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D’autres regards sur la crise avec Michel Maffesoli

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien du vendredi 16 janvier 2009 entre Michel Maffesoli et Antoine Mercier.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, durant son journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », nous accueillons aujourd’hui le sociologue, le sociologue, Michel Maffesoli, professeur à la Sorbonne. Bonjour Monsieur.

Michel Maffesoli : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous venez de publier un livre qui s’intitule « Apocalypse » à CNRS-Éditions. Apocalypse, que vous entendez dans son sens, disons originel, à savoir que ce serait le moment d’un avènement. Dans un point de vue que publie La Tribune, ce matin, vous écrivez par ailleurs, « qu’un cycle nouveau commence ». Alors évidemment, vous êtes le bienvenu dans cette émission où on essaie de tracer des grandes perspectives sur cette crise. Première question : à quelle crise avons-nous affaire ?

Michel Maffesoli : Surtout pas uniquement à une crise économique. Je pense que c’est ce que l’on analyse en général, c’est-à-dire finalement réduire toute analyse sociale à l’économie. Moi, je pense que c’est surtout, pour dire un mot, une crise sociétale, qui est au fond, quelque chose qui fait que les grandes valeurs sur lesquelles s’était élaboré, sur les trois siècles qui viennent de s’écouler, le mythe du progrès, et on a toute une série d’exemples qui montrent que dans le fond il n’y a plus créance en ce mythe du progrès. Alors qu’après, cela ait des conséquences réelles et non moins visibles concernant le chômage, concernant la délocalisation, etc. c’est évident, mais à mon sens, c’est d’abord une crise dans les esprits.

Antoine Mercier : Les symptômes dans l’économie on les voit, on en parle tous les jours, est-ce que vous voyez dans votre secteur, la sociologie au sens large, d’autres signes de cette même crise ?

Michel Maffesoli : Oui. Vous dîtes symptômes, bien sûr, moi, ce qui me paraît important, en tout cas, moi c’est ce que j’essaie de faire depuis de longues années, c’est-à-dire avoir une analyse radicale, pas simplement critique, mais voir à un certain moment quelle est la racine des choses. Le principe, il est simple, si vous voulez, pour reprendre des gros mots qui avaient été proposés par soit Michel Foucault, soit par Thomas Kuhn dans « L’histoire des idées » d’un côté, « L’histoire des sciences » de l’autre, il y a des grands paradigmes. Foucault parle d’une épistémè. Des cycles qui durent pendant trois siècles où telle grande valeur va prédominer. Cet ensemble de valeurs qui se sont élaborées au XVIIe, XVIIIe, apogée au XIXe, ce qu’on appelait le mythe du progrès, eh bien c’est le travail, c’est la foi en l’avenir…

Antoine Mercier : La valeur travail.

Michel Maffesoli : La valeur travail…

Antoine Mercier : Qui, vous dites, vient de Karl Marx en passant par Sarkozy et Royal donc.

Michel Maffesoli : Qui est surtout d’abord une expression marxienne dans « Le capital », bien évidemment. Et c’est amusant de voir qu’actuellement, les politiques le reprennent. Moi, je pense que ça devient de l’incantation, la valeur travail. On ne parle jamais autant d’amour que dans un couple qui va se séparer. Et moi je pense que dans l’esprit du temps, cette valeur travail est une incantation. On chante quelque chose dont on n’est pas convaincu. Bon, à mon sens, voilà typiquement ce qui est la saturation sociétale d’une grande valeur, soyons clair, qui a bien marché, ça a fonctionné, ça a payé, ça ne paie plus. Et donc, les conséquences ou les manifestations, les effets, je dirais, de cette saturation, eh bien c’est l’émergence de ce qu’on appelle la crise économique. Je dis bien saturation, vous voyez, je ne veux pas dire par là que le travail - comme on le disait en 68, ne travaillez jamais- n’existe pas mais il est relativisé par bien d’autres choses. Moi je pense qu’à côté de cette fameuse valeur travail, qui est le fondement même de l’économie dans le fond, eh bien est en train de ressurgir d’autres choses, l’idée de créativité, de création, faire de sa vie une œuvre d’art, tout l’aspect, je dirais qu’on avait laissé de côté, le jeu, le rêve… Toutes ces choses qui sont des paramètres humains aussi, que l’on avait délaissé encore au profit de ce grand mythe du progrès, on avait totalement mis sur le côté de la route.

Antoine Mercier : Alors, vous dites ça parce que vous êtes sociologues et puis vous réfléchissez de votre bureau mais on n’a pas l’impression que cette prise de conscience soit vraiment très forte aujourd’hui. Tous les discours officiels, en tout cas, c’est de dire « ça va reprendre en 2010, à la moitié de 2010, ça va revenir, comme avant finalement… » Est-ce que vous pensez qu’il y a un aveuglement par rapport à ce qui se passe ?

Michel Maffesoli : Non, je pense qu’il y a, ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine, moi, je suis sociologue, j’essaye de mettre en perspective les choses, il ne faut pas croire que nous vivons là une période exceptionnelle. Je dis uniquement que comme cela s’est présenté, ceux qui ont le pouvoir de dire, vous, moi, les politiques, eh bien sont déconnectés par rapport à la réalité. Et donc, du coup, eh bien on continue à avoir ses illusions… oui, dans un an, dans deux ans, dans six mois, ça va reprendre. Non. Ou plutôt, oui, peut-être, j’en sais rien, ce n’est pas mon problème. Moi, je dis essayons de voir radicalement ce qui est en jeu. Or, je ne sais pas si c’est parce que je suis sociologue, mais mon travail c’est de voir encore une fois qu’elles sont les cryptes de la vie sociale, quelle est cette nappe phréatique. Une nappe phréatique ça peut se polluer, ça peut se tarir. La nappe phréatique qui a fait la modernité, ce mythe du progrès, il est tari, voilà. Donc, il faut passer à autre chose. Alors, au-delà de l’intelligentsia, c’est-à-dire, je répète, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, politiques, universitaires, journalistes, eh bien, quand on traîne un peu ses guêtres, quand on va sur les trottoirs, là, tout simplement, eh bien on se rend bien compte qu’il n’y a plus cette créance, il n’y a plus cette confiance absolue, il n’y a plus cette conscience de ces grandes valeurs modernes.

Antoine Mercier : Est-ce qu’on passe d’une valeur à une autre, d’un paradigme à un autre, sans qu’il n’y ait une crise, disons, qui ne soit pas forcément facile à passer ? Ou, est-ce que vous imaginez, vous, que tout ça va se mettre en place de manière douce ?

Michel Maffesoli : Pas du tout.

Antoine Mercier : Ah, bon.

Michel Maffesoli : Quand il y a un changement de paradigme, cela se fait dans les cris et les tremblements. Et nous vivons actuellement quelque chose de cet ordre. Mais je préfère, j’ai employé le mot, je le redis et je l’explique, saturation. En chimie, la saturation c’est quand les diverses molécules qui composent un corps donné ne peuvent rester ensemble, divorcent, ça s’effondre. Mais dans le même temps, ces mêmes éléments de base vont rentrer dans une autre composition et donc l’émergence d’une nouvelle manière d’être ensemble, d’une nouvelle civilisation, d’un nouveau paradigme. Mais il est bien évident que cette crise de passage d’un paradigme à un autre, eh bien se fait d’une manière dure. Prenons juste un exemple simple, cette fameuse crise existentielle, cette crise d’adolescence. Cet enfant est bien dans sa tête bien dans son corps, puis tout d’un coup, son corps se boutonne, se craquèle, ses idées qui étaient assurées ne sont plus assurées, eh bien avant qu’il trouve une autre forme d’équilibre, ce n’est pas facile. C’est ce que nous vivons.

Antoine Mercier : Voilà, peut-être crise d’adolescence. En tout cas, merci beaucoup Michel Maffesoli. D’avoir accepté notre invitation. Je rappelle que vous publiez, à CNRS-Éditions, enfin, ça va sortir dans quelques jours, un livre intitulé « Apocalypse ». On prolongera cette discussion sur notre site internet, Franceculture.com, sur lequel vous retrouverez aussi l’interview en longueur avec Jean-Claude Guillebaud, et naturellement notre forum qui reste ouvert pendant la période…

[Bonus, suite]

Antoine Mercier : Nous prolongeons notre discussion avec Antoine Mercier, sociologue, sur « D’autres regards sur la crise ». On a tout de suite compris, Michel Maffesoli, que cette crise n’avait pas seulement une dimension économique, c’est la raison d’ailleurs pour laquelle on tente une réflexion à travers ce forum et à travers ces interviews sur ce qui se passe, parce que finalement il y a comme une révélation de quelque chose aujourd’hui qui n’est pas bien défini, difficile à percevoir, on a besoin de tous le monde pour comprendre, et évidemment d’abord de vous. Alors, qu’est-ce que vous voyez ? Qu’est-ce que vous comprenez ?

Michel Maffesoli : Je peux dire des choses d’un point de vue sociologique. L’économie n’est pas de ma compétence. Je veux dire par là que je trouve trop facile de réduire justement cette crise à son aspect économique, pour tout dire les journalistes y participent, les politiques également, les universitaires, ce qui est habituel. Je veux rendre attentif à une chose, je prends un exemple historique, quand Max Weber, qui est économiste et sociologue d’ailleurs, parle de l’émergence du monde capitaliste de la société moderne au moment de la Réforme, il entre dans le fond dans l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le titre de ce livre est suffisamment instructif, que finalement c’est parce qu’il va y avoir un changement dans la conception du monde, la Réforme protestante, qu’il va y avoir ce qui va être le développement du capitalisme de la société moderne. Il a une petite phrase, c’est pour ça que je fais ce petit détour, est : « on ne peut comprendre le réel qu’à partir de l’irréel, ce qui est réputé irréel ».

Antoine Mercier : L’irréel c’est quoi en l’occurrence ?

Michel Maffesoli : En la matière, c’est le débat théologique.

Antoine Mercier : C’est ça.

Michel Maffesoli : Le débat théologique, l’interprétation que l’on va faire du travail, des œuvres, est-ce qu’on attend le résultat des œuvres uniquement dans le paradis ou est-ce qu’au contraire le fait d’être florissant c’est l’homme, ça montre qu’on était prédestiné etc.

Antoine Mercier : Pour bien comprendre effectivement, le développement du capitalisme serait fondé précisément sur cette prédestination, c’est-à-dire qu’on a le salut par les œuvres qui sont le signe que nous avons la grâce et que nous pouvons être sauvés, c’est pour ça que le capitalisme s’enclenche.

Michel Maffesoli : Voilà.

Antoine Mercier : C’est pour ça que vus faites allusion à cela parce que ça, c’est ce qui s’est passé dans l’immatériel et qui a suscité un changement radical concret.

Michel Maffesoli : Il dit : irréel, réel.

Antoine Mercier : Irréel, réel.

Michel Maffesoli : Cet irréel, entre guillemets, engendre le réel. Pourquoi je donne cet exemple ? C’est pour dire que quand il y a changement de cycle, moi je crois qu’on est dans un changement de cycle, si l’on reprend le mot de Thomas Kuhn, un changement de paradigme. Un paradigme, c’est une matrice où nos modes de représentation changent donc ça va avoir comme conséquences des modes d’organisation. Dans ces moments-là, il est peut-être important d’être attentif à cet imaginaire, à ces grandes valeurs qui ne sont pas simplement économiques mais qui ont des conséquences économiques. Voilà pourquoi je dis, c’est trop réducteur que de voir uniquement, ou d’analyser que les aspects, les conséquences, les effets économiques de cette crise. Il faut venir en-deçà, il faut voir en quelque sorte comment il y a, je dis bien, un sous-sol. Comme dans une attitude individuelle, la révolution freudienne, c’est montrer que dans le fond l’individu ne peut pas se comprendre simplement par sa partie émergée. Il y a le côté immergée qui est là, cet inconscient. Eh bien à bien des égards, il est important d’être attentif à cet inconscient collectif.

Antoine Mercier : Alors, allons-y, pour aujourd’hui.

Michel Maffesoli : Moi, je dirais que par un mouvement de balancier, dans les grandes histoires humaines, on voit comment, pendant longtemps, prédominent, j’emploie cette figure mythologique, la figure de Prométhée, c’est celui qui vole le feu aux Dieux, qui va mettre le début de la technique, du travail, etc. c’est les valeurs prométhéennes, comme on dit, elles sont de trois ordre : la foie en l’avenir, la raison et le travail. Je dirais que les trois siècles qui viennent de s’écouler, de diverses lanières en les nuançant, en les complexant etc. ont mis l’accent sur l’impératif catégorique du travail : Tu dois. C’est quand ? Tu montre comment il y a réalisation de soi, tu te réalises. Tu ne deviens un homme que si… Il n’y a réalisation du monde que si… Travail, pivot. Comment cela se fait-il ? Prévalence de la raison. On sait où l’on va. L’être en somme va être rationnalisé. Et troisième élément, eh bien, c’est la foi en la raison, c’est le grand mythe du progrès qui s’élabore au XIXe. Voilà pour moi, je dirais le tripode en quelque sorte de l’inconscient collectif moderne. Je dis bien moderne. C’est le XVIIe qui s’achève, pour moi, dans les années 50 du XXe siècle.

Antoine Mercier : Ah bon, aussi tôt que ça ? Parce que déjà vous voyez des craquements, à ce moment-là.

Michel Maffesoli : Oui, oui.

Antoine Mercier : Je vous laisse poursuivre.

Michel Maffesoli : Oui, on pourrait revenir là-dessus, moi je pense que c’est important. Très souvent on pense que c’est 60, Berkeley en 64, les soixante-huit en Europe, qui marquent la fin de la grande période moderne, moi je dis que c’est les années 50 quand il y a une esthétisation de l’existence, pour dire bref, c’est l’invention du design. On va rendre belle la casserole. Voilà un petit truc de rien du tout, un petit détail, je dis la casserole, vous voyez, tous ces objets familiers dans le fond qui ont leur fonctionnalité et en plus on les habille, on les pare. Moi, je dirais que cette invention du design, cette esthétisation de l’existence fait que justement on ne va pas être uniquement attentif à la fonctionnalité des choses. A partir de ce moment-là, les années 60 le montrent bien en disant « faire de sa vie une œuvre d’art », « on n’a pas envie de perdre sa vie à la gagner », toutes choses de cet ordre, ça se perd un peu, puis à mon avis dans les années autour de 80-90, ça revient en force et là maintenant, ça s’affiche, ça s’affirme. Et émergerait alors, et voilà pour moi le deuxième moment en quelque sorte, non plus les grandes valeurs prométhéennes mais pour dire bref les valeurs dites dionysiaques. Prométhée, Dionysos. Prométhée, eh bien justement ce n’est pas justement le travail, c’est la création où on va intégrer des paramètres qu’on avait laissés de côté : le rêve, le jeu, l’imaginaire. Deuxièmement, ce n’est pas simplement la raison mais l’imagination. Et troisièmement, ce n’est pas le futur, c’est le présent. Et on n’a là quelque chose qui de mon point de vue serait ces trois valeurs alternatives aux trois grandes valeurs qui ont fait la modernité, et que c’est ce passage d’un ensemble à un autre qui arque la crise même si on en est pas conscient, bien sûr. On en prendra conscience un peu plus tard. Mais voilà mon hypothèse.

Antoine Mercier : Présent, irrationnel, ça veut dire…

Michel Maffesoli : Je n’ai pas di irrationnel, c’est vous qui le traduisez. J’ai dis imagination.

Antoine Mercier : Imagination, voilà. Malgré tout, il n’y a plus de pilote dans l’avion dans l’histoire, dans ce que vous décrivez, est-ce que ce n’est pas aussi un problème que d’avoir un hyper pilote, si je puis dire ?

Michel Maffesoli : Ça, c’est une prétention, une paranoïa de croire que l’on peut tout gérer, tout régler, qu’il faut qu’il y ait un pilote dans l’avion. On peut imaginer aussi que tout comme une vie individuelle est faite de succession de hasards, la civilisation c’est aussi chaotique. Et c’est vrai qu’on a eu cette conception de prédictibilité, de pouvoir tout maitriser, cherchant dans la racine, Descartes, « L’homme maître et processeur de la nature », on a dans cette petite formule ce que l’on a ingurgité sans bien faire attention, ce que l’on a sucé dans la petite enfance avec le lait maternel, c’est ça la vraie culture, dans le fond cette idée que tout pouvait être maîtrisé, le social et la nature. Et on se rend compte que voilà, ce social n’est pas aussi maitrisable que cela. Que cette nature n’est pas aussi maîtrisable que cela. Il y a des sursauts, il y a des chaos, dans tous les sens du terme. Il y a du chao, voilà. Oui, bien sûr il n’y a pas de pilote dans l’avion, c’est ainsi, c’est le tragique de l’existence.

Antoine Mercier : Comment on passe d’un paradigme à un autre ? Est-ce que ça se fait doucement ? Est-ce c’est petit à petit, les initiatives individuelles qui finissent par cristalliser et transformer le monde ? Est-ce qu’il faut une révolution ? Ou est-ce qu’il y a une résistance du système précédent ? Comment vous voyez les choses ? Peut-être à la lumière de ce qui a pu se passer ailleurs quand on a changé de paradigme également dans l’histoire. Et aussi une question, savoir si ce changement de paradigme aujourd’hui est de nature différente de celui des autres paradigmes. C’est-à-dire, est-ce qu’il y a eu véritablement un changement dans les idées au sens, vous avez parlé de la Réforme tout à l’heure, et lequel ? Donc, ça fait beaucoup de question.

Michel Maffesoli : Il y a beaucoup de question ais il y a deux grands ensembles qui émergent. Il est des moments, c’est ce qu’on a appelé l’ère des révolutions d’ailleurs, les historiens ont appelé ça l’ère des révolutions, c’est les trois siècles qui viennent de s’écouler où il y a eu beaucoup de révolution : 89, 1830, 1848, 1917, une queue de comètes, les révoltes ou les révolutions juvéniles dans les années 60... Des révolutions marquées par des ruptures brutales en effet. Il y a d’autres schémas et on a pu dire, moi je suis qui disent que c’est la fin de l’ère des révolutions, il n’y aura pas quelque chose de brutale forcément. Et l’autre schéma, c’est plutôt un processus, un des grands penseurs Français qui a peut-être bien vu cela, c’est notre ami, regretté Jean Baudrillard, qui parlait de « viralité », comment les choses vont se répandre par le virus, si je puis dire, par contamination. Moi, ça serait plutôt mon hypothèse actuellement. C’est-à-dire saturation de ces grandes valeurs modernes : travail, foi en l’avenir, raison. Et puis, émergence progressive dans la vie quotidienne, dans les petites choses de rien du tout mais par contamination, par « viralité » de notre ensemble de valeurs. Moi, je pense que c’est plutôt cela. Pourquoi, je propose cette hypothèse ? Parce qu’il est un élément dont il faut tenir compte, c’est Internet. Comment dans le fond l’horizontalité de la toile est en train de justement diffuser ces valeurs alternatives, qui fait qu’il n’y aura peut-être pas nécessité de quelque chose de brutal, mais par sédimentation, eh bien tout d’un coup on va prendre conscience que ce n’est plus le travail qui va être la grande valeur essentielle.

Antoine Mercier : Alors, casquette de sociologue pratique, Michel Maffesoli, comment vous voyez ces choses-là dont vous parler ? De quoi vous parlez précisément ? Est-ce que vous pouvez nous donner un ou deux exemples ?

Michel Maffesoli : Oui. Oui, il y en a. Le culte du corps, c’est-à-dire qu’on commande, d’une certaine manière, le corps qui devait être producteur et reproducteur, si on reprend une idée de Michel Foucault, il dit qu’au XIXe siècle, la seule légitimité du corps, c’est cela. Moi, j’ai employé une expression alternative à cela, une « épiphanisation », le corps que l’on habille, la mode, le corps que l’on pare, la cosmétique, le corps que l’on soigne, la musculation et autre perspective de cet ordre… Voilà, vous voyez, quelque chose qui fait « qu’est-ce que ça veut dire le corps ? » C’est un hédonisme latent, c’est-à-dire qui fait que ce n’est pas simplement ni producteur ou reproducteur mais ça vaut pour lui-même, on essaye de jouir, voilà un élément moi qui me paraît important. Un autre élément dans le débat actuel, on reste sur une vieille lune, pour moi c’est une sottise absolue, c’est l’individualisme. On a des phrases comme ça, les journalistes, les universitaires, ont des phrases toutes faites « compte tenu de l’individualisme contemporain », quand on regarde un peu, moi j’ai écrit un livre il y a longtemps, qui s’appelle « Le temps des tribus », je voulais rendre attentif au tribalisme, c’est-à-dire le fait que ce n’est plus simplement de l’individu qui va contracter avec d’autres individus, le contrat social, mais pour le meilleur et pour le pire, ce que je dis c’est pour le meilleur et pour le pire, le retour des tribus : musicales, sportives, sexuelles, religieuses… Un petit mot simple, comment le mot contrat est en train de laisser la place, sans qu’on y fasse attention, au mot pacte. Eh bien, ce glissement du contrat au pacte montre que ce n’est plus l’individualisme contractuel qui va prévaloir mais l’émotionnel de la tribu. Voilà, un deuxième exemple. Donc, là, très ancré dans la vie quotidienne, on voit bien comment le corps est valorisé, comment c’est la tribu qui est privilégié, comment ce n’est pas simplement la raison, troisième élément, qui va prévaloir mais le retour de ce terme auquel on n’est pas attentif, qui est un néologisme chez Max Weber, l’émotionnel. Ça n’existe pas en français…

Antoine Mercier : Parfois on dit émotionnel, il y en a beaucoup mais…

Michel Maffesoli : On l’emploi beaucoup actuellement mais à contresens d’ailleurs, on considère que c’est émotif, c’est-à-dire une caractéristique individuelle. Quand Weber l’emploi, c’est une ambiance dans laquelle on baigne, il y a de l’émotionnel, ça nous dépasse, on est pensé plus qu’on ne pense, on est agit plus qu’on n’agit, c’est ça l’émotionnel. Alors, voilà, on pourrait multiplier, ces trois exemples qui me paraissent importants.

Antoine Mercier : Alors, je les reprends parce que justement ils peuvent un peu être interprétés comme un peu à contrecourant : Le corps, l’émotionnel, la tribu. Est-ce que ce n’est pas peut-être aussi le produit de cette civilisation dont vous parliez parce qu’on pourrait s’attendre à ce que les comportements changent aussi par exemple sur une certaine économie de l’existence, une certaine modification des comportements de consommation, sur une entraide plus grande entre les personnes, or, vous, vous nous parlez de chose qui concernent les individus et leur environnement proche.

Michel Maffesoli : Non, moi, je n’ai pas dit l’individu.

Antoine Mercier : J’entends, mais vous voyez ce que…

Michel Maffesoli : Je pense à des tribus, disons tribu ou communauté, peu importe le mot de ce point de vue. Ce que vous dites, c’est la poule et l’œuf. Qu’est-ce qui est le premier, je n’en sais rien. Ma position n’est pas une recherche du pourquoi des choses. Je ne dis pas que ça ne soit pas légitime mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je préfère voir le comment. C’est-à-dire faire une description, la plus fidèle possible, c’est cela, c’est ainsi que je conçois le travail sociologique. Le comment, c’est ce que je vous ai dit, moi. C’est-à-dire que l’on n’est plus confronté à l’individu rationnel qui va agir politiquement, c’était ça le politique, c’est contractuel. Là, au contraire, c’est ces formes émotionnelles où pour le meilleur et pour le pire on va se rassembler. Je vous donne un exemple très simple, tiens. J’écoutais, vous l’avez entendu, comment, il y a 2 -3 jours, des émeutes se font en Lituanie et en Bulgarie, je crois.

Antoine Mercier : En Lettonie.

Michel Maffesoli : En Lettonie, pardon, excusez-moi, en Lettonie et en Bulgarie. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il était bien précisé que ce n’était pas les syndicats ou les partis qui appelaient mais le buzz, c’est-à-dire comment horizontalement eh bien se difracte une nouvelle, quelque chose était devenue important, et du coup ça se rassemble au-delà je dirais des formes habituelles, rationnelles, soit syndicales, soit partisanes qui ont bien marquées la modernité. Alors, voilà, de petits sens ( ?) qui moi me paraissent souvent très intéressants, ces flash mob, du fait que pour quelques raisons que ce soit, en la matière marquer un ras-le-bol, une insatisfaction de fond, ça peut être pour le simple plaisir ludique de se rassembler à un moment donné etc. vous voyez ça peut prendre des formes très diverses mais il y a l quelque chose n’est plus simplement l’individu rationnel. Voilà, c’est tout, ce à quoi j’essaye de rendre attentif. Je précise, je pense, j’emploie ce terme, depuis deux ou trois fois, l’intelligentsia est particulièrement déphasée pour comprendre cela, voilà. Parce que nous avons été formés par cette conception très contractuelle, très rationnelle du monde et on est perdu devant justement l’émergence de quelque chose justement qui est hystérique. Ça vient du ventre et plus simplement du cerveau.

Antoine Mercier : Mais alors, bon, effectivement on est perdu, mais moi je ne sais pas à vous entendre je ne suis pas forcément très rassuré. Qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

Michel Maffesoli : Je n’ai pas dit que c’étaient mes valeurs.

Antoine Mercier : Non, non, je ne dis pas non plus des valeurs mais qu’est-ce qui va faire tenir ensemble, collectivement toutes ces tribus ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui pourra faire fonctionner malgré tout l’ensemble de ce corps social ? Ou est-ce que ça ne sera pas…

Michel Maffesoli : Je suis d’accord avec vous. À partir du constat que je viens de faire, comment on va vivre ensemble ? Disons que ça ne sera pas simplement en dupliquant les modèles que nous avions. Il faut être attentif au fait peut-être qu’il y a un type d’équilibre qui va se trouver entre ces tribus. Il y a deux scenarii possibles. Celui qui vous fait peur, peut nous faire peur, et qui est plausible, le scénario de la barbarie. Dans ces tribus qui sont là, de quelque ordre qu’elles soient, il y a des éléments qui peuvent conduire à cela, à cette barbarie possible, après tout ce n’est pas impossible. Il y a un autre scénario, celui, je le dit au travers d’un mot un peu savant, je m’en suis expliqué dans mes divers livres, c’est le scénario de la cinesthésie. La cinesthésie, c’est une métaphore, les médecins qui montrent comment dans corps on est bien dans sa peau quand il y a l’ajustement de divers organes les uns par rapport aux autres, des solides et des fluides. C’est ça la cinesthésie telle que les médecins en parle. Le psychologue fait la même chose quand il montre le petit enfant qui apprend à marcher, il tombe, il se cogne, il est attiré par toute chose qui brille, ça saigne puis tout d’un coup cinesthésie, c’est-à-dire sensation de l’espace et de la marche.

Antoine Mercier : Étymologiquement, c’est quo ?

Michel Maffesoli : Étymologie, kenon, le tout, kinen, la cinétique, la marche…

Antoine Mercier : Le tout en marche, ‘accord.

Michel Maffesoli : Sensation de tout et de la marche.

Antoine Mercier : Bien.

Michel Maffesoli : Pour le corps, pour le petit enfant. Et moi, je proposais de parlait de cette cinesthésie sociétale. C’est-à-dire après des essais-erreurs, le sang coule, ça saigne, il y a de la mort symbolique, eh bien pourquoi le corps social ne trouverait pas cette cinesthésie, c’est-à-dire l’ajustement des diverses tribu ? C’est ça ma réponse. Les unes par rapport aux autres, ce qui est stable par rapport à ce qui est mouvant. Donc, du coup, l’émergence de fait, auquel on n’est pas attentif, de nouvelles formes de solidarité, de nouvelles formes de générosité, le développement du caritatif, du bénévolat, très concret… Vous voyez des choses comme ça qui dans le fond ne peuvent pas s’interpréter d’un point de vue strictement rationnel, mais qui n’ont sont pas moins réelles. Voilà, mon hypothèse. Une cinesthésie sociétale, mais je dis bien après une mort symbolique. Le sang va couler.

Antoine Mercier : Bon, symboliquement, j’espère, uniquement. Vous écrivez, dans cet article de la Tribune, que je citais tout à l’heure, « qu’à un certain moment la société n’a plus conscience de ce qui uni et dès lors, elle n’a plus confiance dans les valeurs qui assuraient la solidité du lien social ». Vous en avez parlé des valeurs qui se sont effondrées, mais vous parlez quand même d’une conscience de ce qui uni. Est-ce que dans la cinesthésie, il y a une conscience de ce qui uni ? Ou est-ce que c’est simplement de l’inconscient qui fonctionne un peu tout seul, comme vous l’avez dit ? En gros, est-ce qu’il ne faut pas rétablir un degré disons au-delà de l’immanence de votre système ?

Michel Maffesoli : Oui, je comprends. Oui, il y aura de la conscience, j’ai écrit cela, je crois que la crise c’est quand justement il n’y a plus conscience de ce que l’on est et que cela fait qu’il n’y a plus confiance. Mais dans le fond, avant qu’il y ait une conscience, il faut qu’il y ait justement des affects. Il faut qu’il y ait quelque chose qui n’est pas simplement de l’ordre de la conscience rationnelle. Ou alors, si je complexifiais un peu mon propos, je renverrai à ce que la phénoménologie, ou Serre en particulier, a montré comment la conscience ne pouvait pas être réductible à la simple raison mais venait de la culture, ce qui sédimentait sous la longue durée. Alors, disons qu’on est en train de faire l’apprentissage de quelque chose de cet ordre. À un moment donné, ça deviendra conscient. Pour le moment, ce n’est pas le cas.

Antoine Mercier : On s’achemine vers la fin, pour reprendre ce que vous disiez au début sur la réforme, qui avait été le démarrage théologique, on va dire, du capitalisme, protestantisme et esprit du capitalisme. Qu’est-ce que c’est la Réforme aujourd’hui, qui amène à ce qu’on va générer ce nouveau système, c’est ça qu’on ne voit bien ? Quel est le débat de fond, le débat de principe, qu’est-ce qui se passe dans l’irréel, dans l’imaginaire, quelque chose qui serait immatériel, qui précède, qui précèderait cet avènement nouveau ? Est-ce que, et j’en terminerais, ce qui caractérise cette crise aujourd’hui, c’est précisément il n’y a rien qui semble précéder par rapport aux autres mouvements ? Je pose la question.

Michel Maffesoli : Moi, je pense qu’il y a des choses. Le vrai problème, je le répète dans notre défaveur, c’est qu’on ne les voit pas. Marx, avait une très belle formule, dans ce qu’il a fait dans Le capital, il dit : « Il faut savoir écouter l’herbe pousser ». Il a fait pleinement ce travail, je considère. Dans le fond, moi en tout cas ce que je comprends bien, c’est de savoir écouter l’herbe pousser, ça ne s’entend pas mais enfin c’est là. Alors, qu’est-ce qui est là, pour répondre très précisément ? Il y a, je l’ai dit toute à l’heure de nouvelles formes de solidarité, il ya quelque chose qui fait qu’il y a une conception, employons encore ce gros mot, holistique du monde. On avait séparé le corps et l’esprit par exemple, le matériel du spirituel, la nature de la culture, on voit bien qu’il y a une sensibilité écologique qui est là. On ne peut plus dévaster le monde, il faut faire avec cette nature, il y a un processus de partenariat, voilà un premier élément. Là où il y avait encore une dichotomie, j’ai dit corps-esprit, on voit bien comment ces jeunes générations peuvent être à la fois dans un corporéisme et pleine de générosité, pleine de mystique presque. Matérialisme spirituel, j’appelle cela, moi. Vous voyez des éléments qui s’expriment un peu sottement bien sûr dans cette espèce de religiosité ambiantale actuellement mais ce sont des éléments qui pour moi sont des indices. Ça donne index ( ?), ça indique dans quel sens c’est en train de s’écouler. Alors, voilà : une sensibilité écologique, ne plus dévaster la maison commune mais être attentif à cette maison commune, cette liaison de ce qu’on avait séparé et du coup on arrivera peut-être à une conception plus entière de l’être individuel et l’être collectif. Et c’est cette entièreté qui me paraît importante.

Antoine Mercier : Et vous êtes optimiste, Michel Maffesoli.

Michel Maffesoli : Non, je constate simplement…

Antoine Mercier : Je vous pose la question.

Michel Maffesoli : Non, je n’aime pas trop cette catégorie. On me le dit souvent, optimiste ou pessimiste, c’est des catégories morales, moi, je suis immoral. La morale ne m’intéresse pas.

Antoine Mercier : Immoral ou amoral ?

Michel Maffesoli : Amoral, si vous voulez. Weber disait que la morale, c’est la logique du devoir être, ce que l’on aimerait que le monde soit. Moi, je dis ce qui est. Bon. Dans ce qui est, on voit le clair-obscur de l’existence. Dans le fond je ne sais pas si c’est optimiste en tout cas, c’est réaliste.

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