Antoine Mercier : Bienvenus dans notre série intitulée, après Marie-Josée Mondzain, hier, qui nous a value d’ailleurs de très nombreuses réactions et que vous pouvez réentendre sur le site de France Culture, rubrique la rédaction, nous recevons aujourd’hui, le philosophe, Pascal Bruckner, bonjour.
Pascal Bruckner : Bonjour.
Antoine Mercier : Il y a déjà six ans, vous avez reçu le prix du livre d’économie, pour un essai qui s’intitulait « Misère de la prospérité », c’est un livre qu’on peut qualifier, disons sans exagération ni flagornerie, de prophétique, puisque vous y dénonciez précisément le placement du système économique au-dessus de toutes les activités humaines, ce que vous appeliez donc l’économisme et que vous présentiez comme la dernière spiritualité du monde développé. Alors question directe : la crise d’aujourd’hui, est-ce la crise précisément de cette croyance dans l’économisme ?
Pascal Bruckner : Oui, il y a eu un événement assez extraordinaire, le 22 octobre, c’est Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale, qui était auditionné par une commission d’enquête du Sénat, et qui a dit : « J’abjure ma foi, j’ai cru dans le marché, je me suis trompé. J’ai cru que le marché avait une conscience, qu’il règlerait les rapports humains, en réalité, il n’en est rien » C’était un peu, toute proportion gardée, comme si le pape, devant la curie, disait « Je ne crois plus en Dieu. Je suis désolé, je me suis trompé. On dissout l’église catholique »…
Antoine Mercier : La main invisible a disparu…
Pascal Bruckner : La main invisible a disparu. Je crois que tout commence le lendemain de la chute du mur de Berlin. Il y a cette phrase extraordinaire de Bill Clinton, quand on l’interroge sur ce qu’il faut faire alors qu’il est candidat à la présidence, il dit : « The economy, stupid », c’est-à-dire « C’est l’économie bien sûr, imbéciles ». C’est l’économie qui doit tout régir. Et à la suite de la chute du communisme, se met en place une idéologie selon laquelle le marché, l’échange, le commerce, vont être en quelque sorte les moyens que nous avons trouvés pour pacifier les rapports humains, pour répandre la prospérité et la démocratie. En d’autres termes, c’est le vieux rêve libéral, celui d’Adam Smith ou de Montesquieu, qui devient la panacée à toutes les souffrances et à toutes les misères de l’espèce humaine. Et c’est ce rêve-là qui a conduit les politiques occidentales, depuis 1989, avec des fortunes diverses, parce que tout n’est pas mauvais dans la mondialisation, ça a permis notamment l’émergence de l’Inde et de la Chine, mais avec aussi, le krach que nous connaissons aujourd’hui, et puis des effets pervers monstrueux, notamment un creusement des inégalités absolument extraordinaire puisqu’on sait que nous assistons aujourd’hui en France, et dans les pays occidentaux, au retour de la grande pauvreté, ce qui eut été impensable dans les années 70.
Antoine Mercier : Alors, effondrement de cette croyance, effondrement d’une croyance dans un système, est-ce une crise civilisationnelle peut-être que nous vivons, au-delà de l’économie ?
Pascal Bruckner : Oui, c’est une crise civilisationnelle parce que d’abord, ça nous oblige à retourner à la séparation des ordres. L’économie est bien sûr indispensable, mais elle ne peut pas être à elle seule la rationalité d’un monde qui a besoin d’autres instances. Retour du politique, mais où et à quel titre ? Parce qu’après tout, on voit bien que l’État intervient dans le marché aujourd’hui mais il intervient non pas pour le tuer mais pour le sauver et c’est un État qui est lui-même en faillite. Tous les États occidentaux, et tous les États sont en faillite. Donc, ça c’est un vrai problème…
Antoine Mercier : Oui, parce que la voie politique on ne la voit pas franchement venir. On attend beaucoup de Barack Obama notamment mais on se demande ce qu’il pourra faire forcément de plus que de réinjecter dans l’économie et d’aider l’économie. On n’entend pas de discours politique neuf qui pourrait précisément se substituer à cette croyance dans l’économisme.
Pascal Bruckner : Oui, c’est-à-dire qu’effectivement, on attend beaucoup d’Obama, on attend même beaucoup trop de lui, on en revient à des méthodes keynésiennes, mais c’est vrai qu’on a l’impression qu’on a épuisé toutes les solutions. Il y avait le communisme qui était une économie dirigée, ensuite on a érigé le néolibéralisme en panacée. Et maintenant, on sent que les gens hésitent et c’est la crise qui se redouble, par ailleurs, d’un krach moral et politique de l’Occident tout entier, ce qui est la conséquence des huit années catastrophiques de l’Administration Bush qui ont discrédité, pour longtemps à mon avis, la nation américaine et de ce krach idéologique et politique, je crois que nous allons mettre du temps à nous guérir, parce que précisément, le grand perdant de cette première décennie du XXe siècle, c’est l’Occident, ce sont les valeurs occidentales, la culture occidentale, qui sont blessées. Il y avait une illusion qui a eu cours après 1989, c’est l’idée selon laquelle l’économie allait spontanément démocratiser le monde. On voit bien aujourd’hui qu’il n’en est rien. La démocratie recule. Les Russes nous ont dit, Poutine en mai 2008 à Munich, qu’ils ne voulaient pas de nos valeurs, que le système parlementaire ne l’intéressait pas. La Chine, contrairement à ce que nous croyons, restera un régime totalitaire avec une économie capitaliste, après tout les deux sont compatibles. On voit mal comment un certain nombre de pays africains ou du Moyen-Orient pourraient accéder magiquement à la démocratie. Donc, c’est à une véritable révision de nos illusions que nous devons nous atteler aujourd’hui…
Antoine Mercier : Alors, crise morale, est-ce que c’est ça la révision des illusions, la crise morale de l’Occident ou c’est plus ?
Pascal Bruckner : Oui, c’est la crise morale d’un Occident qui parle droits de l’Homme, humanitarisme, respect des autres et qui, en réalité, a rétabli, en tout cas dans sa version nord-américaine, la torture, a lancé des guerres qu’il est en train de perdre. Donc, si vous voulez il y a une double faillite, il y a une faillite pratique : la guerre en Afghanistan est en train d’être perdue, et puis, il y a une faillite morale. Nous avançons parés du masque de la vertu et les autres peuples nous disent : « Oui mais regardez, vous faites exactement comme ces régimes que vous dénoncez, vous pratiquez la brutalité et la torture ».
Antoine Mercier : Pascal Bruckner, là, on voit bien les dégâts que peuvent avoir fait ces dernières années sur les croyances, la position de l’Occident sur ses valeurs, mais franchement est-ce qu’il y a quelque chose qui permettrait de penser qu’on repartirait, en tout cas l’Europe, l’Occident, sur d’autres bases, lesquelles ?
Pascal Bruckner : Il y a une crise, mais il n’y a pas de système de substitution. Si le communisme existait, il pourrait se poser comme candidat à notre succession. Il n’y a plus de Parti communiste, celui qui existe en Chine et à Cuba est en réalité une sorte de parti autoritaire, mais les Chinois ne proposent pas d’instaurer des Soviets dans le monde entier, les partis anticapitalistes en France, n’ont pas non plus d’alternative à proposer à l’économie de marché, donc s’il y a une alternative, elle se situe à l’intérieur même du capitalisme, il faudra en forger un nouveau, alors avec une composante écologique très importante, c’est d’ailleurs ce que fait Obama, si l’on en croit ces nominations ces derniers jours aux États-Unis. Quant à la succession du leadership occidental, là aussi il n’y en a pas. Je vois mal comment la Chine pourrait se présenter comme le nouveau maître du monde alors qu’elle est un régime quand même qui opprime, opprime les Tibétains, musèle la liberté de la presse, qui n’est pas un modèle de démocratie. La Russie reste, là aussi, un gouvernement extrêmement autoritaire, et qui a fait preuve durant la guerre de Tchétchénie d’une certaine barbarie. Donc, je pense que pour l’instant, il y a annulation du leadership, mais sans remplacement visible et je crois que nous avons-là, un rôle à jouer…
Antoine Mercier : Est-ce que ce n’est pas aussi, cette situation que vous décrivez-là, effondrement des ces valeurs, sans véritablement possibilité d’y substituer quelque chose d’autre, le symptôme qu’il peut y avoir une situation très grave qui se mette en œuvre à ce moment-là ?
Pascal Bruckner : Oui, il peut y avoir une situation d’incertitude. Je crois que le plus grave aujourd’hui, c’est que nous ne savons pas du tout où aller. Puis, il y a un autre facteur aggravant de cette crise, c’est la prophétie auto-réalisatrice. C’est-à-dire que si nous sommes tous persuadés que nous vivons une catastrophe, nous allons cesser de consommer, nous allons épargner, nous allons nous calfeutrer chez nous, repli sur la sphère privée, accroissement des solidarités familiales et conjugales, à ce moment-là, véritablement, la catastrophe va arriver. Donc, nous sommes obligés, aujourd’hui, et contrairement à ce qui s’est passé après la chute du mur, de retrouver une certaine confiance, alors même qu’auparavant, nous avons fait preuve d’un optimisme imbécile dans la croyance à la toute puissance de l’économie.
[Suite]
Antoine Mercier : Nous prolongeons notre interview avec Pascal Bruckner sur la crise. On essaye de scruter les différents aspects de la question. On peut peut-être partir d’un point intéressant parce que peut-être central et en même temps très concret, c’est l’acte de consommation. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’il s’est modifié, que globalement la consommation ne représente plus la même chose et que le consommateur redevient peut-être une personne normal et pas seulement un consommateur, ce qui c’est surtout senti sur l’automobile, qui était le symbole précisément de la civilisation dans laquelle on est. Est-ce que là-dessus, vous n’avez pas l’impression que l’on est un peu au cœur des processus, disons, psychologico-immatériels de cette crise ?
Pascal Bruckner : Je crois que le vrai danger dans le système dans lequel nous vivons c’est la désaffection. Et cette désaffection se marque particulièrement pour l’achat de voiture qui a baissé bien avant la crise. Elle a baissé au début de cette année à cause de l’augmentation du prix du pétrole, on voit ces photos extraordinaires à la télévision ou dans la presse d’aéroport ou de hangar remplis de voitures invendues et qui probablement resteront invendables. Alors, est-ce que c’est la fin de la consommation telle que nous l’avons vécue ? Non, je pense que c’est une autre affectation, celle de notre appétit de consommer. D’abord, nous nous rendons compte que la vie ne peut pas se réduire au binôme « travailler-consommer », qu’il y a effectivement autre chose dans l’être humain que cette alternative-là. Puis, la voiture a perdu de son prestige symbolique. Je crois que c’est vraiment cela. À partir du moment où les conducteurs de grosses voitures, notamment les 4X4, ont été désignés comme des pollueurs, comme des responsables de l’aggravation du climat de la planète, eh bien un peu du prestige qui s’attachait à eux est tombé. Alors, il y a des gens qui résistent, les millionnaires continueront à acheter des Porsche, des Jaguar, des voitures à la fois très rapides et très polluantes mais pour la masse des classes moyennes, je crois que cette époque-là est finie. Donc, si c’est pour acheter des voitures qui sont simplement pratiques, autant prendre les transports en commun dans les grandes villes. Il faut remarquer qu’aux États-Unis, on est entrain de rétablir partout des lignes de Tramway, des lignes de bus, de construire des métros alors même qu’on avait annoncé leur disparition il y a quelques années. Donc, véritablement, c’est vrai que l’on bascule dans autre chose. Est-ce que pour autant on entre dans ce que l’on pourrait appeler une nouvelle économie de la frugalité ou de l’épargne ? Je n’en suis pas sûr. Bien sûr, les pauvres sont obligés d’épargner parce que pour eux c’est une question de vie ou de mort, mais est-ce que ce que nous appelons la nouvelle frugalité, ce n’est pas simplement une autre redistribution des richesses. C’est-à-dire considérer que la richesse ne consiste pas simplement dans l’achat d’une belle maison, d’une belle bagnole et de bijoux luxueux mais au contraire une richesse qui s’adresse à des biens immatériels, comme justement la culture, la médiation, le silence, la solitude choisie… et qui là peut-être l’entrée dans une nouvelle ère de la civilisation, que nous avions oubliée au XXe siècle.
Antoine Mercier : Il y a un problème tout de même parce que si tout le système fondé sur la consommation qui fait tout tenir ne serait-ce qu’économiquement, matériellement, venait précisément à caler, à s’effondrer, certes on peut imaginer qu’un autre système puisse exister mais dans l’entre-deux, il y aurait sans doute une période extrêmement difficile parce que ce sont carrément les Twin Towers de l’économie qui s’effondrent. On n’a pas l’impression que l’on pourra faire un passage en douceur, mais peut-être que oui ?
Pascal Bruckner : Là, on est dans l’entre deux. Précisément, nous sommes dans le passage. Notre anxiété actuelle, c’est l’anxiété du passage. Les gens sont moins inquiets de la crise en elle-même que de ne pas savoir comment et quand ils en sortiront. Donc, c’est véritablement l’angoisse de l’incertitude.
Antoine Mercier : Il y a aussi, excusez-moi, au-delà de l’angoisse, malgré tout, un sentiment mitigé, une certaine attente qu’un système – dont on n’était pas satisfait - s’arrête et que peut-être autre chose viendrait. Il y a donc, peut-être de l’espoir au cœur même de cette angoisse.
Pascal Bruckner : C’est une peur, et comme toute peur mêlée de jouissance. Le communisme s’est effondré en 89 et tout d’un coup nous nous apercevons que ce sont les capitalistes eux-mêmes qui ont tués leur trésor, leur bébé, parce que c’est la cupidité des financiers qui a mis à mal tout le système. C’est vrai qu’il y a une sorte de volupté, très paradoxale, à se dire : nous entrons dans un monde nouveau, nous savons ce que nous allons perdre mais nous ne savons pas exactement ce qui va le remplacer. Ce que nous savons pour sûr, c’est que le consumérisme ne s’effondrera pas pour la simple raison qu’il est lié à l’autonomie de l’individu et que nous ne sommes pas prêts de sortir de la société individualiste. Si l’on abandonne la voiture, au profit par exemple des portables et des instruments technologiques qui nous permettent d’avoir un peu plus d’indépendance, c’est que la voiture a cessé, dans les pays développés, de signifier l’autonomie, au contraire. Elle a signifié cela, on le sait depuis longtemps, les écologistes l’avaient dit, Ivan Illich, René Dumont, le disaient : La voiture, c’est plus de pollution, plus de contraintes, plus d’argent gaspillé. En conséquence, elle a fini par signifier exactement l’inverse de ce pourquoi on l’avait construite. Quand mes parents avaient acheté une voiture, pour eux, c’était la liberté, pour nous, c’est la servitude. Par conséquent, il vaut mieux perdre son temps dans un bus ou dans un métro que d’essayer de se garer dans une voiture qui vous amènera toutes sortes de soucis. Et alors je pense que le consumérisme continuera bien sûr mais dans le sens d’accroissement des libertés individuelles, c’est pour cela que tous ces petits instruments merveilleux qui sont à notre disposition aujourd’hui vont continuer à se vendre comme de petits-pains parce qu’ils nous permettent d’accentuer la tendance individualiste de nos sociétés.
Antoine Mercier : Et vous trouvez que c’est bien ?
Pascal Bruckner : Comme toujours, il n’y a pas de phénomènes unilatéraux. Il est très bien que les individus s’affirment en tant que tels et manifestent un souci de soi qui est bénéfique, mais là aussi c’est au détriment d’une vie communautaire. Le problème, c’est que nous voudrions aujourd’hui, ça la maladie des pays occidentaux, tout avoir. Nous voudrions avoir à la fois une relation amoureuse forte et une autonomie absolue, une liberté personnelle couplée avec une chaleur communautaire extrême, et cela n’est pas possible. Par conséquent, nous faisons toujours des compromis. Mais en tout cas, en ce qui concerne, me semble-t-il, l’économie, c’est vrai que l’abandon de la voiture, c’est quand même un événement majeur qui mériterait une réflexion poussée.
Antoine Mercier : C’était le symbole effectivement de toute cette société…
Pascal Bruckner : Symbole de l’après-guerre.
Antoine Mercier : Symbole de l’après-guerre jusqu’à maintenant, malgré tout, puisque cela avait formidablement marché, il faut le dire, il suffit de regarder dans la rue. Pascal Bruckner, est-ce que vous n’avez pas l’impression aussi que devant ce calage de la consommation, en tout cas sur l’automobile prenons le mot de caler, ne correspond pas aussi avec une recherche différente, je dirais, de la relation à autrui, peut-être malgré tout un renouveau de la solidarité ? Est-ce que l’on ne peut pas imaginer qu’au contraire cette crise conduise à retisser un certain nombre de liens, y compris par les nouvelles techniques de communication, on voit bien qu’Internet fonctionne à ce niveau-là très, très fortement ? Est-ce que vous ne sentez pas que cela puisse se mettre en place, l’économie solidaire, tout ce qui est possible de faire dans la relation entre les personnes ?
Pascal Bruckner : La fiction néolibérale supposait un individu soucieux de son bien-être et du bienêtre de ses proches et dont l’immoralité même servait au bien collectif, c’est la vieille thèse d’Adam Smith, c’est qu’au fond nous devons à l’égoïsme des uns et des autres d’être heureux et de pouvoir nous épanouir en société.
Antoine Mercier : La fable des abeilles.
Pascal Bruckner : « La fable des abeilles » de Mandeville. Donc, le vice privé sert à la vertu commune. On s’est aperçu avec le Krach, avec le scandale Madoff et autres que le vice privé ne sert qu’au désastre collectif.
Antoine Mercier : C’est vraiment la fin d’Adam Smith, aujourd’hui, relativement à cela, cette croyance-là, c’est lui qui avait lancé cette croyance.
Pascal Bruckner : Oui en tout cas, c’est la fin de cette croyance érigé en dogme parce que probablement c’est vrai que les égoïsmes privés font parfois du bien-être collectif. Mais il faut, dans une société décente, des règles qui permettent de sauvegarder le bien-être de la collectivité. Nous ne pouvons pas laisser des individus déchaîner leurs appétits sans conséquences graves pour la collectivité. Donc, là, nous étions revenus au XIXe siècle. Alors, ce qui est vrai, c’est qu’une des conséquences du consumérisme consistait à dire qu’il atomisait les personnes et qu’il les enfermait dans une sorte de bulle où ils étaient posés les unes à côté des autres. La nostalgie de la solidarité, la nostalgie de la vie communautaire existe depuis le début du capitalisme, depuis le début des Lumières. Rousseau l’avait lancé et déjà tempêtait contre l’amour propre et la vanité de la vie urbaine. Je ne suis pas sûr que nous reviendrons à la solidarité du village autrefois, qui avait toutes sortes de défauts sur lesquels on n’a pas le temps de s’étendre, notamment l’oppression des individus, je crois que nous tendons à concilier deux choses contradictoires : la première, c’est effectivement le droit de chacun de vivre comme il l’entend, d’écrire son existence à sa guise et aussi la constitution des liens forts qui d’abord permettent de n’abandonner personne et qui permettent aussi de tisser des réseaux amicaux à l’intérieur de la société. Nous oscillons en permanence entre ces deux extrêmes : un souci de soi qui nous pousse à nous enfermer sur nous-mêmes et une sorte de parole sentimentale, prévisible par exemple dans le dernier livre de Sœur Emmanuelle, n’oubliez pas que Sœur Emmanuelle hurlait « Je vous aime » sur chaque plateau de télévision, ce qui avait quand même quelque chose d’un peu gênant, parce que ce n’est pas vrai on n’aime pas des gens que l’on ne connaît pas,…
Antoine Mercier : Formidable, entre guillemets, cette crise, formidable succès d’édition de Sœur Emmanuelle, qui est en tête de toute les ventes. Ça, c’est un signe aussi du moment, j’imagine.
Pascal Bruckner : Mais, nous avons aussi la voix de Sœur Emmanuelle d’outre-tombe puisque vous savez que les éditions Flammarion ont enregistré un message d’elle où elle nous parle du ciel assise auprès de Dieu, où elle nous dit : Voilà, achetez mon livre. Là aussi, autant on a tout à fait raison de dénoncer l’égoïsme et au fond le côté mécanique du consumérisme, c’est vrai qu’il y a quelque chose d’abrutissant, il y a une mélancolie des supermarchés qui est tellement visible en Amérique du Nord, mais ne tombons pas pour autant dans une espèce de sentimentalisme débridé où nous serions de but en blanc les frères les uns des autres. La fraternité ça se construit, la solidarité est un effort et l’amour est un sentiment très ambivalent, par conséquent, ne passons pas de Carrefour ou de Leclerc à Sœur Emmanuelle, il faut trouver un bon équilibre entre les deux.
Antoine Mercier : Entre Carrefour ou et Sœur Emmanuelle, c’est la porte ouverte sur l’avenir ? Encore un mot, pour dire si c’est possible cette conciliation ?
Pascal Bruckner : La porte ouverte sur l’avenir, on dit souvent que l’on est à la recherche d’une spiritualité en Occident alors même qu’on voit très bien qu’un pays comme la Chine n’a pas une spiritualité très développée et que les Chinois se jettent, parce qu’ils ont connu la misère et la faim…
Antoine Mercier : Ils ne l’ont jamais eu, au sens où on l’entend nous.
Pascal Bruckner : Ils se jettent sur les objets, ils ont eu envie de sortir de la misère, comme les Indiens d’ailleurs. La spiritualité de nos démocraties existe. Ce sont nos Lumières. Ce sont elles qui ont posé les grandes valeurs sur lesquelles nous vivons aujourd’hui : la liberté, la solidarité, l’éducation, le combat contre la superstition et l’ignorance. Et nous avons eu tendance, justement dans cette croyance à l’économie, à oublier que ces valeurs existent pleinement et que ne nous pourrons pas simplement les promouvoir par la production, par la consommation. Je pense qu’il faut que les grandes démocraties reviennent à leur fondamentaux. Il y a une idée, d’un homme qui n’est pas du tout de mon camp politique mais qui est un homme avisé, c’est Édouard Balladur qui avait proposé il y a quelques années l’alliance des démocraties, c’est-à-dire l’alliance de l’Europe avec l’Inde, le Japon, l’Afrique du Sud, le Ghana, une grande partie de l’Amérique latine et l’Amérique du Nord qui ont, en dépit de leur diversité, des valeurs communes et qui ont un ennemi commun, l’autocratie, la dictature, le despotisme. Je crois que c’est une idée assez riche parce qu’elle transcende justement ce que l’on a appelé le choc des civilisations.
Antoine Mercier : Mais est-ce ce n’est pas peut-être au contraire reconstituer un ennemi qui permettrait de retrouver une raison de continuer sur son propre chemin ? L’ennemi en l’occurrence, l’Islam, pour parler rapidement.
Pascal Bruckner : Non, parce que l’islamisme, le fondamentalisme islamique ne sera jamais l’équivalent du communisme parce que ce n’est pas un système qui a la prétention de remplacer le nôtre. Non, je crois que c’est une certaine manière, peut-être, d’établir sur le plan global une alliance entre nations qui ont des valeurs communes et qui ont à combattre des ennemis très divers à commencer d’ailleurs par leur propre despotisme ou par leurs propres inégalités. Donc, justement, je pense que nous ne rétablirons pas un ennemi unique. Le grand récit antifasciste ou anticommuniste est mort, d’ailleurs même avec l’islamisme cela ne marche pas, l’islamo-fascisme me paraît un concept faible, car nous ne pouvons pas faire des extrémistes du Coran l’équivalent de ce qu’étaient le nazis ou les mussoliniens, je crois que cela ne fonctionne pas, mais ça permettrait peut-être de faire repartir la planète sur des bases plus saines en rétablissant partout l’esprit critique et le doute sur soi qui sont la caractéristique même des démocraties.
Antoine Mercier : Voilà donc, pour un début de programme. Merci Beaucoup Pascal Bruckner.
Pascal Bruckner : Merci beaucoup.