Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on avait pris le parti, dans cette série, de ne pas donner la priorité aux économistes, on n’en a pas entendu beaucoup depuis le début, aucun d’ailleurs. Aujourd’hui, pour montrer d’abord qu’on n’est pas sectaire, mais aussi parce que notre invité n’est pas seulement un économiste, un spécialiste, professeur de sciences économiques, mais aussi un épistémologue, un philosophe de l’économie, Christian Ansperger. Bonjour.
Christian Ansperger : Bonjour…
Antoine Mercier : Merci beaucoup d’être venu spécialement de Bruxelles. Vous êtes chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique, vous êtes également professeur à l’Université catholique de Louvain. Et voilà donc que vous nous dites, Monsieur Ansperger, que nous assistons à ce que vous appelez « une crise existentielle du capitalisme ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Christian Ansperger : J’ai envie de dire, en gros, on ne peut pas se passer de l’économie, mais on peut et on va devoir se passer du capitalisme. C’est-à-dire que c’est une crise existentielle de l’économie et une crise vraiment essentielle du capitalisme. Le capitalisme est un symptôme en fait d’un malaise profond. J’ai envie de dire que la crise existentielle de l’économie, à laquelle on assiste aujourd’hui, c’est qu’il y a une crise de confiance. Mais, je pense qu’il ne faut pas mal placer la confiance. C’est vrai, comme disent les dirigeants, qu’il y a une crise de confiance : les gens ne consomment plus, on a tendance à ralentir l’accumulation, l’investissement, etc. mais moi, j’ai envie de dire que dans mes propres travaux de recherche en philo de l’économie, c’est que c’est en fait la consommation et l’investissement et l’accumulation capitaliste que l’on cherche à relancer, qui sont elles-mêmes un symptôme de manque de confiance fondamental dans la vie et dans l’avenir…
Antoine Mercier : Alors, pourquoi a-t-on ce manque de confiance ?
Christian Ansperger : On a ce manque de confiance parce qu’on est humain. On est humain et on est Occidentaux. Ça veut dire qu’on a construit pendant des siècles, une culture basée sur le remplissage matériel, symbolique aussi, d’un vide existentiel profond qui nous fait progressivement prendre les biens matériels, mais aussi les images, les idées, pour ce que j’appellerai des biens spirituels. Et du coup, on fait mine d’avoir confiance dans la vie en accumulant, en consommant, alors qu’en fait cette accumulation et cette consommation sont radicalement des manques de confiance dans l’avenir et dans la vie même.
Antoine Mercier : Ce serait la consommation qui comblerait nos manques… Pourquoi ce système ne marche-t-il plus aujourd’hui ?
Christian Ansperger : Eh bien parce qu’il y a eu, en effet, une crise financière qui a été déclenchée par la logique même du système capitaliste. On incrimine beaucoup la cupidité des banquiers et c’est certainement vrai, la trop grande rapacité de certains actionnaires, c’est certainement vrai. Mais je dirais qu’au-delà de ça, il y a toute une logique de l’accès aux biens par le marché qui est mise en cause parce qu’on s’est fondé sur le crédit, le crédit repose sur une espèce de peur de l’avenir et une projection aussi dans l’avenir, et ce mécanisme s’est grippé, ne marche plus. Et donc on n’arrive plus à dégager les ressources, le flux financier nécessaire pour pouvoir consommer et accumuler.
Antoine Mercier : La question du jour, est de savoir combien de temps cette crise va durer, - enfin du jour, je dis cela au sens large- ? Est-ce que c’est quelques mois, plusieurs années ? On entendait le débat tout-à-l’heure, rapportait Jean-Claude Pajak : « récession – dépression », finalement la question que l’on a envie de se poser, c’est : est-ce que tout peut maintenant repartir comme avant, selon vous ? Ou qu’on est simplement dans un trou et qu’on va repartir ?
Christian Ansperger : Pour être très clair, je ne suis pas prévisionniste, donc je ne vais pas vous donner le dernier état des prévisions pour savoir si ça va durer un mois, deux mois, six mois, un an, cinq ans. Je n’en sais rien, je vous avoue et je pense d’ailleurs qu’on ne peut pas le savoir parce que le capitalisme est devenu tellement complexe au sens scientifique du terme que c’est extrêmement difficile, voire impossible, à prévoir. Alors, est-ce que ça peut recommencer comme avant ? Je le crains, si vous voulez, parce que nos décideurs politiques et économiques à raison, à très court terme se sont précipités dans des mesures de relance. Est-ce qu’elles sont suffisantes ? C’est une question, en tout cas, elles pourraient marcher et alors je pense qu’on raterait en fait une opportunité. C’est peut-être un peu triste à dire, mais souvent les crises, dans l’existence d’un être humain, sont des opportunités à la fois de souffrir et de changer fondamentalement les choses. Or ici, je crains que…
Antoine Mercier : Que les plans de relance marchent ?
Christian Ansperger : Eh bien oui voilà, pour le dire un peu paradoxalement, oui en effet, et du coup on aurait manqué une opportunité.
Antoine Mercier : Cela dit, il faut voir que le système s’était lui-même enrayé comme vous l’avez dit, de manière existentielle, essentielle, profonde. Est-ce qu’il est imaginable que rien n’ait vraiment évolué et qu’on reparte sans que les symptômes réapparaissent tout de suite ?
Christian Ansperger : Ah non, ils vont réapparaître, c’est-à-dire que je pense qu’on a le choix entre deux remèdes. Un remède choc qui consiste à administrer à la machine économique un antibiotique tel que le virus endémique soit éradiqué, mais alors on sort du capitalisme, ou bien…
Antoine Mercier : C’est-à-dire ? Vous pouvez préciser…
Christian Ansperger : On peut peut-être y revenir dans une seconde, ou bien l’autre remède, qui est celui vers lequel on se dirige maintenant, c’est qu’on va donner, sous perfusion, une espèce de remède épisodique où le virus peut continuer à agir dans l’organisme et va donner lieu à des rechutes constantes et permanentes, mais qu’on utilisera à chaque fois comme prétexte pour une nouvelle relance.
Antoine Mercier : La prochaine bulle, par exemple, pourrait être, je ne sais pas, les emprunts d’État ou quelque chose comme-ça ?
Christian Ansperger : Ce que vous voulez, alors là, je ne suis pas assez expert pour dire cela, mais il peut y avoir des bulles à tout moment, ça fait partie de la logique même du système.
Antoine Mercier : Il y a aussi une question qui court, on va revenir à votre solution de la première partie de votre réponse, mais il y a une question qui hante un peu les esprits maintenant : les États. Est-ce que ça peut faire faillite un État ? Et, est-ce qu’on peut aller jusque là ?
Christian Ansperger : Alors est-ce qu’un État peut faire faillite ? C’est peu probable parce que l’État a la capacité, comme l’État est immortel d’une certaine manière, il a la capacité d’engendrer des emprunts de manière beaucoup plus importante qu’un particulier ou même qu’une entreprise, mais bon. En principe, oui, on pourrait assister à un scénario où plus personne ne veut des bons d’État américain, par exemple, ou français, ce qui précipiterait vraiment les États dans des catastrophes budgétaires majeures.
Antoine Mercier : Vous écrivez qu’il ne s’agit pas seulement - je reviens donc au point que vous évoquiez tout à l’heure - pas seulement de re-réguler le système financier, mais de toute la vision que nous avons du sens de notre vie. C’est un vaste programme.
Christian Ansperger : Exactement.
Antoine Mercier : Est-ce que vous pouvez nous donner des dimensions concrètes, une ou deux ?
Christian Ansperger : Je pense qu’il y a deux choses à faire. D’abord, il faut éviter que nos plans de relance à court terme nous empêchent de réfléchir plus loin. C’est une de mes grandes craintes. Alors si on accepte de réfléchir plus loin, il y a deux choses essentiellement à faire : d’une part, promouvoir par l’éducation, par tous les discours, par les médias comme on le fait en ce moment, une nouvelle vision de l’éthique. Deuxièmement, très important, promouvoir chez les citoyens que nous sommes un sursaut d’autocritique parce que nous sommes tous partie prenante dans ce système. Il ne faut pas croire qu’il y a les méchants et les gentils, nous sommes en tant que consommateurs, investisseurs, rentiers, tout ce que vous voulez, partie prenante dans ce système d’angoisse qui se nie. Les trois éthiques dont je parle, c’est essentiellement une éthique de la simplicité volontaire, un retour vers une convivialité beaucoup plus dépouillée… Deuxième éthique, une démocratisation radicale de nos institutions, y compris économiques, allant jusqu’à la démocratisation des entreprises. Et troisièmement, une éthique de l’égalitarisme profond, allant jusqu’à ce qu’en Belgique, on appelle « une allocation universelle », c’est-à-dire un revenu inconditionnel de base versé à tous les citoyens.
Antoine Mercier : Et tout cela ne va pas faire un monde ennuyeux, Christian Amsperger ?
Christian Ansperger : Pas du tout. Ça fera enfin un monde convivial, débarrassé des compulsions dans lesquelles nous nous empêtrons pour l’instant.
Antoine Mercier : Je vous remercie beaucoup Christian Ansperger, d’avoir accepté notre invitation. Je signale que vous allez publier prochainement un livre aux éditions du Cerf pour reprendre l’ensemble de ce que vous venez de dire. On va poursuivre notre conversation, plus longuement, sur notre site Internet, sur lequel vous retrouvez les enregistrements des précédents intervenants, et aussi la nouveauté promise, les retranscriptions des propos qui ont été tenus à l’antenne. Sur le forum, « D’autres regards sur la crise », le débat continue d’être animer et approfondi. Vous pourrez y accéder par la Une, à partir de l’icône cellule de crise ou sont regroupées toutes les émissions de France culture concernant…
[Bonus, suite]
Antoine Mercier : Christian Ansperger, on prolonge notre discussion. Je précise que vous êtes chercheur Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique, professeur à l’Université catholique de Louvain et, je ne l’ai pas signalé à l’antenne tout à l’heure, mais je le signale sur ce site, vous allez publier un livre qui va rassembler les réflexions, dont vous avez parlé tout à l’heure, sur l’éthique notamment, « L’éthique de l’existence post-capitaliste pour un militantisme existentiel » et cela publié cette année au éditions du Cerf, on ne sait pas exactement à quel mois, mais je pense que c’est un livre qui sans doute arrivera à point au milieu de cette crise. Christian Ansperger, il va falloir que l’on reprenne un peu cette notion dont on parlait, pour la préciser, sur la crise que vous qualifiez d’existentielle, crise existentielle du capitalisme. Qu’est-ce que cela signifie ? On a compris qu’il y avait quelque chose dans le moteur, dans le ressort du capitalisme qui arrivait à terme. Expliquez-nous comment cela fonctionne.
Christian Ansperger : Quand je parle de crise existentielle, je veux dire que c’est en fait une crise dont les racines sont existentielles, en chacun de nous. Donc, c’est une crise que l’on pourrait appeler aussi une crise anthropologique. Alors, on oppose souvent crise financière et crise économique, dans l’économie réelle, ça je crois que ce n’est pas une bonne distinction parce que la finance est en fait la contrepartie plus abstraite de nos pulsions de possession et d’accumulation. L’argent qui circule dans la finance, représente, symbolise mon pouvoir d’avoir, pas seulement mon pouvoir d’achat mais mon pouvoir d’avoir. C’est-à-dire le pouvoir de pouvoir commander le travail d’autrui à mes propres fins, de plus en plus d’ailleurs sur toute la planète. Alors, pourquoi est-ce que je veux ce pouvoir ? Pourquoi est-ce que chacun de nous veut ce pouvoir ? Pourquoi est-ce que nous voulons tous, d’une certaine manière, posséder, accumuler ? C’est parce que nous avons des besoins et nous avons aussi des envies. La logique géniale, entre guillemets, ou diabolique si l’on veut du capitalisme, c’est qu’il joue sur la confusion entre besoin et envie. Le capitalisme a fini par nous faire prendre nos envies pour des besoins, c’est pour cela que l’on coure après la consommation et l’accumulation sans arrêt, et il nous empêche aussi, - ça c’est très important, à force de nous fabriquer des envies – de satisfaire les vrais besoins de tous. Donc, c’est un système qui crée des compulsions répétitives chez la plupart d’entre nous, en tout cas ceux qui ont les moyens de se payer certaines choses, et il crée en même temps des inégalités structurelles. En plus, troisième élément, il crée une obligation de croissance parce que toute cette machine dont je viens de parler se base essentiellement sur le crédit et l’endettement. Donc, on est dans une sorte de machine infernale où l’on a trois éléments qui tournent en boucle.
Antoine Mercier : Cette machine infernale s’est mise en boucle à partir de quand ? Quand est-ce que le moteur a démarré ?
Christian Ansperger : Les historiens de l’économie ne sont pas unanimes. On peut dire qu’il y a eu quelque part, pour des raisons qui sont assez compliquées à expliquer, une sorte de choix culturel, un choix de civilisation, en Occident, notamment en Occident anglo-saxon mais pas seulement, disons l’Europe du Nord pour faire court, autour du XVIe siècle, quelque chose comme ça, certains disent que ça a coïncidé avec le début de la sécularisation, d’autres disent que ça a été propulsé au contraire par le protestantisme mais qui lui-même a été une force de sécularisation, donc il y a des racines même religieuses au capitalisme mais ça date…
Antoine Mercier : Le toujours plus aurait remplacé le très haut, on peut dire ça comme ça.
Christian Ansperger : Oui, aurait symbolisé le très haut. C’est plus fort que ça. En fait, le capitalisme est religieux. Ça, c’est une des thèses, je crois, qu’il faut remettre au cœur de nos réflexions.
Antoine Mercier : Vous dites ça comme ça, mais il faut que vous nous disiez comment c’est religieux. Justement, on a l’impression que c’est matériel.
Christian Ansperger : Justement, c’est une religion matérielle d’une certaine manière. Si je parle de crise existentielle c’est parce que nous ne pouvons pas nous passer, en tant qu’être humain, d’une réponse à notre manque profond. On a un manque en nous…
Antoine Mercier : L’angoisse existentielle classique, traditionnelle…
Christian Ansperger : Angoisse existentielle. Un manque au fond de nous qui nous fait humain, heureusement que nous l’avons d’ailleurs. Mais, le problème est que si nous essayons de le combler à travers l’expérience occidentale capitaliste, parce qu’au fond c’est une tentative qui a longtemps donné des bénéfices et puis maintenant elle commence à montrer ses limites, si nous essayons de faire ça, en fait nous donnons à l’économie la place d’une divinité. Je ne dis pas ça comme une boutade, ce n’est pas de l’ironie, c’est littéralement vrai je pense et c’est extrêmement important à voir.
Antoine Mercier : Est-ce que c’est Adam Smith qui a fait ce basculement, par exemple ? On pense ça comme ça quand on y voit de loin, la fameuse main invisible, mais pas forcément.
Christian Ansperger : Adam Smith croyait en la providence divine, il a certainement contribué à ce schéma mais il n’a pas littéralement prétendu que le marché était Dieu, c’est par la suite que les philosophes et les anthropologues ont pu échafauder cette idée, ont pu l’approfondir.
Antoine Mercier : Vous dites aujourd’hui à des tas de gens, qui n’en ont pas conscience, qu’on est dans un système de croyances, croyances quasi religieuses, je parle globalement évidemment en fonction des individus, et on ne se rend pas compte que ce champ est déterminant dans nos comportements.
Christian Ansperger : Bien sûr. Il y a un champ de croyance et il nous faut une réponse à notre angoisse existentielle et du coup quand nos décideurs disent qu’il s’agit d’une crise de confiance, aujourd’hui dans le capitalisme, ils ont à la fois raison, parce c’est vrai qu’au niveau superficiel du fonctionnement du système en effet il y a des anticipations pessimistes qui se réalisent d’elles-mêmes parce que tout le monde croit que cela n’ira pas, il n’y a plus de prêts entre les banques, il n’y a plus de crédit de trésorerie d’investissement aux entreprises, l’emploi chute, la consommation chute, etc. donc, à court terme, superficiellement, c’est vrai qu’on a l’impression que le problème c’est la confiance des gens dans l’avenir. Le problème c’est qu’on veut relancer la confiance en nous faisant reconsommer et réinvestir or, moi je pense que c’est parce qu’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir qu’on surconsomme, qu’on sur-investit, qu’on se lance sans arrêt dans la course compétitive etc. on se crée des prothèses - Ivan Illich aurait dit des prothèses hétéronomes, c’est-à-dire des prothèses qui nous complètent – au lieu de travailler sur notre autonomie. L’autonomie nous est volée quelque part par le système alors qu’il nous la promet.
Antoine Mercier : Évidemment ça nous met dans une crise profonde…
Christian Ansperger : Absolument.
Antoine Mercier : Et on se dit que cela ne se passera pas forcément facilement, la transition, la transformation.
Christian Ansperger : Certainement pas. Et là, c’est un peu le côté ingrat du travail intellectuel, c’est qu’en tant que chercheur heureusement qu’on est là d’une certaine manière mais en même temps on travaille sur le long terme. Ce que je dis ici, je ne prétends pas que c’est une recette pour résoudre la crise dans un mois. Il faut un travail de civilisation…
Antoine Mercier : On pourrait faire une note au G20 peut-être, quand même…
Christian Ansperger : On pourrait faire une note au G20, oui, oui.
Antoine Mercier : Ça pourrait être utile.
Christian Ansperger : Ils seront surement capables de la lire et de la comprendre, le tout c’est que politiquement évidemment ça ne fait pas recette ce genre de chose. Moi, je ne crois pas tellement, pour l’instant, au passage par le politique traditionnel. Mon désir, ma visée, c’est de toucher les mouvements citoyens. Les mouvements citoyens qui sont beaucoup plus à même de prendre en main un destin collectif sans attendre que les politiques suivent. On ne peut pas attendre ça d’eux. Il ne faut pas non plus leur lancer la pierre tout le temps, ils sont dans le court terme parce que c’est comme ça que la démocratie fonctionne, ça a de bons côtés, mais en même temps ils ne sont pas capables vraiment de lancer de grosses réformes. Ça n’a jamais été le cas. Les grosses réformes sont venues de citoyens, de mouvements citoyens, la démocratie elle-même, qui ont pris en mains des idées philosophiques construites par certains intellectuels qui étaient au service du citoyen.
Antoine Mercier : Ça a conduit à la révolution quand même.
Christian Ansperger : Révolution, oui, mais je pense que dans le cas que j’ai en tête c’est plutôt une révolution lente parce qu’il faut malheureusement passer par une phase d’autocritique. Moi-même, je ne suis pas à la hauteur de ce que je dis. Je suis précipité moi-même dans les sirènes de la consommation, etc.
Antoine Mercier : Qu’est-ce que vous faites alors, dites nous parce qu’on va se sentir concerné ?
Christian Ansperger : Moi, mon truc, c’est les bouquins et les CD. Je sur-accumule, mes étagères, je sur-accumule même des livres sur la simplicité. Je suis très mal pris…
Antoine Mercier : Parce qu’il peut y avoir une consommation intellectuelle, entre guillemets, culturelle qui fonctionne pareil.
Christian Ansperger : Évidemment, tout à fait. On est pris dans le marketing, là aussi. On le voit, on n’en est quand même pas dupe. Il y a des moments où l’on sent qu’il y a un vide là qui a besoin d’être rempli. Je me soumets moi-même à mon propre diagnostic et donc je pense qu’il y a une autocritique…
Antoine Mercier : Si c’est que des livres sur la simplicité, ce n’est pas si grave que cela.
Christian Ansperger : Mais croyez moi, ça peut…
Antoine Mercier : Je vous absous
Christian Ansperger : Merci. Donc, il y a la phase d’autocritique qui est la chose, entre guillemets, nouvelle que j’essaye d’apporter. Souvent la critique du capitalisme passe par des idées tout de suite politiques : Il faut changer les règles du système… Très bien, mais les règles du système ne seraient pas endossées par les gens s’il n’y a pas un changement, un changement des mentalités mais plus que ça, un changement radical de vision, de compréhension de ce qui nous fait participer à ce système. Et là, je pense qu’on est absolument nulle part, pour l’instant.
Antoine Mercier : Effectivement, c’est très long à démarrer en tout cas.
Christian Ansperger : Ni à l’école, ni dans les médias, excusez- moi sauf en ce moment même on va dire…
Antoine Mercier : D’accord, merci.
Christian Ansperger : Dans très peu de médias si voulez à grosse écoute, à la télé etc., ni dans d’autres lieux je dirais où l’on pourrait toucher, dans les lieux thérapeutiques, la médecine, la psychologie, il y a très peu d’endroits où l’on prend vraiment à bras le corps le lien entre capitalisme et angoisse, tout simplement. Et ça, je pense que c’est quelque chose qu’il faut faire d’urgence tout en sachant que c’est multiforme, c’est long, c’est lourd. Je pense qu’il n’y a pas d’autres réponses.
Antoine Mercier : Alors, je récapitule, en simplifiant. On consomme pour combler une angoisse, un vide, il se trouve que maintenant le système qui nous permettait de combler ce vide ne fonctionne plus pour des raisons économiques et autres que l’on a évoquées et sur lesquelles on peut passer, mais si l’on arrête de consommer, si l’on ne peut plus consommer qu’est-ce qu’on fait de notre angoisse ?
Christian Ansperger : Écoutez, toutes les grandes traditions spirituelles, je ne dis pas nécessairement religieuses au sens étroit du terme mais spirituelles, ont de tout temps proposé des réponses à ça. Lisez Gandhi, lisez les Évangiles, lisez tout ce que vous voulez là-dessus. D’ailleurs, croyez-moi, les librairies en sont pleines de réponses en fait. Ce qu’il y a, c’est que…
Antoine Mercier : En quoi elles sont différentes ces réponses-là ?
Christian Ansperger : Différentes ?
Antoine Mercier : Différentes de celles qui sont proposées par la consommation.
Christian Ansperger : Différentes parce qu’elles en prennent très précisément le contrepied. L’idée, dans ces voies de changement intérieur, c’est qu’on essaye de se recréer une authentique capacité de vivre, une vie autonome.
Antoine Mercier : Ça veut dire quoi, une vie autonome ?
Christian Ansperger : Une vie autonome, je précise tout de suite que je ne fais pas du tout un plaidoyer de l’individualisme, de l’isolement, de l’autosuffisance parce que ça on en a déjà que trop, de ça. Une vie autonome, c’est une vie, là je me réfère vraiment au très grand philosophe Ivan Ilitch, qui devrait d’ailleurs être remis au goût du jour d’urgence ces temps-ci. L’idée c’est qu’il faut recréer une convivialité, il y a un aspect collectif, une coexistence avec d’autres, mais une convivialité critique, on doit conquérir personnellement notre autonomie, chacun. Là c’est un travail personnel et solitaire. On doit faire un travail de déconditionnement, d’autocritique de notre complicité avec le système mais il faut évidemment qu’on ancre ça dans la localité et dans le partage du pouvoir, dans une éthique que moi j’appelle non pas communisme ni communautarisme, il faut écarter ces deux spectres, mais plutôt une éthique communaliste, c’est-à-dire la simplicité volontaire et la démocratisation radicale, qui sont urgentes, doivent donner lieu à ce qu’on appelle maintenant dans certains cercles une relocalisation de l’économie. Ce n’est pas du protectionnisme. C’est l’idée que, qu’on le veille ou non, l’être humain est un être d’ancrage, Simone Veil disait : Un être d’enracinement. L’enracinement, on le perd maintenant dans le capitalisme mondialisé et il faut le retrouver, pour qu’on puisse avoir le soutien d’une commune, comme on le disait au XIXe siècle, dans notre travail de recherche personnel, et ça va nous mener je pense automatiquement à accepter bien davantage d’égalité que le système capitaliste ne nous permet de le faire. Voilà si vous voulez, en gros traits, le projet éthique qui sous-tend ce que je raconte. Le livre dont vous avez parlé va développer ça.
Antoine Mercier : Mais tout de même est-ce que ce n’est pas une nouvelle, non pas religion, contrainte politique ? Est-ce que ça n’a pas un côté contraignant ? Est-ce que ça ne risque pas d’être récupéré sur un mode contraignant politiquement ?
Christian Ansperger : Bien sûr. N’importe quoi peut être récupéré. Ça, on est bien d’accord qu’il faut tout le temps être vigilant sur ces sujets. Mais je suis très clair, dans le livre peut-être plus que je ne l’ai été ici, sur le fait que, vous avez lu tout à l’heure le sous-titre du livre, « Pour un militantisme existentiel », ça dit bien que les nouveaux militants doivent être des êtres libres. En ce sens-là, je suis peut-être plus du côté des anarchistes, pas des anarchistes ancienne mode, mais il y a un aspect anarchique, un aspect button-up comme on dit, un aspect d’émergence à partir de la base. Il ne s’agit pas de donner ce genre de programme en pâture à un parti politique. Ça, je suis absolument virulent là-dessus. Ce n’est pas un projet politique au sens traditionnel. C’est un projet citoyen mais ce n’est pas un projet politique contraignant qui appellerait directement des législations, des lois. Il se peut qu’il faille des législations simplement parce qu’il faut coordonner des activités des tas de gens…
Antoine Mercier : Genre interdiction d’acheter des Rolex par exemple ?
Christian Ansperger : Certains parlent même de mesures telles que le Revenu maximum autorisé, le RMA. Je pense qu’il vaut mieux que ce genre de choses s’instaure de soi-même ce qui fait qu’évidemment certains intellectuels de gauche vont me dire : Tu es complètement idéaliste, ça n’ira jamais, les gens ne le feront jamais… Si les gens ne le font jamais, il faut peut-être se résoudre à ce que le capitalisme soit le moins mauvais système. Moi, j’espère que non parce que franchement il ne nous donne pas un très beau visage, pour l’instant. Si c’est le moins mauvais système, que voulez-vous, il faudra bien s’y résoudre, mais je ne pense pas. Je crois vraiment dans l’émergence citoyenne mais pas dans la contrainte politique traditionnelle, ça, c’est évident.
Antoine Mercier : Alors émergence citoyenne, pas de contrainte politique mais actuellement, malgré tout, il se passe quelque chose, on le voit bien au niveau que vous dites. Vous, vous êtes sans doute en contact avec ne serait-ce que près de chez vous, en Belgique ou en Europe en général, est-ce que vous sentez cette organisation des associations, de l’intérêt que ça suscite ? Et comment les questions sont-elles posées ?
Christian Ansperger : D’abord sur l’ampleur du mouvement, c’est manifeste. Un tout petit exemple, en deux secondes. Nous avons organisé le 21 février dernier, à Bruxelles, une réunion des objecteurs de croissance, on prévoyait 150 personnes, on a du changer d’amphi au cours dans la journée parce qu’il y en avait 700, de bouche-à-oreille on a été complètement submergé de gens assis partout…
Antoine Mercier : C’est quoi les objecteurs de croissance, c’est ce que vous dites ?
Christian Ansperger : Objecteurs de croissance, c’est essentiellement des gens qui sont convaincus que le genre de modèle, à certains détails prêts, le genre de direction que j’ai esquissé ici est urgent et inévitable. Ce genre de mouvement se structurent difficilement parce qu’ils restent quand même marginaux mais ils ont une force maintenant. Comment est-ce que les gens y viennent ? Ils y viennent par des tas de chemins et ils y viennent en général parce qu’ils ont amorcé un travail tel que celui que je viens de dire, ce qui montre bien – ils n’ont pas lu mon livre mais ils l’ont déjà fait – qu’il y a déjà des gens qui amorcent ce travail, j’ai presque envie de dire un travail de conversion mais pas au sens catho du terme, un travail de conversion, de retournement de leur conscience. Ça peut passer par la consommation, ça peut passer par des questions qu’ils se posent à propos de l’éducation de leurs enfants, c’est très souvent le cas, l’observation de certaines pathologies, parfois des crises existentielles tel que le fait de tomber en chômage alors qu’on croyait qu’on faisait tout et on se rend compte qu’un actionnaire de l’autre bout de la planète a décidé de nous retirer notre emploi, etc., etc. Donc, des tas de situations de vie personnelle qui poussent les gens à vraiment se poser la question de comment on peut remédier à la mécanique diabolique dans laquelle nous sommes.
Antoine Mercier : Est-ce que ça peut faire émerger des comportements économiques différents, je dirais parallèles au système actuel ?
Christian Ansperger : Absolument. Il existe, je parle toujours de la Belgique, en France je suis moins au courant, j’espère l’être un jour mais, il se développe maintenant par exemple ce qu’on appelle des groupes de simplicité volontaire. Des groupes de gens de tous âges, de tous horizons plus ou moins fortunés qui se réunissent sans contraintes, je le répète, pour partager des expériences de tentatives de simplification de leur existence, sur fond de réflexion sur le sens du système. Et ça, ça se fait de façon absolument spontanément.
Antoine Mercier : Qu’est-ce qui revient le plus souvent dans ce genre de chose sur la simplification de l’existence des personnes ?
Christian Ansperger : Eh bien, simplement la question de l’encombrement. Il y a une question « psychospirituelle », j’ai envie de dire, sur mon aliénation : Comment est-ce possible que je sois aussi encombré et que je doive faire dans ma vie, ce qu’Ivan Illich appelait « autant de détours contreproductifs » ? C’est-à-dire qu’en fait je perds ma vie à essayer de l’améliorer et l’amélioration nette est quasi nulle, voire même négative parfois. Les gens sentent de plus en plus cela et ils se posent des tas de questions sur la façon de désencombrer leur vie, la façon aussi de ne plus collaborer à la logique ambiante : est-ce que je dois investir mon argent ailleurs ? Est-ce que je ne dois plus investir mon argent ? Mais alors, qu’est-ce que je dois en faire ? Est-ce que je dois gagner moins, ne plus rien dépenser, etc. ? Enfin, il y a des tas de questions qui peuvent paraître un peu naïves au départ mais qui sont en réalité extrêmement poignantes et que les gens se posent bien évidemment.
Antoine Mercier : Et vous dites, dans tous les milieux…
Christian Ansperger : C’est ça qui est très surprenant. Dans les années 60-70, les milieux hippies étaient plutôt des milieux jeunes, aisés. Mai 68 c’était quand même principalement ça, ce qui explique d’ailleurs peut-être que le mouvement hippies ait donné lieu au consumérisme des années 80. Aujourd’hui, on a des grands-parents, des jeunes, des profs, des gens de tous horizons, même des gens fortunés, évidemment on est plus ou moins crédibles quand on y entre, ça peut être une illusion que l’on se fait sur soi-même mais on constate que le spectre social est vraiment étonnamment large.
Antoine Mercier : Et le mouvement prend de l’ampleur, selon vous.
Christian Ansperger : Le mouvement prend de l’ampleur, espérons que cela dure.
Antoine Mercier : On le voit aussi sur le site de France Culture, sur le forum où il y a beaucoup d’intervenants qui évoquent ces questions et qu’on encourage à le faire bien sûr sans être débordé par Internet, le téléphone portable parce que tout ça participe aussi quand même de l’occupation ou ça va être une solution de simplification, pour terminer ?
Christian Ansperger : Ces médias-là sont magnifiques, simplement il ne faut pas qu’ils donnent lieu à des congestions, des encombrements inutiles, des redondances perpétuelles. Même là, il faut être sobre en effet.
Antoine Mercier : Eh bien voilà et si le capitalisme est relancé vous direz que c’est le moins mauvais système à l’exception de tous les autres ?
Christian Ansperger : Non, non. S’il est relancé, on continuera la sape quelques années de plus.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Christian Ansperger.