Antoine Mercier : Notre série « D’autres regards sur la crise », on reçoit aujourd’hui une historienne, Henriette Asséo, qui est professeur à l’EHESS, spécialiste des Tsiganes, Tsiganes d’Europe, et qui est avec nous depuis nos bureaux de Marseille. Bonjour Madame.
Henriette Asséo : Bonjour.
Antoine Mercier : Regard d’historienne, aujourd’hui, sur cette crise qui vous amène à constater ce que vous appelez une crise de la réflexion sur le passé. En quoi notre rapport au passé est-il en cause dans les évènements en cours ?
Henriette Asséo : On vient de le voir dans les interventions pendant le journal, c’est à la fois le fétichisme de l’économétrie, qui fait penser que l’on peut soumettre le sort des hommes à une ligne budgétaire, virtuelle en plus et puis, le deuxième aspect, c’est le sentimentalisme et la pseudo illusion d’une volonté qui pourrait s’imposer aux sociétés. Or, l’organisation des sociétés est une chose fragile, qu’elles soient développées ou non développées, et qui dépend d’une historicité, d’un régime d’historicité. Et le fait de ne pas prendre en compte l’ensemble de ce passé, nous amène à imaginer des solutions virtuelles, inexistantes, et à créer des ennemis potentiels, qui ne sont pas les véritables ennemis de ces sociétés.
Antoine Mercier : Expliquez-nous comment, aujourd’hui, on ne prend pas en compte le passé ? Qu’est-ce que voulez dire concrètement ?
Henriette Asséo : Par exemple, lorsque l’on parle de la mondialisation. Il y a simplement 20 ans derrière nous, la moitié de la population mondiale était en dehors du marché mondial, comment voulez-vous que la réintroduction en simplement 20 ans, ce qui à l’échelle historique est très peu, de la moitié de l’humanité s’opère sans conflit ? La non prise en compte de ces jeux de conflictuation, c’est-à-dire que le fait que les nouveaux impérialismes et les nouveaux enjeux impériaux ne se situent pas en Europe et se situent en confrontation avec d’autres zones du monde, ne nous permet pas de penser un développement intérieur de nos sociétés, de nos nations.
Antoine Mercier : Ça veut dire que l’on n’a plus le temps de penser notre rapport au passé ? Ça va trop vite ? À qui la faute, j’allais dire ?
Henriette Asséo : La faute est à la fois aux politiques qui courent après l’information, à l’information qui est mise en équivalence simple les unes avec les autres, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives, à la non différenciation entre ce qui représente une sphère publique véritable dans lesquelles les sociétés peuvent se reconnaître et ce qui est de l’ordre des sphères privées qui n’ont pas à voir avec les politiques. Et cette intervention tout azimut, frénétique, qui est provoquée par l’impossibilité de se penser dans une conjoncture complexe. Cette conjoncture complexe, elle comprend à la fois la révolution industrielle actuelle, technologique et scientifique qui n’est pas achevée, qui est en cours. Elle comprend la reconfiguration des impérialismes internationaux. Elle comprend les effets, bien sûr, d’une crise financière, mais celle-ci n’a rien à voir avec la crise de 29, qui se situait après la Première Guerre mondiale, dans un contexte de misère internationale absolument incomparable avec la richesse actuelle. Elle se situe dans la mentalité parcellisée et volontairement nationalitaire, mais au sens étriqué du terme. La nation, à l’heure actuelle, est un instrument essentiel de cohésion sociale, à condition qu’elle soit le point de départ d’une réflexion problématisée, sur ce que nous voulons comme civilisation et comme équilibre social.
Antoine Mercier : Est-ce que cette absence de possibilité de se situer en rapport avec le passé, nous empêche de penser, au sens fort, de penser quelque chose qui ressemblerait à un avenir ? Et c’est ça, la crise aujourd’hui.
Henriette Asséo : Absolument, les historiens n’utilisent pas le passé pour penser le futur. Les prédictions sont très difficiles à propos du futur, disait Niels Bohr, mais ils pensent le passé en terme de ce que François Hartog appelle « les régimes d’historicité », c’est une problématisation qui permet de comprendre les enjeux dans lesquels ils sont inscrits, et à partir de là, de s’interroger sur l’avenir et de ne pas procéder à des fuites en avant où on croit que par le volontarisme, on va donner à la société l’orientation que l’on veut.
Antoine Mercier : En tout cas, l’histoire est quand même assez présente dans nos sociétés, les commémorations, etc.
Henriette Asséo : Alors, c’est une histoire abâtardie, c’est une histoire patrimonielle qui ne sert qu’à alimenter la concurrence entre des mémoires parcellisées et qui est un instrument, à l’heure actuelle, de dépacification, quand elle est utilisée par les politiques.
Antoine Mercier : Alors, qu’est-ce que ça signifie pour une société d’avoir perdu toute représentation, si je comprends bien ce que vous dites, de son passé, d’avoir en fait coupée le contact avec l’histoire, qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que ça a comme conséquence ?
Henriette Asséo : Ça signifie le changement de conjoncture, c’est-à-dire qu’entre, disons, 1973 et 2004-2005, on était dans une conjoncture vertueuse dont on a vu les effets positifs, négatifs aussi bien sûr comme la guerre de Yougoslavie, mais les effets positifs aussi : la sortie du communisme, pacifiquement, etc., et à l’heure actuelle, on bascule dans une conjoncture de défiance, et cette défiance s’opère toujours à l’égard du voisinage, pas du très-lointain, c’est à l’égard du voisinage. Qui va payer pour qui ? Qui va se soigner pour qui ? Qui va gouverner pour qui ? Et c’est une crise plus générale que ce que l’on appelle « la crise de la démocratie ». C’est une crise de la souveraineté nationale parce que l’équilibre historique des sociétés est rompu.
Antoine Mercier : Ça veut dire qu’on peut redouter éventuellement, si cette crise s’approfondie, des conflits violents ?
Henriette Asséo : Les conflits font partie de l’histoire, ce n’est pas cet aspect-là qui est le plus dangereux, c’est le retour aux phantasmes des bouc-émissaires qui seront le plus petit dénominateur commun de l’impossibilité de penser des conjonctures négatives.
Antoine Mercier : Comment est-ce qu’on renoue le fil, pour terminer sur une note plus positive, Henriette Asséo ? Comment on renoue le fil, quand on est dans cette situation avec son passé, et donc avec son avenir ?
Henriette Asséo : Par une didactique collective où le métier d’historien a son rôle à jouer, mais toutes les forces d’une société aussi, la volonté collective du vivre ensemble passe par la réappropriation de l’interrogation d’une histoire conflictuelle.
Antoine Mercier : Est-ce que ça signifie, pour terminer là, que l’individualisation a fait, je vais prendre d’autres termes, pour bien comprendre ce que vous dites, a fait perdre de vue le sens du collectif, tout simplement ?
Henriette Asséo : L’individualisation est un document comptable, ce n’est pas une identité collective, ce n’était pas une identité historique. Vous n’êtes pas un individu en tant que citoyen, en tant qu’acteur de l’économie, en tant qu’élément d’une famille ou élément d’une société. Ce qui a fait perdre le fil de la possibilité de concevoir son histoire, d’une manière cohérente et interrogative, à la fois cohérente et interrogative, c’est ça le problème qui est peut-être difficile à faire comprendre, c’est le communautarisme, l’ethnopolitique, le communautarisme, le multiculturalisme mal compris et traduit en terme politique, alors qu’il peut être vertueux sur le plan culturel mais pas sur le plan politique, tout ceci a entraîné l’idée, et on le voit très bien dans la crise européenne actuelle, que le chacun pour soi communautaire peut remplacer la souveraineté supérieure.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Henriette Asséo, pour nous avoir fait partager votre regard d’historienne sur la crise. Merci aussi à Olivier Martok ( ?) du bureau de Marseille. Je vous rappelle, Madame Asséo, après le journal, pour une interview plus en longueur qui sera disponible sur le site de France Culture, sur lequel vous pourrez aussi retrouver les intervenants précédents ainsi que participer au forum auquel on accède en cliquant sur la petite icône représentant une petite terre qui se sert la ceinture.
[Suite]
Antoine Mercier : Nous prolongeons cette interview d’Henriette Asséo, ce mercredi 31 décembre 2008, avec une interview plus en longueur sur le site de France Culture. Henriette Asséo, je crois qu’on vous a entendu, tout à l’heure, nous expliquer quels étaient, selon vous, les fondements de la crise, enfin l’un des aspects de la crise au point de vue d rapport de la société à l’histoire et à la constitution des identités, on va revenir évidemment sur tout ce que vous avez dit tout à l’heure, mais pour que cela soit bien clair pour tout le monde, est-ce que vous pouvez nous expliquer finalement votre conception de l’histoire ? Et à quoi sert l’histoire pour les sociétés, pour le présent et pour les individus ?
Henriette Asséo : Ma conception de l’histoire, c’est surtout la conception du métier de l’historien, au sens noble du terme employé par Marc Bloch, c’est-à-dire de ne jamais juger le relatif à l’aune de l’absolu. Ce n’est pas une position morale, c’est une méthodologie intellectuelle qui permet de repérer dans le passé des éléments qui permettent d’établir une réflexion sur les conjonctures, le rapport entre conjoncture et structure, mais surtout les conjonctures. Et le caractère récurrent de certaines conjonctures peut ensuite permettre une réflexion actuelle. C’est-à-dire permettre de se dire : Tiens tel aspect en réapparaissant risque, non pas de provoquer les mêmes effets, mais doit nous interpeller.
Antoine Mercier : Concrètement ?
Henriette Asséo : Je vais prendre deux exemples. Le premier, c’est le statut du métier d’historien qui a totalement changé. Au XIXe siècle, l’historien est consubstantiel à la constitution des nations. Je vais prendre des exemples en Europe, pour simplifier les choses. Il prévient, accompagne la construction des identités nationales, l’équilibre des sociétés nationales et il a ce double rôle, c’est-à-dire à la fois de créer un grand récit, que l’on peut considérer comme mythologique, qui est le récit national et en même temps un travail d’enquête et de réflexion qui déconstruit les éléments d’archives ou de documents sur le passé. Donc, il y a une tension, dans le travail de l’historien, entre un rôle idéologique évident, celui d’accompagner les grands récits nationaux, et la cohésion mythologique d’un peuple, d’une nation, d’un État, des relations entre peuple, nation et État, et de l’autre côté un travail critique, de pensée critique, qui consiste à repérer et à déconstruire ce récit mythologique. Et cette tension, à l’heure actuelle, est menacée. On demande aux historiens de se mettre au service, pas seulement, du politique, du communautaire et des mémoires parcellisées et de fournir une pure patrimonialisation de ces mémoires. Donc, le double aspect qui constituait vraiment sa fonction morale, en reprenant la formulation d’Ernest Renan, les intellectuels doivent jouer un rôle dans ce qu’il appelle la réforme intellectuelle et morale qui permet d’accompagner les développements conflictuels historiques, avec un minimum de raison, avec un grand "R", eh bien, cette fonction-là, elle, est en train de disparaître.
Antoine Mercier : C’est le rôle de l’historien qui disparaît, vous avez parlé tout-à-l’heure de...
Henriette Asséo : Il est symptomatique. L’enquête historique, elle, est en pleine expansion. C’est le rôle public de l’historien, les usages publics de l’histoire qui disparaissent.
Antoine Mercier : Est-ce que l’on ne peut pas dire la même chose de tout le système plus ou moins chargé de transmettre, de participer à ce grand récit…
Henriette Asséo : Intellectuel.
Antoine Mercier : Voilà. Participer à ce grand récit…
Henriette Asséo : Effectivement, l’ensemble du système intellectuel, avec cette double fonction du grand récit, de l’esprit critique et de la critique qui est entrain de se démanteler.
Antoine Mercier : Pour quelle raison, selon vous ?
Henriette Asséo : D’abord il y a ce problème, c’est que le processus de construction des nations est en Europe achevé, et on assiste à contrario à un processus de déconstruction des nations. Ces processus de déconstruction engagent des nationalités en quête d’identité mythique et qui demandent à des mémoires parcellisées la même reconnaissance qu’aux grandes mémoires nationales. Le problème c’est que ces différenciations, en acte dans l’Europe actuelle, sont symptomatiques de la difficulté à trouver des équilibres sociaux. Ça va au-delà du problème de l’histoire. C’est un problème d’équilibre de civilisations. Parce que les intellectuels, en même temps qu’ils procédaient à cet aspect critique de leur travail concouraient aussi à construire une idée commune du « vouloir vivre ensemble ». En Europe, aussi absurde que cela puisse paraître, l’idée commune du « vouloir vivre ensemble » reposait toujours sur la nécessité d’une société évoluée, civilisée, complexe et sur la culture, et donc sur le fait que l’on ne pouvait pas laisser au simple jeu de l’économétrie, et de l’économie, la maîtrise d’une civilisation. Toute l’histoire européenne s’est construite sur cette volonté. Et, c’est ce qui est entrain d’être jeté au panier. Alors, avec, et c’est très curieux, un surinvestissement sentimental sur la patrimonialisation monumentale, on dirait que l’Europe se transforme en un véritable musée de bâtiments, châteaux, palais etc., mais en même temps, tout cela n’est pas vivant parce qu’un processus historique qui rendrait les gens conscient de leur identité, est un processus vivant.
Antoine Mercier : Et les gens qui visitent un musée, pour vous, ne participent pas de ce grand récit ?
Henriette Asséo : Ils peuvent y participer pour autant qu’ils en aient les clefs. La visite patrimoniale qui est déconnectée de la capacité de s’ancrer dans une dimension pluriséculaire n’a pas effectivement de sens. Puis, il y a un deuxième aspect qui est le fait que l’Europe doit absolument se penser dans sa dimension longue, c’est-à-dire que la mise entre parenthèses de la période de l’après-guerre, avec ce que j’ai dit précédemment, c’est-à-dire le caractère exceptionnel qu’a été la sortie de l’univers intellectuel du marché mondial de la moitié de l’humanité, que cela soit la Russie communiste ou la Chine bien évidemment, et sa réintroduction est un élément fondamental dont les effets ne sont pas encore achevés. Par exemple, l’empire chinois d’un milliard d’individus a une histoire longue et c’est par rapport à son histoire longue qu’il détermine sa politique à l’heure actuelle et nous, nous en avons une vision arrêtée à l’époque maoïste. Par exemple, la politique de l’enfant unique, est une politique qui ne pourra pas être prolongée indéfiniment. C’est un élément essentiel du régime démographique d’un milliard d’individu qui va être remis en cause. Quelles en sont les conséquences ? Je n’en sais rien, mais ne pas poser la question, c’est oublier que les sociétés sont d’abord constituées dans leur rapport à leur régime démographique et à leurs institutions sociales et culturels et que le politique vient, entre guillemets, en suppléments d’âme.
Antoine Mercier : Vous parlez en termes de nation mais est-ce qu’on ne va pas assister à un grand récit de la mondialisation ? Tout cela, pour vous c’est faux ?
Henriette Asséo : Le récit de la mondialisation n’a pas plus de sens que la mythologie qui faisait croire aux Grecs que les portes du monde s’arrêtaient aux bords de Gibraltar.
Antoine Mercier : C’est-à-dire ? Vous pouvez précisez ?
Henriette Asséo : C’est-à-dire que c’est un récit purement mythologique qui n’a aucun aspect historique.
Antoine Mercier : Mais tous ces grands récits sont mythologiques, vous l’avez dit vous même.
Henriette Asséo : Non. J’ai dit que l’historien construisait sans doute un récit national qui avait une part de mythologie mais qui avait aussi une fonctionnalité puisqu’il était capable de faire œuvre critique sur lui-même, de faire un retour critique sur soi-même.
Antoine Mercier : Ce qui n’est pas le cas de ?
Henriette Asséo : Un récit de la mondialisation, sera un récit paralysant qui donnera l’impression à chacun d’être placé en équivalence simple avec son voisin. Il ne provoquera qu’un seul effet, le retour à la volonté de se débarrasser du voisinage.
Antoine Mercier : Et, est-ce que, dans ce que vous dites, pour revenir au niveau de l’individu maintenant et plus des sociétés ou des nations, la perte de cette appartenance ou de participation au grand récit, cette perte de contact, a de l’influence sur l’être individuel, lui-même ? Et lesquelles ?
Henriette Asséo : Elle a des conséquences sur l’individu dans sa propre société. Cela consiste à tout simplement douter de la persistance de la société dans laquelle il existe. Et ça, c’est un phénomène complètement nouveau, complètement contradictoire avec la prospérité des sociétés actuelles. Je parle, là, des sociétés européennes et en particulier occidentales. Évidemment, c’est moins vrai à l’Est. La prospérité de la société occidentale qui n’a jamais été globalement plus grande. On place les gens dans l’impossibilité de se penser, dans des dispositifs conflictuels qu’ils pourront réguler. Et on leur met le marché en main, soit l’apocalypse, soit l’instrument d’un marché mondial mythique. On a joué avec ces peurs à plusieurs reprises et le résultat en a toujours été catastrophique.
Antoine Mercier : Et la troisième voie ?
Henriette Asséo : La troisième voie, c’est repenser, reconstruire ou admettre de reconstruire à partir d’une base nationale une réflexion critique sur les éléments dont on dispose pour essayer d’apprécier les conjonctures dans lesquelles on est. Et à partir de là, définir des politiques réalistes, ajuster des politiques réalistes. À ce moment-là, on pourra parler d’un nouveau keynésianisme, de révolution intellectuelle et morale etc. Tant qu’on n’aura pas fait cette première opération, qui est une opération de repositionnement conjoncturel à partir de ce dont on dispose, c’est-à-dire la méthode historique…
Antoine Mercier : Quand on utilise ces mots aujourd’hui, de keynésianisme par exemple pour la crise, ce sont des mots creux.
Henriette Asséo : C’est un mot creux parce que le keynésianisme à la Roosevelt correspondait à une civiltà, au sens gramscien du terme, c’est-à-dire une civilisation. C’était un ensemble cohérent qui plaçait les hommes au premier plan, c’est-à-dire le rééquilibrage de la société américaine.
Antoine Mercier : Pourquoi cela ne pourrait-il pas être réutilisé ?
Henriette Asséo : Parce que le discours qui est prononcé à l’heure actuelle, qui consiste à faire croire que nous sommes confrontés à une pénurie mondiale de biens, alors que nous sommes confrontés à une difficulté à réorganiser des marchés mondiaux en marché segmentés et cohérents, eh bien ce problème amène chacun à se satisfaire d’un abaissement, non pas de son niveau de vie mais de la qualité de sa civilisation, qualité intellectuelle, qualité alimentaire, qualité de santé etc. de sa civilisation. Et ça, c’est un grand danger.
Antoine Mercier : Je reviens sur deux termes que vous avez utilisés, pour que vous les explicitiez, nécessité d’une réflexion critique, concrètement qu’est-ce que ça pourrait-être cette réflexion critique ?
Henriette Asséo : C’est redéfinir les lignes de fractures et les conflits dans lesquels nous sommes impliqués à l’échelle mondiale à partir d’une reprise en compte des dynamiques historiques de chaque nation et de chaque État, au sens très large du terme. Si l’européanocentrisme est une absurdité lorsque vous faites dire aux autres ce que vous voulez qu’ils fassent ou que vous croyez qu’ils font mais ce n’est pas l’universalisme de la pensée européenne qui était un moyen de réfléchir en se mettant à la place des autres. Si, dans des modalités de développements conflictuels qui engagent des lignes de fractures entre le Pakistan, l’Inde, la Chine, il ne s’agit pas de remonter aux calendes grecs, aux Sangs etc., il s’agit de voir au moins à partir du XIXe siècle quelles sont les grandes dynamiques conflictuelles, après on les actualise à partir des enjeux politiques actuels. Et, à ce moment-là…
Antoine Mercier : Quelles sont-elles, par exemple, pour rester dans le concret ?
Henriette Asséo : C’est assez difficile à faire mais par exemple, il est évident que sur la zone de l’Himalaya, du Cachemire etc., on a là un abcès de fixation, un abcès qui a déjà donné une guerre entre l’Inde et la Chine en 1960, il est peut-être intéressant d’actualiser une réflexion sur ce passé relativement proche, pour voir si ces conflits pourront se reproduire, peut-être oui, peut être non, mais c’est simplement interroger les temporalités diversifiées, de façon diversifiée, et pas les conjonctures immédiates qui font mettre, je répète le terme, en équivalence simple des événements qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.
Antoine Mercier : Henriette Asséo, qu’est-ce que vous pensez des institutions européennes actuellement, la manière dont ça fonctionne ?
Henriette Asséo : J’en pense le plus grand mal parce qu’elles-mêmes sont des institutions qui n’ont pas d’histoire. Elles sont purement technologiques, même pas technocratiques, cela serait leur faire trop d’honneur. Il y a eu une technologie d’administration qui a été mise en place à l’occasion des demandes d’organisations européennes, mais l’histoire de l’Europe en tant que constitution d’une souveraineté supérieure aux souverainetés nationales qui n’implique pas forcément d’avoir des représentations politiques, mais qui serait un jeu à plusieurs vitesses, auquel participerait chacun des européens à sa façon, eh bien ceci n’a jamais été pensé. Ceci repose, bien entendu, sur la constitution d’une société européenne à la fois profondément diversifiée et unifiée par le sentiment de son héritage.
Antoine Mercier : On parle souvent des racines chrétiennes de l’Europe, mais est-ce que ça, cela peut faire une période historique ?
Henriette Asséo : Non, non. On essaye de construire un récit consensuel de l’Europe purement mythologique. L’Europe est la combinaison des récits nationaux auxquels s’ajoutent les conflits liés à la montée des nationalités, volonté d’équilibre des nationalités, ça, c’est un fait acquis, ce n’est pas un problème en soi. Ce qui est un problème, c’est la traduction politique de ces éléments conflictuels.
Antoine Mercier : Puisque on est encore avec vous pour quelques minutes, Henriette Asséo, et que vous êtes la grande spécialiste des Tsiganes en Europe, peut-être que sur cette population précisément vous voyez évidemment forcément l’ensemble de ce que vous venez de dire se retrouver, se refléter ?
Henriette Asséo : Cette réflexion, sur cette difficulté à penser la conjoncture, m’est venue en réfléchissant sur ce que j’ai appelé « le principe de circulation européen ». Les événements de cet été en Italie l’ont montré, on a assisté au retour d’une crispation, d’une politique d’identification moderne des personnes qui est passée d’abord par une politique à l’égard des Tsiganes. Le même phénomène s’était passé au début du XXe siècle. Il avait entraîné la mise en place d’une politique Tsiganes dans tous les pays européens. En France, c’était le carnet anthropométrique des soi-disant nomades. Cette politique européenne avait précédée les nouveaux régimes d’identification qui ont conduit à la constitution des fichiers des personnes, des cartes d’identité et de la fermeture des frontières. En réfléchissant sur l’incapacité dans laquelle se trouvait l’Europe, qui se prétend un marché ouvert et une société ouverte, de se penser dans la libre circulation intra-européenne, je ne parle pas de l’immigration extra-européenne, c’est un autre problème, la confusion qui est faite entre la circulation intra-européenne et l’immigration, tout ceci m’a amené à penser que ces problèmes de réflexion sur la conjoncture étaient essentiels.
Antoine Mercier : Cela veut dire que vous êtes inquiète aujourd’hui pour la suite ? Est-ce que cela a un sens de poser la question ?
Henriette Asséo : Non, je ne pense pas que le mot « inquiète » convienne. Je pense qu’il existe un danger, que la crise va accélérer, la recherche de boucs-émissaires transnationaux.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Henriette Asséo, d’avoir accepté notre invitation, et d’avoir participé à cette séquence plus longue pour notre site Internet.