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D’autres regards sur la crise, avec Bernard Stiegler

Entretien, du vendredi 2 janvier 2009, d’Antoine Mercier avec Bernard Stiegler, vendredi 2 janvier 2009, intégralement transcrit par Taos Aït Si Slimane.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

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Antoine Mercier : Il est 12h 45 sur France Culture, on va rester dans des sujets assez voisins en ouvrant la dernière page de notre série « D’autres regards sur la crise », on est en ligne avec le philosophe Bernard Stiegler, dont les éditions Flammarion ont réédité récemment, en collection de Poche, le livre intitulé « Réenchanter le monde ». Bonjour Monsieur.

Bernard Stiegler : Bonjour.

Antoine Mercier : L’une des causes immédiates de la crise, n’est-elle à chercher précisément dans un changement des modes de consommation ?… Est-ce que ce n’est pas en quelque sorte la fin du consumérisme à laquelle on assiste ?

Bernard Stiegler : Oui, en effet, je crois que c’est la fin d’un système qui remonte à environ un siècle, auquel ont contribué des figures très connues comme Henry Ford, d’autres beaucoup moins connues comme Edward Bernays ou son associé Paul Mazur. Paul Mazure qui écrivait dans les années 20, je le cite : « Les gens doivent être formés à désirer, à vouloir de nouvelles choses avant même que les anciennes n’aient été complètement consommées », c’est pour ça qu’on organise précisément les soldes, par exemple. Il se trouve que ce système est entrain de craquer, la crise de 2008, cent ans exactement après l’invention de la Ford T. par Henry Ford, c’est l’effondrement d’un système qui reposait sur le développement de la consommation de biens accessibles à tous, non plus seulement à la bourgeoisie comme au XIXe siècle, mais à tout le monde, y compris aux ouvriers et aux prolétaires, mais qui supposait pour que ces biens soient consommés, et qu’on puisse les écouler pour lutter contre la surproduction, c’est-à-dire en réalité, ce que Marx appelait « l’abaissement du taux fixe », il fallait développer un système de captation de l’attention et de canalisation du désir, de la libido, de ce que Sigmund Freud appelait « l’énergie libidinale » vers les marchandises. Et ce système de captation, il a eu pour effet, d’une part, de faire consommer les gens de plus en plus au risque de détruire une partie des réserves, par exemple, pétrolières, une partie de plus en plus importante, au point que maintenant on envisage dans 20 ou 30 ans, comme dit Jeremy Rifkin, la fin de l’ère du pétrole, mais aussi au risque de provoquer, surtout une destruction de ce qui me paraît être le plus important, à savoir l’énergie libidinale elle-même. L’exploitation industrielle par les médias de masse, particulièrement par la télévision, de la captation de l’attention, ça conduit lentement mais sûrement à la destruction de l’attention. Par exemple, une étude récemment remise aux États-Unis, par des pédiatres, Christakis et Zimmermann, a montré que la captation de l’attention infantile par les médias audiovisuels, et surtout par la télévision, créait, et parfois de manière absolument irréversible, des phénomènes « attention deficit disorder », c’est-à-dire détruit l’attention. Et aujourd’hui, il y a une combinaison de plusieurs facteurs qui se produit. D’une part, la baisse tendancielle du taux de profit continue à s’exercer, c’est ce qui a conduit à la financiarisation du capitalisme. D’autre part, ce que j’appelle moi, une baisse tendancielle de l’énergie libidinale qui fait que, les grandes entreprises industrielles de l’automobile, de Detroit par exemple, découvrent que les gens ne veulent plus consommer des 4X4, il y a une espèce de dégoût qui se produit, le consommateur souvent ressent une perte du sentiment d’exister et d’autre part, il y a un phénomène aussi qui se produit, pas simplement chez les consommateurs, dans la destruction de cette libido, mais aussi chez les investisseurs qui sont des gens qui de moins en moins croient au capitalisme au long terme, et qui de plus en plus deviennent court-termistes et spéculateurs. Il y a en fait, une généralisation de ce que j’appelle moi, un capitalisme pulsionnel, qui repose d’une part, sur l’exploitation de la pulsion de consommer, que l’on produit de manière artificielle avec toutes les techniques du marketing, et d’autre part, une pulsion spéculative qui a finalement engendré la crise des Sub’primes et tout ce que l’on connaît aujourd’hui. Et ceci engendre d’ailleurs un phénomène que j’appelle moi, « la bêtise systémique ». C’est-à-dire que c’est l’économie libidinale elle-même qui est détruite et pas simplement l’économie matérielle, si je puis dire. Et cette destruction affecte tout le monde, y compris ce qu’on appelle les élites. Ça produit ce que déjà Marcuse, en 1954, appelait « un processus de désublimation », mais il faut savoir que la sublimation chez Freud, c’est ce qui produit l’intelligence. Donc il y a une espèce de crétinisation généralisée qui se produit, ce qui fait que les victimes de Bernard Madoff, par exemple, tombent des nues en disant « il nous a roulé ». Mais ils ont été roulés parce qu’ils étaient complètement crétinisés.

Antoine Mercier : Alors effectivement, voilà un tableau tout à fait précis de la situation. Je note donc qu’on a une notion de perte de sentiment d’exister, c’est cela qui se fissure aujourd’hui, mais qu’est-ce qu’il y a derrière cette fissure ? Est-ce qu’on peut imaginer que quelque chose se reconstitue, parce que si ce système s’est mis en place, c’est bien qu’il avait aussi une fonction motrice pour les collectivités, pour l’individu ?

Bernard Stiegler : Bien sûr. Ce système a eu ses heures de gloire, et je ne parle pas simplement des trente glorieuses. C’est un système dont, quand j’étais jeune, moi j’ai beaucoup profité, par exemple, de ce système. Il a eu une nécessité, il a eu une grande efficacité, une grande utilité, mais aujourd’hui, il est épuisé, tout comme le productivisme du XIXe siècle s’est épuisé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, cela a produit la Première Guerre mondiale. C’était un des facteurs de causalité. Il est urgentissime de changer de modèle. Et il est tout à fait possible de changer de modèle. Actuellement, se développent ce qu’on appelle des « externalités positives » en économie. L’ancien modèle développe énormément d’externalités négatives. Qu’est-ce que c’est qu’une externalité négative ? C’est le fait que par exemple, une usine pour pouvoir se développer a besoin de produire du CO2, et donc pollue l’atmosphère qui ne lui coûte rien. On fait subir aux autres les nuisances que l’on produit. Ça, ça s’appelle une externalité négative. Mais aujourd’hui, avec en particulier les réseaux numériques et toutes ces technologies de communication, on voit se développer ce qu’on appelle des externalités positives, c’est-à-dire des comportements nouveaux qu’on trouve sur, par exemple, Wikipédia, tout le monde connaît cet exemple, sur l’Open-Sources, qui est un exemple intéressant parce qu’il montre qu’il y a une économie possible, il faut savoir qu’Open-Sources, le logiciel libre, s’impose aujourd’hui à tous les grands constructeurs d’informatique, IMB, etc. Ça, c’est un nouveau modèle. C’est un modèle qui ne repose plus du tout sur la consommation d’un côté, la production de l’autre, c’est un modèle qui repose sur la contribution.

Antoine Mercier : Mais est-ce que ça ne veut pas dire un appauvrissement généralisé en compensation, si je puis dire, de ce nouveau système ?

Bernard Stiegler : Non, je ne crois pas du tout. Moi, je ne suis pas un adepte de ce qu’on appelle « la décroissance », je suis un adepte de la lutte contre ce que j’appelle « la mécroissance ». Ce que moi et Ars Industrialis, l’association que je préside, appelons « la mécroissance ». Nous pensons qu’il est tout à fait important de continuer à développer le monde et la transformation de la matière pour nourrir de plus en plus de gens, qu’il est très important de faire en sorte que l’amélioration des modes de vie individuels se poursuive, mais ça n’est pas du tout améliorer les modes de vie que de faire consommer des choses dont les gens n’ont pas besoin, ça, c’est organiser le gaspillage et c’est ruiner l’avenir des générations futures. Donc, il y a une économie nouvelle à trouver, qui est une économie, je dirais qui serait plus équitable, avec les pays du Sud qui ont énormément besoin de notre intelligence et de notre bienveillance, mais nous avons aussi besoin de leur intelligence et de leurs matières premières et il y a à élaborer un autre modèle qui repose sur l’intelligence collective et non plus sur la crétinisation organisée.

Antoine Mercier : Merci beaucoup. Merci, Bernard Stiegler de nous d’avoir tenté de nous faire sortir de la crétinisation ambiante. On vous rappelle, dans quelques instants, pour enregistrer une version longue de cette interview, que vous pourriez retrouver, ainsi que les interversions de nos précédents invités, sur le site de France Culture, où reste en place aussi un forum puisque l’idée qui se dégage après ces quinze jours, ces deux semaines d’invitations, c’est que la sortie de la crise ne pourra se faire sans doute que sur le mode collectif.

[Suite]

Antoine Mercier : Bienvenus sur notre site pour la version longue de l’interview de Bernard Stiegler, qui est en ligne avec nous, en ce 2 janvier 2009. Bernard Stiegler, vous nous avez expliqué que nous avions vraiment un problème dans cette société, vous avez parlé d’énergie libidinale qui était épuisée en quelque sorte, ça se traduit notamment par une faiblesse au niveau de la consommation, est-ce qu’on peut faire globalement un diagnostic des signes de la crise telle qu’elle est apparue depuis octobre, pour essayer de voir ensuite qu’elles sont les possibilités d’en sortir ? D’abord sur le diagnostic, comment, si l’on reprend les choses à la base, vous le faite aujourd’hui ?

Bernard Stiegler : Moi je pense que nous sommes entrain de vivre la combinaison de ce j’appelle les trois limites du capitalisme. D’une part la baisse tendancielle des taux de profit par rapport à laquelle Marx avait montré l’investissement capitaliste tendait nécessairement à diminuer sa rentabilité et qu’il conduisait à une course à l’innovation qui elle-même conduisait nécessairement à une milite de surproduction et de chômage. Ça, c’est contre quoi a lutté le capitalisme américain, le mode de vie américain en développant l’exploitation de l’énergie libidinale. Mais, à la fin du XXe siècle, on voit apparaître la baisse tendancielle de l’énergie libidinale qui va se combiner avec la baisse tendancielle du taux de profit surtout avec une troisième limite du capitalisme, qui avait été mise en évidence déjà dans le MIT, le rapport Meadows, du Club de Rome, en 1972, vu par René Passet dans l’économie qu’est le vivant, qui est l’épuisement des ressources matérielles, des ressources énergétiques et les effets des externalités négatives. Aujourd’hui, ces choses qui étaient anticipées, il y a presque quarante ans maintenant, se réalisent de manière évidente, c’est-à-dire qu’il n’y a plus grand monde pour contester que la pollution est devenue un problème majeure, que le climat est entrain de se dérégler, que les ressources énergétiques sont épuisées et ces trois dimensions se combinent. Alors, ce qui a déclenché le processus, c’est la financiarisation et ses effets extrêmes avec la fameuse crise des Sub’primes. Mais la crise des Sub’primes, ce n’est qu’un déclencheur pour moi. C’est le détonateur d’une véritable explosion du système, qui a été lui-même, ce processus des Sub’primes, induit par la baisse tendancielle des taux de profit d’ailleurs. Ça fait tut à fait partie de cette logique-là. Mais, là où quelque chose est tout à fait spécifique, très remarquable et inquiétant, se produit dans la crise de 2008, outre que c’est la première quasiment mondiale, comme cela a été souligné, ce qui n’était pas le cas de la crise de 1929, qui laissait donc encore des marges à l’extérieur, c’est qu’il ya un « courtermiseme » fondamentalement installé dans la financiarisation, qui fait que l’on n’est plus du tout capable d’imaginer, dans le modèle industriel existant en tout cas, des politiques à long termes, alors même que l’on sait que les facteurs démographiques, les facteurs de pollution etc., imposent au contraire des capacités à réorganiser au plan mondiale une politique de développement à très long terme. Donc, là, on a une contradiction très frappante, très inquiétante parce qu’elle peut susciter des phénomènes de véritables paniques, elle peut susciter des tentatives de replis, on voit d’ailleurs que cela commence à se dessiner, les notions de nationalisme, et elle nécessite évidemment un sursaut, qui n’est pas du tout un replâtrage du capitalisme consumériste, comme on nous le propose en refondant le capitalisme, mais qui nécessité véritablement un changement de modèle. Alors, quand je dis cela, je ne veux pas dire, moi, aujourd’hui que le capitalisme est terminé. Je ne crois pas, comme certains l’annoncent, à la fin prochaine du capitalisme prochaine. Je qu’on est…

Antoine Mercier : Vous pensez qu’il peut se moraliser, se réformer, comme on dit ? Ou simplement…

Bernard Stiegler : Vous savez, je ne crois pas du tout à la morale capitaliste. Je crois à ce que j’appelle l’esprit capitaliste, ce n’est pas tout à fait la même chose. Je suis assez adepte de la vision de Max Weber qui disait que « le capitalisme avait besoin d’un esprit » , d’ailleurs j’ai écrit un livre qui s’appelle « L’esprit perdu du capitalisme », où j’ai annoncé un tout petit peu ce qui se passe en ce moment. Je pense que ce que l’on appelle l’esprit du capitalisme, c’est la capacité qu’à le capitalisme à réinventer de l’avenir et de l’engagement, de l’investissement dans le local. Il faut souligner que le mot investissement que l’on utilise beaucoup en économie est aussi un mot que l’on utilise en psychanalyse. Freud parle de l’investissement du désir. L’objet est investi par la libido, l’objet de la libido est investi par la libido. Et ça, c’est très, très important de reconstituer une économie libidinale, et je crois qu’elle sera encore capitaliste. Je ne pense pas que c’est une question de moralisation du capitalisme. Je pense que c’est une question des nouvelles rationalités du capitalisme. Dans le mot rationalité, il y a le mot raison, il y a le mot motif, en français en tout cas. Aujourd’hui, ce qui frappe tout le monde, c’est l’extraordinaire démotivation que l’on constate absolument partout, chez les militants politiques, demandez aux militants socialistes, chez les électeurs, chez les consommateurs, chez les investisseurs eux-mêmes puisqu’ils ne croient plus en l’investissement, ils spéculent, et évidement chez les travailleurs mais aussi chez les enfants, ce qui est extrêmement inquiétants. On voit des enfants de 8-10 ou 12 ans qui n’ont plus de goût à la vie, ce qui est quand même absolument terrifiant. Et ça, cela ne peut pas durer, c’est absolument insoutenable. Je pense que cela peut se relever, se surmonter, dans une nouvelle époque du capitalisme, ce que j’appelle une économie de la contribution, dont je crois qu’elle restera capitaliste pendant un certain temps, même si je pense qu’elle peut évoluer vers des modèles plus coopératifs.

Antoine Mercier : Qu’est-ce que c’est l’économie de la contribution ? Vous pouvez expliquer ?

Bernard Stiegler : L’économie de la contribution, c’est une économie où celui qui est destinateur, si je puis dire, d’un bien, que cela soit un officiel, un espace public ou des dispositifs produits dans des nouveaux médias en particulier, n’est pas simplement un consommateur mais quelqu’un qui va contribuer à faire évoluer par exemple le concept de cette chose. C’est exactement cela qui se passe…

Antoine Mercier : Un exemple ?

Bernard Stiegler : Par exemple le Logiciel libre. Les utilisateurs de logiciel ne sont pas seulement des utilisateurs, ils sont aussi les prescripteurs de l’évolution. Ils sont les développeurs. D’ailleurs, quand j’étais directeur de l’IRCAM, une partie de mes logiciels étaient développés en logiciels libres et nous organisions avec Vincent Puig ce qu’on appelait des forums, des forums de l’IRCAM, où nous réunissions des gens parfois qui venaient du monde entier, plusieurs centaines de personnes qui venaient travailler avec nous, à faire évoluer le logiciel dans le sens de leur intérêt, de leur désirs. Et cela, c’est un modèle qui peut s’étendre énormément. Cela peut s’étendre dans toutes sortes de domaines. Cela va peut-être vous paraître un gadget, vous parliez tout à l’heure du développement du jardin ouvrier, on sait que dans la banlieue parisienne aujourd’hui, il y a des agriculteurs qui développent de la culture qu’ils ne ramassent pas eux-mêmes, ils font ramasser les gens, les clients qui participent à la chose. Ce sont d’autres modèles que la simple consommation des grandes surfaces. Mais il y a d’autres types d’exemples aussi. J’ai travaillé avec des étudiants, de l’École des arts décoratifs, à un modèle d’entreprise de mode qui serait un club d’amateurs de mode et où les clients seraient aussi des fournisseurs d’idée, seraient des contributeurs et pourraient même trouver des rémunérations dans ces modèles. C’est un modèle coopératif, si vous voulez. Jean Jaurès, plaidait pour la coopérative, à la fin du XIXe siècle début du XXe siècle. Je pense qu’on peut revenir vers des modèles comme cela, dans toutes sortes de domaines.

Antoine Mercier : Et ça ne serait pas une régression ?

Bernard Stiegler : Ah, non, je ne crois pas du tout que cela serait une régression. Nous avons un problème absolument objectif, nous devons impérativement diminuer notre consommation de protéines. Il faut savoir que quand on mange un kilo de bœuf on consomme énormément de kérosène parce que le bœuf que l’on consomme a été nourrit avec des aliments industriels qui eux-mêmes consomment énormément de produits de ce genre. Cela ne peut pas durer, ce n’est pas possible. Il est inconcevable qu’avec huit milliards de terriens sur la terre le mode de vie que nous avons se poursuive. Cela veut dire qu’il faut développer une nouvelle rationalité. C’est cela l’économie. L’économie ne veut pas dire consommer, ça veut dire mieux gérer, mieux mettre en réserve, mieux ménager l’avenir. C’est ça. Quand on veut dit qu’il faut faire des économies, pas au sens où les économistes technocrates nous en parlent, mais au sens où nos parents nous l’ont enseigné, eh bien, ça veut dire qu’il faut être capable de prévoir, de ménager l’avenir, mettre en réserve. Aujourd’hui, il faut que l’on apprenne à mettre en réserve autrement et à vivre autrement. Et cette vie différente, c’est une nouvelle intelligence qui passe par la sublimation. Moi, je suis très, très frappé, de plus en plus frappé par ce qui se passe sur les nouveaux médias, pourquoi ? Parce que dans ces nouveaux médias qui développent ce que nous appelons des milieux associés, c’est-à-dire que ceux qui vivent dans le milieu contribuent à la transformation de leur milieu, nous voyons se développer des comportements totalement gratuits qui ne sont absolument pas intéressés, qui ne recherchent absolument pas un bénéfice économique quelconque si ce n’est au niveau de l’économie libidinale, c’est-à-dire la satisfaction de faire quelque chose de bien, même pas pour avoir la reconnaissance des autres. Les gens qui participent à l’évolution de Wikipédia n’ont aucune reconnaissance, simplement ils ont la satisfaction pure de faire quelque chose de bien. Ça, c’est formidable. C’est très, très économique. C’est une très bonne économie et en plus cela produit de la valeur, ce qu’en économie on appelle de la valeur. Cela permet de produire des idées nouvelles, des brevets nouveaux, ça permettra peut-être de faire évoluer beaucoup plus rapidement l’intelligence que l’on a de ce qu’on appelle l’énergie renouvelable mais ça permet aussi que les gens aient des comportements moins pulsionnels. Regardez quand vos sortez de votre bureau ou de la Maison de la Radio et que quelque chose vous a énervé, si vous utilisez votre voiture et que vous êtes énervé, vous appuyer sur l’accélérateur de manière absolument inutile, vous démarrez en appuyant plus sur le champignon, comme on dit, vous consommez plus de CO2 parce que vous êtes dans une attitude pulsionnelle. Il faut que nous apprenions à développer un mode de vie plus serein où les pulsions comptent beaucoup moins, où l’on gaspille beaucoup moins, et qu’on produise plus d’intelligence et plus de rationalité.

Antoine Mercier : Un monde plus désintéressé. Tout ce que vous décrivez-là, on n’a l’impression d’être quasiment chez le prophète Isaïe, c’est l’ère des sinaïques ( ?) un peu, est-ce que ce n’est pas un changement radical, anthropologique peut-être, en tout cas historique, que vous décrivez-là ? Comment peut-on le croire ?

Bernard Stiegler : Oui, C’est un changement radical et anthropologique, mais je ne dirai pas que c’est un monde désintéressé, bien au contraire. C’est un monde très intéressé mais qui retrouve le sens du mot intéressé qui veut dire « être parmi » en latin. L’intérêt, moi, je ne suis pas du tout contre l’intérêt, même l’intérêt personnel. Je ne suis pas entrain de dire que l’économie de la contribution est une économie qui ne tiendrait aucun compte des problèmes des intérêts individuels et même de l’accumulation de la richesse, etc. Ce n’est pas du tout cela que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, si l’on fait le bilan de la vie que l’on a, on consomme énormément de chose qui nous font du mal, qui font du mal aux autres, qui font du mal à nos enfants, à nos descendants etc., dont nous n’avons pas besoin et qui ne font que rapporter à des personnes qui elles sont le circuit de distribution et tout ça pour canaliser absolument tout. Les grandes surfaces avec les marges-arrières, les marchands de kérosène etc., etc. pendant que les paysans qui produisent tout cela crèvent de faim et que finalement, les consommateurs qui consomment tout cela ne sont pas heureux. Donc, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond du tout. Cela ne veut pas dire, quand je dis cela, que je préconise la suppression de l’économie au sens ou l’économie monétaire sanctionne par exemple ceux qui travaillent plus gagnent plus etc. C’est tout à fait normal. Il n’est pas question de remettre en cause ce genre de chose. Je ne parle pas de gratuité. Je parle de sublimation. Ce n’est pas du tout la même chose. Si vous prenez un artiste par exemple, un artiste qui travaille, qui est reconnu et gagne de l’argent, imaginez que tout d’un coup il n’est plus reconnu et qu’il ne gagne plus d’argent, eh bien si c’est vraiment un artiste, il continuera à travailler parce qu’il ne travaille pas pour gagner de l’argent, il travaille pour réaliser des œuvres. Un bon paysan exploite sa ferme d’abord parce qu’il veut que sa ferme continue à être une belle ferme.

Antoine Mercier : En quoi, c’est une sublimation, ça ?

Bernard Stiegler : Ça, c’est typiquement ce que Freud appelait une sublimation. C’est le fait de dépasser le stade des simples intérêts calculables pour aller se projeter dans les choses sublimes. Le sublime, c’est l’infini dit Kant. Qu’est-ce que c’est l’infini ? L’Infini, c’est ce qui a une valeur incomparable. On a toujours, vous le savez bien, dans une société besoin d’infinitiser un objet. Il fut un temps où il y avait un étalon-or, il n’était pas calculable mais était en dehors des autres valeurs et surtout, il fut un temps où les sociétés cultivaient un plan, que moi j’appelle le plan des consistances, qui passait très souvent par le religieux, d’ailleurs Max Weber montre très bien que le capitalisme a eu besoin lui aussi au départ de ce plan-là, du christianisme protestant. Ce que je crois, moi, je ne suis pas du tout là pour plaider pour une « rechristianisation », une « respiritualisation » religieuse du monde, je suis un laïque, je suis même tout à fait un mécréant et un rationaliste, mais je crois en revanche qu’il est absolument fondamental que se reconstitue une économie du désir capable de cultiver des valeurs « infinitisables ». Qu’est-ce que c’est qu’une valeur « infinitisables » ? C’est la géométrie para exemple. La définition Wilson donne de la géométrie, c’est : Un intérêt commun à tous les géomètres à l’infini. Et tous les gens qui font de la géométrie savent que la géométrie est infiniment ouverte. De la même manière, les gens qui cultivent la passion pour la peinture, savent que la valeur des œuvres qui les affectent c’est une valeur qui pour eux est infinie. Mais d’autres part, les gens qui ont des enfants ou qui aiment quelqu’un savent l’objet de leur amour est un objet infini, incomparable, singulier. Donc, il faut rebâtir une économie des singularités. Ces singularités, on peut les cultiver collectivement. Lorsque Jules Ferry, qui n’a pas que des côtés sympathiques, met en œuvre une politique de l’esprit, avec l’obligation de l’instruction publique, en même temps qu’il crée l’École pratique des hautes études et finalement tout l’appareil qui va devenir l’appareil de recherche français, l’impact de l’appareil de recherche français, il pari sur l’intérêt et le bénéfice pour tous les français, y compris les enfants et petits-enfants des paysans, de finalement avoir un rapport à l’histoire, à la géographie, à la littérature, à la géométrie et ce n’est pas pour en faire des producteurs, c’est pou en faire de bons citoyens. De bons citoyens, ce sont des individus qui ont une capacité de sublimer, qui ont au moins la notion de ce que c’est la chose sublime géométrique.

Antoine Mercier : Bernard Stiegler, tout cela, finalement, on a l’impression finalement que c’est à la fois philosophique, élevé, comme pensée, et en même temps très concret, d’autant plus que la situation se prête précisément à ce diagnostic et à ces propositions, est-ce que vous envisager une action politico-sociale, en tout cas publique par rapport à ces propositions ?

Bernard Stiegler : Oui, tout à fait. J’ai crée avec Marc Crépon, Catherine Perret, Georges Collins et Caroline Stiegler, mon épouse, l’association Ars Industrialis, il y a trois et demi maintenant, dans ce but là, précisément. Nous, nous plaidons pour ce que nous appelons une économie politique des technologies de l’esprit, une économie industrielle et une politique industrielle des technologies de l’esprit. Nous considérons qu’en fait que la vie l’esprit, qui est la vie de la sublimation, passe toujours par ce que nous appelons des pharmacas, par ce que les Grecs appelaient des hypomnémata, c’est-à-dire des techniques de l’esprit, et qu’aujourd’hui des techniques extraordinaires, comme la radio par exemple, comme le Web, comme les ordinateurs et tout ça, se développent et avec lesquelles on n’a aucune politique de développement d’une intelligence collective. Au contraire, on s’enferre très souvent, pas toujours heureusement, pour canaliser les pulsions et finalement détruire l’intelligence collective. Les Grecs disaient que ces hypomnémata étaient des pharmacas, c’est-à-dire des drogues qui pouvaient à la fois servir à soigner la bêtise et en même temps augmenter la bêtise. Autrement dit, nous, nous préconisons ce que nous appelons une pharmacologie et nous menons effectivement des actions très concrètes, ça peut paraître très théoriques ce que je dis là, mais nous y travaillons de manière très concrète. Par exemple, nous avons organisé avec le CIEM, centre inter-associatif enfance et média, qui rassemble une cinquantaine d’associations de parents d’élèves, de syndicats d’enseignants, de la Ligue de l’enseignement etc., une journée sur l’avenir de l’audiovisuel public et de l’audiovisuel privé, et nous allons consacrer l’année 2009 à une réflexion sur la place de l’audiovisuel dans la société parce que nous considérons que le problème n’est pas du tout de supprimer la publicité sur France-Télévision ou sur l’audiovisuel public, c’est de limiter la publicité sur toutes les chaînes, parce que la publicité est devenue extrêmement toxique sur les chaînes, c’est le président de la République lui-même qui le dit d’ailleurs, et le meilleur moyen d’éviter cette toxicité, est de limiter la place de la manne publicitaire, cela obligera les acteurs économiques de l’audiovisuel à trouver d’autres ressources et ses ressources seront des ressources d’utilités sociales. Et là, je pense qu’il faut développer un plan, pas seulement au niveau français, mais au niveau européen, pour obliger ces nouveaux médias, qui sont très, très différents des médias analogiques du XXe siècle, à évoluer vraiment au bénéfice de la production, de ce que nous appelons, nous, no-politique, contre ce qu’était la domination de ce que j’appelle le psycho-pouvoir, c’est-à-dire la captation de l’attention par les médias de masse.

Antoine Mercier : Bernard Stiegler, il faut s’arrêter bientôt, en quelques secondes, qu’est-ce que vous conseillez aux internautes qui vous écouteraient en ce moment de consulter ou de voir de ce que vous faites pour aller plus loin ?

Bernard Stiegler : D’abord, il faudrait qu’ils y aillent voir sur le site de ARS INDUSTRIALIS, ils y trouveront des conférences…

Antoine Mercier : C’est une association à laquelle on peut adhérer ?

Bernard Stiegler : Bien entendu. C’est une association qui a actuellement, 450 membres, je crois, du monde entier d’ailleurs…

Antoine Mercier : Qui pourrait avoir beaucoup plus dans ce début d’année.

Bernard Stiegler : Qui pourrait avoir beaucoup plus absolument, et qui fait des séminaires, tous les quinze jours, qui a des conférences au théâtre de la Colline tous les deux mois, qui a d’ailleurs maintenant des antennes à l’étranger et qui rassemble également dans des journées de travail des économistes, des juristes, des psychiatres, des ingénieurs puisque nous travaillons beaucoup sur les technologies contemporaines, et nous publions. Nous sortons bientôt un livre qui est consacré à la crise, en mars-avril.

Antoine Mercier : Mars-avril, on aura l’occasion sans doute de vous inviter à ce moment-là. Je vous remercie beaucoup d’avoir accepté notre invitation.



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