Antoine Mercier : Cette semaine encore, notre série « D’autres regards sur la crise », nous recevons aujourd’hui le psychanalyste Daniel Sibony. Bonjour Monsieur.
Daniel Sibony : Bonjour.
Antoine Mercier : D’où vient le problème ?
Daniel Sibony : Vous savez d’où vient le mot crise ? Crise ça signifie qu’il n’y a pas de critères, qu’on n’a pas de repère, qu’on ne sait pas, et on est dans une période où les critères habituels n’ont plus de valeur, et c’est d’ailleurs une crise aussi de la valeur, une crise de la confiance, une crise du crédit, etc. Moi, je pense qu’on peut s’en tenir déjà aux événements. Vous le savez, ça vient d’Amérique, la crise des subprimes, mais qui n’a fait que révéler, à mon avis, des choses très malhonnêtes et impossibles qui sont souterraines. Je veux dire, les choses ne nous viennent pas d’Amérique, l’Amérique révèle ce que nous sommes, un peu à l’avance. Et ce qui me paraît, moi, évident, c’est qu’on est devant, comme une surproduction de produits pourris, sauf que lorsque sur le marché on écoule du beurre toxique, des huiles,… c’est arrivé, comme vous le savez, qui tuent, etc. parce qu’il y a des stocks à écouler, ça se voit. Ça se voit sur le corps des gens. Ils sont malades, alertent etc. Tandis que là, les produits pourris sont souterrains, sont même nommés autrement, donc il n’y avait pas moyen de les repérer avant que ça explose au niveau planétaire. Autrement dit, on est comme devant une marée noire, sauf que quand il y a eu la marée noire en Bretagne, les Bretons, ils ont nettoyé pierre à pierre. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient motivés. Est-ce que c’est vous maintenant, ou moi, qui allons nettoyer titre par titre, mauvaise action par mauvaise action, tout ce qui sature les marchés et qui fait que c’est le chaos.
Antoine Mercier : Alors, peut-être que c’est un appel à la mobilisation pour nettoyer les plages du capitalisme financier, mais tout de même, pourquoi est-ce qu’on est arrivé à cette marée noire ? C’est ça la question.
Daniel Sibony : On peut dire que c’est la crise du capitalisme financier mais c’est la crise de l’aspect financier du capitalisme qui concerne la circulation d’un des aspects qui ne sont pas des produits visibles, etc. mais qui ne sont pas des produits virtuels, qui sont des produits financiers…
Antoine Mercier : Est-ce que c’est l’inconscient du capitalisme ?
Daniel Sibony : Vous savez l’appât du gain qui fait que vous êtes une banque ou un marchand, vous avez devant vous quelqu’un qui n’est pas crédible, vous avez envie de lui coller quand même un produit, vous le crédibilisez pour pouvoir le charger d’une obligation. Cette obligation, vous la rebaptisez, vous la vendez ailleurs, autrement, etc. Ça veut dire que l’appât du gain, c’est une des dimensions humaines, je crois, qui va éclater, qui éclate déjà au grand jour, vous savez elle éclate même à des niveaux très simples. Un jour, j’étais récemment dans une petite ville de la côte, je voulais visiter un marché et à la fin du marché, c’était un marché de fruits, légumes, fleurs, etc., j’ai remarqué une chose, c’est qu’en un certain sens la loi de la concurrence ne joue plus. Ça veut dire que tous les gens qui peuvent maintenir une marge, ou qui peuvent entrer dans une marge de bénéfice, la veulent. Autrement dit, sans qu’il y ait entente entre les marchands, vous avez le maintien de l’appât du gain à son niveau supérieur. Et quand cet appât circule sur toute la planète et qu’il n’y a pas de régulation, parce que n’oubliez pas qu’une des règles de la mondialisation, c’est la suppression de la régulation sur les marchés financiers. C’est-à-dire là où il fallait au contraire réguler, on a dérégulé… Autrement dit, pour moi, il y a des responsabilités énormes au niveau étatique. C’est exactement comme si les États avaient laissé circuler des produits toxiques sans les garantir.
Antoine Mercier : Vous savez que dans cette série, on a congédié les économistes, on a choisi de prendre plutôt des philosophes, des psychanalystes, comme vous. Pour passer peut-être à des étages supérieurs, vous parlez de crise des valeurs, de crise du crédit. Si l’on prend ces mots, dans leur sens large, ça veut dire autre chose aussi que simplement une crise des valeurs financières ou du crédit des banques. Ça veut dire une crise de confiance plus large. Alors justement là-dessus, pour terminer, est-ce qu’on peut élargir le propos ? Votre diagnostic ?
Daniel Sibony : Mais vous savez, quand je parle de choses matérielles, je parle de leur dimension symbolique. Ça veut dire que s’il y a une crise de confiance, mais au sens le plus élémentaire du terme, ça veut dire : vous avez épargné un peu d’argent, vous le déposez, normalement vous devez pouvoir le retirer. Vous l’avez déposé pour participer au mouvement matériel des richesses, etc. Si vous ne pouvez pas le retirer ou si vous le retirez diminué de moitié, ça veut dire que le geste de confiance minimal n’est plus assuré. Regardez des gestes quand même qui ont été importants : L’État, le chef de l’État ici, mais ailleurs aussi, est intervenu devant la chute vertigineuse des valeurs monétaires et a dit : L’État garantit à hauteur, disons, de 400 milliards -voyez les sommes faramineuses – il a fait un acte symbolique. Il dit : « Je garantis », c’est-à-dire « Je réponds » puisqu’il n’y a plus de répondant. « Je réponds », qu’est-ce qui s’est passé ? Les bourses ont monté aussitôt puisqu’il y a un répondant, mais le lendemain, elles ont chuté, puisque du fait qu’il y a un répondant et qu’ils ont monté, la plupart voulaient réaliser leur avoir. Autrement dit, on entre dans une zone paradoxale du rapport à la confiance, où lorsqu’on fait un acte qui normalement doit engendrer la confiance, il engendre la chute de la confiance…
Antoine Mercier : C’est une spirale descendante…
Daniel Sibony : Absolument. Je rentrais l’autre jour par l’autoroute, il y avait la radio autoroute, vous connaissez ça…
Antoine Mercier : Autoroute-FM, oui…
Daniel Sibony : Qui donne les indications très honnêtement, elle dit : « On conseille de prendre telle autoroute, telle bretelle, pour l’A5… rentrer sur Paris autrement ». Un quart d’heure après, il disait : « L’A5 est bloquée, etc. », mais il ne disait pas que c’est parce qu’il l’avait conseillée. Je veux dire, il faut être très concret, l’État, même quand il a donné du répondant, il s’est défilé…
Antoine Mercier : Donc, il n’y a plus de solution alors ? Il nous reste quelques secondes.
Daniel Sibony : Non, si, si…
Antoine Mercier : Si même la parole de l’État, de la confiance, entraîne une défiance…
Daniel Sibony : Parce qu’il faut revoir toutes les notions, y compris celle du conseil. Le conseil aujourd’hui, ça ne consiste pas à dire « faites ceci » parce que du fait que c’est bon, ça deviendra mauvais. Il y a un suivi, un entretien. La machine financière, c’est comme une machine technique, ça demande un entretien, une implication réelle et authentique de ses acteurs. On ne lance pas une parole pour se retirer.
Antoine Mercier : Merci beaucoup Daniel Sibony. Je signale que Christian Bourgois réédite votre livre qui s’appelle « La haine du désir ». Je signale aussi que l’on peut entendre les invités sur le site de France Culture, ainsi que des versions plus longues de ces interviews et qu’un forum est en place sur la Une de notre site. Demain, nous recevrons le philosophe Dany-Robert Dufour.
[Suite]
Antoine Mercier : Daniel Sibony, on vous retrouve pour notre site Internet, la suite ou le complément de l’intervention que vous avez faite dans le journal de 12h 30, lundi 29 décembre. Vous avez évoqué, au cours de cette première interview, les mots de confiance, de valeur, de crédit, vous avez surtout tenu un discours, disons, économique en apparence mais évidemment tous ces mots rebondissent dans des dimensions qui ne sont pas uniquement matérielles. Est-ce qu’on peut peut-être reprendre votre analyse en expliquant bien en quoi nous n’avons peut-être pas affaire à une crise économique ?
Daniel Sibony : Évidemment, une crise qui s’exprime en termes économiques est aussi une crise qui s’exprime en termes humains. Là, vous avez par exemple une crise du crédit, ça veut dire que les banques ou les institutions de crédit ne sont pas crédibles - crédible est un mot à double sens, crédible, c’est quelqu’un qui peut faire crédit parce qu’il a du crédit - par exemple, elles ne se prêtent pas entre elles, il n’y a pas de confiance. Pourquoi ? Parce que s’il n’y a pas de confiance, ça veut dire qu’à différents niveaux mais souterrains, invisibles, des gens ont fait prévaloir uniquement leur jouissance narcissique. Ça veut dire que s’ils pouvaient tricher en fourguant un produit, comme autrefois le sang contaminé, il y avait des stocks de sang contaminé qu’on a pu repérer facilement, mais si vous mettez des produits et que vous savez que les autres en font autant, ça veut dire que vous avez des jouissances narcissiques qui affluent sur le marché et au bout d’un certain moment il faut bien un tiers qui dit stop ou qui rééquilibre, qui réajuste, qui interroge la valeur de ces choses-là. La valeur monétaire, la valeur en argent, ce n’est pas un truc sale, ce n’est pas l’argent analité etc. L’argent, c’est une mémoire d’un travail accumulé, d’un travail qui a fait que cet argent a l’air inerte mais il provient d’un processus vivant. Lorsqu’avec ça, ou sous prétexte de ça, vous faites circuler des objets qui doivent vous rapporter des plus-values énormes, on a vu, avec cette hypothèse incroyable que les valeurs des choses, les valeurs d’une entreprise, d’un appartement, de tous ces biens ne peuvent qu’augmenter, augmenter à l’infini, on perd de vue le fait qu’on n’est pas dans des jouissances purement narcissiques. On doit vivre ensemble, on doit donc être un petit peu articulé, un petit peu cohérent. Qu’est-ce qui compte aujourd’hui le plus, quand vous regardez la société ? Manque de crédit, manque de confiance, ça veut dire que vous ne pouvez pas entreprendre des choses mais en même temps les gens ont encore plus peur pour leur place. Les places deviennent fragiles. Les places sont éjectables. Or, c’est une dimension essentielle du capitalisme, entre guillemets, c’est-à-dire du travail dans le système occidental qui se globalise. C’est une dimension essentielle que les entreprises, les institutions, etc., donnent des places, donnent du travail, donnent des lieux d’existence. Autrement dit, ce à quoi on assiste, c’est que la finalité même de la société qui doit rassembler des gens producteurs de valeurs, souvent par leur seule présence, ils n’ont pas besoin de manipuler de la ferraille, eh bien cette finalité se casse la gueule.
Antoine Mercier : Pour bien comprendre, puisque vous avez utilisé plusieurs fois le terme de jouissance narcissique, qui est un terme psychanalytique, au niveau d’un individu par exemple, qu’est-ce qui se passe quand finalement la jouissance narcissique n’est pas retenue ? C’est le signe de quoi ? Est-ce que vous pouvez nous dire un peu plus, techniquement, précisément, quel est le phénomène ?
Daniel Sibony : La violence commence quand deux jouissances narcissiques s’entrechoquent. Ça veut dire quand l’un a défini son cadre, dans lequel il a du pouvoir ou un cadre qui l’agrandit, l’autre a défini aussi son cadre, quand les deux cadres s’entrechoquent, c’est violent. Or, là, la violence qu’il y a, parce que cette crise est d’une violence inouïe, imaginez que vous avez soixante ans, vous avez épargné pour vos vieux jours parce que la retraite est minable etc., vous n’avez plus de retraite, vous êtes réduit à la misère par anticipation alors que vous n’êtes pas un spéculateur, il faut bien voir que les gens qui sont touchés, c’est des gens qui sont touchés dans leur temps vivant, dans leur avoir et par là même au niveau de leur être, c’est-à-dire qu’ils sont littéralement appauvris, ils sont hors jeu, ils sont démunis, etc.
Antoine Mercier : Mais est-ce qu’il n’y avait pas justement, en écho à cela précédemment, une trop grande préoccupation de l’avoir précisément sur l’être ? Est-ce qu’on peut dire qu’il y avait un dysfonctionnement de la société et des individus ?
Daniel Sibony : Eh bien, il se peut que cette crise soit l’occasion de redéfinir justement la valeur, beaucoup de gens commencent à le dire, vous les entendez dire : Bon, on n’a plus de sous mais on est vivants. Tiens, et pourquoi vous ne vous êtes pas aperçus que vous étiez vivants quand vous vous consacriez à l’accumulation ? Moi, je pense que cette crise va déchirer beaucoup de voiles, va mettre à nu des choses, je veux dire des tas de fonctionnements qui s’imposaient au nom de la compétence, vous voyez, ils ont révélés leur incompétence radicale. Ils ont été ruineux et ruinés. Donc, cette espèce de pompe, d’aura et supériorité au nom de la compétence, de la performance etc., va prendre du plomb dans l’aile et qu’on va maintenant parler de choses beaucoup plus terre à terre, plus proches de la vie, de la texture de la vie : Vous faites quoi ? Est-ce que ça vous intéresse, ce que vous faites ? Tout le monde fait du conseil mais tous les conseillers ont failli, alors ça veut dire quoi ?
Antoine Mercier : Sans parler des coach ?
Daniel Sibony : Non, non. Les coach, non. Moi je supervise des coach, ils ont affaire à l’angoisse des gens qui sont paumés, qui sont en crise. Je crois qu’au contraire on va assister à un renouveau de l’accompagnement psychologique. Quand vous faites un certain travail, avec un certain nombre de directions et de responsabilités, c’est fou que vous soyez seul à tourner ça dans votre tête et généralement, ce qui les préoccupe, c’est comment dégommer le directeur, quand ils sont sous-directeur, etc. Ça veut dire que la lutte pour le pouvoir, la lutte pour l’avoir etc., en a pris un sacré coup mais ce n’est pas une raison pour croire que l’avoir n’a pas d’intérêt. C’est très important d’articuler votre être sur la possibilité d’avoir lieu, notamment d’avoir lieu d’être. Je pense que cette jouissance narcissique qui est déferlante dans cette société, ce n’est pas le capitalisme qui en est responsable. Capitalisme, ça veut dire investir de l’argent en en attendant un profit mais s’il n’y avait pas de profits, je veux dire… Citez-moi un pays où on investit, on s’investit sans profit. Même si vous n’avez pas un profit monétaire, vous avez un profit de représentation, de brillance, de présence. On escompte toujours un profit. Ce n’est pas le profit qui est en cause, c’est le fait que des gens, pris à des postes de pouvoir, n’ont pensé qu’à leur profit. Je vous ai dit tout à l’heure que la loi de la concurrence, par exemple, qui était un repère énorme, la loi de la concurrence ça veut dire que celui-là veut profiter mais celui-là veut aussi profiter, ils sont en concurrence, donc le profit va un peu baisser au profit…
Antoine Mercier : Les jouissances narcissiques, comme vous dites, s’équilibrent.
Daniel Sibony : Voilà, s’équilibrent, s’articulent. Tandis que là, celui-là veut profiter, l’autre aussi veut profiter au même titre. Avant, on vous vendait du bois massif puis après on vous vend de l’agglo, celui qui vous vend de l’agglo, il veut le vendre au prix du bois massif et il le vend, ça veut dire que la valeur intrinsèque des choses est largement éclipsée par cette valeur qu’on a voulu imposer à coup de force.
Antoine Mercier : D’où la spéculation.
Daniel Sibony : Et c’est cette force qui est tombée.
Antoine Mercier : C’est le phénomène de la spéculation que vous décrivez.
Daniel Sibony : Pas seulement de la spéculation.
Antoine Mercier : Notamment.
Daniel Sibony : Quand on met dans le commerce du beurre pourri ou des denrées pourries, ce n’est pas de la spéculation, c’est de la tromperie pure et simple tandis que spéculer, c’est vendre à quelqu’un quelque chose dont on pense que ça va monter plus tard. Ça, ça existe. La spéculation est un acte qui n’est pas en soi répréhensible. Ce n’est pas, contrairement à ce que l’on dit dans les hautes sphères, les spéculateurs qui ont fait cela. C’est des marchands malhonnêtes.
Antoine Mercier : Vous me dites : Des voiles vont se déchirer ou sont entrain de se déchirer, on va voir derrière. Vous laissez penser que peut-être on verra derrière le retour de certaines valeurs, ne serait-ce que de solidarité ou de valeurs positives. Il y a un autre scénario aussi où finalement cet effondrement-là, eh bien on ne pourra pas psychiquement peut-être y résister et cela sera encore un facteur de tension plus grand. Comment vous voyez ces deux possibilités, à moins que derrière ce voile qui se déchire vous voyez une troisième solution ?
Daniel Sibony : Je pense que dans ce déchirement des apparences, on va aller davantage vers un peu plus de réel du côté des gestes sociaux, des acteurs sociaux. J’en attends, j’en espère une espèce de mise à nu des pouvoirs qui se gonflent artificiellement au nom de la place qu’occupent les gens, au nom de l’intimidation, au nom du fait qu’ils ont devant eux des gens dépendants, totalement dépendants qui en dehors de ce cadre ne peuvent rien faire d’autre. Or, c’est incroyable, quand une entreprise définit une politique avec des objectifs de pure croissance, de la valeur uniquement monétaire, c’est terrible parce qu’elle peut avoir devant elle des gens à recruter qui sont des gens de valeur, capables de produire, d’inventer, de créer de la richesse et elle les vire parce qu’ils n’entrent pas dans ce cadre. J’ai écrit le livre qui s’appelle « La haine du désir », elle écarte les êtres du désir parce qu’elle veut des exécutants, « juste do it », « Faites ce qu’on vous dit et fermez-là », c’est une perte de valeur inouïe ! Moi, je pense qu’on va aller vers une prévalence de la création véritable de valeurs, un remaniement qui va faire des trous dans le décor de la performance et on va voir de quoi est faite la performance, on sera beaucoup plus proche, je dirais, de la vie.
Antoine Mercier : Alors, vive la crise, Daniel Sibony ?
Daniel Sibony : J’ai dit, on sera beaucoup plus proche de la vie parce que quand il y a une crise, pour moi, c’est toujours un appel à une mutation. Vous savez, j’ai été chercheur en mathématiques au début, il y a aussi des crises en mathématiques, cela veut dire : on est paumé et généralement c’est l’origine d’une mutation qui resitue les choses et qui permet de partir autrement.
Antoine Mercier : Dans tout ce que vous dites, et dans votre diagnostic, on est frappé tout de même par quelque chose qui n’est pas forcément toujours souligné, cette crise du pouvoir. C’est-à-dire que vous, vous avez l’impression qu’il y a une responsabilité des comportements à un niveau de pouvoir au sens concret du terme, ceux qui ont le pouvoir.
Daniel Sibony : Absolument. À tous les niveaux de pouvoir, il y a eu de la triche. Cela veut dire qu’un ministère des finances, on sait ce qu’il fait, pourquoi n’y a-t-il pas eu des services, réellement opérationnels, importants de contrôle ? Prenez l’exemple que je vous ai donné tout à l’heure, quand le chef de l’État donne une parole symbolique forte, quand il dit : « Nous garantissons » Cela veut dire, les banques continuez. Au moins que cela continue, qu’est-ce qui continue ? On ne sait pas. On aimerait savoir, un peu plus, ce qu’est le pot aux roses. Mais quand on dit cela, je vous ai montré qu’aussitôt cela devient faux puisque cela entraîne la chute de la bourse du fait que cela a entraîné sa montée. C’est clair qu’il fallait limiter le volume des échanges. Et quand je vous ai pris l’exemple de l’autoroute, on conseille cette bretelle pour décongestionner, si tout le monde y va, cela congestionne l’autre aussi. Donc, quand on donne un conseil, il faut un suivi du conseil. C’est-à-dire qu’une parole, ce n’est pas simplement qu’une bulle, c’est un processus de communication avec la réalité, avec les acteurs, pour contrôler et suivre les effets inconscients de cette parole. Parce qu’une parole, quelle qu’elle soit, traîne avec elle de l’insu. Vous dites : « Je garantis », c’est formidable. Demain les bourses vont augmenter, c’est formidable. Le lendemain c’est l’effondrement, parce que c’était formidable et que vous vous êtes limité, là aussi, à une jouissance narcissique. C’est-à-dire que vous avez cru qu’en rayonnant ce message de salut, il y avait le salut. C’était faux. Et tout ce yoyo des bourses qu’on voit, c’est quelque chose qui est une conséquence directe d’un rapport à la parole, qui n’est pas une parole de transmission, qui n’est pas une parole qui se partage et qui passe à travers des gens qui l’enrichissent, mais une parole magique, une parole fétiche.
Antoine Mercier : Parenthèse, parce qu’avec ce que vous venez de dire, on pense à Nicolas Sarkozy. Est-ce que vous pensez qu’il a cette parole-là particulièrement représentative de ça ?
Daniel Sibony : Absolument, représentative d’une illusion, on pense que la réponse étant donnée, eh bien cela marche et puis on s’aperçoit que cela ne marche pas du tout, on refait un autre plan de relance et puis il s’affaisse, alors on va penser à un deuxième… Vous comprenez…
Antoine Mercier : Il faut toujours trouver la solution à une chose…
Daniel Sibony : Alors qu’il faut mettre à nu les processus et voir où est le pourrissement. C’est pour cela que je vous avais dit, et vous avez ironisé là-dessus, on est devant une marée noire mais on ne sait pas qui va nettoyer et qui est motivé pour nettoyer, pour prendre chaque truc pourri et le retirer de la circulation et obtenir que l’on ne lance pas un autre, obtenir que le fric de tel ou tel pays n’aille pas relancer la production chinoise parce que la production se fait en ce moment en Chine, pour un tas de produits majeurs.
Antoine Mercier : Excusez-moi pour l’ironie, je ne voulais pas utiliser cette arme.
Daniel Sibony : Je vous en prie, au contraire.
Antoine Mercier : Pour terminer, je retiens d’autres mots de ce que vous venez de dire : Jouissance narcissique, on en a parlé et il y a le mot tiers et il y a le mot limite des échanges, des transactions. On a l’impression qu’il doit s’introduire quelque chose de l’ordre l’extériorité du système pour que véritablement on change de voie. Est-ce que ce n’est pas quelque chose que l’on pourrait…
Daniel Sibony : Exactement. Il faut écarter plusieurs illusions de pouvoir. Le pouvoir qui se croit dans un lieu neutre et qui intervient sur une espèce de sphère qu’il a devant lui et il repère des dysfonctionnements. Vous comprenez, il dit : Non, ça il faut redresser etc. Ce modèle est faux. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas un lieu de la parole qui s’exclut, qui est à l’écart, au-dessus, qui surplombe le lieu où la parole, le désir, les échanges, les partages ont lieu. Deuxièmement, le système doit inclure en quelque sorte son extérieur. Cela, c’est difficile pour vous à imaginer mais il y a des surfaces, des volumes mathématiques qui décrivent tout à fait cela, des volumes où vous passez de l’extérieur à l’intérieur et à nouveau à l’extérieur. Moi, j’ai créé un concept pour ça, qui s’appelle l’entredeux. Ça veut dire qu’il y a une dynamique permanente, un va et vient, mais qui est en hélice, qui ne se répète pas comme au ping-pong, un va et vient entre l’intérieur et l’extérieur, entre là où cela se passe et là où cela se décide, parce que vous décidez mais il faut voir comment se passe cette décision et comment elle vous fait retour. Il y a tout un système d’aller-retour qui fait que l’on n’a pas un clivage entre intérieur et extérieur, on n’a pas un clivage entre les bons acteurs et les mauvais acteurs, les bonnes actions et les mauvaises actions, etc. Prenez-le y compris au sens morale voire théologique. Le Divin là-dedans ce n’est pas justement un Dieu qui serait au-dessus dans le ciel qui regarde, qu’on interpelle : Pourquoi tu as laissé faire ça ?
Antoine Mercier : Il est quand même à l’extérieur.
Daniel Sibony : Il est à l’intérieur et à l’extérieur. C’est-à-dire qu’il est à chaque fois aux limites, aux limites de ce que nous faisons, que ces limites soient proches, accessibles est d’autant plus dur, ou que ces limites soient loin. Mais tout ça se passe aux limites. Dire que l’on a une crise, cela veut dire qu’on est au cœur de la limite, cela ne pouvait plus continuer comme ça sans que cela ne se sache. Et ce qui se sait, le plus massivement aujourd’hui, c’est que le rapport aux richesses, à leur création et à leur circulation comportait un élément bidon, un élément de mensonge qu’il faut remettre à plat.
Antoine Mercier : Voilà. C’est ce qu’on a essayé de faire avec vous, Daniel Sibony. Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.
Daniel Sibony : Merci.