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D’autres regards sur la crise, avec Dany-Robert Dufour

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien, du mardi 30 décembre 2008, d’Antoine Mercier avec Dany-Robert Dufour, professeur à Paris-VIII.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

[Petite note additive de Taos Aït Si Slimane : A propos du terme gouvernance, je vous propose des lectures complémentaires, par exemple :
- Un article sur le site site de l’Institut européen des hautes études internationales

- Gouvernance sur Wikipédia

- La gouvernance : débats autour d’un concept polysémique, un article de Catherine Baron

- La gouvernance est-elle un concept opérationnel ? Proposition pour un cadre analytique

Antoine Mercier : Dans notre série, « D’autres regards sur la crise », nous recevons aujourd’hui, Dany-Robert Dufour, professeur à Paris-VIII. Bonjour, Monsieur.

Dany-Robert Dufour : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous êtes actuellement au Brésil mais j’ai tenu quand même à ce que vous participiez à cette série d’interviews pour la raison qu’il y a seulement un peu plus d’un an, vous avez publié un livre qui s’intitulait « Le divin marché » et qui était sous-titré « La révolution culturelle libérale », une révolution dont vous vous demandiez alors, jusqu’où elle nous mènerait. Donc, Dany-Robert Dufour, est-ce que cette révolution culturelle libérale, dont vous parliez, nous mène la crise d’aujourd’hui ?

Dany-Robert Dufour : Et bien écoutez, oui, elle nous mène directement à la crise d’aujourd’hui. On assiste effectivement à une crise gravissime qui est causée par la mise en œuvre d’un principe, qui est un principe toxique qui a été appliqué partout dans le monde depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire en gros depuis Reagan, Thatcher. Ce principe, c’est celui de l’auto-harmonisation des intérêts privés. C’est un mythe. Ce principe est mensonger, ce qui veut dire qu’on nous a raconté des histoires, on nous a resservi une histoire ancienne, qui a été inventée au XVIIIe siècle par des gens comme Mandeville, par exemple, qui disait que les vices privés font la fortune publique, comme Adam Smith qui avait postulé l’existence d’une providence supérieure qui veillait à cette homogénéisation des intérêts privés. Or, ce qu’on constate, c’est que tout cela ne peut pas s’auto-harmoniser, tout simplement parce qu’il existe des intérêts qui sont plus forts que d’autres et qui emportent toujours toutes les décisions. On assiste donc, en quelque sorte, à l’effondrement extrêmement douloureux d’un mythe et qui produit des effets dévastateurs, désastreux, dans toutes les grandes économies humaines, parce que je crois qu’il ne faut pas seulement considérer l’économie marchande, mais il faut considérer aussi toutes les grandes économies humaines dans lesquelles nous vivons.

Antoine Mercier : Pour en rester d’abord à ce mythe dont vous parlez, est-ce que vous avez l’impression que la page est tournée maintenant ou que tout va pouvoir recommencer dans six mois ?

Dany-Robert Dufour : Écoutez, on voudrait bien que la page soit tournée, ça va dépendre un peu des décisions qui vont être prises. On peut s’inquiéter du fait que ce sont souvent les décideurs qui ont mis en œuvre ce principe qui sont eux-mêmes chargés de la réforme de ce principe. Ce qu’on sait, c’est que les effets ont été désastreux dans toutes les économies humaines, dans l’économie marchande, on le sait, avec la destruction du tissu industriel, qui s’est produite à la suite du passage du capitalisme industriel au capitalisme financier et où les actionnaires ont, en quelque sorte, acheté des dirigeants des entreprises pour qu’ils suivent des objectifs financiers et non plus industriels, je dis « acheté », en leur fournissant des salaires mirobolants, des stock-options à bas prix, des retraites chapeau exorbitantes… Ces actionnaires se sont mis à vendre tout, y compris ce qu’ils n’avaient pas, par exemple, ils ont prêté de l’argent qu’ils n’avaient pas, c’est la fameuse affaire des subprimes, ils ont ensuite caché ces créances pourries, ils les ont revendues, ils se sont mis à spéculer à la hausse, comme à la baisse et on est maintenant en train de découvrir l’ampleur des dégâts. Bon par exemple, l’ampleur des dégâts, ce sont aussi bien les systèmes dits « de pyramide » à la façon de Bernard Madoff, c’est les abus de position dominante, les faux bilans et les évasions fiscales, etc., etc.

Antoine Mercier : Ça, c’est effectivement l’économie marchande, on a bien compris, très touchée, on en parle souvent dans nos journaux, mais il y a aussi ce que vous appelez vous-même « l’économie psychique ». Vous avez récemment écrit que nous sommes sortis du cadre freudien classique de la névrose pour entrer dans un cadre post-névrotique où c’est la perversion, la dépression et l’addiction qui prédominent. Donc, cette économie psychique où en est-elle aujourd’hui à travers cette crise ?

Dany-Robert Dufour : Je crois que ce libéralisme financier a sapé, non seulement les bases de la finance, mais aussi toutes les grandes économies humaines. On pourrait parler de l’économie politique, on pourrait parler de l’économie symbolique, on pourrait parler de l’économie sémiotique, mais on pourrait aussi parler, ce qui m’intéresse particulièrement, de l’économie psychique parce qu’effectivement, je pense qu’il y a des effets de cette économie marchande sur l’économie psychique.

Antoine Mercier : Alors, qu’est-ce que vous appelez d’abord « économie psychique » ? Précisez.

Dany-Robert Dufour : L’économie psychique, c’est précisément la façon dont sont gérés chez un individu, les passions, les pulsions ou les affects. Dans la névrose classique, il s’agissait de réprimer un certain nombre de passions et de pulsions pour qu’une économie dite du désir puisse se mettre en place. Avec l’économie marchande, au fond, c’est un autre cadre économique d’économie psychique qui se met en place, et c’est pourquoi, je crois, on assiste à l’apparition à la sortie du cadre névrotique et à l’entrée dans un cadre qui est dominé par trois formes : celles de la perversion, de la dépression et de l’addiction. Pourquoi la perversion ? Eh bien parce que c’est tout simplement la pathologie la plus adaptée quand il s’agit de viser partout le coup gagnant. C’est-à-dire qu’il faut toujours circonvenir l’autre, il faut s’en méfier ou il faut l’instrumentaliser pour réussir son coup. C’est-à-dire qu’on assiste à des pulsions d’emprise sur l’autre et on assiste à des formes d’infatuations suggestives qui se manifestent parfois jusque dans les plus hautes sphères de l’État, cette infatuation suggestive.

Antoine Mercier : La dépression ?

Dany-Robert Dufour : Alors, la dépression, c’est ce qui arrive quand les individus n’ont pas les moyens de la perversion requise et se mettent à déchoir à leurs propres yeux en quelque sorte. On sait que la dépression aujourd’hui, peut atteindre par roulement, 20 à 30% de la population. On sait d’ailleurs les profits que tire l’industrie pharmaceutique de cette pathologie.

Antoine Mercier : Oui l’addiction…

Dany-Robert Dufour : Et l’addiction, c’est tout ce qui ressort d’un monde qui promet la satisfaction pulsionnelle généralisée. C’est exactement ça l’économie de marché, puisque le marché est ce qui propose toujours un produit, un objet, un service, un fantasme, susceptible de combler toute appétence quelle qu’elle soit.

Antoine Mercier : Alors, tout ça, c’était ce qui existait jusqu’à présent, que vous avez décrit dans votre livre, « Le divin marché », mais, c’est en train de changer. Alors, est-ce que vous pensez que cette économie psychique peut, petit à petit, se remettre en ordre, si je puis dire, sans forcément retrouver les névroses d’antan ?

Dany-Robert Dufour : Écoutez, on espère oui, mais tout ce que l’on voit, c’est que tous ces effets sont liés les uns aux autres, c’est-à-dire qu’il y a un principe transductif qui lie toutes ces économies entre elles. Et donc, on ne peut pas étudier seulement l’économie psychique à part elle, comme on ne peut pas étudier l’économie politique, comme on ne peut pas étudier l’économie marchande à part. C’est ça un peu mon travail de philosophe, c’est d’essayer de montrer tous les points de passage entre ces économies…

Antoine Mercier : Et par quoi il faut commencer ?

Dany-Robert Dufour : Je pense qu’on assiste en ce moment à un étrange spectacle puisqu’il y a beaucoup de choses qui sont extrêmement mal supportées par les populations et qui donc, risquent de fort mal prendre les effets toxiques de ces différentes économies. On a montré des signes, on voit déjà des signes de désarroi dans de nombreux domaines, et on voit aussi des signes de désarroi dans les grands domaines de la santé en général, ce qu’on appelle la santé mentale en particulier. Tous ceux qui œuvrent dans le champ de la psychopathologie sociale savent que tous les indicateurs sont au rouge. On voit des grands signes de désarroi dans la culture, dans la justice, dans l’éducation que l’on veut priver de postes et de missions, j’en sais quelque chose…

Antoine Mercier : Dans l’hôpital public aussi, on vient d’en parler ?

Dany-Robert Dufour : Dans l’hôpital public aussi, vous venez d’en parler.

Antoine Mercier : Dany-Robert Dufour, malheureusement, là, c’est l’heure, il faut s’arrêter mais je rappelle qu’on va pouvoir réentendre, sur le site de France Culture, cette intervention et puis nous allons faire, dans quelques instants, une interview plus en longueur, sur ce même thème, à laquelle ont accès les internautes sur le site de franceculture.com, « D’autres regards sur la crise » ?

[Suite]

Antoine Mercier : Nous retrouvons, en ligne maintenant, pour cette prolongation ou cette nouvelle interview en longueur, Dany-Robert Dufour, que nous avons interviewé déjà dans notre édition du 30 décembre 2008. Dany-Robert Dufour, on va peut-être reprendre, disons, en posant les choses davantage maintenant, les différents symptômes de cette crise et peut-être aussi comment elle se déploie dans un grand nombre de secteurs que vous appelez, vous, les économies de l’humain.

Dany-Robert Dufour : C’est cela, oui. Effectivement, depuis maintenant quatre mois, on met l’action sur les effets désastreux d’un principe, que j’ai appelé toxique, dans l’économie marchande. Or, on ne souligne pas assez, à mon avis, les effets désastreux aussi de ce principe, dans les autres grandes économies humaines, parce que le libéralisme financier dérégulé, je ne suis pas contre le libéralisme mais contre cette forme de dérégulation qui a été mise en œuvre par les penseurs ultralibéraux, par Hayek, Friedman, etc., ce principe n’a pas fait que saper les bases de la finance mais ce sont toutes les économies humaines qui sont atteintes par la diffusion de ce principe toxique. On pourrait parler, par exemple, des effets de la dérégulation de l’économie marchande dans l’économie politique, avec par exemple l’obsolescence du gouvernement, l’apparition dont on nous a rabattue les oreilles, depuis maintenant une vingtaine d’années, d’un terme qui vient se substituer au gouvernement qui est celui de la gouvernance, tous les gouvernements se sont relayés depuis, je ne sais pas, une vingtaine d’années, pour nous dire que l’État est bateau, qu’il faut moins d’État, etc. et qu’il fallait absolument déréguler. On a même assisté à des numéros de bravoure où en quelque sorte on a utilisé l’État pour détruire en quelque sorte cette fonction régulatrice de l’État.

Antoine Mercier : Le mot gouvernance est créé à partir de quoi finalement ? Il s’oppose à quoi ?

Dany-Robert Dufour : Le terme de gouvernance vient très directement de la corporate gouvernance, c’est-à-dire de la prise du pouvoir des actionnaires dans la gestion du capital puisqu’auparavant nous avions un capitalisme industriel qui était tenu de trouver des arrangements avec le salariat, or, c’est la troisième partie, c’est les actionnaires, le capitalisme financier qui a pris le pouvoir et qui a éloigné le salariat qui est devenu de plus en plus un salariat, comme on dit, Kleenex et qui a acheté les dirigeants des grandes entreprises industrielles, avec trois choses essentiellement : des salaires mirobolants, des stock-options à bas prix et des retraites chapeau complètement exorbitantes, ce qui fait l’actualité dont vous nous entretenez sans cesse.

Antoine Mercier : Alors, ça, c’est pour la…

Dany-Robert Dufour : Alors, la gouvernance vient très directement de la corporate gouvernance qui est la prise du pouvoir par les actionnaires et qui a été étendue à l’ensemble de la forme politique, qui est tombée en quelque sorte en désuétude puisque le gouvernement a été battu en brèche au profit d’une société civile sensée pouvoir s’autoréguler toute seule.

Antoine Mercier : Voilà pour la sphère du politique, on va peut-être aborder la sphère suivante. Qu’est-ce que vous mettriez derrière ?

Dany-Robert Dufour : La sphère suivante, on pourrait parler de l’économie symbolique, puisque l’économie symbolique c’est le lieu où un corps social s’entend sur un certain nombre de valeurs. Or, là, nous assistons à la disparition de la forme classique, que nous avons connue en France, en particulier ce que l’on appelait depuis Rousseau « le pacte social », « le pacte social républicain ». Et on assiste à l’apparition de nouvelles formes de lien social, comme ce type de lien social, je ne sais même pas si je peux l’appeler lien tant ça fait si peu lien, c’est le lien éco-grégaire, où des individus sont, on pourrait dire, captés, capturés, par leur égoïsme en recherche de satisfactions consommatoires, ils sont captés, capturés pour être mis dans ces formes que l’on a déjà appelées des troupeaux, des troupeaux de consommateurs que l’on promène d’objet en objet…

Antoine Mercier : Vous pouvez donner un exemple, donner peut-être une situation concrète de ce que vous dites là pour le troupeau éco-grégaire, on en fait tous partie plus ou moins mais…

Dany-Robert Dufour : Oui, bien sûr on en fait tous partie plus ou moins dans la mesure où l’on est promené d’objet en objet. Auparavant nous étions dans une disposition où nous devions rabattre une partie de notre jouissance pour la mettre à compte d’un tiers, c’est-à-dire l’État. Nous étions tenus par le haut, c’est toutes ces formes classiques où nous étions tenus par le haut. Maintenant, nous sommes, en quelque sorte, tenus par le bas. Nous sommes tenus par ce que nous attrapons, nous sommes tenus par les objets qu’on ne cesse de nous présenter, que la marché ne cesse de nous présenter dans une multitude de petits récits édifiants sur les murs de la cité, à la télévision, etc., qui sont les récits de la marchandise qui est censée pouvoir nous sauver.

Antoine Mercier : Est-ce que ce n’est pas cela qui est en train peut-être de s’effriter aujourd’hui ?

Dany-Robert Dufour : Je l’espère bien. On assiste effectivement à l’effondrement absolument douloureux de ce mythe. Par quoi cela peut-il être remplacé ? On y viendra peut-être après mais peut-être qu’on pourra voir aussi les effets dans une autre économie, qui est une économie importante puisqu’elle a à voir avec, je dirais, ce qui nous spécifie en propre, c’est-à-dire le fait que nous sommes des êtres parlants, c’est-à-dire l’économie sémiotique, nos façons de parler. On assiste, je crois, à l’apparition de ce que l’on pourrait appeler, ce que j’ai appelé novlangue, ultralibérale qui est marquée, tant au niveau de la grammaire qu’au niveau sémantique, par des transformations de la grammaire. Par exemple, je vois chez mes étudiants qu’ils pratiquent de plus en plus la pensée par association et non plus la pensée par démonstration. On n’a plus affaire au « est » « E. S. T » mais à « c’est ceci, et ceci et cela », c’est un peu ce qui se déduit directement des modes actuelles de pensée par les technologies actuelles, c’est du copier-coller sur l’Internet et on ajoute sans jamais qu’il n’y ait de forme propositionnelle parce que la forme propositionnelle, la forme qui procède de marqueurs logiques, apparaît comme trop autoritaire.

Antoine Mercier : C’est-à-dire qu’en fait ce sont les mots de liaisons ou les mots de coordination…

Dany-Robert Dufour : Oui, les mots de coordination, les « car », « donc », « parce que » etc. qui disparaissent au profit de « et ».

Antoine Mercier : Cela signifie quoi précisément au cœur de la structure de la pensée ? Est-ce que c’est la limite d’une forme de pensée qui ne s’élabore plus avec des articulations…

Dany-Robert Dufour : Oui, absolument. C’est nos façons de parler qui sont atteintes et qui se manifestent aussi par des altérations sémantiques par exemple par la disparition de toute forme d’autorité même laïque qui est bannie, donc il faut que les individus puissent mettre leur égo partout sinon ils se trouvent assujettis dans des formes qu’ils pensent être des formes autoritaires. Je crois que là, on assiste à des modifications dans cette économie sémiotique. Et puis, évidemment le dernier plan, c’est l’économie psychique, j’en ai parlé tout à l’heure, avec la transformation du cadre névrotique en un cadre post-névrotique avec perversion, dépression et addiction.

Antoine Mercier : Alors, là, effectivement, on a un tableau complet de toutes ces économies : politiques, symbolique, sémiotique, psychique qui sont, qui étaient dans ce système dominant, dans ce divin marché, dans cette révolution culturelle libérale dont vous nous parliez dans votre livre, « Le divin marché », mais aujourd’hui, manifestement il y a quand même un grain de sable dans le système. Est-ce qu’on peut comprendre d’abord pourquoi ce système-là était finalement voué à être en crise à un moment donné ?

Dany-Robert Dufour : Bien sûr qu’on peut le comprendre parce que c’est une histoire, un récit qu’on nous a raconté. C’est un récit qui fonctionne sur un principe mensonger. Les intérêts privés ne peuvent pas s’auto-organiser, c’est même quelque chose qui commence à se savoir au niveau des plus hauts responsables. Je lisais, il y a un mois ou deux, dans Le Monde, l’interview d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, qui était interrogé par une commission des États-Unis chargée du contrôle de l’action gouvernementale, il disait, autant que je me souvienne : J’ai fait une erreur en croyant que le sens de leurs intérêts chez les banquiers était la meilleure protection qui soit pour tout le monde. Donc, il y a eu une erreur, il y a eu un récit qui a été mis en place partout dans le monde, qui a eu des effets délétères et dont on s’aperçoit maintenant des conséquences parce que ce principe est tout simplement faux, mensonger. Il a servi à beaucoup de gens pour s’enrichir mais c’est un principe faux. On assiste maintenant à la recherche d’un autre récit qui serait un récit de remplacement par rapport à ce grand récit de l’auto-harmonisation des intérêts privés et je crois qu’il y a quelque chose qui se présente là du côté d’une autre économie, dont je n’ai pas encore parlé, qui est malade aussi parce que c’est une économie dans laquelle s’insèrent toutes les autres économies dont je viens de parler, c’est l’économie du vivant. Cette économie du vivant est malade aussi parce qu’elle est victime d’une contradiction majeure entre le capitalisme qui promet la production infinie de la richesse. Cela se manifeste, par exemple du côté de la bourse, en disant : Les valeurs vont toujours monter, et quand cela ne monte plus on assiste à des effets de panique du côté banquiers parce qu’ils ne savent plus s’ils doivent vendre leurs actions et acheter de nouvelles. Ce capitalisme financier fonctionnait sur la production infinie de la richesse, or l’économie du vivant, elle, est indexée sur la finitude des ressources vitales qui sont offertes par la terre, finitude des ressources dans tous les grands domaines : énergie fossile, air, eau… On annonce, pour le XXIe siècle, de grandes bagarres, par exemple au niveau de l’eau, or la terre commence à être épuisée parce qu’elle est victime de ce principe qui veut l’exploitation de toutes les richesses alors que ces richesses sont en nombre limité.

Antoine Mercier : Dany-Robert Dufour, peut-être pour tenter de résumer ce que vous venez de dire, et peut-être avancer une proposition supplémentaire, comme si le système que vous avez dénoncé tout à l’heure comme mensonger, c’est-à-dire disons d’Adam Smith, de la fable des abeilles etc., ce système-là s’effondre en tant que providence immanente, en tant que main invisible…

Dany-Robert Dufour : Exactement.

Antoine Mercier : Et qui remplaçait, peut-être, les récits qui faisaient référence plutôt à de la transcendance…

Dany-Robert Dufour : Exactement.

Antoine Mercier : Ce que vous appeliez, dans un livre précédent, « L’art de réduire les têtes », le grand autre, c’est-à-dire...

Dany-Robert Dufour : Exactement.

Antoine Mercier : La question que je pose, c’est de savoir si vous pensez que maintenant on est allé finalement au bout de l’immanence, est-ce qu’il y a d’autres solutions que de retrouver un récit, comme vous dites, par rapport à un autre, un grand autre ou quelque chose de cette nature-là ? Sur le plan philosophique, en fait.

Dany-Robert Dufour : Manifestement, oui parce que le récit qui est entrain de se chercher, c’est celui qui a à voir avec cette économie du vivant, c’est-à-dire que si la terre est malade, il y a donc à restaurer quelque chose du côté d’une nature, qui est la nature dans laquelle nous vivons. On assiste à une tentative de mise en place d’un récit vertueux à propos de la nature. Il va falloir, là, faire extrêmement attention parce que ce récit n’est pas compatible avec le récit de la marchandise. Tout ce que l’on va essayer de nous présenter au nom de la sauvegarde de la nature, et nous participons bien sûr de cette problématique de la sauvegarde pour nous aussi, parce que nous sommes extrêmement menacés dans notre être même d’êtres vivants, de quoi sera fait le XXIe siècle devant la réduction de la diversité des espèces, de risques accrus de pandémies, l’épuisement des ressources naturelles, les pollutions, le réchauffement climatique etc., etc., donc, nous participons à la tentative de la mise en place d’un récit vertueux. Je crois que cela peut-être intéressant et là, il y a une possibilité qui sera probablement plus intéressante que le récit qui faisait la promotion des égoïsmes.

Antoine Mercier : Cela dit, Dany-Robert Dufour, un récit vertueux, est-ce que c’est suffisant, si je puis dire, pour capter justement cette croyance, pour redonner une dynamique ? Est-ce que ce n’est pas en même temps que vertueux, un peu ennuyeux, ou un petit peu sans perspectives, sans même qu’il y ait par exemple une finalité, quelque chose qui progresserait, sans même un progrès ? Est-ce qu’une société peut vivre avec ce genre de récit qui n’est pas merveilleux ?

Dany-Robert Dufour : Oui, c’est un récit qui n’est pas merveilleux mais avec lequel on devra bien essayer de faire parce que sinon on risque des conséquences extrêmement graves pour la perpétuation de notre espèce et les formes de la vie sur terre. Je crois qu’il va bien falloir s’y faire. On cherche pour l’instant à s’y faire en le mixant avec des formes du grand récit libéral. On dit par exemple que ce principe vertueux va pouvoir permettre de créer des milliers d’emplois, va pouvoir…

Antoine Mercier : Les voitures vertes.

Dany-Robert Dufour : Voilà. Là, je crois qu’il faut être extrêmement prudent. Je crois qu’il va falloir quand même un jour en finir avec l’idée que nous serons sauvés en nous racontons de belles histoires, ça ne va pas. Il va falloir que les hommes cessent de se référer à un principe qui pourrait complètement les sauver, qu’ils se mettent à intervenir, qu’ils régulent leurs activités par eux-mêmes en fonction de leurs intérêts collectifs. Je crois que c’est ce principe de réalité qui nous manque en ce moment et que nous sommes entrain d’espérer en quelque sorte.

Antoine Mercier : Dany-Robert Dufour, une dernière question. Vous étiez relativement isolé, disons, ces dernières années par rapport à votre proposition, par rapport à votre thèse, aujourd’hui, on a l’impression que tout le monde vous retrouve. Cela fait quelle impression ?

Dany-Robert Dufour : C’est une impression assez bizarre parce que j’ai l’impression d’avoir prêché dans le désert quand j’ai sorti « Le divin marché », il y a juste un an, j’ai eu des comptes-rendus de presse qui disaient : Il n’y comprend rien à l’économie, etc. Il se trouve que maintenant la crise montre que ce que j’ai essayé de montrer, quant à ce récit mensonger qui s’est emparé du monde, s’avère. Il s’avère beaucoup plus vite que je ne le croyais. Donc, je pense être tout à fait dans le coup et de fait je pense qu’il y a un certain nombre de gens qui aujourd’hui s’adressent à moi dans différents domaines : le champ politique, dans le champ esthétique, dans le champ psychique et qui fait que des gens sont en recherche maintenant et on va essayer de travailler à un principe qui constitue, en quelque sorte, un nouvel arrangement possible, qui soit un arrangement raisonnable et non plus miraculeux en quelque sorte.

Antoine Mercier : Vous pensez que c’est un travail collectif qui démarre aujourd’hui ?

Dany-Robert Dufour : Oui, je pense que c’est un travail collectif. Je pense que l’on sort heureusement d’un mythe et qu’il ne s’agit pas de se précipiter dans un autre mythe mais de réfléchir avec tous ceux, dans les différents domaines que j’ai évoqués, rencontrent des problèmes, sont souvent en grand désarroi - on peut craindre ce désarroi dans différents domaines : la santé, l’éducation, la santé mentale, la santé en général, la culture – transforment ce désarroi en exaspération. Je pense que l’année 2009 risque d’être difficile parce qu’on sent ce désarroi se transformer en exaspération et je pense que l’on ne pourra pas y répondre comme le politique y répond en ce moment par des mesures qui ressemblent fort à des mesures d’intimidation. Je pense par exemple à l’arrestation de l’ex PDG de Libération, je pense à ce qui est arrivé aux jeunes gens de Tarmac, qui étaient subitement accusés d’être des terroristes alors que l’affaire se dégonfle notablement. Je crois que l’année 2009 sera difficile, extrêmement difficile. On a vu les financiers entrer en panique, il se peut très bien que nos populations entrent en panique aussi et je crois qu’il y a déjà des annonces en quelque sorte de ces moments difficiles avec ce que l’on a vu arriver en Grèce. Cela peut être aussi un grand moment collectif où quelque chose se refonde, se cherche et qui nous sorte de ces principes toxiques dans lesquels nous avons vécu pendant une trentaine d’années.

Antoine Mercier : La transition pourra-t-elle être pacifique, c’est un peu la question de cette année 2009, entre ces deux récits, que vous appelez le « récit mensonger » et le « récit vertueux » ? La question est de savoir si cela peut se faire de manière douce ou si cela doit se forger malheureusement dans une crise peut-être plus grave et plus violente.

Dany-Robert Dufour : C’est effectivement toute la question. Je n’ai aucune réponse. Je souhaite évidemment que cela se passe d’une façon pacifique, concertée, réfléchie...

Antoine Mercier : Mais on sent bien que chacun est responsabisé. Aujourd’hui, il y a une responsabilité individuelle, pour chacun, plus grande qu’elle n’a été alors qu’on est passé d’un monde où on avait le sentiment qu’il n’y avait pas de possibilité d’intervenir, d’agir, là, tout d’un coup ce qui se réveille aussi peut-être, c’est la sensation qu’on a une responsabilité plus importante.

Dany-Robert Dufour : Voilà, absolument. Je pense que nous sommes tous responsable de cette situation. Tout le monde est appelé en quelque sorte à renflouer l’économie marchande en difficulté. Là, encore, on a prôné pendant longtemps la privatisation des gains et maintenant on en appelle à la nationalisation des pertes, ceci peut produire aussi des effets désagréables sur les sentiments des populations qui doivent se trouver bernées mais je crois que c’est un appel à la responsabilité de chacun qu’il n’y ait pas simplement à la reconstitution de ce qui était avant mais que cela nous permette d’entrer dans un autre monde. Un autre monde où nous soyons effectivement responsables concertés, un monde qui ne soit plus caractérisé par le laisser-faire parce que le laisser-faire, c’est le laisser-faire des égoïsmes et nous avons besoin maintenant de la mise en place de principes collectifs pour le rétablissement de certaines formes d’équilibre dans toutes ces grandes économies humaines extrêmement menacées. Donc, effectivement, nous sommes, là, tous responsables. Est-ce que cela va se passer d’une façon pacifique ou non ? On peut craindre quand même que 2009 soit l’année de tous les dangers, de ce point de vue-là.

Antoine Mercier : Merci beaucoup, Dany-Robert Dufour. Je renvois les internautes qui voudraient comprendre précisément vos analyses plus en détail et la façon dont vous aviez, il y a déjà un an, mis en lumière toutes ces difficultés qui nous sautent aux yeux aujourd’hui, sorti « Le divin marché, la révolution culturelle libérale », c’est publié chez Denoël. Merci encore d’avoir accepté notre invitation.

Dany-Robert Dufour : Merci à vous.

Antoine Mercier : Au revoir.

Dany-Robert Dufour : Au revoir.



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