pas non plus que les cathédrales ont été réalisées par plusieurs architectes, éventuellement par plusieurs maîtres d’ouvrages et des corps de métiers qui étaient expérimentateurs sur le lieu même de la construction. Je pense en effet que c’est une très grande rupture, la construction des cathédrales et en même temps un très grand moment de liberté qui a permis justement de produire quelque chose qu’il n’avait pas avant et qui n’a pas eu d’après presque. Pour revenir dans la situation actuelle, et dans les lieux dont je me suis occupés, c’est d’essayer de produire plus de sens et c’est pour ça que j’employais, plus de jouissance, parce que réellement l’architecture est aujourd’hui on ne peut plus stérile. On peut dire qu’elle n’est ni enjouée, ni l’expression du bonheur et elle ne donne aucun enchantement quand vous êtes dedans. On peut voir que cette salle est l’expression même de la tristesse, le noir artistique est épouvantable. Comme si tenir propos en voyant un jardin. C’est-à-dire qu’on a fait un jardin, mais on a fait une salle qui n’ouvre pas sur le jardin. C’est impensable. On parle d’économie d’énergie mais on a des murs qui seraient éclairés naturellement, c’est-à-dire qu’on pourrait voir et être éclairé naturellement. On pourrait éventuellement ouvrir la fenêtre et sentir l’odeur de l’automne, et là, on a un air climatisé qui sent la même chose que l’hôtel Accor d’à côté. Je pense, que si l’on ne revient pas sur ces objets simples, que sont la construction, l’expression de son art, ou de sa culture, parce que dans les petits arts superflus, ce qui est très drôle c’est qu’on a fait une fouille archéologique pour savoir quel est l’état de culture, ou l’état d’avancée artistique d’une société, c’est parce qu’on trouve une petite cuillère, on ne trouve pas un tableau, on ne trouve pas une toile, on ne trouve pas en fin de compte une œuvre d’art. On trouve un objet quotidien qui est l’expression du développement culturel de cette période. Donc, je pense que si l’on ne fait pas aujourd’hui à une architecture qui est l’expression de son temps, on ne peut pas dire qu’on fait œuvre. Et je trouve qu’aujourd’hui, l’architecture dans son ensemble, et pas simplement parce qu’elle est mondiale, ou internationale, a perdu le sens de l’enchantement, de la jouissance et du plaisir de construire et de montrer ce que l’on sait faire. Pour revenir sur ce que je fais dans mes architectures, c’est une chose que les architectes ne veulent pas, -c’est par habitude d’avoir travaillé beaucoup dans le spectacle avant et d’avoir fait pas mal de politique- c’est que je pense qu’il faut une architecture d’interprétation et non pas une architecture d’exécution. Aujourd’hui, on est devant une architecture d’exécution. C’est l’exécution de la plainte, ou de la demande, telle qu’un usager a pu l’exprimer auprès du politique, c’est la traduction de cette demande par quelque chose d’aussi dramatique, et je m’en excuse, qu’un sondage, ce qu’on appelle un programme qui ne peut pas comprendre la demande puisque que les questions sont mal posées et le politique se réfugie derrière le technicien auprès d’un programme liste, qui, lui, transmet ce programme à un architecte, qui lit le programme, qui il ne comprend plus la demande ou la plainte, et qui transmet ça à des gens qui devront réaliser cet ouvrage dans l’abstraction, puisqu’on devra lancer un appel d’offre et prendre le moins cher et qui ensuite feront réaliser cet ouvrage, par des ouvriers qui n’appartiennent plus au corps de l’entreprise mais des intérimaires, éventuellement nourris de beaucoup de culture mais qui n’auront pas l’interprétation possible dans l’acte de construire, et un usager qui bien entendu ne sera pas le demandeur ou le mécontent, auteur de la plainte, mais quelqu’un qui débarquera dans un équipement qu’il ne veut pas. On est en présence aujourd’hui d’une chaîne absurde, qui ne permet pas en effet d’enrichir les choses. Moi, je fais une architecture d’interprétation. C’est que chaque phrase doit être une interprétation, par l’instant même où la chose est réalisée et non pas exécuter quelque chose qui aura été préalablement définie. Voilà la différence, dans l’ouvrage, je tente d’expliquer comment construire autrement. Ce qui est drôle, si on compare ça avec le théâtre, l’opéra, ou la musique, c’est comme si en effet un texte de la grammaire on ne pourrait pas jouer Phèdre parce que c’est vieux, ce n’est pas nouveau. Mais interpréter Phèdre aujourd’hui, c’est comprendre le mythe de Phèdre et éventuellement voir s’il est toujours d’actualité et si le chaînon manquant pour retourner à l’histoire est toujours possible. Je pense que l’architecture a perdu cela, c’est pour ça qu’elle est dramatique. Et je pense même, comme mon ami Kroll, elle est criminogène. Ce n’est pas les architectes qui sont responsables de la dureté de la vie actuelle, mais l’ensemble de la chaîne, le politique y compris, qui sont responsables du désastre dans lequel on est. Je suis, ce matin, venu à pied de la gare de Lyon, -on m’a volé mon portable, c’est un grand jour pour moi, je suis libéré de cette saloperie- j’ai marché le long du ministère des finances, et quand vous marchez de la gare de Lyon, le long du ministère des finances pour venir ici, c’est je pense l’expression d’un impôt mal utilisé et d’un ministère qui est, je m’excuse, mais stalinien, on pourrait dire. C’est quelque chose qui ne marche pas. C’est pourtant l’expression du règlement, et c’est pourtant l’expression de lever l’impôt pour payer une culture qu’on attend tous, on a vu sur le sondage… Voilà.
Arnaud Laporte : Merci Patrick Bouchain, je reviendrai vers vous et sans doute aussi vers Gérard Mortier, dans un instant, pour parler d’une dimension dramaturgique d’une programmation, d’une maison, un théâtre. Alexia Fabre, dans la série, essayons d’inventer autrement, vous êtes ici pour parler du MAC-VAL, le musée d’art contemporain du Val-de-Marne, dont vous êtes la conservatrice en chef. Cette aventure-là, pareillement a été conçue sur un désir, même pas un désir politique, mais le désir d’un politique, il y a un élu à un moment qui a le goût de l’art, de la culture, et qui se lance dans une aventure. Cette démonstration-là, celle du MAC-VAL, ça serait que chaque aventure est singulière et qu’une politique peut se faire au plus près aussi. C’est le cas de ce que vous vivez au MAC-VAL ?
Alexia Fabre : Je vous remercie Arnaud de dire, au plus près, et de ne pas dire, ailleurs. Le musée a ouvert il y a juste 1 an. Il a été extrêmement éclairé, certains s’en souviennent peut-être, par son positionnement ailleurs. Dans cette banlieue qui a priori n’attend pas l’émergence d’équipement culturel. J’ai eu un très joli compliment l’autre jour, je voulais vous le dire, Monsieur Mortier. Quelqu’un m’a dit : J’ai l’impression d’être en Allemagne, d’aller voir un musée en Allemagne, parce qu’on va à côté. Nous, cet à côté a été curieusement qualifié, mais, vous l’avez dit tout à l’heure, c’est effectivement le choix politique d’un homme. C’est un projet politique dont à l’origine le président du Conseil général de l’époque, Michel Germa, était porteur de cette intention-là, était à l’origine non pas de faire un musée, non pas de faire un musée en banlieue, non pas de faire un musée pour les habitants, mais de soutenir la création. À l’origine c’était ça. En 82, un soutien direct et efficace aux artistes a été mis en place pour leur permettre de créer, d’exprimer leur point de vue, et ce soutien a été l’acquisition d’œuvres directement aux artistes. Ce projet, oui, c’est un projet politique. Et son fondement est arrivé avec la constitution de cette collection. En 90, il a été décidé de mettre en valeur ce qu’était devenu une collection et de l’implanter à Vitry-sur-Seine, une ville extrêmement populaire, au cœur d’un département populaire, et bourgeois en même temps, parce que c’est un département très, très contrasté que le bord de Marne, un côté très, très bourgeois justement le long de la Marne, on pense toujours à Modiano et aux pontons des villas, de l’autre côté très industrialisé. Oui, là il y a eu l’expression d’un choix artistique très, très fort de destiner cet équipement culturel à une population qui n’est pas celle qui fréquente de façon traditionnelle les musées, qui plus est les musées d’art contemporain. Le projet était de créer les moyens de cette rencontre entre l’art de son temps et la population. Curieusement, je trouve que l’expression de ce projet politique est assez traditionnelle. C’est un musée qui a été choisi. Une construction nouvelle, et pour revenir à ce que disait Patrick Bouchain tout à l’heure, non, ce n’est pas une architecture d’interprétation. C’est une architecture au contraire qui est supposée répondre aux questions, qui est un peu autoritaire. Enfin, elle a beaucoup de qualités. Moi, je l’aime beaucoup, mais effectivement c’est aussi, je pense, l’expression d’une volonté politique. Tout mon travail et celui de l’équipe ça a consisté à transformer un projet politique en un service public. On est forcément fort de ce projet politique, on adhère, on le dépasse, on le poursuit pour le mettre au service de la population. Ce qui m’a beaucoup plu dans ce projet, c’était la destination, ceux qui n’ont pas a priori accès à l’art. C’est ce qu’on en a fait aussi. C’est-à-dire travailler particulièrement sur l’art contemporain en France, qui était le cœur de la collection, travailler sur l’histoire artistique d’un territoire, la France, à travers les artistes français et les artistes étrangers qui nourrissent cette histoire, sur un territoire qui n’est pas justement le XVIe arrondissement, -je n’ai rien contre le XVIe - mais sur un territoire qui porte lui aussi symboliquement ces différentes origines qui composent un pays, qui composent une culture. Et pour mettre en œuvre ce service au service du public, on a essayé -tout en maintenant la plus grande exigence artistique, ça, je me permets de le rappeler à chaque fois, ça ne fait peut-être pas très modeste mais moi je n’en peux plus des questions de gens qui me demandent : un musée en banlieue ? Un art pour la banlieue, un art pour la banlieue ? Les artistes de banlieue ? Non il s’agit d’implanter sur ce territoire et dans le plus grand respect et des artistes et du public, des artistes, de la plus grande exigence, reconnus en France et sur le plan international. On essaye de travailler justement le point de rencontre, cette reconnaissance entre ces regards artistiques, ces propositions et la vie des gens pour essayer de créer un lien. Vous parliez tout à l’heure de fabriquer de la pensée, nous on essaye de fabriquer plutôt du regard, de fabriquer aussi de la parole, autour de ces sujets qui sont autant de points de rencontres et de reconnaissance entre le public et les artistes parce que l’art regarde la vie, les artistes regardent le monde et on essaye de travailler autour de ces sujets communs, par différents modes de médiation, de rapports, en essayant de décloisonner, de faire intervenir des artistes d’autres champs artistiques, de trouver aussi d’autres modes de rencontre, de travailler justement sur d’autres cultures communes, de faire des visites gustatives, des visites musicales. Ce n’est pas très sérieux et c’est en même temps très sérieux. Parce qu’on essaye à chaque fois de raccrocher les différents morceaux de ces territoires communs auxquels nous participons. Il y a plein de cultures mais je crois que notre enjeu, à nous, -on est très neufs, on expérimente tout ça, ça serait bien d’en reparler dans quelques années- c’est de travailler justement à ce qui est commun, à ces sujets regardés par les artistes, retranscris qui fabriquent de l’interrogation, qui fabriquent du plaisir, qui fabriquent de la jouissance et de l’enchantement, mais de travailler à ce qui fait notre communauté et non pas à ce qui nous sépare.
Arnaud Laporte : On pourrait alors, assez rapidement, parce que le temps file, évoquer quelques points repérés dans ce sondage. Gérard Mortier, peut-être d’abord une réponse, réaction ?
Gérard Mortier : Pour rentrer un peu sur les propos de mes collègues autour de cette table, sur nos avis et développer peut-être un peu encore. C’est d’abord sur le mot accessoire, Catherine, que je vais reprendre. Si on définit bien la culture parce que finalement ce n’est pas si difficile, on l’exploite mal, culture, ça vient du mot cultura, c’est-à-dire l’homme qui travaille la nature. C’est aussi simple que ça. Donc, c’est la confrontation de l’homme avec la nature, c’est là que commence la culture. Donc, je ne comprends pas pourquoi toute ces confusions aujourd’hui. Mais ça veut dire aussi que la culture n’est pas accessoire mais absolument existentielle. L’homme n’est pas l’homme sans la culture. C’est pour ça que vous avez eu raison d’indiquer cette chose. Et là, je voudrais parler de la France. Ce qui m’étonne, c’est que c’est quand même ici qu’ont été formulé les Droits de l’homme qui ont mis pour la première fois dans une formulation très claire l’existentiel de la culture. Si l’on dit que Liberté, ça va ensemble avec la culture, à côté de la solidarité pour l’économie, si je peux dire Liberté, c’est liberté d’expression de l’homme envers la nature et c’est là que toute la culture commence. Donc, pour revenir au rôle que ce pays pourrait jouer, l’accessoire, on doit lutter contre ça, le superflu. La deuxième chose en ce qui concerne la conservation du patrimoine que j’ai lue aussi, qui revient. Là se trouve un des grands problèmes. Parce que, naturellement conserver, veut dire toujours détruire. Nous savons que dans toutes les reliques que nous avons conservées, quand on enlève ce qui conserve, ça tombe en poussière. Un patrimoine n’a pas valeur en soi. Un patrimoine n’a de valeur que dans ce qu’il représente pour le futur. C’est une chose que j’ai changée tout de suite à l’École de la danse à Paris. Il y avait de faux tutus du XIXe siècle, c’est Madame Bessy qui avait fait cela. Alors, j’ai dit aux jeunes, qui venaient là, ce que vous allez apprendre ce n’est pas pour le conserver mais pour vous développer vous-même, pour exprimer quelque chose dans le futur. Et c’est énorme. Moi, je vois dans l’exploitation dans la culture, tout est conservé. Mais conserver les conserves c’est ce qu’il y a de pire au monde. L’art est quelque chose qui doit être brisé, pour le déconstruire, pour retrouver l’âme et ce que ça exprime pour le futur. Et là aussi, on parle de l’architecture, si je peux venir là-dessus. C’est le canon, on ne doit pas avoir quelque chose de figé mais qui bouge. Quand dans la littérature contemplative ( ?), à Sandford, ils ont décidé de peut-être mettre plus l’accent sur des écrivains Chinois, contre quelques écrivais Européens, je comprends ça très, très bien. Les Européens s’énervent un tout petit peu mais il n’y a aucune raison. Moi, je peux comprendre cette culture, qui est aussi très asiatique, qu’on donne plus d’importance à certaines œuvres littéraires du passé. Et dans l’architecture justement, c’est en même temps conserver et ne plus réfléchir. Je parle pour ce que je connais bien. C’est l’architecture de théâtre et des salles de concerts. Il n’a pas eu une évolution, dans le théâtre, depuis le théâtre grec qui a été repris plus tard par la suite par Richard Wagner, comme vous le savez par Palladio, un tout petit peu en le changeant, et le théâtre italien. Il n’y a pas eu aucune réflexion sauf ces horribles boîtes noires dont vous parliez. Il y avait un projet, justement en France, la salle modulable à Bastille, qui a été la première chose qu’on a supprimée et pourtant c’était la seule chose qui était vraiment intéressante dans le projet Bastille. Maintenant c’est devenu un opéra populaire quand même, mais ce qui était vraiment nouveau, et on a besoin de nouvelles architectures, pour exprimer le théâtre, c’est aussi le cas pour la musé parce que c’est l’endroit qui donne l’inspiration à de nouvelles expressions artistiques. C’est les inventions architecturales, technologiques, pensons au cinéma, à Stanley Kubrick qui a donné naissance technologiquement à un film comme, Barry Lindon, et c’est ça qui nous manque. Dans les musées on le constate de la même façon, dans les salles de concerts, j’ai énormément peur que l’on construise encore une salle avec la même architecture. Il n’y a qu’une salle qu’une architecture c’est celle de Schilken ( ?) qui a fait pour Danone, et Chiron après, depuis lors rien. C’est toutes réflexions que je voudrais mettre en cours. C’est-à-dire non pas conserver la tradition mais la briser pour en faire quelque chose pour le futur. Je termine, si je peux faire, comme étranger, un appel à ce pays, que j’aime tellement, et qui a tellement influencé, c’est votre rôle de fonder une Europe futur. L’Europe ne pourra pas se construire, et c’est là la grande erreur, c’est Sloterdijk qui l’a dit dans son essai, « Si l’Europe s’éveille », si l’Europe vit dans le choc de la deuxième guerre mondiale, le vide, avec cette fameuse parole de Sartre, « l’obligation de liberté », qui est une des phrases incroyables, on doit sortir de cela. On ne peut construire l’Europe que si l’on est dans la conscience culturelle, j’espère que dans ces débats vous en discuterez, pour tous les Européens, que l’Europe n’est à construire mais ça a toujours existé. Et ça a dans son sens évolué, Montaigne l’a vue de manières très différentes des autres. Vous devez avoir une haute avant-garde parce que vous avez formulé des choses très importantes et Sloterdijk le dit, on doit revenir à cette fameuse déclaration dont on a tous peur probablement aujourd’hui, en ce moment je sens, avec tout ce débat ce matin, avec la restriction du questionnement, qu’on est en train de subir, de perdre cette position d’avant-garde. Vous, vous devenez l’arrière garde. Actuellement, dans tous les pays où je dois vivre, je sens cette position systématique, ça ne fait pas plaisir mais je dois le dire, on clôt, on n’ouvre plus. Pour moi c’est le plus grave problème si on doit débattre de la culture en France.
Arnaud Laporte : Gérard Mortier, encore une intervention qui suscite des réactions, dans cette table-ronde sur les nouveaux champs culturels. Votre intervention est remarquable, dans ce sens. Catherine Clément ?
Catherine Clément : Je voudrais dialoguer avec Gérard Mortier et revenir aussi aux problèmes posés par ce colloque, c’est-à-dire l’interpellation des politiques. Vous venez de dire quelque chose sur la culture et le travail sur la nature, ce qui est en gros une définition anglo-saxonne de la culture, moi, je préfère la nôtre, il n’y a pas de doute. Par ailleurs, l’un des candidats à la présidentielle avait eu l’idée de faire disparaître le ministère de la culture dans le ministère de l’éducation nationale. Il y a, c’est Nicolas Sarkozy, renoncé mais sa chargée de la culture, Françoise de Panafieu, a dit : de toute façon, s’il y a 15 ministères, ça reviendra au même. Donc, la disparition du ministère de la culture, l’intégration du ministère comme telle est programmée. Ça me choque profondément, mais après tout soyons ouverts, c’est peut-être pas forcément un mal, il y a en tout cas, une volonté politique très nette, ne le disons pas trop vite quand même, d’en finir avec ce vieil idéal dont je parlais. Je suis de votre avis, les machins qui s’effondrent, ce n’est pas mal. Le champ de ruines que j’essaye d’évoquer devant vous n’est pas forcément un mal, il n’en reste pas moins que les autres candidats, celui-là au moins on sait ce qu’il veut faire, sont devant le problème de la politique culturelle comme une poule devant un couteau. On a pour l’instant des balbutiements, ce qui ne m’étonne pas. Je ne vois pas comment à l’heure actuelle une personne politique peut arriver à penser une politique culturelle, proprement, correctement, décemment avec un peu de pensée, ou alors on le ferait nous. Moi, j’en suis tout à fait incapable. Je défie quiconque ici d’avoir un projet de politique culturelle dans l’état, nécessaire certainement, de tohubohu où est l’Europe, entre autres, mais pas seulement l’Europe, l’économie du monde et les effets produits par ça. Je ne vois pas comment y arriver clairement. On va sans doute avoir un peu autre chose que du balbutiement, on va passer du balbutiement au bredouillis mais je ne suis pas sûr qu’en aille beaucoup plus loin.
Arnaud Laporte : C’est réjouissant comme programme. Moi, je suis très inquiet par ce que vous dîtes, Catherine Clément. Patrick Bouchain, peut-être une réaction sur les propos de Gérard Mortier. Vous avez accompagné des aventures artistiques singulières partout, BarTabas, Dromesko, et tant d’autres. On évoquait en préparant ce débat avec Gérard Mortier, ce qui s’est passé en Avignon en 2005, théâtre de textes, contre théâtre de l’images, le débat à l’évidence était mal posé, l’influence de la télévision, la place prépondérante de l’image au détriment de l’écrit, les nouvelles formes d’écriture, … tout ceci est-ce que ça dit quelque chose réellement ? Est-ce que le débat se pose là pour vous ? Les lignes ont bougé, vous le dîtes dans l’ouvrage qu’on évoquait tout à l’heure, vous avez construit des lieux pour des aventures autres, mais autres comment ? En rupture de quoi ? Où est-ce que les lignes ont bougé selon vous ?
Patrick Bouchain : Pour revenir à ce que disait Gérard Mortier, sur l’architecture, on a tort de vouloir toujours tout changer. Je pense qu’il y a des choses immuables. On peut s’aimer, se toucher, manger, ce n’est pas ancien et c’est très agréable. Vouloir croire que tout ce qui est passé, vieux, est à jeter, pose problème. En architecture, il y a des règles d’acoustique, de lumière, de rapport de scène, de salle et c’est justement dans l’immuable que la création peut avoir lieu. C’est dans les limites que la création peut avoir lieu, ce n’est pas dans la liberté totale. C’est parce qu’il y a des limites qu’éventuellement l’exercice intellectuel, ou l’œuvre est possible. Je crois qu’on est allé dans une période où tout paraissait possible et on a fait n’importe quoi. Tout paraît possible et pourtant le règlement rend out impossible. Et c’est dans cet impossible non responsable, je pense qu’on a des politiques non responsables, on a des techniciens non responsables, des usagers non responsables, …
Arnaud Laporte : Vous voulez dire, qui n’assument pas leur responsabilité, ou qu’ils ne veulent pas la prendre ?
Patrick Bouchain : Parce que la chaine que j’ai décrite tout à l’heure permet à tout le monde de dire, « J’étais là mais je ne suis pas le responsable général, ce n’est pas moi, c’est le suivant, ou c’est le précédent, on me l’a demandé comme ça, je le fais comme ça ». Moi, ce que j’ai voulu accompagner, c’est justement la petite chose qui fait qu’elle est immuable, elle est demandée avec justesse, et elle est chargée de sens. Vous voyez, quand je fais un bâtiment pour Rostropovitch et qu’il me dit, je veux juste que ce soit comme le conservatoire Concertgebouw d’Amsterdam, salut, au revoir, puis il s’en va. J’ai compris. Je vais visiter le conservatoire illico et je sais que j’ai compris à peu près ce qu’il veut. Je sais qu’il veut un sol plat, un balcon, une jauge etc. quand BarTabas dit, voilà, je veux ça, ça s’écrit en deux mots mais il est responsable et moi je suis responsable pour répondre. Et ce qui est drôle, dans les lieux que j’ai faits, ce qui compte et on en discutait hier avec Catherine, parce que je revenais d’un rendez-vous à Gennevilliers où, Bernard Sobel a été pendant 40 ans à Aubervilliers et aujourd’hui Pascal Rambert est nommé à Gennevilliers, qu’est-ce qu’il y a de différents entre Pascal Rambert et Bernard Sobel ? Ils font tous les deux du théâtre, c’est le théâtre qui change de main entre les deux. C’était marrant parce qu’il une volonté de dire j’espère qu’il ne va pas changer ce que j’ai fait et moi je voudrais changer pour marquer mon territoire. Ce qui est assez drôle, j’ai assisté à une conversation qui paraît invraisemblable même avec la ville de Gennevilliers, c’est de dire il faut que le théâtre devienne un centre de vie. Soit on reconnaît que pendant 40 ans il ne l’a pas été. Un lieu de vie pourquoi ? Pour ouvrir le théâtre sur la ville ? Pour ouvrir les répétitions aux spectateurs ? Ça ne veut rien dire. Je crois qu’aujourd’hui, si on doit faire quelque chose, c’est de toujours faire un objet, je parle pour moi, au niveau de la construction, dont la commande, ou la réponse la commande, c’est l’objet principal. La réponse à l’objet principal, c’est le théâtre, et si au théâtre il y a des choses différentes qui viennent s’y mettre, c’est la création théâtrale, ou c’est le rôle que joueront éventuellement les spectateurs et l’œuvre théâtrale qui produira cet autre chose. Donc, voilà, c’est à ça que je m’attache. Et juste pour revenir sur la conservation, il y a trois grandes tendances : la conservation avec restauration, c’est la grande vision peut-être française qui doit revenir à l’état d’origine dont on ne sait pas quelle est l’origine. On nettoie, on restaure quelque chose qui n’a plus lieu d’être. Il y a éventuellement la réparation, on pourrait dire, c’est la vision anglaise, puis il y a la vision italienne, de Boito, qui est peu connue comme théorie, qui est, j’entretiens. J’entretiens pourquoi ? Parce que je vis dedans. Et comme je vis dedans, je me sers de mon patrimoine et vivant dedans je le transforme mais vivant dedans je le transmets. C’est pour ça que je pense qu’il n’y a pas ( ?) c’est difficile à dire. On peut penser qu’on a envie de sauvegarder le patrimoine pour s’en servir et non pas le sauvegarder pour en faire une chose morte. Donc, on peut penser que sauvegarder le patrimoine c’est contemporain et éventuellement pour la création contemporaine, ce n’est pas pour faire le puits du fou.
Arnaud Laporte : On évoquait tout à l’heure que les lieux d’art et de culture soient des lieux de vie, ça pose la question de qu’est-ce qu’on y met ? Qu’est-ce qu’on y montre ? Je voudrais revenir à l’affaire, à ce qu’on appelle du coup, présumé innocent, Alexia Fabre y faisait référence tout à l’heure. Un responsable de musée qui est mis en examen, suite au dépôt d’une plainte, pour des articles très spécifiques du code pénal, en gros on va dire pour pornographie et possible outrage aux bonnes mœurs. Ça veut dire que le judiciaire et on verra qu’il pointe l’action du politique intervient, peut intervenir dans le choix et axes de programmation ?
Alexia Fabre : On parle d’un crime qui n’en n’est pas un et on parle forcément, j’imagine que ce que vous voulez dire Arnaud, de la question l’autocensure. On a tous beaucoup lu, je crois que Catherine voulait revenir sur cette affaire, j’ai cru comprendre que Henri-Claude Cousseau reste très réservé sur tout ce qui est en train d’arriver.
Arnaud Laporte : Qu’est-ce que ça dit de l’époque ? Puisqu’on parle de « Culture est-elle un enjeu politique ? »
Patrick Bouchain : Ça dit quelque chose d’invraisemblable. Je viens de faire la Biennal d’architecture, à Venise, et le contrôleur financier m’a interdit d’acheter des assiettes parce que ce n’est pas de l’architecture. Je lui ai demandé si les disquettes c’était de l’architecture. Il m’a dit : Oui parce que les disquettes c’est de l’informatique et que l’informatique c’est de l’architecture. C’est cette liste-là. Quand on catégorie tout comme ça, il y a toujours quelqu‘un dans un coin qui tout d’un coup tire un coup.
Catherine Clément : Tu dis, tirer un coup, il y a une question de sexe là-dedans, c’est de l’histoire de sexe, cette histoire-là. Il y a manifestement des forces, je pense, pas seulement en France d’ailleurs, je pense que c’est très lié aux États-Unis. Le judiciaire, en général, nous vient des États-Unis, il y a des bataillons d’avocats qui sont venus pour fomenter des affaires, pour s’installer ici. Ils viennent des États-Unis, et je pense que ce type d’esprit vient de l’intégrisme puritain américain. On a à faire-là à une offensive considérable sur les libertés françaises, ça il n’y a pas de doute. Ce n’est pas seulement les expositions et les musées, c’est bien au-delà. Ça, a déjà gagné les scènes d’opéra mais ça peut aller bien au-delà. Les livres sont visés, les scènes d’opéra, les musées, bientôt les radios, ça m’étonnerai beaucoup qu’il n’y ait pas d’attaque contre les médias radios. Ce n’est plus de l’ordre de la culture, c’est de l’ordre du civisme le plus élémentaire, c’est aux armes citoyens.
Arnaud Laporte : Oui, mais ça met en question, Gérard Mortier, l’axe de programmation ? Vous le disiez, pour vous le théâtre c’est politique, programmer un théâtre c’est politique, cette interférence, ou cette intervention possible change complètement la donne ?
Gérard Mortier : C’est très bien aussi parce que la résistance c’est très créatif. Nous savons qu’en Allemagne de l’Est avec la chute du mur, la créativité artistique… donc, moi, je n’ai pas tellement peur de ça. Au contraire, je pense que quand il y a une opposition, ça crée, en même temps il faut être vigilant. Ça dépend du courage de ceux qui font de l’art. Moi, ce dont je manque surtout c’est du courage chez ceux qui font de l’art. Naturellement il ne s’agit pas de provocation. Parce qu’ils ne veulent pas que l’art ait une expression actuelle. Je suis parfaitement d’accord avec vous quand vous dites qu’il ne s’agit pas de conserver les œuvres dans leur passé mais dans ce qu’elles veulent dire aujourd’hui. Naturellement les œuvres d’art ont souvent choqué, elles ont été écrites, toute la tragédie grecque, pour choquer. Ce n’était pas pour confirmer la politique de ce temps-là. C’était pour montrer la violence qu’il y avait là-dedans. Toute forme d’art, et c’est ça qu’on a oublié, est essentiellement politique. Ça doit obliger les hommes qui dirigent, qui gouvernent, qui font la loi, à réfléchir. Ça m’étonne donc actuellement qu’on fasse de la culture un accessoire, un bibelot.
Catherine Clément : Ceci dit, la façon quand même dont le pouvoir s’est dévoilée, à l’écoute de cette association concernant le cas du CAPC, ça doit provoquer quelque chose. À partir du moment où quelque chose est dit même si c’est inentendable, ça doit provoquer quelque chose. Et je trouve que pour l’instant, la réaction n’existe pas. On en parle, il y a des débats dans la presse mais je pense qu’il faut faire quelque chose. Pas pour répondre à la provocation mais pour affirmer ce que vous venez de dire.
Gérard Mortier : Le grand problème de la presse actuellement, c’est qu’eux-mêmes ont de grands problèmes économiques, donc ils font tout pour vendre. Nous savons maintenant depuis quelques mois, selon Le Monde que les seuls chanteurs qu’on doit voir c’est le chanteur du Mexique et le Cabaret. C’est la seule chose qui a eu la Une. Je discute justement avec France télévision, où heureusement on a fait un très bon accord mais les grands moments, cette année, de France télévision, c’est le chanteur du Mexique, c’est Ben Hur au Stade de France et peut-être Cyrano de Bergerac de la Comédie Française. Mais ça, ça dit beaucoup. C’est là justement, l’accessoire, le populisme mal compris, la démocratie mal comprise, c’est là que se trouve… On n’est pas aidé, on doit trouver nos propres moyens de défendre ce qu’on veut proposer au public.
Catherine Clément : Je voudrais juste poser une simple question sur cette histoire de procès fait à Henri-Claude Cousseau, quel est le juge qui a accepté que ce soit en justice ? Qui a qualifié ça ? Les forces de la justice en France sont horriblement inquiétantes et elles nous conditionnent beaucoup plus qu’on ne le pense et elles me font peur.