Antoine Mercier : C’est l’heure de notre quatrième moment de notre série, « D’autres regards sur la crise », on est en ligne avec Jean-Claude Guillebaud, bonjour.
Jean-Claude Guillebaud : Bonjour.
Antoine Mercier : Vous venez de publier un livre, au Seuil, qui s’intitule « Le commencement d’un monde ». L’idée de départ de cette série d’interviews, vous le savez, c’est que la crise financière et économique touche d’autres dimensions de la société et de l’humain, dimensions qu’il faut donc explorer indépendamment des expertises des économistes, pratiquement les seuls à s’exprimer jusqu’à présent. Jean-Claude Guillebaud, en tant que spécialiste du mouvement des idées, qu’est-ce que vous voyez, vous, sur votre tableau de bord ?
Jean-Claude Guillebaud : J’ai l’impression qu’on est en train de s’apercevoir que la crise, c’est un petit peu comme les poupées russes, les matriochka, où à l’intérieur d’une poupée, il y a une autre poupée, etc. On a examiné la crise financière qui a été en effet radicale et profonde, et qui n’est pas finie. Derrière la crise financière, il y a la crise économique, que craint tout le monde, nous allons probablement avoir une année 2009, évidemment assez dramatique sur le plan du chômage qui va augmenter, de la précarité nouvelle, etc. Et puis, je pense qu’on aperçoit déjà la troisième étape de la crise, c’est la crise des idées elles-mêmes. Et, de ce point de vue-là, je pense que les choses sont assez claires. On est en train de vivre, d’une certaine façon, un deuxième 30 novembre 1989. C’est-à-dire qu’après l’effondrement du communisme, dans sa version la plus sclérosée, on assiste aujourd’hui à l’effondrement, non pas de l’économie de marché, ce serait absurde de le penser, mais l’effondrement du néolibéralisme, c’est-à-dire de la version dogmatisée du libéralisme, qui était caractérisé par une foi un peu dévote, un peu naïve dans les mécanismes du marché, et puis dans la financiarisation de l’économie. Autrement dit, on assiste cette fois, véritablement, à la fin du vieux monde.
Antoine Mercier : Alors, il n’y a plus de déterminisme historique, plus non plus de perspective de la main invisible providentielle, vous parliez de « nettoiement du ciel des idées » aujourd’hui, est-ce qu’on peut dire que le ciel est dégagé ?
Jean-Claude Guillebaud : Oui, le fait qu’on est en train de prendre conscience, petit à petit, que nous vivons non pas une crise, le mot « crise » est un peu trompeur parce qu’on a l’impression qu’une fois la crise finie, on revient à l’état d’avant, on ne vit pas une crise, on vit un grand basculement, anthropologique, historique, dans l’histoire des hommes, ce que le philosophe allemand Karl Jaspers appelait un « moment axial ». C’est-à-dire que nous vivons à la fois une révolution économique, une révolution technologique, une révolution géostratégique, une révolution génétique, véritablement nous entrons progressivement dans un monde entièrement nouveau, qui n’a pas encore été pensé, parce qu’il y a ce paradoxe étrange, qui est d’ailleurs source d’angoisse pour beaucoup de mes contemporains, et je le comprends très bien, c’est que cette fois les changements sont allés plus vite que les idées. Nous sommes, d’une certaine façon, dans un monde impensé, qui n’a pas encore été véritablement pensé, ça ne veut pas dire qu’il est impensable, mais il n’a pas encore été pensé. Et nous sommes, de façon assez logique, habité comme d’une grande inquiétude, comme l’étaient les contemporains de Saint-Augustin au moment de la fin de l’Empire romain, la fin d’un monde qui avait duré mille ans, ou comme l’étaient les gens à la Renaissance, vous savez la Renaissance, ça a été aussi la fin d’un monde, la chrétienté médiévale qui avait duré mille ans. Autrement dit, nous sommes hantés par l’effondrement et il faut faire un effort pour accorder notre attention au surgissement, les deux vont ensemble. Aujourd’hui, il y a un monde entièrement neuf qui surgit sous nos yeux et qu’il va falloir apprendre à penser, à décrire et à habiter.
Antoine Mercier : Vous comparez ces moments axiaux dans l’histoire, fin de l’Empire romain, la Renaissance, et si je vous comprends bien, dans ces moments précédents, historiques, il y a toujours eu un mouvement des idées qui avait anticipé ou précédé la réalité concrète de ces crises ou de ses mutations, là, ça semble être, au contraire, il ne paraît pas y avoir d’idée qui permettrait éventuellement d’envisager la suite.
Jean-Claude Guillebaud : Je crois que c’est un peu une erreur de penser cela, parce que contrairement à ce qu’on croit parfois, la réflexion et le mouvement des idées est très riche en ce moment, il est très fécond, il est très inventif, sauf qu’il souffre d’un handicap qu’Edgard Morin, qui est mon ami, décrit souvent : c’est la parcellisation du savoir. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, pour penser le nouveau monde, chacun à tendance à penser dans sa discipline. Les juristes réfléchissent à l’avenir du droit, notamment du droit pénal, les anthropologues réfléchissent à l’anthropologie, les sociologues à la sociologie, les économistes, les généticiens, et nous avons du mal à avoir une vision globale. Mais si l’on prend, une à une, toutes ces pistes, il y a beaucoup de gens qui ne sont pas si en retard que cela pour penser le nouveau monde.
Antoine Mercier : Un petit mot pour conclure là-dessus, sur ces nouvelles pistes, qu’est-ce qu’elles pourraient être ?
Jean-Claude Guillebaud : Eh bien par exemple, regardez les gens qui réfléchissent en profondeur à la révolution numérique, c’est-à-dire à l’apparition d’un nouveau continent, le sixième continent, qui est le cyberespace, qui est en fait un continent entier, nouveau, virtuel, vers lequel se déplacent et s’installent toutes les activités humaines. En s’installant, en émigrant vers le continent virtuel, elles se transforment. Je prends un exemple, les concepts de temps et d’espace n’ont plus la même signification qu’auparavant. Quand vous êtes sur Internet, vous êtes incapable de dire où vous êtes. Autrement dit, le concept de temps et d’espace n’est plus tout à fait pertinent.
Antoine Mercier : Mais est-ce que ce n’est pas cela qui provoque la crise précisément ?
Jean-Claude Guillebaud : Ça provoque des inquiétudes, mais ça nous oblige à repenser, à refonder certains concepts fondamentaux. Par exemple, puisque vous parler de la crise économique, le concept d’échange. L’échange jusqu’à présent, c’était « je donne contre une rétribution ou je donne ou j’échange contre un autre bien ». Avec le numérique, vous pouvez donner quelque chose sans le perdre, je peux vous envoyer le téléchargement d’un film ou d’une musique, et je le garde pour moi. Autrement dit, il faut bien comprendre qu’à long terme, c’est le concept d’échange lui-même qui fait naufrage, et c’est le retour d’une certaine façon, à une certaine forme de gratuité. Regardez les difficultés que provoque le numérique en matière de presse, en matière de cinéma, en matière de musique, nous sommes obligés de refonder une économie de la musique, une économie du cinéma, etc. Et dans tous les domaines, c’est la même chose. Nous entrons avec un peu d’éblouissement et de crainte dans un monde entièrement neuf. C’est pour cela que j’ai appelé mon livre « Le commencement d’un monde », parce que je crois qu’il est plus intéressant de prêter attention à ce qui naît qu’à ce qui meurt.
[Suite]
Antoine Mercier : On va reprendre, pendant cette vingtaine de minutes, sur notre site Internet, les principales questions, en essayant de décortiquer de manière plus, j’allais dire posée, l’ensemble des éléments que l’on peut rassembler. On a bien sûr la crise financière puis la crise économique et quelque chose qui résonne ailleurs aussi, et vous avez aussi repéré des signaux qui permettraient de porter un diagnostic plus précis, plus global.
Jean-Claude Guillebaud : Oui, je crois d’ailleurs que les signaux sont visibles depuis plusieurs années. Nous sommes en face de deux choses : une crise en effet, un accident financier du système capitaliste, dont on peut penser qu’elle sera résorbée, justifiera de nouvelles régulations, d’une nouvelle refondation etc. Puis, on a une autre chose, qui ne correspond pas au mot crise, en ce sens que le mot crise indique un accident après lequel on est sensé revenir à l’état antérieur. Or, je pense que tout le monde a plus ou moins l’intuition du fait que nous vivons depuis une vingtaine d’années quelque chose qui n’est pas une crise mais qui est une mutation, littéralement, nous passons d’un monde à un autre. Nous sommes dans une grande période de basculement. Il y en a eu dans notre histoire, pas tant que ça. Il y a eu de grands exemples : la fin de l’Empire romain, au Ve siècle de notre ère, la Renaissance, le siècle des Lumières, qui a débouché ensuite sur l’époque moderne, sur la révolution industrielle. Je pense que nous vivons une mutation de cette importance. Cette grande mutation, que tout le monde essaye d’analyser, d’élucider, de déchiffrer, ce qui n’est pas facile parce qu’il y a une grande part d’imprévisibilité,. On voit bien que le vieux monde s’effondre, disparaît, celui dans lequel nous avons été élevé, où nous avons appris à avoir un certain rapport avec la généalogie, la procréation, la société, la démocratie, la citoyenneté, la culture, la lecture. Ce vieux monde est entrain de disparaître et nous avons du mal à comprendre le monde nouveau qui surgit. Alors, on en est, pour le moment, à faire des hypothèses, à échafauder des grilles d’analyses qui nous aident à y voir un peu plus clair. Parmi ces grilles d’analyse, moi, cela fait des années que j’en propose une, que je trouve évidemment insuffisante mais quand même assez féconde, qui consiste à dire : depuis trente ans, depuis le début des années 80, nous vivons trois révolutions en même temps et chacune de ces révolutions est plus ample, plus radicale que nous le pensons. Il y a la révolution économique, c’est-à-dire la mondialisation, c’est-à-dire, en dernière analyse, le décrochage entre le marché, l’économe, ce moteur, ce cheval fou qu’on avait réussi à domestiquer à l’intérieur des frontières d’un État-nation, le décrochage entre l’économique et le politique, c’est-à-dire la démocratie, la capacité de réguler de construire le code du travail, d’imposer des règles, des limitations à cet incroyable instrument de fabrication de richesse mais aussi de violence, d’inégalité, d’injustice. Donc, la mondialisation c’est le décrochage des deux. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre on réapprenne à assujettir à nouveau le marché aux règles de la démocratie, pour faire court. Ils obéissent à des logiques différentes et nous en sommes là. Nous en sommes à courir derrière une réinvention planétaire, mondiale, continentale de la démocratie. Le projet européen s’inscrit dans cette logique-là, tous les projets de régulation internationale de type Tribunal pénal international, mondialisation des Droits de l’homme etc., s’inscrivent dans cette perspective. Mais, c’est une crise définitive, on ne reviendra pas en arrière, et de très longue durée. C’est la première.
La deuxième crise se passe en même temps, est d’ailleurs liée à la première, et on a du mal encore aujourd’hui à mesurer l’ampleur, encore que ça commence un petit peu, c’est la révolution numérique. C’est-à-dire l’informatisation du monde. Nous avons tendance à minimiser cette révolution. Nous avions jusqu’à présent tendance à la limiter à l’anecdote, à la vie quotidienne, au fait que nos sociétés se sont informatisées, nous avons des téléphones portables, des cartes de crédits, nous prenons nos billets de train avec Internet etc., mais nous aurions tort de nous en tenir à cela. En fait, la révolution numérique, c’est bien plus extraordinaire que cela. C’est l’apparition d’un sixième continent. Nous pensions qu’il y avait cinq continents, on a appris cela dans le vieux monde, non il y en a six. Le sixième continent, c’est le cybermonde, le cyberespace, le Net, la toile, employez l’expression que vous voulez, et ce continent est un continent en tout point extraordinaire. Quand on y réfléchit deux minutes, on s’aperçoit que c’est un continent qui a trois caractéristiques : d’abord, on ne sait pas le définir. Pour dire la vérité, la pensée philosophique, la réflexion, bute encore sur l’incapacité que nous avons à fournir des concepts pour penser, si j’ose dire, des réalités aussi étranges que le virtuel et le fait que dans le cyberespace des concepts aussi fondamentaux que le temps et l’espace deviennent friables. Quand vous êtes sur Internet, vous êtes où ? Vous êtes dans un lieu virtuel, mais notre pensée traditionnelle ne sait pas encore définir ce que c’est le virtuel. De même, quel est le temps sur Internet ? Quelle est la temporalité sur Internet ? Il n’y en a pas puisqu’elle varie selon les personnes avec qui vous dialoguez. Donc, première caractéristique, nous ne savons pas encore définir, nous n’avons pas les concepts pour penser ce nouveau monde. C’est quand même extraordinaire. Le changement, cette fois, est allé plus vite que la pensée. La pensée humaine de toutes les disciplines courent derrière le changement. Deuxième caractéristique de ce sixième continent, c’est que le droit ne s’y est pas encore installé. C’est un État de non-droit, c’est une jungle. Nous ne pouvons pas appliquer l’État de droit dans un continent qui est partout et nulle part. Autrement dit, à cause de cela, cette jungle qu’est l’Internet est une jungle pour le meilleur et pour le pire. C’est une formidable diffusion de la culture à la surface de la terre, c’est la mise à disposition de tous les hommes de la totalité du savoir humain, ce qui sera bientôt le cas, mais c’est en même temps l’impossibilité d’installer la règle. Allez donc empêcher que sur Internet on diffuse des abjections, comme des images montrant des décapitations d’otages. Nous ne pouvons pas, le droit ne sait pas encore faire cela. Nous sommes encore dans un État de non-droit. C’est une deuxième caractéristique extraordinaire. Il y a beaucoup de gens qui réfléchissent à comment le réguler mais c’est très difficile. Songez à ces interminables débats qu’il a fallu chez nous, au Parlement, pour régler un tout petit aspect de la question, comment faire payer les téléchargements de musique sur Internet. Il a fallu des semaines de discussion, mais c’est un détail, c’est epsilon par rapport au droit qu’il va falloir inventer. Il y a quelques juristes de haut vol notamment une dame qui est conseillère d’État, qui commence à réfléchir sur l’application du droit à Internet. Nous en avons pour trente ans à élaborer cela. Puis, la troisième caractéristique qui dément les deux première mais à bien réfléchir elle est encore plus incroyable que tout ce que l’on peut imaginer, c’est que malgré cela, toutes les activités humaines, semaine après semaine, mois après mois, quittent le sol ferme pour aller s’installer sur ce sixième continent. Chaque jour le mouvement s’accélère. Cette grande migration, ce n’est pas des chariots bâchés, des activités humaines vers ce continent virtuel…
Antoine Mercier : Où en est la preuve aujourd’hui puisque nous travaillons pour France Culture sur Internet.
Jean-Claude Guillebaud : L’information est déjà largement installée sur le continent virtuel. C’est bien pour ça que la presse papier est entrain de mourir. La finance, depuis longtemps, est sur Internet. La crise financière ne s’expliquerait pas si les grands mouvements de capitaux, à travers le monde, ne se passaient pas sur ce continent virtuel. Ce ne sont pas des capitaux qui circulent, ce sont des impulsions électroniques qui circulent à la vitesse de la lumière d’un bout à l’autre de la planète, sans capacité pour nous de les réguler. Vous voyez très bien que la musique s’installe sur Internet, le cinéma, les images, la photographie, les musées, le commerce, la médecine, l’éducation s’installent sur Internet. Toutes les activités humaines se transposent insensiblement sur ce cyber-espace et en immigrant, si j’ose dire, elles changent de nature, changent de morphologie, et nous n’avons pas encore les outils pour penser cela. Je vous prends un seul exemple. Nous sommes dans un système libéral, qui repose sur le concept d’échange marchand ou d’échange gratuit. L’échange, c’est quand je vous donne quelque chose et qu’en retour vous me donnez quelque chose. Quand je vous donne quelque chose, c’est quelque chose qui était ma propriété que je vous cède. Donc, c’est quelque chose que j’avais et que je perds. Sur Internet, ce n’est pas du tout cela. Si je vous envois une musique que j’ai beaucoup aimée et que j’ai numérisée, je vous la donne sans la perdre. Je prends cet exemple qui est le plus simple, simpliste même, cela veut dire que le concept d’échange lui-même doit être révisé de fond en comble.
Alors, cette deuxième révolution, si l’on ajoute à cela, à ces considérations basiques, le fait que nous en sommes qu’au début, aux balbutiements, puisque si j’en crois les spécialistes de l’informatique et des nanotechnologies la capacité des microprocesseurs des ordinateurs est encore balbutiante. Elle a beaucoup augmenté au cours des trente dernières années, mais si j’en crois certains, il se pourrait que dans les cinq ou six ans qui viennent, par le truchement des nanotechnologies, la puissance des ordinateurs soient multipliée par cinq-cent-mille fois ou un million de fois. Nous allons entrer à ce moment là dans un univers que personne ne peut même imaginer. Ça, c’est la deuxième révolution.
A ces deux révolutions s’en ajoute une troisième, on n’a pas le temps d’en parler, mais c’est facile de comprendre qu’elle est encore plus vertigineuse que les deux précédentes, c’est la révolution génétique, la capacité que ce sont donnée les hommes d’agir sur la procréation, sur la définition des espèces, sur la généalogie, sur les gènes. Là, tout d’un coup, c’est comme si l’on avait la main sur l’arbre de la connaissance ou sur la boîte noire, si vous voulez, ce qui veut dire, sans aller chercher des exemples terrifiants, comme le clonage etc., on le comprend très bien maintenant, que des choses aussi élémentaires, par exemple les structures de la parenté doivent être révisée, revue. Un enfant peut maintenant avoir non pas deux parents mais cinq : un père donneur de sperme anonyme, une mère donneuse d’ovocytes anonymes, une mère porteuse, une mère légale et un père légal. Comment construire un sujet humain, reconstruire une structure de la parenté dans ce système-là ? Si vous additionnez ces trois révolutions, vous voyez bien que cette crise financière est peu de chose au regard de cet incroyable basculement, j’ai parfois envie d’employer une expression qu’utilisait le philosophe allemand Karl Jaspers, il parlait de moment axial, le moment où l’histoire humaine bascule sur son axe, on passe d’une grande séquence à une autre. Nous sommes dans ce moment axial.
Antoine Mercier : Ces trois moments, dont vous parlez, ces trois révolutions, ce qui les caractérise, en vous entendant, c’est qu’elles nous dépassent, quelque chose à la suite desquelles on essaye de mettre en place un nouveau mot, de nouvelles structures, ce qui peut-être les rend différentes des précédentes où la pensée avait peut-être précédé la révolution. On n’a pas le temps de rentrer dans le détail de cela. Mais à partir de ce moment-là, la question se pose quand même de savoir si ce dépassement même n’est pas le problème. Est-ce qu’il ne faut pas remettre des limites à ce dépassement plutôt que d’essayer de l’organiser ? Est-ce que l’alternative, déjà au départ, n’est pas là ?
Jean-Claude Guillebaud : J’ajouterais une deuxième caractéristique. Ces trois révolutions ont deux caractéristiques en commun. Le fait qu’elles nous échappent assez largement, le fait qu’elles sont devenues, j’emploie une expression d’Heidegger, pardonnez-moi, des processus sans sujet, elles se développent toutes seules selon leur propre logique et quand vous lisez par exemple les généticiens, même les plus sérieux, les plus pondérés, il ya une expression qui revient souvent sous leur plume, c’est : « Une course folle ». C’est-à-dire une course derrière laquelle tout le monde est emportée dans un processus que personne ne maîtrise. Puis, la deuxième caractéristique, c’est qu’elles sont toutes les trois porteuses du meilleur et du pire, étroitement mêlée. Elles ouvrent toutes les trois des perspectives positives d’un côté et terrifiantes de l’autre. On pourrait prendre des exemples. C’est une évidence que la révolution économique, la mondialisation a détruit des sociétés mais a permit à d’autres de décoller, de grand pays comme l’Inde, la Chine, des anciens pays du Tiers-monde qui ont accédé au décollage économique en grande partie grâce à la mondialisation. L’informatique, c’est la possibilité pour un étudiant Sénégalais de visiter le musée du Louvre en entrant dans un cybercafé, mais c’est aussi la pédophilie, le trafic d’organes, le terrorisme, c’est tout ce que l’on veut. Donc, ces trois révolutions nous échappent et sont porteuses du meilleur et du pire. Elles nous lancent un défi : premièrement les penser, deuxièmement les contrôler.
Antoine Mercier : Pour les contrôler, c’est une question de loi, comme vous l’avez dit à chaque fois. Finalement se repose cette question de la réglementation qui doit s’imposer. Est-ce que l’on peut, à partir du moment où l’on est dépassé par un système, disons qui a une forme d’immanence, retrouver quelque chose de l’ordre de la loi dans un monde où la transcendance finalement a disparu ? Est-ce que tout est possible ?
Jean-Claude Guillebaud : Je crois que oui. Vous avez certains intellectuels, je pense à Gilbert Hottois, par exemple, dont j’avais contesté les analyses dans un livre précédent, qui dit carrément, qui l’écrit même de manière presque aussi brutal que je vais le dire : « face à cela, la pensée doit renoncer, qu’il faut que la pensée s’abandonne à la logique de la RDTS, recherche, développement technique et scientifique, que la pensée doit capituler pour le moment, provisoirement elle doit renoncer à la maîtrise de ces choses. » Moi, je ne suis pas d’accord avec cela. Je pense que nous avons un sentiment de vertige parce que, comme je le disais tout à l’heure, les changements sont allés plus vite que la pensée, mais je suis convaincu, d’ailleurs je le vois quand on s’intéresse aux choses dans le détail, discipline par discipline, il y a une pensée qui s’élabore, il y a des concepts que nous sommes entrain de forger. Nous avons ce sentiment vertigineux parce que nous sommes dans ce décalage, le changement a été trop vite et nous sommes dans cet entre-deux, comme les gens dans les dessins animés qui continuent à courir au-dessus du vide. Quand on regarde sur le terrain juridique, sur le terrain philosophique, vous avez des gens qui commencent à réfléchir en profondeur sur Internet par exemple. Pierre Levy, qui est un philosophe qui enseigne maintenant au Canada, mais qui était autrefois en France, qui a fait le premier rapport pour le Conseil de l’Europe sur la cyberculture, voilà un exemple d’un intellectuel que je trouve un peu trop optimiste, une peu trop comme ça prophétique mais qui essaye de penser, de forger des concepts notamment celui d’intelligence collective etc., en tout cas qui nous permettent d’appréhender et de mieux comprendre les choses. Donc, je pense que nos aurons un trou de quelque décennies, qui va être vertigineux mais je ne crois pas que l’on puisse désespérer de la pensée humaine.
Antoine Mercier : Mais est-ce que cela ne veut pas quand même dire une mutation anthropologique, ce que vous êtes entrain de dire ?
Jean-Claude Guillebaud : Oui. Nous avons des défis anthropologiques qui nous renvoient à nos convictions. Je vous prends un exemple simple, on n’en parle pas assez mais le rêve, grâce à la révolution génétique, grâce à l’appareillage technoscientifiques du corps humain, du cyborg, qui a été mis en avant depuis bien longtemps par les auteurs de science-fiction, qu’est-ce que c’est que le cyborg ? C’est un être humain dont on augmente les capacités musculaires ou cérébrales par des ajouts technologiques. On sait faire cela. On sait faire des choses incroyables. Aux États-Unis, on a réussi à greffer un microprocesseur dans la cervelle d’un tétraplégique et il peut commander par la pensée un ordinateur. Sur le plan musculaire on est capable de faire des choses extraordinaires. Mais est-ce que ce mythe du cybor, qui fait rêver les adolescents, les lecteurs de science-fiction, ce n’est pas d’une certaine façon le retour du mythe hitlérien du surhomme ? Est-ce que ce n’est pas tout d’un coup la possibilité d’imaginer une fracture dans l’humanité entre les sous-hommes et les surhommes ? Tout d’un coup, on bute sur une question éthique, morale. Est-ce que nous allons accepter, demain, qu’il y ait des êtres humains sur-dotés, si j’ose dire, génétiquement et musculairement au oint qu’ils se détacheront du reste de l’humanité ? Nous avons, techniquement, pratiquement les moyens de le faire mais c’est une immense question. Voilà le type de questions auxquelles nous seront confrontés de plus en plus.
Antoine Mercier : Vous avez dit, éthique, morale, - je rappelle que vous avez écrit un livre récemment sur la manière dont vous êtes redevenu chrétien, selon votre expression, est-ce que l’éthique n’est pas donnée a priori et que le monde qui va précisément est sensé entrer dans ce cadre-là, répondre cette éthique plutôt que de dire retrouvons une nouvelle éthique dans ce monde-là ? Est-ce que l’éthique peut évoluer ?
Jean-Claude Guillebaud : Je pense que l’éthique est donnée mais qu’elle ne peut pas être fermée. Autrement dit, face à ce tourbillon incroyable que nous avons devant nous, il me semble qu’il y a deux attitudes qui seraient également fausses et irrecevables : tout refuser ou tout accepter. Tout refuser, ce n’est pas possible. Il y a des cas où il faut, y compris les cathos qui sont souvent hostiles, il faut qu’ils s’ouvrent aux nouveaux, je prends, par exemple, la question de la procréation médicalement assistée, le fait que l’on puisse maintenant avec le diagnostic préimplantatoire demander aux femmes le fœtus que l’on va réimplanter dans leur utérus, donc de choisir l’enfant qu’elles mettront au monde, parce qu’on peut déceler chez le fœtus, grâce au diagnostic préimplantatoire, des risques de maladies génétiques, de malformations, etc., on ne peut pas dire non à cela, on ne peut pas contraindre une femme à porter dans son ventre et à faire naître un enfant sans cerveau, atteint d’un acéphalie, vous voyez ce que je veux dire, donc, il faut bien entrouvrir une porte,. Pour autant est-ce que l’on va autoriser une femme à avoir un enfant grand, blond, aux yeux bleus plutôt que petit, brun, aux yeux noirs ? Est-ce que l’on va accepter qu’une femme puisse choisir le sexe de son enfant ? Ce qu’on fait certains États en Inde. Ce qui a déjà provoqué des déséquilibres démographiques explosifs ? Autrement dit, on est et on sera forcément entre le tout et le rien. Entre le refus et l’acceptation.
Antoine Mercier : Et l’éthique la dedans ?
Jean-Claude Guillebaud : L’éthique sera inlassablement de chercher un discernement au cas par cas.
Antoine Mercier : Il y a suffisamment, selon vous, pour terminer, de sagesse pour faire cette recherche-là ? Est-ce que tout le monde n’est pas débordé aussi finalement ?
Jean-Claude Guillebaud : Ça nous revoit à la question économique. Parce qu’il y aura assez de sagesse, tous les pays modernes se sont dotés de comités d’éthiques qui font un boulot formidable, mais il y aura assez de sagesse si ce sont les sages qui décident, mais malheureusement de plus en plus ce ne sont pas les sages qui décident mais le marché. S’il y a un marché pour une innovation, on la fait. Autrement dit, s’il y a un acheteur, on fabrique. Et si c’est la logique marchande qui s’impose, notamment en matière bioéthique, cela sera la barbarie à coup sûr.
Antoine Mercier : C’es pour cela que la crise du marché n’est pas forcément une mauvaise nouvelle ?
Jean-Claude Guillebaud : Bien sûr que non. L’idée que le marché ne peut pas tout réguler au moins, c’est ce que nous avons appris, il faut nous en tenir là parce qu’on était en train d’oublier que le marché ne peut pas tout réguler et tout décider.