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D’autres regards sur la crise avec Annie Lebrun

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, durant son journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne mis en ligne sur le site de France Culture.

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien du vendredi 30 janvier 2009 entre Annie Lebrun et Antoine Mercier.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », nous recevons aujourd’hui, l’écrivain, philosophe, poète, Annie Lebrun. Bonjour.

Annie Lebrun : Bonjour.

Antoine Mercier : Merci beaucoup d’être venue dans ce studio. Je vous propose, pour commencer, d’explorer les symptômes de cette crise à partir d’un domaine sur lequel vous êtes, en tant qu’écrivain et poète, particulièrement sensible, c’est celui du langage, de son évolution, notamment des mots et aussi de la grammaire. Un langage qui se développe, dîtes-vous, en continuel déni de réalité. Est-ce qu’on peut prendre quelques exemples pour bien comprendre ce que vous dîtes, quand vous parlez d’évolution du langage et des problèmes que ça peut poser ?

Annie Lebrun : Oui, ça fait longtemps que ça a commencé, mais ça prend maintenant des proportions exorbitantes. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que l’on s’en rend de moins en moins compte. Quand je dis que ça fait un certain temps que ça a commencé, ça a commencé avec l’intrusion du langage technique, à peu près dans tous les domaines, mais par exemple c’est ainsi qu’on a parlé de « la bombe propre », des « frappes chirurgicales », et puis maintenant on parle de « la croissance zéro », on a même entendu parler ces derniers temps de « croissance négative ». Alors là, on voit très bien quelle est cette fonction du langage. C’est un langage qui interdit la contraction, ce sont des formules ritualisées, qui sont assez bien frappées pour être reprises par tout le monde, et de telle sorte qu’on ne peut plus les contester.

Antoine Mercier : Pourquoi ? Parce qu’elles contiennent à la fois une chose et son contraire en fait ?

Annie Lebrun : Parce qu’elles contiennent une chose et son contraire, du coup, il y a une sorte de sidération et ça a une fonction hypnotique, une fonction anesthésiante qui va permettre de tout avaler. Avec la crise, on voit comment ça se passe, c’est continuellement des discours qui ont cette fonction hypnotisante.

Antoine Mercier : Donc, ça pour vous, c’est un symptôme de quoi ? Du fait qu’il n’y a plus de réaction, que nous sommes pris dans un système sur lequel on n’a plus de prise précisément parce qu’on n’a plus le langage pour y accéder ?

Annie Lebrun : On n’a plus de prise, pas seulement parce qu’on n’a plus le langage pour y accéder, le langage étant à la fois le reflet et l’instrument de cette sorte d’hypnotisation générale, mais c’est aussi pour ne pas voir, quand même on commence à voir avec les dimensions que prend la crise financière, que tout se tient. Parce que cette crise financière, dans le fond, est l’équivalent dans le monde économique de ce qu’a été la vache folle dans le monde alimentaire, de ce qu’a été l’affaire du sang contaminé.

Antoine Mercier : C’est-à-dire ?

Annie Lebrun : C’est-à-dire des mécanismes, des systèmes qui commencent à fonctionner tout seul, qui donnent l’impression de fonctionner tout seul, et à un moment où tout se passe comme si on n’avait plus les moyens d’arrêter cette machine parce que tout est fait de sorte qu’on perd les moyens du rapport des choses avec la façon de les exprimer et qu’on perd aussi la relation entre la cause et l’effet. Et ça, c’est très grave puisqu’on ne s’aperçoit plus de ce qu’on fait.

Antoine Mercier : Alors, évidemment perdre la relation entre les causes et les faits, ça paraît assez dramatique comme ça à 12h 44, ça veut dire que la pensée elle-même peut-être est atteinte, la capacité à penser. Les conditions de possibilité de penser, y compris cette crise, seraient atteintes selon vous ?

Annie Lebrun : Oui, et d’ailleurs on voit très bien comment il a très peu de gens qui, parmi par exemple les intellectuels, s’opposent à tout ça, même s’il y a des critiques, il y a un grand nombre de critiques puisque vous avez invité…

Antoine Mercier : Oui, on essaye effectivement dans cette série justement de leur donner la parole.

Annie Lebrun : Mais très souvent, ces critiques sont des critiques spécialisées, des critiques qui abordent un seul point, qui ne donne qu’un seul aspect du paysage alors que j’ai l’impression que tout se tient et c’est ça qu’on ne veut pas voir, c’est ça qu’il faut dissimuler.

Antoine Mercier : Tout se tient, c’est-à-dire ? Le « tout », qu’est-ce que vous mettez dedans ?

Annie Lebrun : Le tout, c’est qu’il y a une sorte d’équivalence dans le désastre, c’est-à-dire qu’à la remodélisation des villes, en centre commercial généralisé correspond le bodybuilding, la chirurgie esthétique, au crabe reconstitué, cette nourriture industrielle qu’on débite correspond aussi la sorte de nourriture culturelle qu’on essaye de faire avaler, de telle sorte que toutes les conditions sont en place pour qu’on avale tout, aussi bien la mauvaise nourriture que l’absence de pensées. Voilà.

Antoine Mercier : Alors, évidemment, la question qui se pose est de savoir s’il y a quelqu’un qui pilote cette opération de faire tout avaler ? D’autre part, évidemment question encore plus importante, comment on fait pour éventuellement résister, sortir de cet enfermement-là ? Est-ce que vous avez des pistes, Annie Lebrun ?

Annie Lebrun : Il n’y a pas quelqu’un qui fait en sorte que ça se passe comme ça mais le cours des choses est tel qu’effectivement on a de moins en moins de prise sur ce qui se passe et qu’il y a de moins en moins de personnes pour s’y opposer.

Antoine Mercier : Comment on fait individuellement ? Tout ce que vous décrivez ça a quelles implications quant à l’atteinte disons des personnes, presque anthropologique ? Est-ce que vous pouvez expliquer comment on se sent dans ce système, et peut-être à partir de là, sur quels leviers agir pour réagir ?

Annie Lebrun : J’ai l’impression que les gens, les individus, se sentent perdus… et justement par cette invasion du langage technologique pour rendre compte, par exemple de la vie intérieure. Donc, du coup, les êtres sont de plus en plus démunis devant ce qu’il leur arrive. Ils sont prêts à accepter tous les ersatz de communication, et en ce sens, ce que propose Internet avec cette sorte de lien cliquable convient parfaitement. Tout se passe comme si dans le fond, il y avait toujours un produit à nous vendre pour boucher la sorte d’absence de communication. Et on pourrait dire que tout ce qui se passe sur Internet comme façon d’avoir un contact avec…

Antoine Mercier : Vous parlez des réseaux, par exemple des réseaux dits « sociaux » et tout ça ?

Annie Lebrun : Les réseaux… Il y a un côté d’aliénation de proximité, si on peut dire. Et aussi, tout ça repose sur un effacement du corps, c’est-à-dire un effacement de la sensibilité, et ça c’est très grave. En revanche, à propos des manifestations d’hier, c’est intéressant qu’on n’en ait pas - je n’ai pas beaucoup écouté - quelques commentateurs que j’ai entendus n’ont pas relevé le fait que beaucoup, beaucoup de gens avaient une sorte de papillon, et ce papillon c’était « Rêve général ». Je me suis approchée, et en petit il y avait « Utopistes debout » et en gros « Rêve général ». J’ai demandé qu’est-ce que c’est ? Les gens ne savaient pas, ils disaient : « on nous les a donnés ». Ils avaient l’air très contents d’avoir ça, et ça je trouve que c’est extrêmement important parce que c’était en discordance en quelque sorte avec les slogans, les banderoles, avec ce qui était manifesté. Ce qui était manifesté était de l’ordre économique, ils avaient toutes les raisons d’avoir ce genre de revendications et les craintes sur ce qui pouvait leur arriver, en revanche, tout s’est passé comme si on trouvait une sorte de lieu d’où on allait prendre une distance, et ce lieu c’était ce « Rêve général » et tout d’un coup, je pense que là, peut-être, quelque chose a bougé.

Antoine Mercier : Voilà, merci beaucoup parce que vous me permettez à la fois d’aller très loin dans l’interprétation et puis de revenir à l’actualité toute récente de cette crise en train de se dérouler. Merci, Annie Lebrun d’avoir acceptée notre invitation.

[Bonus-suite]

Antoine Mercier : Nous poursuivons, avec Annie Lebrun, notre conversation à propos de la crise de notre série « D’autres regards sur la crise ». Annie Lebrun, je vous propose de repartir de ce que vous disiez à la fin de votre intervention tout à l’heure à l’antenne, c’est-à-dire ce badge que vous avez remarqué sur les manifestants, hier, nous sommes aujourd’hui vendredi 30 janvier, on parle de la manifestation du 29. Ce badge qui disait « Rêve général », d’une part en contradiction, vous disiez, avec les mots d’ordre officiels qui étaient des revendications salariales ou même économiques, et ce mot de rêve qui s’est substitué euphoniquement à Grève…

Annie Lebrun : C’est ça.

Antoine Mercier : Qu’est-ce que vous en tirez comme enseignement ?

Annie Lebrun : En plus, en tout petit, « Rêve général » était précédé de « Utopiste debout ». Moi, ça m’a semblé être quand même une nouveauté. Une nouveauté parce que j’ai demandé à quelqu’un comment on a ça, j’avais envie d’avoir ce papillon, manifestement les gens ne voulaient pas s’en défaire. C’était assez difficile d’en attraper un. Tout d’un coup il me semblait qu’on avait trouvé, peut-être pas trouvé, on commençait à sentir qu’il y avait une sorte de distance qui est nécessaire par rapport justement à la primauté économique de ce monde. Et ça, c’était très important, à mes yeux, que tout d’un coup ça avait une place, on essayait d’ouvrir un espace d’où pouvoir exercer une autre critique sur ce qu’on était en train de vivre, sur les conditions qui nous sont faites.

Antoine Mercier : Parce que dans le cadre de ce que vous disiez tout à l’heure du discours totalisant, où tout est exprimé en même temps, effectivement, on a l’impression, dans ce mouvement social, on va y rester encore quelques minutes, il y a des revendications qui finalement sont du pouvoir d’achats, de la consommation, qui sont précisément des revendications que le système souhaiterait lui-même pour pouvoir redémarrer. Donc, on est pris dans le même système.

Annie Lebrun : Oui.

Antoine Mercier : Or, ce « Rêve général », c’est un petit caillou par rapport à ça.

Annie Lebrun : C’est ça. C’est une sorte d’écart. Tout d’un coup, c’est comme s’il y avait une toute petite chose qui s’ouvrait et c’est possible que cette petite chose qui s’ouvre peut justement amener à avoir un autre regard. Parce que maintenant, le système est en train de gérer la catastrophe. Ça, c’est sûr. C’est très bien. C’est une nouvelle façon d’aborder les choses, une nouvelle façon d’asservir les gens aussi parce qu’au nom de la gravité de la situation, à nouveau on peut encore tout nous faire avaler.

Antoine Mercier : Capacités de récupération infinies finalement.

Annie Lebrun : C’est ça.

Antoine Mercier : Dont il faut arriver à sortir. Vous dites, le système gère la catastrophe. On peut revenir sur ces trois mots ? C’est quoi le système ?

Annie Lebrun : Eh bien, c’est justement ce système économique dont on a parlé. La marchandisation, globalisation aussi, de toutes les formes de vie. Donc, effectivement, il faut toujours trouver de quoi alimenter cette marchandisation et la catastrophe est aussi une autre façon de gérer ça. Et là, je renvoie au livre du Catastrophisme que René Riesel et Jaime Semprun ont sorti, il y a quelques…

Antoine Mercier : C’est-à-dire ? Vous pouvez précisez pour ceux qui n’ont pas lu ce livre-là ?

Annie Lebrun : Justement, ils montrent comment il y a une utilisation de la notion de catastrophe pour prolonger et aggraver le mouvement de servitude volontaire, le processus de servitude volontaire dans lequel on est bien engagé.

Antoine Mercier : Alors, processus de servitude volontaire, première règle, ne pas avoir peur de la suite. C’est ça que vous dites ? Que la suite serait catastrophique et au nom de cette catastrophe finalement on continue à être dans ce système de servitude.

Annie Lebrun : C’est ça. Oui.

Antoine Mercier : Peut-être un mot, puisqu’on a là plus de temps pour essayer d’analyser les évolutions historiques. Avant de revenir sur ce que vous disiez, sur la cause, l’effet, la disparition des fondamentaux on pourrait dire, des données de la pensée, un mot peut-être sur l’endroit d’où ça viendrait. Ce processus de servitude volontaire, vous le faites partir de quand ? Historiquement qui remonte de très loin, qui est le lot de tout pouvoir ? Ou, est-ce qu’il y a quelque chose de particulier quand même qui s’est mis en place, sans doute au moment du système libéral économique, XVIIIe, XIXe, XXe siècle ?

Annie Lebrun : Non, aujourd’hui, je ne remonterais pas si loin. Mais il semble que l’emprise de la technologie a eu une importance considérable dans justement ce processus de servitude volontaire. Bien sûr, tous les penseurs de l’École de Frankfort ont déjà repéré ça il y a longtemps, en particulier en ce qui concerne le langage, c’est dès la années 60, Markos a justement bien vu comment il y avait cette intrusion du langage fonctionnel dans tous les domaines de la vie. Il me semble que ça, ça a été déterminant en particulier dans les formes de pensée. Comme si tout le sérieux devait passer par une pseudo objectivité scientifique. On a vu ça aussi non seulement dans les sciences humaines mais aussi dans la critique littéraire. Tout d’un coup il y a eu une technicité qui s’est mise en place au détriment de la vie sensible.

Antoine Mercier : C’est la vie sensible qui est finalement écrasée par ce système, broyée.

Annie Lebrun : Qui est complètement écrasée.

Antoine Mercier : Plus qu’elle ne l’avait été, qu’elle ne l’était jadis, selon vous ?

Annie Lebrun : Oui. D’un autre côté, en plus, comme on nous a émoussés de plus en plus les facultés critiques, rien ne s’oppose à cette avancée de la technicité. Et de ce point de vue, les intellectuels, les artistes sont quand même grandement coupables parce que de plus en plus ils couvrent ce monde-là.

Antoine Mercier : Comment ? Pourquoi vous dites ça ?

Annie Lebrun : Parce que comme jamais encore il y a eu collusion du pouvoir culturel et du pouvoir politique et que tout le système de subvention, d’assistance, de prix, de décoration, contribue à cette sorte d’état catastrophique.

Antoine Mercier : Alors qu’avant la culture avait précisément ce rôle de maintenir le sensible vivant dans une société, c’est ça ?

Annie Lebrun : C’était aussi de s’opposer. Il y a de moins en moins d’intellectuels à dire non. A dire non simplement à tout ce qu’on leur propose. Ils acceptent tout : les Académies, les prix, les places, etc. et on arrive à cette sorte de momerie qui est une sorte de subvention, de subversion subventionnée. C’est ça. Donc, là, il y a quelque chose, il y a une sorte d’effondrement.

Antoine Mercier : Et vous, vous criez à votre façon, avec votre voix toute douce, vous criez par rapport à ça, parce que où que vous vous tourniez vous avez ce spectacle-là aujourd’hui ?

Annie Lebrun : Il y a quelques êtres qui s’opposent. Mais à chaque fois, on veut jouer cette sorte de double-jeu, n’est-ce pas.

Antoine Mercier : Alors, peut-être qu’il n’y a pas uniquement disons de l’intérêt pour des intellectuels dont vous parlez, par exemple. Il y a peut-être aussi le fait que la possibilité de penser n’est plus si évidente que ça. Il n’y a plus tellement d’échos. Vous parliez, dans l’interview de tout à l’heure, du problème que l’on n’a même plus de temps qui soit linéaire, puisqu’on est à l’ubiquité permanente, puisqu’il y a dématérialisation et ubiquité, puis y compris les processus de pensée traditionnels fondamentaux du genre les causes et l’effet disparaissent. Donc, peut-être aussi y a-t-il…

Annie Lebrun : Ça aussi, c’est lié à la technicité. Pratiquement, on ne voit plus ce qu’on fait. La technique empêche de voir. Il suffit d’appuyer sur un bouton. Et ça quand même le personnage qui a repéré ça de façon dramatique, un des premiers c’est Gunther Anders avec la bombe atomique. Il a une façon de dire, nous sommes plus petits que ce que nous faisons. En même temps, ce qu’il y a de très intéressant c’est qu’il attribue ça au manque d’imagination, de l’impossibilité de voir, une sorte de panne sensible qui amène à l’impossibilité de se projeter, de voir ce qu’on est en train de faire.

Antoine Mercier : Mais ça, j’allais dire, c’est une question que l’on peut poser naturellement, un peu classique, un peu terre-à-terre, la technique est là, elle fonctionne selon ces critères, comme vous dites d’automaticité à partir d’un bouton, est-ce que ça veut dire qu’il ne faut plus de technique avec des boutons ?

Annie Lebrun : Non, il faut essayer de prendre une distance par rapport à ça. Or, il semble justement, par cette sorte d’une prise en main des différents pouvoirs sur le domaine sensible à travers les politiques culturelles, eh bien, il y a neutralisation de tout ce qui avait de négation justement dans les différentes expressions artistiques et cette sorte d’inconséquence, d’insignifiance généralisée gagne de plus en plus pour cette raison-là, pour ces raisons-là.

Antoine Mercier : Parce que le système qui va récupérer sa négation, dont il ne se rend pas compte que cette négation est aussi une partie de sa propre survie, est-ce qu’il n’est pas en train, lui-même, de s’effondrer ? Est-ce que ce n’est pas à ça à quoi on assiste aujourd’hui ? C’est-à-dire qu’on a même supprimé cette extériorité qui, sans qu’on le sache forcément, permettait au système de continuer à être un système.

Annie Lebrun : Oui, mais on ne veut pas l’admettre. Tout se passe comme si ça n’existait pas.

Antoine Mercier : On ne veut pas ? Comment ça fonctionne ?

Annie Lebrun : On ne veut pas. On ne peut pas.

Antoine Mercier : Est-ce que vous avez l’impression que c’est une atteinte intime, pour les individus, par forcément pour les intellectuels ou les gens de culture ? Pour tout le monde, est-ce qu’il y a une atteinte, cette sensibilité-là, comme vous dites, est-ce que ça provoque une atteinte à la personne qui se manifeste de façon perceptible selon vous dans les comportements sociaux par exemple ?

Annie Lebrun : Oui, je pense, en particulier qu’on voit très bien ça quand on lit les manuels de management. On voit très bien cette sorte de nouvel homme qui est mis en place, de nouvelles images d’un individu qui dans le fond n’est plus un individu, qui n’est qu’un être connecté, qui est d’autant plus intéressant pour justement pour ce système-là qu’il n’a aucun attachement passionnel. Il est intéressant parce qu’il peut passer de l’un à l’autre, il peut se connecter, il est toujours en ligne, il est toujours branché, si l’on peut dire, et en même temps, c’est un individu manipulable au dernier degré.

Antoine Mercier : C’est ça les ressources humaines finalement.

Annie Lebrun : C’est ça les ressources humaines et en particulier avec cette sorte d’essor des politiques culturelles, on voit bien aussi que dans l’entreprise on montre qu’il faut abolir le public et le privé, la vie privée, parce que dans la mesure où il y a cette abolition eh bien il y a une meilleure rentabilité pour l’entreprise. C’est au niveau de l’entreprise, mais au niveau de la société c’est exactement la même chose. Cette abolition du secret, on voit très bien ce que ça donne dans cette sorte de sexualité où tout est indifférencié. Donc, on peut d’autant plus facilement manipuler les êtres s’ils n’ont pas d’attachement, s’ils n’ont pas de passion. On peut passer de l’un à l’autre, on peut accepter… on en revient toujours à : on avale n’importe quoi.

Antoine Mercier : Il y a la panne du sensible.

Annie Lebrun : Oui.

Antoine Mercier : La sexualité, je ne vois pas. La sexualité est aussi rendue utilitariste, on va dire.

Annie Lebrun : Oui, c’est ça. Elle participe aussi de cette sorte d’échanges généralisés, indifférenciation, d’interchangeabilité des êtres.

Antoine Mercier : Comment on en sort alors, Annie Lebrun ? Par exemple, vous, comment vous faites ?

Annie Lebrun : Moi, je ne sais pas. je n’ai pas de conseil, ni de recette à donner. Mais je pense qu’il est temps de dire non à tous les niveaux. Chacun peut dire non. Aussi bien les artistes que les intellectuels peuvent dire non à tout ça et avoir cette distance qui est la chose la plus rare aujourd’hui qui est le discernement. Cette sorte de distance critique existe de moins en moins.

Antoine Mercier : Parce qu’aussi on est pris par les écrans, par la manière de… Moi, je pensais toujours que la donnée sociologique fondamentale de la part de l’écran dans le temps de vie. Quand on parle des débuts de la télé jusqu’à maintenant, ça prend des proportions considérables.

Annie Lebrun : Ça a une fonction hypnotique.

Antoine Mercier : Donc, il faut déjà commencer à fermer un peu les écrans. Pour revenir à des choses plus terre-à-terre, plus concrètes, politiques est-ce que la période politique du sarkozisme en général vous paraît particulièrement adaptée à ce qui se passe ?

Annie Lebrun : Ah oui, complètement. Oui, justement, c’est l’expression de tout ça. Avec aussi cette sorte d’effondrement du langage. Quand on écoute ce que dit Sarkozy, ce qui vient de la façon dont c’est dit mais c’est hallucinant à la fois comme frontiérisme ( ?), comme approximation, à écouter comme texte c’est à hurler. Donc, on voit bien cette sorte de ravage qui a eu dans le langage. Il suffit d’écouter ces discours-là. Il y a tout. Il y a le kitch culturel, tout est mêlé. On voit bien aussi que les choses sont déconnectées, n’ont plus de rapport avec la réalité, que les idées sont des idées sans corps, ça ne renvoi à rien mais avec cette fonction hypnotique de la formule, du langage qui se substitue, qui a le même rôle que l’écran, que les écrans. Et ça aussi c’est très grave parce que longtemps on a opposé la parole à l’image, pas du tout, maintenant la parole a cette fonction justement d’hypnose.

Antoine Mercier : Alors, effectivement, à partir de là, on n’a plus beaucoup de chemins, si la parole elle-même est atteinte, si l’on ne peut plus dire la chose, c’est un peu la…

Annie Lebrun : Je me demande aussi… toutes les armées de linguistes qu’on a actuellement à quoi ça sert parce qu’eux aussi devraient, je ne sais pas, peut-être qu’il serait temps de regarder cette sorte de… là aussi il y a une catastrophe, c’est une marée noire dans le langage.

Antoine Mercier : Est-ce que vous faites un rapport avec le système communiste qui s’est effondré lui aussi, qui avait aussi ses problèmes de langages ? Est-ce qu’il y a une analogie à faire entre le régime communiste par exemple et le régime dans lequel nous sommes à ce niveau-là évidemment pas au niveau concret de politique et économique ?

Annie Lebrun : Oui, il y a une analogie. Orwell a très bien repéré ce dont il s’agissait justement avec la « double pensée » et aussi avec ce langage qui sert justement à désigner le contraire pratiquement de ce qui est. Mais j’ai l’impression qu’avec ce qui est aujourd’hui en place, il y a quelque chose de plus insidieux qui est en marche et qui est justement cette sorte de technicité, de fausse objectivité, qui envahit, qui tend à rendre compte de tous les états et de tous les sentiments. Tout d’un coup, c’est la grossièreté de ces instruments pseudo-scientifiques et qui en même temps sont complètement inadapté à ce dont il faut rendre compte.

Antoine Mercier : Parce que cette servitude est volontaire alors que dans les régimes communistes elle était à moitié volontaire on va dire, peut-être.

Annie Lebrun : Oui, on est moins, comment dire, prévenu, on n’est pas prévenu contre ça.

Antoine Mercier : Logiquement il devrait y avoir des dissidents, ici par exemple. Est-ce que vous pensez que ce serait un concept ?

Annie Lebrun : On peut dire ça comme ça. De toute façon, c’est beaucoup moins difficile à vivre justement cette dissidence-là si elle existait et c’est ça qui est très curieux, justement il y en a très peu.

Antoine Mercier : Oui, parce que vous dites qu’elle est plus facile à vivre en même temps…

Annie Lebrun : Oui, elle est plus facile à vivre. Elle donne des avantages. Et moi, c’est ces avantages-là qui me font bosser, regarder de façon critique.

Antoine Mercier : Ne pas se faire récupérer pour sortir de la servitude volontaire c’est quand même un programme qui est un programme d’une révolution humaine, on peut dire, un moment historique. Si l’analyse que vous faites, la perception que vous avez correspond, j’allais dire à la réalité, je ne voudrais pas utiliser ce mot, mais là on a quand même à faire, pour conclure, à la fin de quelque chose historiquement peut-être ? C’est ce que vous diriez, avec la période que l’on vit aujourd’hui ?

Annie Lebrun : Oui, ce qu’il y a aussi d’intéressant dans ce qui s’est passé, le côté énorme de cette crise avec son effet de dominos, ces réactions en chaîne, c’est que peut-être pour a première fois il y a une suspicion générale de ce monde-là. Avant, il y avait ces critiques partielles, tout à coup on a le sentiment, d’un côté avec les catastrophes écologiques…, les êtres commencent à prendre un peu de recul et a avoir une suspicion justement contre les valeurs, les idées, contre ce qu’on essaye de nous vendre. Et ça, c’est peut-être ça qui peut empêcher d’être complètement pessimiste.

Antoine Mercier : Avec le regroupement, la perception que peut-être les problèmes de chacun individuellement sont issus peut-être de cette même question, je pense à cet « Appel des appels » qui a été lancé pour regrouper tous les mouvements de protestation, chacun y ressentant le problème dans son cas concret mais finalement en remontant suffisamment haut, on arrive à trouver que peut-être la cause est peut-être sinon commune du moins analogue et à ce moment-là peut-être comme ça que se recréerait, que se cristalliserait quelque chose qui s’opposerait au système.

Annie Lebrun : Oui, mais je pense aussi que ça dépend aussi de chacun. Moi, j’ai une grande méfiance à l’égard des organisations et je pense que chacun peut, a les moyens de prendre cette distance, a les moyens de dire non à des choses. Il suffit d’avoir une sorte de petite distance critique et là, on peut commencer à dire non. Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est que dans ces cas-là, comme la servitude est contagieuse, eh bien la liberté est contagieuse aussi. Et il suffit qu’il y en ait quelqu’un qui dise non pour que ça commence à se répandre.

Antoine Mercier : Eh bien, voilà, ça sera une conclusion encore plus optimiste. Merci beaucoup Annie Lebrun d’avoir accepté notre invitation.



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