Antoine Mercier : On reçoit aujourd’hui, dans ce studio, le sociologue Jean-Pierre Le Goff, auteur notamment de « Mai 68, héritage impossible » et dont plusieurs articles ont été réédités dans la collection Folio, chez Gallimard, dans la collection Folio, sous le titre « La France morcelé ». Jean-Pierre Le Goff, Bonjour.
Jean-Pierre Le Goff : Bonjour.
Antoine Mercier : Voilà longtemps que vous analysez le malaise de la démocratie, que vous soulignez qu’il n’y a pas uniquement une dimension économique mais aussi politique et sociale, la crise économique aujourd’hui, telle qu’elle est apparue dans l’actualité, violement, si je puis dire, au mois d’octobre, est-elle finalement une cause ou plutôt une conséquence de ce malaise grandissant dont vous diagnostiquez les prémices il y a déjà plusieurs années ?
Jean-Pierre Le Goff : Je pense que c’est un effet d’une crise globale dont la dimension économique n’est qu’un aspect. Plus précisément, on a affaire à une crise financière. N’oublions pas qu’avant même le déclenchement de cette crise financière, il y a une situation qui dure depuis plus de trente ans, qui s’appelle « le chômage de masse », et qui est donc une crise sociale. Sur le plan politique…
Antoine Mercier : Trente ans, cela veut dire, 78, 74…
Jean-Pierre Le Goff : À partir de la fin des trente glorieuses. Je dirais que le tournant historique de la fin des trente glorieuses, se situent vers la seconde moitié des années 70, et depuis, on à affaire avec des hauts et des bas, à une montée en puissance du chômage de masse dont on voit aujourd’hui encore les effets. Mais je dirais que ce n’est pas simplement économique et sociale, c’est aussi politique. Je pense que depuis environ les années 80, il y a une façon très déconcertante de gouverner qui a désorienté la société. Je caractériserais cette façon de gouverner par une fuite en avant : « L’important, c’est d’y aller, on n’a pas le choix, on ne sait pas où, mais allons-y et vous allez voir, avec moi, on va y aller », ça c’est le dernier discours du dernier président…
Antoine Mercier : Sur le thème de la réforme…
Jean-Pierre Le Goff : La réforme et la modernisation, ça fait quand même près de trente ans qu’on est dans la réforme et la modernisation. Mais pour allez où ? Cela reste quand même le grand point d’interrogation des sociétés, ce qui désoriente terriblement cette société. Et puis, il y a un troisième aspect qui est très important, ça s’appelle la dimension culturelle. Je pense que les sociétés démocratiques européennes, et la France en particulier, sont des sociétés qui doutent profondément de leur héritage, d’une certaine façon. L’héritage occidental, et je dirais en France, même des questions ou des doutes sur notre propre héritage à dire jacobin et républicain. La conjugaison de ces éléments-là détermine à mon avis, une période historique critique, je n’appellerais pas ça forcément de décadence, quoi que la question de la décadence ne soit pas illégitime en soi, mais je préfère parler de période critique. Cette période critique me semble être marquée par une décomposition de la plupart des anciens schémas de pensées et d’actions qui existaient antérieurement, qui permettaient, j’allais dire, aux élites et à la société elle-même de se retrouver dans ce monde-là. Donc, une désagrégation de ces anciens schémas sans trop…
Antoine Mercier : Ce qu’on pourrait appeler les récits, parce que plusieurs intervenants ont parlé d’absence de récits historiques, Dany-Robert Dufour notamment.
Jean-Pierre Le Goff : La crise de l’identité, si vous voulez, de la France, le doute qu’a la France d’elle-même est complètement lié au rapport qu’elle a avec sa propre histoire. Je parlerais volontiers de mésestime de soi. Les lois mémorielles sont, entre autres, un symptôme de ça, et on voit apparaître toujours cette demande de réparation avec une vision très angélique d’ailleurs du rapport à l’histoire. Il faudrait que nous ayons une histoire pure, sans ambivalence, sans tragique, et demandant toujours dans une logique, j’allais dire pénitentielle, dans notre rapport à l’histoire. Je pense qu’un pays qui a ce rapport-là à l’histoire se condamne à ne pas inventer un avenir positif. Quand vous ne croyez plus aux ressources que vous avez derrière vous, il est difficile de reconstruire. On reconstruit à partir de quoi ? Alors qu’est-ce qu’on fait ? On gère la complexité avec de multiples boîtes à outil, et l’activisme communicationnel et managérial tient lieu de vision historique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vision historique. Par contre, on s’agite et on joue les pompiers. C’est à peu près ce qu’on voit aujourd’hui avec l’actuel président, ça ne veut pas dire que sur tel ou tel point ce ne soit pas justifié, donc on est véritablement dans ce moment, à mon avis, historique, critique.
Antoine Mercier : Volonté, moment historique qui consisterait, si je vous entends bien, à affirmer cette volonté, cette tentative de sortir de l’histoire finalement. Cela revient à ça.
Jean-Pierre Le Goff : Et bien, je pense que depuis trente ans, les sociétés, et en particulier la France, sont sorties de la dimension historique. C’est-à-dire, on peut prendre, par exemple, rappelons-nous la fin de l’histoire, au moment, à peu près, de la fin du communisme, on sortait de l’histoire et il y a eu une espèce d’utopie qui s’est développée à ce moment-là, de façon très importante, qui consistait à dire : finalement, eh bien l’humanité va peut-être, avec la fin des grands antagonismes, se réconcilier avec elle-même dans une optique pacifiée, une espèce de grande République universelle, et cette pacification ayant lieu sous une double modalité qui sont à la fois les lois du marché et l’éthique des droits de l’Homme. Il y a eu ce moment et alors ça a donné, l’Union européenne d’ailleurs s’est d’ailleurs développée dans ce moment historique très particulier, avec à mon sens, beaucoup d’angélisme…
Antoine Mercier : Et pourquoi ça ne pouvait pas marcher ça ?
Jean-Pierre Le Goff : Parce que le problème, c’est le rapport à la réalité historique. Il y a deux hypothèses. Certains vous diront que nous sommes sortis de ce moment de cette vision de l’histoire, où la politique était étroitement liée à l’histoire et au tragique qui est inhérent à l’histoire. On vous dirait qu’on est sorti de cette période-là, que nous sommes dans une nouvelle étape absolument inédite de l’humanité où l’humanité pourrait, à mon avis c’est une forme renouvelée d’une ancienne utopie, pourrait se réconcilier avec elle-même et tout serait à faire, de négociations, de discussions autour d’une table, etc. On oublie deux choses : on oublie deux choses. On oublie que l’histoire est toujours tragique et on oublie que la politique ne peut pas être confondue avec l’éthique et n’est pas simplement de la concertation et du dialogue. Disant cela, évidemment je suis pour la concertation et le dialogue, mais dans la politique il y a toujours des rapports de force, dans la politique, il y a toujours la puissance qui est derrière ou pas.
Antoine Mercier : Est-ce que la crise actuelle, c’est donc le retour du tragique dans l’histoire, la fin de la fin de l’histoire, bien que Samuel Huntington soit mort récemment, est-ce qu’on peut redouter que renaissent des conflits, des guerres de civilisation ? Est-ce qu’il y a un moyen de revenir dans l’histoire, à travers cette crise, sans forcément se reconfronter au tragique ?
Jean-Pierre Le Goff : Je ne suis pas prophète, je ne sais pas comment ça va se passer. Simplement, je pense qu’à moins de sortir de la condition humaine, le tragique est inhérent à notre condition, je pense qu’un des principaux problèmes qui sont posés aux sociétés démocratiques et à l’étau des sociétés démocratiques, c’est qu’on a du mal à affronter cette condition-là.
Antoine Mercier : Vous dites ça, c’est une position de principe parce qu’on peut dire le contraire.
Jean-Pierre Le Goff : Oui, allez-y.
Antoine Mercier : Non, mais on peut dire que le tragique n’est pas forcément une donnée et qu’au contraire…
Jean-Pierre Le Goff : Oui, il y a quelques auteurs. Je pense que si on pense ça, c’est de l’angélisme et on va le payer très cher. On a eu ce retour, si vous voulez, du tragique au moment des attentats du 11 septembre. Alors là, il est revenu brutalement alors qu’on était dans cette espèce de discours gentil, mais on avait aussi des réactions des sociétés… Je pense aux otages où on se tient la main, on chante, on allume des bougies… « Comment est-il possible que des gens nous en veuillent à ce point-là, alors que nous avons nos valeurs, notre éthique ? », « On a des ennemis ? » Ces démocraties qui étaient à mon sens entrées dans une bulle, qui n’était pas simplement qu’économique, qui est une bulle angélique, il y a des ennemis qui arrivent et viennent nous chercher, y compris chez nous… Impossible, c’est difficilement intégrable sur ce nouvel ethos. Or, on a eu le 11 septembre. On a eu le conflit dans les Balkans, plus récemment, vous nous parliez de la Russie, on a affaire à des partenaires, - on peut toujours discuter, c’est très important, encore une fois la diplomatie, pour moi, est très importante - mais qui dit : « Voilà, j’ai le rapport de force et je fais ça.
Poutine dit, voilà « j’ai le rapport de force et je fais ça »… Elle nous donne, d’une certaine façon, une leçon du politique à l’ancienne.
Antoine Mercier : Poutine.
Jean-Pierre Le Goff : L’Union européenne s’est largement développée, dans les années 80-90, sur cette espèce d’angélisme, alors il y a des éléments de retour au réel. La crise économique, le dégonflement de la bulle, n’est qu’un aspect. Mais si je prends ces conflits, je pourrais aussi citer la guerre en Afghanistan, on envoie des soldats, avant, on les habillait en blanc dans le conflit des Balkans, ils pouvaient facilement être ciblés, c’était les soldats de la paix, on les met en interposition, bon, et on voudrait transformer ça en une grande gendarmerie internationale, sauf que vous avez des haines, vous avez des conflits… Et là, je pense qu’il y a des éléments qui nous disent que peut-être, mais encore une fois je ne suis pas prophète, qui nous ramènent à un certain type de réel.
Antoine Mercier : Voilà, merci beaucoup, Jean-Pierre Le Goff. Il faut s’arrêter là, mais dans un petit instant, on va enregistrer, pour le site de France Culture, une version longue de cette interview, pour ceux qui voudraient aller plus loin avec vous. Sur ce même site, vous trouverez les interventions de nos autres invités, ainsi qu’un forum où je vous invite à participer, à réagir au propos tenus mais aussi exprimer sa propre…
[Suite]
Antoine Mercier : Bienvenus, sur notre site Internet, pour cette interview, plus en longueur, avec notre invité d’aujourd’hui, 1er janvier 2009, Jean-Pierre Le Goff, que l’on retrouve avec plaisir. Bonjour, Monsieur Le Goff.
Jean-Pierre Le Goff : Bonjour.
Antoine Mercier : On va reprendre, si vous le voulez bien, peut-être de façon plus posée, comme on le fait pour ces bonus en général pour le site, en posant peut-être d’abord : les symptômes de la crise, qui ne date pas d’aujourd’hui, mais les symptômes actuels de la crise, dans les différents domaines, que vous percevez, vous en tant que sociologue.
Jean-Pierre Le Goff : J’insisterai sur la dimension que j’appelle sociale et culturelle. Un des symptômes, chez les individus j’allais dire, c’est le bricolage identitaire divers et varié auquel on assiste aujourd’hui. Par exemple, on a affaire à un retour des fondamentalismes. Une forme des fondamentalismes communautaristes que l’on ne voyait pas il y a trente ou quarante ans, des manifestations crispées d’identité communautariste. En même temps, ce qu’il faut voir, c’est que ces retours qui paraissent très réactifs et le sont, coexistent avec des éléments très modernistes de fuite en avant. C’est-à-dire que vous avez ce que j’appelle les bricolages identitaires qui peuvent à la fois manifester des signes réactifs de recherche d’identité, de repères, de valeurs fortes etc., en même temps sur un fond d’un individualisme très, très moderne qui instrumentalise tout cela à son service. Ça, c’est assez inédit. Une deuxième manifestation de la crise culturelle, dans laquelle on est, est liée à ce que j’appelle la victimisation. C’est-à-dire une figure nouvelle au sein de la société où les conflits aujourd’hui s’expriment sous la figure de la victime ayant des droits, cherchant des responsables personnalisés, j’allais dire les « lapidant », lançant des pierres et passant par la justice, instrumentalisant la justice, dans une logique de ressentiment. Donc, cela ne suffit jamais la peine par rapport à la subjectivité souffrante. Il faut constater que les politiques, depuis un certain temps, encouragent ce sentiment victimaire. En disant cela, je tiens tout de suite à préciser que je pense qu’il y a des victimes qui ont des droits, que l’on peut compatir à la souffrance mais que la compassion et la politique cela fait deux, qu’être citoyen ce n’est pas seulement exprimer une subjectivité souffrante, c’est parvenir malgré tout à se penser comme un élément d’un tout et essayer d’analyser des situations. Or, c’est cette mentalité-là, si vous voulez, qui est entrain de glisser, je dirais. On en voit beaucoup d’aspects où l’on recherche tout de suite des boucs émissaires, où la société est traversée par des figures de monstres, les anormaux, les fous qu’il faut absolument enfermer et la politique répond : « Oui, il faut les enfermer. », « Oui, vous avez raison. », encourage ça. Ce n’est pas aller, à mon sens, dans une optique de citoyenneté.
Antoine Mercier : Alors, là, c’est quelques symptômes que vous énoncez. Il y a aussi les symptômes de la crise économique elle-même, c’est-à-dire la crise de la bourse, la crise des valeurs, etc. Avant de passer au diagnostic, parlons de ces symptômes de crise. Comment vous les mettez en rapport, ces symptômes proprement économiques et financiers, avec les autres symptômes plus sociologiques ?
Jean-Pierre Le Goff : Je pense que la figure du trader, par exemple, est une figure que l’on retrouve, évidemment pas sous la même forme, dans les différentes sphères d’activité. On va prendre l’entreprise ou le collectif de travail. Vous avez cette figure extraordinaire du manger, qui existe depuis 20-30 ans, où le modèle de la performance totale est une espèce de modèle qui est devenue presque hégémonique. À l’école on enseigne aussi, très tôt, ce modèle de la performance, il faut que les enfants soient performants, on les évalue très tôt…
Antoine Mercier : Et les parents poussent beaucoup.
Jean-Pierre Le Goff : Et les parents, une certaine catégorie sociale, voit déjà son enfant cadre, futur cadre, si ce n’est pas l’ENA, il n’est rien, il y a eu toute cette idéologie, le terme idéologie n’est pas forcément le bon, il y a eu toute ces représentations qui ont été véhiculées depuis 20-30 ans et qui imprègnent la société. Le trader dedans, est un aspect de ces représentations, qui se dit à un moment donné : Pourquoi pas ? Tout est possible. Je peux jouer et gagner. Rappelons-nous que dans l’économie, dans les années 90, on avait le symptôme des « Start-up ». Les « Start-up », c’était la même idée de l’argent facile, de la performance. Exister socialement, être valoriser socialement, c’est être un gagnant. On a, me semble-t-il, un président de la République, au-delà de la dimension psychologique, qui représente cette figure du manager hyper-activiste, hyper-performant, ayant la responsabilité du monde entier sur ses épaules et grâce à sa volonté se donnant des chalenges. Tous ces mots-là, vous les retrouvez dans l’ensemble des sphères d’activité. Moi, je prends, si vous voulez, la figure du président de la République, comme un symptôme, comme une image d’un modèle qui a investi l’ensemble des sphères de l’activité sociale. Finalement, il a été élu à la fois parce qu’il rompait avec ce politiquement correct de gauche, ça c’est certain, beaucoup ont voté sur ses discours qui n’étaient pas écrits par lui, mais il y a eu aussi une espèce d’identification à ce modèle à un moment donné. Or, ce modèle, avec la crise, précisément, on voit que cette bulle « Après tout, tout est possible », « L’argent facile pourquoi pas, etc. », s’effrite terriblement. C’est cela, une des leçons de la crise. Alors, est-ce qu’on va être capable de la tirer ? Cela est autre chose. Mais je pense que cela heurte de plein fouet tous ces modèles.
Antoine Mercier : Le diagnostic que vous portez pour essayer de rassembler tous ces symptômes, de manière peut-être plus abstraite, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Où cela a cloché ?
Jean-Pierre Le Goff : Je pense que fondamentalement, depuis environ une trentaine d’années, les sociétés démocratiques européennes et plus précisément la France, sont des sociétés qui se sont déconnectées de l’histoire et on est entré dans une période où je dirais que la gestion alliée à la psychologie remplace la culture historique, pour faire très bref. Le succès que rencontrent par exemple, je n’appellerais pas cela littérature, mais les outils pour être bien dans sa tête et dans son corps. Vous voyez, les boîtes à outils de gestion avec ce modèle de la performance, qui vit toujours dans le présent. La réactivité domine sur le long terme, la culture psychologique a envahi y compris les conflits sociaux. Le harcèlement moral est un symptôme de cette culture psychologique qui envahit tout. Je pense que c’est symptomatique d’une forme de sortie de l’histoire avec une déculturation extrêmement forte. Il ne faut pas oublier que nous avons maintenant des hommes politiques, je ne dirais pas qui méprisent la culture, mais qui sont largement incultes. Quand on vous dit que l’on va supprimer la culture générale dans telle ou telle filière, on dit avec un truc comme ça, ça va marcher, l’important c’est que cela marche, je pense que tout cela va se payer y compris cette déculturation profonde historique, je dirais ce rejet de la culture telle qu’elle a façonnée la société pendant des générations entières, va se payer en terme de compétences. Ce qui manque dans tout cela, c’est une vision sur le long terme, une vision historique qui resitue du point de vue du politique la place du pays, de la nation dans l’Union européenne et l’Union européenne dans le monde actuel. Il y a une grande difficulté des politiques à expliquer la situation, très difficile, dans laquelle nous sommes et à insérer le pays dans cette situation avec une vision de l’avenir qui donne envie au pays de s’y engager.
Antoine Mercier : On peut quand même penser qu’après le XXe siècle que l’Europe a connu, elle ait été tenté de sortir de l’histoire, pour ne pas recommencer. Est-ce que ce n’est pas cela le…
Jean-Pierre Le Goff : Oui, je pense que dans notre héritage, il y a quelque chose qui pèse lourd, je vais dire négativement. On va prendre le XXe siècle, c’est la guerre de 1914 qui débouche sur les deux totalitarismes : le communisme et le national-socialisme, le fascisme, qui naissent après la guerre de 14. On a les guerres coloniales. On a la Seconde guerre mondiale, avec le problème de l’holocauste. Tout cela fait partie de notre histoire que nous le voulions ou non. Cela pèse trop lourd pour rebondir et il y a à un moment donné, par rapport à cette situation, je pense que l’Union européenne s’est construite et cela se comprenait sur une volonté de paix qui est tout à fait estimable et légitime, mais cette volonté de paix ne peut pas non plus s’affirmer dans une optique qui fasse fi de toute la dimension historique, de la puissance, de la politique qui est aussi rapport de force, qui est puissance, qui n’est pas simplement une éthique un peu angélique des Droits de l’homme, même si l’éthique des Droits de l’homme est importante. Je crois qu’il y a eu à un moment, ce point de fuite. Et on est dans un moment historique où précisément, il est temps de sortir de ça, mais rien n’indique a priori que l’on va en sortir naturellement. Je pense en tout cas, que ce n’est pas l’œuvre d’un homme, ce n’est pas l’œuvre d’une volonté, c’est quelque chose d’une maturité des sociétés elles-mêmes qui sont beaucoup plus longues, cela ne se décrète pas par le haut.
Antoine Mercier : C’est peut-être ce qui est à l’œuvre, en ce moment, de façon très souterraine, qui n’est pas apparu. Le psychologique qui envahit tout, dites-vous, qui a fait sortir de la tête de l’homme sa condition tragique, sa condition historique, comment est-ce que cette dimension-là peut-être réintroduite, si ce n’est par une crise très dure où on va devoir se rendre compte, concrètement ? Est-ce qu’on peut éviter, pour tout dire, l’étape concrète du tragique pour revenir dans l’histoire ?
Jean-Pierre Le Goff : Je ne le crois pas du tout. Je pense qu’il y a ce que j’appellerai une épreuve du réel qui passe, comme dans la vie des collectivités – comme dans la vie des individus passe par ce genre d’épreuves, c’est comme ça qu’on se forme. Je pense que la vie des collectivités n’échappe pas à ce genre d’épreuves. Simplement, il n’y a rien d’automatique ou de naturel dans les leçons que l’on peut en tirer. Le retour du refoulé, le retour de ce qui a été dénié depuis 30 ans peut se faire de différentes façons. Soit on en tire des leçons et on affronte de façon démocratique ces réalités, soit on continue de les dénier dans une espèce de fuite en avant, soit il y a des solutions de type autoritaire, volonté d’éradiquer, si vous voulez, la part d’agressivité, la part du tragique qui existe, pas simplement d’ailleurs sur le plan international, je dirais sur le plan interne. Donc, je pense que l’on est peut-être à un tournant. Je pense que l’on est dans une période, je l’ai dit, historique critique où il faut aujourd’hui garder des lieux - je pense que l’on est dans ce moment très particulier de l’histoire – d’histoire avec une certaine exigence culturelle, de réflexion qui ne marche pas simplement dans la réactivité, dans une espèce de folie du présent et qui permette y compris aux citoyens, et à la fois aux politiques, de se recultiver. Je pense qu’on a affaire à un problème énorme qui est entrain de nous arriver, qui est un nouveau fossé générationnel où une partie de la génération a perdu une grande partie de la culture historique ancienne et marche précisément à coup de performance, de mangement et de psychologie. Et quand on parle de psychologie, il faut bien préciser de quelle psychologie on parle, ce n’est pas la psychanalyse, avec tous les défauts qu’elle a eus, mais enfin la psychanalyse affrontait, d’une certaine façon, le conflit au cœur de l’homme et le tragique, avec même cette idée de pulsion de mort qui travaillait la civilisation. Là, on a affaire à une psychologie particulière, qui est une psychologie de type comportementaliste, où les enfants sont évalués très tôt à l’école, selon des termes de compétences on coche des cases, c’est ce genre de choses, dans une optique de performance et d’adaptation à un monde en plein bouleversement chaotique dont même les élites n’arrivent pas à dire où il va. Elles ne cessent de développer ce même discours aux citoyens : Allons-y, nous n’avons pas le choix. Le président actuel dit : Grâce à moi, vous allez voir ce que vous allez voir. Il y a un peu l’aspect : Avec qui voulez-vous lutter, si vous voulez. Mais tout paraît volontariste, ne correspond pas aux vrais défis et surtout manque terriblement de capacité d’intelligibilité globale de ce qui est entrain de nous arriver, d’autre part d’une vision historique prospective, sur l’avenir de la France, de l’Union européenne et du monde. Je pense que la politique peut avoir un sens, peut d’un coup faire, j’allais dire retendre l’oreille aux citoyens si elle arrive de nouveau à se réarticuler à l’histoire. La France a toujours été un pays qui précisément avait un peuple pour qui l’histoire comptait. Depuis 20-30 ans, on est dans la gestion managériale au plus court du pompier. Je vais là où il y a le feu, je vais réparer ça, vous allez voir, j’ai mon extincteur etc., puis, ça repart ailleurs, on va ailleurs, mais on n’a toujours pas cette vision historique de long terme.
Antoine Mercier : Alors, cela va être sans doute difficile à remettre en œuvre, peut-être qu’il y a aussi un risque, je veux revenir sur ce que vous avez dit sur la question intergénérationnelle, car effectivement, la rupture historique entraîne qu’il y a des gens qui sont encore un peu dans l’histoire et puis ceux qui arrivent qui ne seraient plus, est-ce qu’il y a encore les moyens de renouer le fil ? Est-ce que la rupture n’est pas déjà là, auquel cas, évidemment, cela serait plus que tragique ?
Jean-Pierre Le Goff : Je parlerais, évidemment je vais choquer, de tsunami générationnel. C’est un peu comme la vague qui arrive, on la voit de loin, on la regarde sur la plage mais elle va nous arriver et risque de balayer beaucoup de choses. Pourquoi ? Ce fossé générationnel, après tout on vous dira que la Guerre de 14-18, - on n’aura pas tort - marquait un fossé terrible dans l’histoire des sociétés occidentales et ceux qui avaient connu la guerre étaient véritablement dans une mentalité très différente. On peut parler aussi de l’après-guerre par rapport à l’expérience de la shoah. Donc, à chaque fois nous avons des ruptures générationnelles. Simplement, si je prends la dernière grande rupture générationnelle, qu’a été le fossé sur Mai 68, ( ?) parlait d’un fossé générationnel à ce moment-là, le fossé des générations, bizarrement, les soixanthuitards, ce mouvement de révolte qui a traversé dans les années 60 les sociétés développées, c’était très critique, ça a mis bas beaucoup de choses mais c’était des héritiers, je dirais, des héritiers rebelles mais des héritiers quand même. Ceux qui se sont révoltés, c’étaient les futures élites. En France, c’étaient les élites de la nation, avec un ton très particulier, on n’a pas le temps de discuter de ça, au Général de Gaulle par exemple, à ce qu’était la France, à ses élites de l’époque. C’étaient donc des héritiers rebelles mais des héritiers quand même. Ceux qui ont été élevés dans les années 70-80, avec des enseignants ou avec des pères qui avaient beaucoup de mal à assumer leur rôle de père ou d’adultes, qui voulaient rester perpétuellement jeunes parce qu’il y avait cette idéologie-là, du jeunisme, des enseignants qui enseignaient, transmettaient quelque chose mais avaient du mal à assumer ce propre héritage, donc je pense que la situation pour ces jeunes qui étaient adolescents, il y a eu plusieurs couches de générations, ont été élevés dans un moment de grande déconstruction, ce qui n’était pas le cas des soixanthuitards qui ont été élevés encore, malgré tout, à travers les humanités, c’était un des aspects qui empêchait en France le terrorisme, la situation était très différente… Je vois par exemple des jeunes poser la question, dans beaucoup de domaines, on peut prendre les mœurs, la famille, etc., la question qui vient est : Mais pourquoi pas la famille ? Pourquoi l’institution après tout ? Des choses qui paraissent très bizarres. Je vois dans les collectifs, comme les syndicats, aussi un rapport à la collectivité qui n’est pas le même. C’est normal, mais un rapport qui ressemble par certains aspects à celui du client-roi. Je ne viens trouver le syndicat que pour autant qu’il aide à me débrouiller par rapport à mon problème. C’est tout à fait légitime, c’est un aspect du syndicat, mais quand vous regardez ce qui se passait antérieurement, il y avait un type d’engagement qui allait bien au-delà. Et on se retrouve aujourd’hui avec des gens qui se sacrifient beaucoup mais qui ne trouvent pas le relais parce que les jeunes où ils viennent ou ils partent, si vous voulez. Ça, c’est de petits symptômes. Alors, on va vous dire, que vous êtes extrêmement pessimistes, cela fait partie de l’âge etc., beaucoup de soixanthuitards ont du mal à aborder ces problèmes-là parce qu’ils ont eu du mal à vieillir, alors s’ils disent qu’il y a un fossé générationnel, ils vont dire mais je commence à parler comme un vieux con. Ils n’en pensent pas moins, ils voient bien qu’il a quelque chose, il ne faut pas avoir peur d’affronter ce problème-là. Les éléments positifs, chez les jeunes générations, il y a une demande en creux. On voit bien une forme de questionnement inquiet. Ce questionnement inquiet, pour y répondre, il faut bien que les adultes et les institutions se réapproprient, d’une certaine façon, notre propre héritage. Je pense qu’un des problèmes qui est posé, c’est le doute sur notre propre héritage. Il y a une demande de ces jeunes générations qui voient bien que la situation n’est pas satisfaisante, encore une fois je n’ai pas de jugement moral. Ils bricolent. Ils bricolent leur identité. Ils bricolent leur identité religieuse. Ils bricolent leurs identité psychologique. Ils demandent des repères. Si je prends par exemple une institution comme le mariage, par rapport à ma génération qui a connu Mai 68, il y a une redemande de mariage. On va vous dire, regardez, c’est formidable, il y a des repères. Mais quand vous discutez un peu avec ces jeunes qui demandent ces repères, vous vous apercevez que ces mêmes jeunes peuvent divorcer au bout d’un an. Il y a beaucoup de drames aujourd’hui dans les familles. Ils se marient parce que c’est un moment fort, il faut des institutions, il faut faire la fête pour marquer le coup mais ce n’est pas pour autant que leur rapport à l’institution a changé. Donc, on a ces choses très bizarres aujourd’hui, du point de vue des identités individuelles et collectives, de bricolages qui mélangent des formes réactives, retour sur les valeurs etc., et en même temps des formes très postmodernes. C’est cette situation qui est très spécifique, qui à mon avis marque le présent.
Antoine Mercier : Une idée qui m’est venue comme ça, pendant que vous parliez, je me disais, ce sens de l’histoire où est-il passé ? Est-ce qu’il n’est pas en partie passé par cet autre phénomène dont on n’a pas parlé mais dont on peut dire un mot, qui est la présence des réseaux ? Je pense en particulier à ce réseau Face book, qui est un phénomène assez remarquable, les gens échangent sur les identités privées etc. Est-ce, tout d’un coup, dans le bricolage dont vous parliez, il n’y a pas un bricolage d’une histoire personnelle, individuelle qui est en route et dont il faudra sans doute sortir pour retrouver une histoire collective ?
Jean-Pierre Le Goff : On est dedans. Je pense qu’il y a une culture du narcissisme extrêmement forte aujourd’hui. Exister, c’est être vu. Vu par les autres avec fantasme d’être vu en permanence par Internet, ce qui est un fantasme, parce que les gens ne sont pas continuellement branchés.
Antoine Mercier : Remarquez, cela va peut-être venir.
Jean-Pierre Le Goff : Oui, c’est possible.
Antoine Mercier : Ça va peut-être marcher dans la tête.
Jean-Pierre Le Goff : Oui, oui, c’est être connu par l’autre, être visible, exister, si vous voulez. Je pense que tout ça est symptomatique d’un vide énorme sur l’histoire elle-même de notre collectivité. Qu’on le veuille ou non, nous sommes les héritiers d’une collectivité avec une histoire. Alors, il y a une espèce de fantasme qui consiste à s’en extraire et à se penser comme individu, d’être sans devoir et sans héritage et communiquant en toute transparence avec des individus, d’où d’ailleurs un retour du réel qui peut être tragique parce que vous n’avez pas que des gentils individus sur le Net, vous n’avez pas que de gentils gens dans le monde ou de peuples différents de nous qui partagent la même culture. Cette espèce d’angélisme est pour moi quelque chose d’exterminateur, pour reprendre une expression ancienne.
Antoine Mercier : Est-ce que ce n’est pas aussi le fait de refuser une altérité ? La notion même d’altérité est devenue quelque chose qui est un système…
Jean-Pierre Le Goff : Je pense qu’au fond de ça, il y a un refus du conflit, qui fait partie de la condition, la condition politique mais je dirais la condition humaine. Le refus de l’affrontement. Le dialogue devient uniquement concertation pacifié. Je ne dis pas du tout qu’il ne faut pas du dialogue et qu’il ne faut pas pacifier. Il y a une espèce d’ouverture culturelle qui est une dissolution dans une espèce de citoyen du monde invertébré dont Internet serait un réseau d’appartenance. Je pense que c’est une illusion, ce qui ne veut pas dire ne pas se confronter aux autres cultures. Je parlerai volontiers de dialectique. Quand vous ouvrez sur les autres cultures, il y a une dialectique qui vous fait redécouvrir la vôtre. C’est-à-dire…
Antoine Mercier : Ça reconstitue votre identité même...
Jean-Pierre Le Goff : Oui. Vous rencontrez une autre culture, et vous découvrez que d’une certaine façon vous êtes différent. C’est ça la véritable rencontre. Ce n’est pas l’espèce de dissolution dans un individu, j’allais dire, désaffilié. C’est la rencontre entre des identités et là, véritablement il y a une confrontation, et là on peut peut-être construire une chose en commun en respectant précisément, en tenant compte de l’altérité, mais pas en fuyant immédiatement vers un universel qui serait désincarné.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, Jean-Pierre Le Goff, pour toutes ces précisions par rapport à votre première intervention.