Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on retrouve Patrick Chemla pour poursuivre notre exploration des manifestations, des causes de cette crise que nous vivons aujourd’hui. On a choisi d’enquêter du côté de la folie. On sait évidemment, depuis Michel Foucault, que la manière dont une société considère la folie, est un indice qui en dit bien long sur cette société elle-même. Patrick Chemla vous animez le Centre de jour Antonin-Artaud de Reims en tant que psychiatre, psychanalyste aussi. Vous êtes inscrit dans le mouvement de psychothérapie institutionnel. Dans votre secteur, comment décririez-vous les manifestations de ce qui pourrait être ces symptômes de crise ?
Patrick Chemla : Eh bien écoutez, pour vous répondre, je vais être obligé tout de même, pour répondre à une question aussi massive, d’effectuer un détour historique. Je pars effectivement, à partir de ma pratique de psychiatre, d’une expérience de la folie qui est une pratique à l’entrecroisement du politique, de la psychanalyse, mais aussi de la création et des Arts. Il ne faut pas oublier cette dimension, et je pense qu’il ne faut pas confondre ni compiler tous ces registres comme le font beaucoup de psychanalystes, qui font une sorte de psychanalyse appliquée pour expliquer, dire la vérité des phénomènes sociaux. Donc le détour par l’histoire que je vous propose, puisque le mouvement de psychothérapie institutionnel est relativement peu connu, ce mouvement qui m’inspire, est né pendant la guerre, pendant la Résistance à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, sous l’inspiration de François dos Cayes, qui était lui-même un réfugié de la Guerre d’Espagne, et qui apportait cette expérience politique, et qui apportait également, d’entrée de jeu, un appui sur la psychanalyse. Alors, c’est pour vous dire, puisqu’au fond on parle de la crise, que c’est au cœur d’une crise monstrueuse, la catastrophe du nazisme, une catastrophe dans la culture, et dans une posture de résistance active que s’est inventée justement une méthode qui va transformer la réalité de la psychiatrie. C’est-à-dire que dans cet hôpital psychiatrique, il n’y a eu aucun malade mental, par exemple, qui est mort de faim alors que des milliers de malades mentaux sont morts pendant la guerre - et c’est quand même tout à fait remarquable- et comment ça s’est passé ? Ça s’est passé avec une posture tout à fait revendiquée, d’illégitimité. On parlait tout à l’heure de désobéissance, c’est-à-dire qu’il y a eu en permanence des falsifications de cartes pour que les gens puissent manger à leur faim, il y a eu des planques de résistants, d’artistes, de poètes, de juifs, qui venaient et qui venaient faire les fous pour se cacher. Alors, c’est important comme fondation cette notion de résistance, voyez…
Antoine Mercier : Ça, c’est pour l’état d’esprit dans lequel vous vous situez…
Patrick Chemla : Tout à fait.
Antoine Mercier : Si on peut passer à aujourd’hui pour voir quel est l’état de la psychiatrie, du rapport que l’on peut avoir ou que les institutions ont par rapport à la folie.
Patrick Chemla : Tout à fait.
Antoine Mercier : En pensant au discours du président de la République pour commencer.
Patrick Chemla : Aujourd’hui, nous sommes les héritiers de cette histoire, et aussi de son démantèlement. C’est-à-dire qu’au fond, depuis l’après-guerre, il y a eu un très long mouvement qui avait produit ce qu’on appelait « le désaliénisme » qui avait produit une ouverture des hôpitaux psychiatriques, qui avait essayé de détruire l’asile pour bâtir son contraire. Ça avait été ce qu’on appelait en France « la politique de secteur ». Moi, j’en étais partie prenante. On a eu l’impression, sûrement fausse, que quelque chose d’irréversible était engagé qui faisait que la folie allait revenir au cœur de la cité avec non seulement, une approche soignante mais une approche culturelle de ces phénomènes. Or, nous sommes depuis 20 ans maintenant - ça ne date pas du discours de Sarkozy - dans une sorte de renversement extrêmement bureaucratique et gestionnaire qui date, on peut le dire, je dirais de la déconvenue du premier ministère Ralite qui avait marqué à l’époque, donc la reprise de tout ce discours, le discours, on va dire surréaliste, et aussi ce discours dit « du secteur » Depuis 20 ans, nous sommes vraiment dans une régression qui allait en s’aggravant…
Antoine Mercier : Alors, pourquoi ? Expliquez-nous pourquoi, en quoi c’est une régression et de quoi il s’agit ?
Patrick Chemla : La régression au fond tient dans ce qui a été rappelé dans l’« Appel des appels », c’est-à-dire une gestion purement bureaucratique de la folie, une impression qu’il suffit d’évaluer, de compter, de mesurer les actes, de mesurer même la productivité de ces actes et de croire qu’on peut mesurer, en quelque sorte, l’inestimable de l’humain. Il y a quelque chose d’une véritable folie sociale, une folie bureaucratique, qui s’est emparée là de l’État, dans ses plus hautes sphères, et nous arrivons à un retournement, avec une reprise même du discours de Michel Foucault : détruire l’asile, pour en fait détruire tout. Et ça, c’est quelque chose vraiment qui était déjà là et contre lequel nous nous insurgeons depuis de longues années.
Antoine Mercier : Si on essaie d’élargir cette incapacité à reconnaître, disons la folie comme quelque chose d’extérieur et donc peut-être de non maîtrisable, est-ce que ce n’est pas une relation à l’altérité en général qui pose problème dans la société, et qui pourrait être un des symptômes de cette crise, de cette crise dont on voudrait sortir précisément ?
Patrick Chemla : Tout à fait. Croire que la folie est extérieure à l’humain alors que c’est au plus intime du sujet, c’est vraiment une folie qui est tout à fait actuelle. Croire que l’on peut la maîtriser, alors qu’elle est tout à fait irréductible et qu’elle participe de toutes les sociétés, que c’est un fait anthropologique, c’est là une folie encore plus grande. Il ne faut pas oublier d’ailleurs, que Nicolas Sarkozy, vous avez parlé du discours d’Anthony, cet hôpital psychiatrique s’appelle Érasme, et on peut quand même remarquer qu’on est très, très loin de l’éloge de la folie, c’est-à-dire qu’on est devant une régression des idées qui n’a quand même été possible que suite - ça c’est quand même très important - à un certain nombre de catastrophes. J’ai parlé tout à l’heure du nazisme, et donc de la Shoah, il faut quand même insister aussi sur ce qui s’est produit avec l’effondrement des valeurs de la gauche, et qui est l’effondrement, on va dire de tous les espoirs révolutionnaires qui a donné quelque chose, je dirais d’extrêmement traumatique pour toute une génération qui avait cru, je dirais d’une manière tout à fait illusoire, qu’au fond il était possible de réaliser le paradis sur terre. Alors, pour la psychiatrie, par exemple, un certain nombre dont j’ai été, ont cru qu’il était relativement possible de défaire ce que le grand renferment dont Michel Foucault avait parlé, c’est-à-dire de défaire les asiles, de les abattre et de bâtir le contraire. On s’est aperçu que c’est la folie, certes il y avait une phase créative mais que ça avait aussi une phase de destruction, de crise, de catastrophe, et contrairement à tous les discours un peu bêtes qu’on entend en ce moment, dans la catastrophe il n’est pas du tout sûr quand même qu’on puisse traverser, il y a un grand risque d’effondrement. Donc, le rapport à la crise et à la catastrophe, toute la question pour nous a été de bâtir, et c’est ce que nous avons fait depuis trente ans, de bâtir des réponses, de bâtir je dirais des dispositifs, des lieux vivants qui permettent justement de traverser avec ces personnes qui s’effondrent ces zones de catastrophe.
Antoine Mercier : Voilà, et donc ça, je vous propose d’en parler dans un instant parce qu’on va faire ne enregistrement pour le site internet. On retrouve sur notre évidemment cette intervention et puis une interview plus en longueur, on aura encore beaucoup de chose à dire et à vous entendre, Patrick Chemla. Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.
[Bonus, suite]
Antoine Mercier : Patrick Chemla, nous nous retrouvons pour prolonger la conversation qu’on vient d’avoir sur l’antenne, nous étions le vendredi 23 janvier, je dis ça pour ceux qui nous écoutent sur le site évidemment. Peut-être qu’on pourrait reprendre ce dont on parlait, notamment les symptômes actuels du malaise qui peut-être peut être mis en rapport avec la crise plus globale dans votre secteur à la fois la psychiatrie, la psychanalyse, l’enseignement, la manière dont on traite à la fois les études et les patients.
Patrick Chemla : Écoutez, souvent, dans les mouvements de contestations ce qui est mis en avant c’est le manque de moyens. Ce qui est tout à fait réel et on a actuellement une pénurie dans la psychiatrie et dans la santé qui est tout à fait organisée, et qui est assez catastrophique mais plus profondément, je crois qu’on est en train de participer d’une vraie crise de la culture qui se traduit à tous les niveaux en particulier au niveau du formatage de la pensée. Il y a une pensée qui devient de plus en plus instrumentale. Alors, ça, c’est vrai pour la psychiatrie depuis un bon moment, c’est-à-dire que tout ce qui était vrai lorsque j’ai commencé à travailler en psychiatrie dans les années 75, l’apport des sciences sociales, l’apport de la psychanalyse, l’apport des arts et de la création se trouve actuellement tout à fait extérieur au champ. On a tendance à réduire la pensée du psychiatre à la seule prescription de médicaments ou à la limite des mesures d’assistance sociale pour réduire la maladie mentale. Dans les facultés de psychologie, c’est également le même mouvement qui est en cours avec la suppression, un peu partout quand même, de l’enseignement de psychopathologie et le rejet de l’enseignement de psychanalyse. A Reims, par exemple, j’avais lancé un enseignement, avec quelques collègues, de psychanalyse et de psychothérapie institutionnelle, pour les étudiants en Master en psychologie clinique, et cet enseignement vient d’être supprimé à la rentrée.
Antoine Mercier : Avec une explication ?
Patrick Chemla : Avec aucune explication. C’est-à-dire qu’il y a un recentrement sur de pures techniques instrumentales, c’est-à-dire le comportementalisme et le cognitivisme. Et ce mouvement-là n’est absolument pas local à Reims mais se généralise en France. Plusieurs, je crois maintenant 4, universités ont vu leur enseignement de psychopathologie supprimé et cela au profit de techniques purement instrumentales. Donc, il va y avoir des psychologues qui vont sortir des facultés sans avoir jamais entendu parler de Freud. Bien sûr que l’enseignement universitaire est largement insuffisant pour se former à la psychanalyse mais tout de même, c’est quand même assez inquiétant.
Antoine Mercier : Alors, redite, pour souligner bien, ça, c’est le symptôme de quoi ? Qu’est-ce qu’on rejette ? Qu’est-ce qu’on refuse ? Qu’est-ce qui est dénoncé ? Ou qu’est-ce qu’on veut éviter avec ça ?
Patrick Chemla : Il me semble quand même que ce qui se trouve rejeté c’est la complexité de la pensée, c’est l’apport justement de l’hétérogénéité et au fond de forme de rapport avec l’intime du sujet pour s’intéresser uniquement à la phase comportementale et aller - je crois vraiment que la dimension du temps est importante pour comprendre ça – vers quelque chose de court, de rapide, des techniques on va dire qui vont rééduquer en 10 séances, thérapie brève, thérapie comportementale, médicalement alors là, il y a une immense imposture, on croit que les médicaments peuvent guérir, ça vient d’être dénoncé pour le Prozac mais on continue à en prescrire largement, et actuellement…
Antoine Mercier : Ça ne guérit pas les médicaments, ça ne soulage pas quand même un peu…
Patrick Chemla : Tout de même, les antidépresseurs peuvent soulager évidemment dans des dépressions les plus grave et j’en prescris lorsque c’est nécessaire mais il y a une étude américaine qui a montré, je crois il y a à peu près un an, qu’en fait leur efficacité était tout à fait illusoire dans les dépressions légères. Ils sont actuellement donnés à peu près comme les antibiotiques par les généralistes, c’est une des prescriptions les plus importante je crois en France. Alors une efficacité relative et pour les antipsychotiques, comme on les appelle, ce qui est un drôle de mot, c’est maintenant une espèce de discours courant, incroyable, de croire qu’il suffit que les patients psychotiques prennent leur traitement pour que tout soit réglé. Or, lorsqu’on travaille, il suffit d’être depuis quelques mois en psychiatrie, on sait très bien que c’est un immense mensonge, que les patients qui prennent leur traitement peuvent tout à fait garder leur délire. D’ailleurs, notre but n’est pas du tout de forcément supprimer le délire puisque le délire, c’est au fond l’idée de Freud, c’est une tentative de reconstruction après la catastrophe, une tentative de guérison. Donc, l’idée au fond, pour moi, d’utiliser, d’avoir un usage modéré, tempéré, comme le clavecin, des médicaments pour surtout entrer en relation avec le patient, construire avec lui et reconstruire justement du lien social et de la relation humaine.
Antoine Mercier : Alors, là, est-ce qu’on peut – c’est un peu facile- passer à l’étape collective à partir – on reviendra sur des questions proprement psychiatriques tout à l’heure- oui, vous voulez dire quelque chose avant, allez-y.
Patrick Chemla : Je voudrais quand même dire que par rapport à cet enseignement, à cette transmission, nous nous trouvons vraiment dans une grande difficulté. Je parlais tout à l’heure du rejet de l’enseignement de psychanalyse à Reims, malgré toutes les pétitions que nous avons faites, on a quand même 1200 signatures pour un événement local, eh bien nous n’avons eu aucune réponse. Nous allons donc tenir un forum à la mairie de Reims et nous attendons pas mal de monde pour essayer de protester. Et ce forum, tout à l’heure on a parlé de l’« Appel des appels », se trouve justement tout à fait en liaison avec tous ces appels qui courent parce qu’au fond il y a une grande unité, profonde entre ce formatage de la pensée, cette rupture de transmission et puis ces attaques politiques qui viennent du plus haut sommet de l’État. Il n’y a pas un Machiavel qui organise tout ça mais ça fait partie des phénomènes sous-terrain qu’une sorte d’inconscient du politique qui est en train là de miner gravement la culture et de la rabaisser.
Antoine Mercier : Ça sert à quoi finalement miner la culture, la rabaisser, empêcher de penser ? On a quand même l’impression que c’est une société du contrôle sans qu’il y ait effectivement de grand chef au-dessus qui l’organise forcément, consciemment.
Patrick Chemla : Tout à fait.
Antoine Mercier : Et ça, c’est ça qui est inquiétant aussi.
Patrick Chemla : C’est une société du contrôle mais c’est une société en premier lieu de l’utilitarisme. Une pensée purement utilitariste et ça c’est vraiment on va dire le soubassement de toute cette affaire. Croire qu’on peut au fond complètement je dirais se passer de ce qui est de l’ordre de la dépense, ce que Georges Bataille appelle la dépense, ce qui est de l’ordre de l’improductif, ce qui est de l’ordre on va dire du sacrifice, de la fête, et croire que l’on peut raisonner uniquement en termes économiques. Il y a quelque chose là d’un dérapage qui est au fond le fait même de la société marchande et capitaliste, qui jusqu’à présent on va dire n’avait pas connue de crise. Or, tout de même, ce qui est intéressant, par rapport à ça, on est dans la fin d’une illusion, il me semble si je peux me permettre cette reprise d’un terme de Freud. On est dans la fin d’une illusion c’est-à-dire que cette affaire-là s’est effondrée, elle est en train de s’effondrer sous nos yeux…
Antoine Mercier : Alors, l’affaire, c’est quoi ? C’est le capitalisme ?
Patrick Chemla : L’utilitarisme.
Antoine Mercier : L’utilitarisme. Qui démarre quand ?
Patrick Chemla : Je dirais quand même qu’on en sentait les signes mais que là avec cette explosion de la crise économique on a sous nos yeux l’immense imposture en plus de quelque chose qui étai purement virtuel, des gens qui parient sur des paris… il y a quelque chose qui est en train de s’effondrer sous nos yeux, peut-être que ça va se redresser, que le capitalisme va trouver… bon, peut-être il n’empêche que ce qui était présenté comme un modèle généralisé, mondial est en train là de montrer ses limites et de montrer qu’au fond il y a quelque chose de l’ordre du politique qu’il faut restaurer.
Antoine Mercier : Comment on en est - puisqu’on en est là – arrivé à ce que ce système s’instaure ? Est-ce qu’on avait oublié idéologiquement, je ne sais pas, ou au niveau de la pensée l’histoire, on s’est engouffrer là-dedans, sans qu’il n’y ait vraiment de contrôle et aujourd’hui on est un peu dans le mur ? Mais ça n’a pas été anticipé, pourquoi ? Qu’est-ce qui s’était passé ?
Patrick Chemla : Ce mouvement a été largement anticipé. C’est-à-dire que quand je parle, tout à l’heure je citais Georges Bataille, on voit bien qu’il y a un certain nombre d’intellectuels qui même avant la guerre ont essayé de penser, justement dans, je dirais, la ligné de Boris Souvarine, de Georges Bataille et de bien d’autres, le lien social tout à fait autrement que d’une manière utilitariste. J’ai évoqué tout à l’heure, en direct, la question de la Shoah et de l’effondrement, de la cassure dans la culture que ça a pu produire et dont on ne mesure pas je dirais les conséquences encore incalculables à ce jour. Il y a ensuite ce qui se produit…
Antoine Mercier : Attendez, il faut peut-être préciser ce que vous dites, parce que vous dites des choses fortes. Juste sur cette dernière phase, vous pouvez expliquer ?
Patrick Chemla : Oui. Il s’est produit avec la Shoah quelque chose de l’ordre de l’irréversible. C’est-à-dire qu’il a été possible de passer une limite, c’est au fond toute la réflexion de Giorgio Agamben, il a été possible de franchir une limite, c’est la destruction industrielle de l’humain et au fond quelque chose là se trouve, pas seulement pour les Juifs mais pour toute l’humanité, vraiment d’une catastrophe dans la culture. Une fois que cette frontière a été franchie une fois, alors il est toujours possible de la franchir. Et cette gestion, comme ça, du politique de l’humain qui est maintenant possible, l’expression je la tire de Michel Foucault mais au fond elle s’impose. Cette gestion-là est rendue possible parce que la limite a été je dirais franchie très douloureusement. Voilà. Ensuite, après la guerre on s’en est pas tout de suite aperçu, je crois. Il faut je crois 30 à 40 ans pour qu’on s’aperçoit réellement, plus exactement qu’on élabore cette catastrophe. Il y a eu après la guerre un certain nombre d’intellectuels révolutionnaires qui pouvaient, comme Castoriadis, fonder ou dire même « socialisme ou barbarie ». Or, aujourd’hui on ne peut plus dire de telles choses, « socialisme ou barbarie », parce qu’on sait quand même, l’effondrement du communisme nous l’a montré, qu’il avait produit –le mouvement communiste, les mouvements révolutionnaires – des barbaries, je ne dirais pas encore plus grande, non, ils ont produits des barbaries que vraiment nous n’attendions pas. Là où nous attendions une relève, un autre monde, eh bien il s’est produit quelque chose de l’ordre des goulags, des massacres de la Révolution culturelle chinoise, je ne vais vous en faire le catalogue. Alors, quand tout ça s’est effondré, pour tous ceux qui avaient cru, là aussi, ça a été la fin d’une illusion, quelque chose d’ailleurs que Freud avait annoncé dès son livre sur le malaise dans la culture. Freud comparait la promesse communiste avec la promesse des chrétiens, la promesse du paradis sur terre avec la… bon, Et ça, cette promesse tout à fait visionnaire qui nous paraissait, qui me paraissait d’ailleurs, quelque peut réactionnaire à l’époque on peut mesurer aujourd’hui à quel point elle était visionnaire. Le fait que Freud écrivait cela, pourquoi il le prévoit ? C’est parce que lui, dans son analyse de l’humain, il y a quelque chose de l’ordre de la pulsion de mort, de la catastrophe on va dire dans la psyché, qu’il a vu dans es analyses, qu’il a vu je dirais aussi bien dans les cures individuelles que dans sa lecture des phénomènes sociaux. Et ça s’est mis en acte bien longtemps après sa mort, je dirais que nous en vivons les contrecoups. Une fois que ça s’est effondré, on traverse la fin ‘une illusion c’est-à-dire une sorte d’espace vide. Peut-être sommes nous en train d’en sortir.
Antoine Mercier : Dans lequel la crise est peut-être la porte de sortie. C’est ça que vous dites ?
Patrick Chemla : Je ne sais pas… Non,…
Antoine Mercier : Ou la manifestation du fait qu’on y est.
Patrick Chemla : La crise est la manifestation du fait que nous y sommes. Les sursauts tels que ces Appels sont peut-être l’embryon justement d’un surtout de vitalité pour sortir de cette crise.
Antoine Mercier : Parce que pour vous la pulsion de mort à pris le dessus dans cette affaire, si on peut parler rapidement comme ça ?
Patrick Chemla : la mort a pris le dessus effectivement, peut-être pas la pulsion de mort parce que Freud est ambigu sur ce terme et pulsion de mort c’est au fond ce qui aussi soutien la vie et on ne peut pas penser pulsion de mort sans pulsion de vie, mais il y a quelque chose d’une catastrophe qui a pris le dessus. Je crois qu’il est très important de ne pas redémarrer en relançant de nouveau cette bonne promesse on rasera gratis et qu’enfin on va finir avec les contradictions ou comme disait Marx, le règne de la nécessité. Tout ça, on sait maintenant que ce n’est plus possible et je crois qu’on a gagné quelque chose avec la fin de cette illusion. C’est très important pour tous ces Appels et tout ce que nous construisons, de l’ordre d’une utopie concrète. C’est-à-dire que nous pouvons reconstruire le politique, du politique à partir de ce que nous construisons comme lien social dans le micro social, dans les communautés, dans les collectifs de vie où nous soignons… Moi, je parle en tant que psychiatre mais je pense aussi aux liens dans l’enseignement ou dans d’autres institutions.
Antoine Mercier : Alors, c’est un thème qu’effectivement parmi nos invités on entend assez souvent quand on demande : alors, comment il faut faire ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Repartir de l’environnement proche, reconstitution à partir des cellules on peut dire et puis ensuite du tissu qui nous entoure, mais en même temps qu’est-ce qui va faire lien au-delà de ça ? C’est ça qu’on n’arrive pas bien à voir parce qu’il faudra bien qu’il y ait une dimension qui transcende si je puis dire tous ces groupes-là pour ensuite se cristalliser comme on le voit pour les Appels. Est-ce que la voie politique n’est pas une voie inévitable pour faire une proposition alternative ?
Patrick Chemla : Tout à fait mais je crois qu’il faut distinguer le politique et puis la politique. Alors, pour le moment j’essaye de vous parler du politique en tant qu’au fond, et je vais peut-être insister là-dessus, il y a quelque chose à reconstruire au niveau du tissu social le plus proche. La politique, faire de la politique, c’est absolument indispensable, c’est ce que nous faisons avec ces Appels, et je crois que ça ne sera réalisable effectivement si cette dimension de la politique arrive à se reconstruire mais cette fois sans méconnaître cette dimension du microsocial et du vivre ensemble que nous tentons de reconstruire. Alors, pour la psychiatrie, c’est quand même très important parce que la folie peut être est au fond ce qui fait symptôme de la crise profonde de la culture, ce qui s’est produit, là où les gens ont tenté de le faire, c’est comme la construction de communautés de vie et de soin, ce qu’on fait par exemple à Reims, et qui existe heureusement pas mal à d’autres endroits, je veux dire que ces formes-là d’organisations, de construction de collectifs sont extrêmement subversives, parce qu’au-delà d’un renversement des positions hiérarchiques ou des distinctions entre les uns et les autres, il y a un renversement de la cassure, de la distinction entre fous et non-fous.
Antoine Mercier : C’est-à-dire, pour qu’en comprenne ?
Patrick Chemla : J’insiste là-dessus. C’est-à-dire qu’il y a les soignants et il y a les soignés et puis on se rend compte lorsqu’on réalise justement, quand on vit, je dirais quand on partage le quotidien, on le crée avec les patients, on s’aperçoit à ce moment-là qu’il y a un renversement très fréquent des positions et que très souvent les soignants se retrouvent en position de soignés par les patients. On s’aperçoit que des gens qui sont prétendument fous, où qu’on qualifie maintenant dans la novlangue d’handicapés psychiques, comme si la folie était uniquement un déficit, on s’aperçoit que ces personnes arrivent maintenant à fonder une famille, à tenir des responsabilité et à soigner leurs soignants. Alors, ça, je ne dis pas que c’est un mouvement à encourager…
Antoine Mercier : Alors, on ne comprend pas bien quand vous dites ça. Ça veut dire ? Ils soignent de quelle façon ? C’est une métaphore ?
Patrick Chemla : Ce n’est pas du tout une métaphore. C’est-à-dire que s’il n’y avait pas un gain psychique pour les soignants qui pratiquent ce travail, dans le transfert, c’est le terme technique que nous utilisons, qui qualifie la relation qui s’instaure à ce moment-là, s’il n’y avait pas ce gain psychique qui se produisait, je crois qu’il n’y aurait même pas possibilité de poursuivre. Et le travail du thérapeute qui va travailler avec un patient psychotique consiste, à l’inverse de la situation avec des patients névrosés comme vous et moi, dans ce cas-là à se laisser d’une certaine manière analyser par le patient psychotique. Ça, c’est une position je dirais renversante dans tous les sens du terme et extrêmement enrichissante, passionnante à condition effectivement de garder parce que bien entendu il ne s’agit pas de sombrer dans la folie, de rentrer dans une folie à deux, ce n’est pas ça l’idée.
Antoine Mercier : La folie nous soignerait, si l’on peut dire, dans le rapport que l’on peut avoir avec elle en tout cas, et cette absence - si l’on fait encore une fois ce passage de l’individu au collectif – de considération de ce que la folie apporte, entre guillemet, à la société, c’est aussi un symptôme dans lequel on est, dans lequel on s’enferme c’est-à-dire qu’on devient fou soi-même par cette rupture de contact avec la folie extérieure.
Patrick Chemla : C’est exactement ça, vous m’avez entendu. Au fond, cette idée d’éradication de la folie, cette idée d’en finir avec la folie, conduit à une folie encore plus grande, on l’a qualifiée de normopathie, au fond une folie de la norme, l’empire de la norme qui n’est pas du tout quelque chose, vous voyez on parlait tout à l’heure de lois qui sont en train… c’est au fond quelque chose qui est de l’ordre de l’esprit des lois, de quelque chose qui s’impose comme une norme. Foucault parle de fabrique des subjectivités, pas au sens d’ailleurs de psychanalyse, il parle de fabrique inconsciente, où au fond on se met tous ensemble à désirer, à convoiter on va dire un certain nombre d’objets, c’est ça le biopouvoir et c’est une folie, je dirais, qui diffuse de manière tout à fait inconsciente sans vraiment qu’il y ait besoin d’aucun Machiavel. Par exemple tout le monde va penser que les fous sont des fous que l’on met dans une case à part. Tout le monde parle des schizophrènes dangereux. Ça, ce ne sont pas seulement des facilités de langage. Ce sont des choses qui diffusent à une très grande vitesse et qui sont une attaque de la langue et de la culture.
Antoine Mercier : Il y a une imprégnation très forte. Alors, c’est ça qui s’arrête peut-être parce quand vous parlez de folie on peut parler peut être aussi de cette folie simple, avec un petit « f » disons, de la part de la consommation, le fait que l’on soit avec des crédits avec la volonté d’acquérir en permanence des biens qui ne sont pas forcément d’une utilité évidente, ça, ça semble se ralentir malgré tout dans la crise. On a l’impression qu’il y a une remise en place. Est-ce que vous avez le sentiment qu’au niveau collectif de la société cette mutation, cette transformation-là, peut se faire en douceur ? Tout à l’heure à l’antenne, vous imaginiez une version, disons, un peu plus difficile. Si toutefois cette crise se prolonge et si l’on passe à autre chose, ce passage serait peut-être plus difficile qu’on pourrait l’espérer. Peut-être que l’on peut dire un mot de la manière dont on peut évoluer, dont on peut changer de système ?
Patrick Chemla : Oui, tout à fait. Je crois peu à une évolution en douceur. Je crois malheureusement que l’histoire, du siècle précédent et de ce qui est en train de se produire, nous montre que nous évoluons à coup de catastrophes successives. Malheureusement, ce sont ces catastrophes et la traversée de ces catastrophes, lorsqu’elle est possible - parce qu’après tout le nazisme aussi aurait pu réussir – mais lorsque la catastrophe est traversée alors il y a un gain de savoir qui peut se produire. En psychiatrie par exemple, tous les gains qui ont pu se produire, au niveau on va dire de l’approche de la folie, ce sont produits justement pendant ces guerres et à l’issue de ces guerres. Freud a découvert la pulsion de mort après la Première guerre mondiale. C’est comme ça qu’il l’a découverte, dans les traumatismes de guerre. Et toute l’approche des psychoses qui s’est renouvelée, pas seulement en France mais dans le monde entier, c’est après aussi la Première mais surtout la Deuxième guerre mondiale. Alors, je parlais là, tout à l’heure à l’antenne, de ce qui s’est passé en France mais un mouvement analogue s’est produit dans d’autres pays, en Angleterre en particulier, aux États-Unis… Je dirais qu’actuellement, dans tous ces conflits meurtriers, y compris en Israël-Palestine, comme ça vient de se produire, ou ailleurs, il y a quelque chose de l’ordre du trauma dans la culture et des traumatismes également au niveau des sujets. Ces mouvements-là, il ne faut pas les télescoper et en même temps ça se produit de manière simultanée et lorsque je soigne quelqu’un, je suis non seulement attentif aux traumatismes psychiques qu’il a subit dans sa lignée, avec ses parents, voire ses ancêtres, mais aussi comment ces traumatismes peuvent s’inscrire dans les traumatismes de la culture. Je n’ai pas la prétention de soigner les traumatismes de la culture et aucune interprétation ne peut soigner ou guérir un collectif, c’est là que l’on revient à la question du politique au sens beaucoup plus large, mais par contre c’est très important de prendre en compte ces traumatismes si l’on veut pouvoir appréhender ces phénomènes de la folie.
Antoine Mercier : Combatisme ( ?) dans cette hypothèse-là, crise profonde, on va parler de guerre, ça sera quelque chose qui se caractérise par de la violence, forcément, ces passages de crises profondes ?
Patrick Chemla : Je crois que… alors la violence c’est le signe que justement malheureusement quelque chose, là, a raté. Si tout se focalise sur la violence, c’est par exemple en psychiatrie en ce moment, toutes les autorités sont focalisées depuis maintenant une dizaine d’années sur une prévention de violence, ça n’a rien de nouveau. Si donc, il y a un accroissement de la violence c’est précisément parce qu’on n’a pas réussi à penser la crise. Penser on peut l’entendre dans les deux sens du terme, la pensée élaborée mais aussi y mettre un pansement. Je crois qu’il est très important d’arrêter le déferlement de violence et de le remplacer par une élaboration de l’agressivité, du pulsionnel. Il ne s’agit pas de penser qu’on peut stopper…
Antoine Mercier : Ça veut dire quoi élaboration du pulsionnel ?
Patrick Chemla : C’est-à-dire que l’on ne peut pas imaginer que l’on pourrait stopper la pulsion de mort et puis dire joyeusement soyons uniquement dans la vie. Nous travaillons avec l’agressivité, nous travaillons avec les forces de la destruction, ces forces de la destruction d’ailleurs font partie de la vie. Et c’est à la fois en les élaborons et aussi en les endiguant par tout un travail de construction de médiation d’institutions qu’on peut justement tenter de les élaborer, en faisant en sorte que les personnes les plus vulnérables, les plus à même justement, prétendument d’êtres passifs- objets de soi, puissent prendre des responsabilités, puissent être sujets et acteurs de leur histoire que l’on arrive tout à fait à endiguer ces phénomènes de violence.
Antoine Mercier : Aujourd’hui, vous, personnellement, vous êtes engagé dans ce mouvement, on l’a dit, vous avez vraiment le sentiment qu’il se passe quelque chose d’important, de la façon dont ça se cristallise ?
Patrick Chemla : Ah, ça, oui, tout à fait. Je dois dire que c’est un grand soulagement pour moi parce que ça fait 20 ans que j’attendais ça. Il y avait vraiment une grande régression, voyez-vous, de la psychiatrie et des psychiatres. Un grand nombre de psychanalystes, la plupart, avaient même quitté les institutions psychiatriques et ce mouvement, « La nuit sécuritaire », qui s’est lancé d’une façon tout à fait spontanée parce que nous nous sommes sentis indignés et même insultés par le discours de Nicolas Sarkozy, à l’hôpital Érasme, ce mouvement-là a eu 17000 signatures, là, en très, très peu de temps. Il y a un meeting qui s’annonce pour le 7 février, avec d’ailleurs une salle qui vient de se trouver interdite, alors qu’on l’avait réservée depuis 15 jours à l’hôpital Sainte-Anne,…
Antoine Mercier : C’est incroyable, ça. Vous avez la preuve que c’était vraiment une décision… que ça a été pris contre la manifestation ?
Patrick Chemla : Écoutez, je crois que c’est le signe politique de la peur. D’ailleurs, le titre d’un des trois manifestes qui existent actuellement, puisqu’il est question de faire des États-généraux autour des libertés autour de ce « Manifeste contre les politiques de la peur », c’est un signe de la peur pour les directeurs d’hôpitaux. Les directeurs d’hôpitaux peuvent valser dans les deux mois s’ils n’appliquent pas la politique, s’ils ne redressent pas le budget de leur hôpital, s’ils laissent passer des choses trop séditieuses. Donc, voilà. Moi qui suis en train de parler, peut-être que mon directeur frémit à l’idée que je dise des choses trop subversives. Le directeur de l’hôpital, pour revenir à celui de Sainte-Anne, a eu peur, donc il a interdit la salle. Donc, le meeting va avoir lieu, aux dernières nouvelles, à Gennevilliers.
Antoine Mercier : C’est quand ? Vous avez une date ?
Patrick Chemla : Le 7 février dans l’après-midi.
Antoine Mercier : Très bien, on retrouvera tout ça sur le site et puis j’imagine qu’il y a aussi un site sur lequel on peut consulter ?
Patrick Chemla : Tout à fait, le site effectivement…
Antoine Mercier : Lequel ?
Patrick Chemla : La nuit sécuritaire.