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D’autres regards sur la crise, avec Éric Pineault

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien, du vendredi 22 janvier 2009, d’Antoine Mercier avec Éric Pineault, professeur au département de sociologie de l’Université du Québec, à Montréal.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : Nous débutons donc, une série d’entretiens, « D’autres regards sur la crise », mais cette fois vue de l’étranger, parce qu’évidemment cette crise, comme on l’a compris, touche aussi bien tous les domaines de la réalité de la société, de l’économie, mais aussi tous les pays. C’est une crise mondiale, d’où l’intérêt aussi de voir des regards de l’extérieur, et on est en ligne, aujourd’hui, avec Éric Pineault. Bonjour.

Éric Pineault : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous êtes professeur de sociologie, exactement directeur de recherche à la chaire de recherche du Canada, en mondialisation, citoyenneté et démocratie. Comme à tous nos invités dans cette série, je commencerais par vous poser une question ouverte, une question large. De quoi s’agit-il, avec cette crise ? Quelles sont les dimensions que vous vous donnez, que vous percevez, dans le processus en cours ?

Éric Pineault : C’est évidemment une crise qui a un début sous la forme d’une crise financière qui maintenant se transforme en crise économique et peut être analysée en ces termes. Sur le plan technique on peut regarder la forme que va prendre cette crise économique. Mais, c’est une crise que l’on peut qualifié de sociale et culturelle, et c’est aussi une crise qui peut être comprise plus généralement comme une crise d’une certaine forme du capitalisme. Au niveau des assises sociales et culturelles, je pense qu’il y a un aspect, en tout cas de ce côté-ci de l’Atlantique, qui me semble très important, c’est que un des facteurs qui a vraiment nourrit cette crise, c’est, comme on le sait, l’endettement des ménages. Et cet endettement repose sur une transformation culturelle très importante dans la signification même du crédit et de la dette.

Antoine Mercier : C’est-à-dire ?

Éric Pineault : C’est-à-dire que pour les ménages nord-américains, la société nord-américaine, et ça c’est très long, c’est sur un siècle, il y a une banalisation du crédit et une normalisation de la situation d’endetté, et aussi une banalisation de la faillite. On peut dire qu’ici, la faillite, fait partie des solutions normales en situation de difficultés personnelles. Il n’y a pas de connotation morale problématique autour de la faillite. Il y a aussi du point de vue du rapport à la dépense, encore là du point de vue culturel et social, le rapport à l’acte de dépenser, une indifférenciation entre l’usage du crédit ou l’usage de ses propres revenus à la banque. Il y a des détails techniques sur comment le système bancaire ici fonctionne mais on peut dire que pour beaucoup de ménages, notamment dans ces trente dernières années, on s’est habitué à un niveau d’endettement très, très élevé par rapport à ( ?)…

Antoine Mercier : L’endettement est devenu la norme, pour vous, ce n’est pas la norme ou cela pose un problème de fond ?

Éric Pineault : Que cela soit normal ou pas sur le plan moral, ça, ce n’est pas du tout l’angle qui m’intéresse. C’est plutôt une transformation très importante du statut des ménages, que les ménages salariés soient à ce point endettés et utilisent avec une plus grande habitude le crédit, cela est nouveau. Une transformation, que cela soit problématique ou pas, c’est un angle par rapport à la viabilité de l’endettement. On pourra en parler dans quelques minutes. Mais, déjà là, c’est une transformation importante et qui a fait partie de cette crise de manière, on peut dire, complémentaire. D’un côté, c’est ce qui a déclenché la crise, les créances de ménages qu’on a titrisés et que l’on a vendu partout sur toute la planète. Ça, je dirais que c’est l’objet économique et financier de la crise. De l’autre côté, les surprimes, c’est beaucoup plus large, quand on s’intéresse à ce qui a été titrisé c’est beaucoup plus large. De l’autre côté, cela se rapporte à la crise de la manière suivante, c’est qu’il ya resserrement du crédit et les gens reçoivent des petites lettres de leur banque leur disant : mais votre marge de crédit, votre ligne de crédit, votre carte de crédit, tous ces instruments que vous utilisez quotidiennement pour acheter, pour vivre dans cette société de surconsommation, on vient de couper, on vient de resserrer, on vient d’augmenter les taux d’intérêts, donc, ça risque de prolonger ou même de radicaliser ce qui se passe. Donc, des deux côtés, ce rapport aux crédits a une part très importante. Je vais peut-être ajouter une troisième transformation, c’est une transformation économique mais qui affecte aussi en même temps, c’est qu’ici, contrairement à l’Europe, les salaires ont stagné depuis 30 ans. Le revenu moyen en Amérique du Nord, pour le ménage moyen, les salariés relativement bien intégrés dans la société, ces gens-là n’ont pas vu leur pouvoir d’achat augmenter par leurs revenus, par contre leur pouvoir d’achat a augmenté du côté du crédit. C’est cela aussi qui rend la crise d’autant plus problématique, ici, en Amérique du Nord, c’est que les ménages ont maintenu leur rythme, leur habitude de consommation mais fondé sur le crédit, de toute façon leur revenus n’augmentaient pas ou ils n’ont pas le réflexe d’aller comme en France, comme en Europe, d’agir politiquement, d’agir socialement pour aller chercher des revenus supplémentaires. Le mouvement syndical, ici, est complètement délaissé, il n’y a plus ces réflexes, je dirais, politiques salariés. Ça, ça a complètement disparu de la culture politique en Amérique du nord.

Antoine Mercier : Ce que vous décrivez là, c’est le démarrage de la crise, on le voit bien. Vous dites, l’endettement devenu la norme depuis un siècle, c’est cela que vous avez dit à peu près, au niveau du temps…

Éric Pineault : La très longue transformation…

Antoine Mercier : C’est cela.

Éric Pineault : Cela fait partie de la société de consommation. Du point de vue sociologique, on s’intéresse à la genèse en Amérique du Nord d’une société de consommation, c’est-à-dire d’un statut socioéconomique, ce n’est pas par la production mais par le rapport à la consommation. Nous, on observe là, je pense aux travaux de Stuart Ewen, « Conscience sous influence », on va voir que cela se construit à partir de la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, avec les premiers catalogues des premiers magasins de grandes surfaces. Des catalogues qui vont vendre à distance, par la poste, présenter les objets sous la forme d’un vaste catalogue avec des objets merveilleux. En même temps, la vente à tempérament, donc les crédits, commence à apparaître. Cela se consolide dans les années 50 avec les premières cartes de crédit, qui sont vraiment l’innovation sociale importante. Et, à partir des années 80, là, il y a vraiment, on peut dire, une transformation radicale dans le rapport au crédit, une généralisation de l’usage du crédit.

Antoine Mercier : Sociologiquement, ce moment-là de basculement, lent, de l’endettement, est-ce que sociologiquement vous y voyez le résultat de l’abandon de certaines autres valeurs, si bien que les populations se soient reportées en quelque sorte dans un espoir de consommation matérielle ? Est-ce que vous faites un rapport, disons, entre la conscience générale du pays par rapport à sa vision du monde, on va dire, au sens large ? Es-ce qu’il s’est passé quelque chose aussi dans la tête des gens pour cela se passe comme cela ?

Éric Pineault : Clairement, cela participe de ce qu’on appelle une transformation vaste de consommation, avec ce que cela implique comme valeurs matérielles, plutôt vers le matériel que vers la culture ou vers la socialité primaire, faire la fête, se retrouver dans des rapports d’amitié, c’est certain que là il y a une intensification de la réalisation de soi à travers l’usage d’objets ou la consommation d’objets. Alors, clairement, oui, il y a une transformation des valeurs. Je pense qu’il y a aussi, dans ce rapport au crédit, peut-être aussi un autre phénomène. Ce rapport au crédit se construit en même temps qu’on va voir un approfondissement d’une certaine forme d’individualisme. Une certaine forme de radicalisation de l’individualisme, un relâchement des liens de proximité, un relâchement d’un sentiment fort d’appartenance à des communautés, communauté de travail, communauté de société primaire… Et ça, c’est tout à fait fascinant, toute la publicité de ceux qu’offrent les crédits tournent toujours autour d’une certaine vision de l’individualisme. « Tout seul, avec cette carte, je peux agir, je suis omnipuissant. » Les publicités de Visa, Mastercard, Americain Express, c’est toujours ce type de valeurs qui est mobilisé dans les publicités. On peut se dire qu’à force de baigner dans cet univers d’images, on intériorise. Et autre phénomène à rajouter, je crois, ici l’âge d’acquisition des instruments de crédit maintenant est à un jeune âge. C’est souvent à l’adolescence qu’on va faire l’expérience de sa première carte de crédit ou carte bancaire, donc c’est d’autant plus prégnant, c’est quelque chose à laquelle on s’habitue relativement jeune.

Antoine Mercier : Est-ce que c’est tout ce système, cette évolution, que vous décrivez, qui est en crise aujourd’hui, qui s’arrête, qui est en train de se transformer ?

Éric Pineault : Je crois que d’un côté, c’est un facteur social important, qui a déclenché la crise. De l’autre côté, cela va, je crois, donner une forme particulière à la crise. J’aurais envie de dire que si la crise en 29 la figure c’était les masses d’ouvriers au chômage, on peut dire qu’en Amérique du Nord en ce moment, dans l’imaginaire, ce qui se construit comme image de la crise actuelle, c’est une masse de consommateurs qui ne peuvent plus acheter. On pourrait les voir devant un centre d’achat mais incapables d’acheter quoi que ce soit ou des centres d’achats qui sont vides, des centres commerciaux qui sont vides…

Antoine Mercier : Qui ne peuvent plus ou qui ne veulent plus, peut-être, autant qu’avant ? Qu’est-ce que vous diriez ?

Éric Pineault : Il y a cela aussi. C’est assez curieux, il y a trois semaines, il y avait le PDG de Wall Mark, que vous devez connaître j’imagine en Europe, une grande société de vente au détail, qui disait –souvent ils font des études internes sur les patrons de consommation, ils ont des chercheurs qui s’intéressent à comment les gens consomment et de quelle manière – et là, le PDG disait, dans une conférence, aux États-Unis : Évidemment, comme tous le monde, on est inquiets parce que les ménages ont perdu confiance en l’économie, ils ont commencé à moins consommer, baisser leur niveau de consommation mais ce qui nous inquiète le plus, c’est que nos études nous révèlent que les gens commencent à trouver cela finalement comme une bonne idée. Ils commencent non seulement à s’habituer à moins consommer, parce qu’en Amérique du Nord cela fait un an qu’on est dans la crise, mais les gens commencent à dire que c’est une bonne chose. Et ça, cela nous inquiète beaucoup. Oui, peut-être que cela va être une période de remise en question. Je vais changer un peu de regard, mais toujours le même problème, comment cette crise se manifeste et ses différences par rapport à la dernière crise qui a marqué l’imaginaire social, 29, c’est que ces crédits aussi, comme vous le savez aussi en Europe, ont permis à des ménages qui ne peuvent pas avoir accès à la propriété d’y avoir accès effectivement. Et l’autre visage de la crise actuelle, c’est des quartiers qui se vident, des maisons, des quartiers cossus qui sont vides, des maisons qui sont vides et des gens qui perdent leur maison. Et ça aussi, ça frappe beaucoup. Donc, c’est vraiment, sur le plan de l’imaginaire social et sur le plan du vécu quotidien des gens, une crise nouvelle en ce sens que ce n’est pas crise qui se fait autour du travail. Du point de vue sociologique, ça montre vraiment une grande transformation du capitalisme qui s’est tourné, je dirais, cette fois de la production vers un capitalisme, ici en Amérique du Nord, de la consommation.

Antoine Mercier : Éric Pineault, on connaît mieux au Québec ce qui se passe en Europe que l’inverse, sans doute.

Éric Pineault : Oui.

Antoine Mercier : Il y a une différence dont la crise se développe et surtout dont elle est perçue dans les deux parties de l’Atlantique ?

Éric Pineault : Je dirais que premièrement, j’ai l’impression, lorsque je lis les médias européens, pas anglais, l’Angleterre est un cas à part, les médias je dirais français ou ce que je peux entendre comme échos de l’Allemagne et des autres pays, que pour vous c’est quelque chose qui vous vient de l’extérieur, qui vient d’ailleurs et qui passe par un chemin particulier, qui est celui des grandes banques européennes qui ont tripotées dans cette soupe-là. Tandis que nous, de notre côté, les gens autour de nous, on voit ceux qui ont produit ces titres, les maisons qui ont été sur-hypothéquées, les boutiques qui ont nourri la consommation qui est à l’origine de la crise. Donc, je dirais que cette crise-là, on sait qu’elle nous appartient, que c’est une crise de notre modèle économique et notre modèle de développement. Et j’ai l’impression qu’en Europe, c’est pour vous une crise de l’ouverture. Vous vous êtes ouverts à des flux financiers qui venaient d’ici, vous avez participé à l’économie que nous avons-nous globalisée. Et là, tout d’un coup, vous êtes liés dans ce en quoi on s’est embarqués. Tandis qu’ici, c’est une crise qui manifestement nous appartient.

Antoine Mercier : Donc, il y a peut-être une angoisse plus grande par rapport à cela ? Ou contrairement moins grande, parce que cela vient de l’intérieur ? Quelles conséquences ça a sur la perception des choses ?

Éric Pineault : En ce moment, et ça, c’est un aspect qui me frappe beaucoup, et cela est propre au Canada, - le canada sur le plan politique, je dirais – est dans un état de négation. C’est-à-dire on fait comme, vous vous rappelez peut-être quand le nuage de Tchernobyl est allé partout en Europe sauf en France, il avait contourné la France, j’utilise souvent cette image-là, ici, quand je discute avec des journalistes en leur disant : Mais on est un peu dans cet esprit de négation, comme si la crise était passée à côté du Canada. Donc, il n’y a pas de réactions fortes par rapport à la crise. Pour le moment, c’est quelque chose qui est vécue, je dirais, sur le plan individuelle. Et ça, c’est aussi quelque chose qui me frappe quand je m’intéresse aux différences sociales entre les dernières grandes crises et celle-ci, c’est qu’on n’a pas les mêmes lieux de mobilisations et de réactions politiques à la crise. On n’a pas le mouvement syndical qui pourrait servir de caisse de résonance pour l’angoisse ou comme assureur des gens qui subissent cette crise, parce que c’est une crise non pas du travail une crise qui se construit autour de la finance et du crédit.

Antoine Mercier : Comment voyez-vous les choses évoluer ? Question Difficile.

Éric Pineault : Cela, est la grande question. Je dois dire, assez pessimiste. Je vais commencer par ça. Je suis pessimiste parce que j’ai aussi un petit chapeau d’économiste, que je mets des fois. Quand je regarde les mécanismes à l’œuvre, ici en Amérique du nord, je vois quelque chose qui risque de se prolonger, le modèle que moi j’intègre, c’est ce qui s’est passé au Japon. On appelle cela « La décennie perdue » là-bas, et je commence à me dire qu’on s’en va vers ça. Par contre, en même temps, je me dis que c’est une occasion pour faire bouger des choses, pour peut-être des remises en question importantes au niveau justement de la société de consommation, de la façon dont les revenus sont distribués dans la société, dans la façon dont on a compris la croissance économique. Peut-être que c’est le temps maintenant de commencer à penser autrement. Peut-être que cette crise va créer de la place dans la tête des gens pour penser autrement comment on voit notre économie, qui ici apparaît comme une économie qui doit croitre par la production de marchandises de plus en plus sophistiquées, de plus en plus inutiles.

Antoine Mercier : On voit bien là, effectivement, l’épuisement de l’inutilité de la consommation mais vous parliez, à plusieurs reprises, des bienfaits que l’on pouvait découvrir dans la consommation, qu’elle n’était pas seulement une privation mais peut-être une redécouverte, une sorte de libération d’aliénations par rapport à la publicité etc. Là, vous dites, peut-être c’est un moment de changer de valeurs. Est-ce qu’on constate déjà, dans la société, des signes du genre solidarité ou d’échanges, de manières de se comporter économiquement, différentes, qui commencent un peu à évoluer, par rapport aux habitudes de consommation notamment ?

Éric Pineault : Moi, j’ai observé, plus aux États-Unis, j’habite dans un village qui est à 10 km, même pas, 5 kilomètres de la frontière, j’écoute la radio, souvent et puis j’interagis avec les gens de l’autre côté, beaucoup et là-bas, comme la crise est beaucoup plus avancée, ça a été mobilisée, ce qui est nouveau, c’est les liens de parentés, d’amitiés, pour des gens perdent leur maison. C’est assez fascinant, de voir la vitesse à laquelle ces gens-là, parce que perdre sa maison, c’est carrément se faire mettre à la porte, se retrouver à la rue, parviennent à mobiliser des liens d’amitiés ou de parentés, c’est beaucoup des réseaux de liens de parentés pour se relocaliser, trouver un abri. C’est quelque chose qui est très important, on parle, cette automne, de 200 000 ménages qui ont perdu leur résidence. Ça, c’est très intéressant de voir cette valorisation, revalorisation des liens de solidarité de proximité. Il y a aussi, de cela on ne parle plus, du côté du travail, il y a eu des travailleurs qui ont un peu imité ce qui se faisaient en Argentine, les lieux de travail ferment, les employeurs mettent la clef à la porte et eux décident d’occuper les lieux et de redémarrer. Là, on voit des signes de : « on peut encore quand même produire, on peut encore travailler, cette crise financière, ce n’est pas une crise de notre façon de travailler, c’est une crise d’une dérive. » Donc, ça d’un côté et de l’autre la remobilisation des liens de parentés. Ce que j’ai haute de voir c’est, est-ce que ça va déborder vers de nouvelles pratiques, par exemple de potagers collectifs, ou de construction de maisons collectives avec peu de budget ? Comment tout cela va se traduire dans cette espèce de culture de pionniers que l’on a en Amérique du Nord ? Est-ce qu’on va revoir ce type de comportements ressortir ?

Antoine Mercier : C’est intéressant, pour un sociologue, d’observer cela de près, cette mutation. Une dernière question, Éric Pinault, le système capitaliste ou libéral, est-ce qu’il peut survivre en tant que tel, si l’on arrête ce « toujours plus de consommation », si l’on change, cette donne-là ?

Éric Pineault : Oui, je dirais trois choses. Premièrement, ici, on constate que c’est une crise du capitalisme, ça, c’est clair. Les assises de cette crise sont tellement profondes que l’on constate que ce qui est en jeu en ce moment, - je pense qu’en France aussi, vous avez président qui a dit à peu près la même chose – on est dans quelque chose de très grave. Ça, c’est la première chose qu’il faut dire il faut peut-être prendre cette crise-là, à ce niveau-là de sérieux et se dire –sans verser dans le ( ?) : Est-ce qu’on doit continuer sur cette base-là de capitalisme ? Oui ? Ou non ? Très tranquillement, se poser la question sans retomber dans les patrons idéologiques classiques. Ça, c’est la première chose. La deuxième chose, au niveau de la filière ( ?) surconsommation et de croissance. Ce qui est clair, c’est que la question de la croissance, de la décroissance, ou d’un changement compte tenu des contraintes idéologiques et culturelles du patron de croissance, il ne faut pas prendre de manière strictement quantitative. On pourrait, je donne souvent l’exemple de ce qu’on appelle ici une garderie, une crèche d’enfants, on manque beaucoup de crèches d’enfants au Canada, on n’a pas assez de place dans les crèches, construire une crèche d’enfants, c’est de la croissance. Par contre, ce n’est pas de la croissance, je dirais, qui est quantitativement problématique, c’est plutôt au contraire, justement au contraire, qualitativement intéressante. Donc, peut-être qu’il faut changer notre rapport à la croissance, passer des désirs individuels vers les équipements ou les infrastructures collectives dont on a besoin, beaucoup, ici, en Amérique du Nord. Vous savez, ou vous devez savoir, qu’il fait froid, ici au Québec. On a un parc immobilier sous-isolé. On a des travailleurs qui sont au chômage qui pourraient travailler à isoler les immeubles et on a des ressources solides ( ?) et des lieux de recyclage qui regorgent de matériaux qui pourraient servir d’isolant. Alors, ça, ce serait un exemple qui serait une forma de croissance qui aurait un impact positif sur l’environnement et sur la société. Cette idée commence de plus en plus à faire son chemin, changer le cap de la croissance. Est-ce qu’il faut - et ça, c’est la question du libéralisme, la troisième – continuer une économie qui ici, en Amérique du Nord, nourrit les inégalités les plus importantes depuis un siècle. Ici, les inégalités sociales sont visibles, extrêmement importantes, et elles s’approfondissent. Et là, je pense qu’il y a une question politique qu’on se pose, et que l’on doit se poser, c’est le type d’économie que l’on veut. Est-ce qu’on peut continuer dans une économie qui finalement fonctionne pour une minorité qui de plus en plus petite, parce que c’est ce que l’on constate ici ? Alors, est-ce que cela veut dire retour à la social-démocratie, un retour d’État providence ou pas, ou est-ce que c’est vraiment vers autre chose qu’il faut aller ? Ça, c’est des questions qui peuvent, je dirais, rester ouvertes. Je me suis permis ici, dans le cadre d’un débat sur la question soulevée cet automne, de soumettre, via un papier dans un journal, trois questions pour une gauche. Je suis quelqu’un de plutôt à gauche. Trois questions, qui sont des questions politiques que l’on doit poser dans le contexte actuel. La première question, c’est la réduction du temps de travail. Depuis un siècle, notre capacité de produire augmente de plus en plus, pourtant on travaille autant que nos arrières grands-parents. Ce n’est pas normal, on pourrait réaliser une forme de croissance qui réduit le temps que l’on doit allouer au travail, qui nous donne plus de temps pour socialiser. La deuxième question, c’est celle des inégalités sociales qui ici sont grandissantes et de plus en plus importantes. On doit changer complètement la façon dont on pense la distribution des revenus dans notre société en Amérique du Nord, en Europe c’est beaucoup moins vrai ( ?). Et la troisième question, c’était la direction de la croissance. Je l’ai dit tantôt. Une croissance qui privilégie une empreinte écologique faible plutôt que le contraire. Alors, ça, pour moi, ce sont les trois questions politiques que l’on doit poser à ce système néolibéral actuel.

Antoine Mercier : Il nous reste quelques secondes, est-ce que le débat, par exemple au Canada, est très lancé maintenant auprès des gens, de tout le monde ? Ou est-ce que c’est encore un peu latent ?

Éric Pineault : Le débat est dans la société. Le débat a du mal à se rendre au niveau de ceux qui dirigent, c’est cela qui est particulier ici et il y a de plus en plus une rancune sociales vis-à-vis des partis au pouvoir parce qu’il y a ce jeu de l’autruche qui met sa tête dans le sable. Il y a ce jeu de faire semblant mais quand on lit les journaux, le courrier des lecteurs, qu’on discute autour d’une bouteille de vin, avec les amis, on en est rendu là, ça, c’est clair.

Antoine Mercier : Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.



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