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D’autres regards sur la crise, avec Rémi Brague

Entretien d’Antoine Mercier avec Rémi Brague, vendredi 26 décembre 2008, intégralement transcrit par Taos Aït Si Slimane.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : Nous allons passer à notre dernier invité, cette semaine, de notre série, « D’autres regards sur la crise ». Nous sommes en compagnie de l’historien Rémi Brague, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne et aussi à l’université de Munich. Bonjour, Rémi Brague.

Rémi Brague : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous avez publié, il y a presque dix ans maintenant, en 1999, un livre qui s’intitulait « La sagesse du monde », sous-titré « L’histoire de l’expérience humaine de l’univers ». Dans cette série où l’on cherche, vous le savez maintenant, les gens qui nous écoutent tous les jours, à mettre en lumière les autres dimensions de cette crise en cours, au-delà des interprétations et des répercutions économiques. La crise n’a pas seulement des conséquences concrètes. On l’a déjà vu, on va peut-être le voir encore davantage, elle pourrait avoir des conséquences sur cette dimension qui touche à ce que vous appelez « l’expérience humaine de l’univers ».

Rémi Brague : Tout à fait, sauf qu’il faut placer le concret là où il est et ne pas le mettre ailleurs. Lorsque l’on parle de réalités économiques, dont je n’entends rien d’ailleurs, ce pourquoi je n’en dirais rien non plus…

Antoine Mercier : C’est pour ça qu’on vous a invité…

Rémi Brague : Mais bien sûr, heureusement, ça change un petit peu, les économistes s’étant tous plus ou moins couverts de caca à ce sujet, qu’est-ce qu’un pauvre professeur de philosophie pourrait dire de plus ?

Antoine Mercier : On va le savoir…

Rémi Brague : Justement, ne nous trompons pas de concret, l’économique c’est du concret, paraît-il, mais le plus amusant, c’est que cette crise semble bien être due, c’est ce que disent les gens compétents, au fait que l’on a vendu des choses qui n’existaient pas, donc, on a fait commerce de l’abstrait, c’est pourquoi un philosophe est tout à fait à l’aise dans ce genre de problème, où il est question de réalité nuageuse, tout à fait vaporeuse, et je voudrais simplement rappeler que la crise telle que nous la vivons en ce moment, la crise qui me fait piquer ma propre crise, si je puis dire, a peut-être des raisons beaucoup plus anciennes et qui sont, vous excuserez le gros mot, de nature métaphysique. Je veux dire qu’il s’agit de l’être et du néant. Alors, est-ce qu’on peut continuer à vendre du néant ? On s’aperçoit que lorsqu’on en vend suffisamment, on ne produit peut-être pas suffisamment d’être, pas suffisamment de choses réelles. Alors, je crois qu’il faut se poser le problème à ce niveau, et comme nous avons la prétention d’être des hommes libres, adultes, responsables, éclairés, eh bien, il faut se demander quelle est notre volonté libre, profonde, concernant l’être et le néant. En clair, est-ce que nous voulons continuer à exister ou non ? Or, ce qui moi, comme philosophe, m’intéresse passionnément, c’est que nous assistons depuis quelques dizaines d’années, à la mise en place d’une situation dans laquelle l’existence même de l’humanité dépend de plus en plus de sa volonté. Nous ne confions plus la poursuite de l’expérience humaine, disons à l’instinct, pour baptiser un peu la difficulté. On ne sait pas trop ce que c’est que l’instinct, c’est la manière, en tout cas, dont la nature ou quelque chose qui dépasse la volonté de l’homme, contrôle celui-ci, or, de plus en plus, l’homme, et c’est un bien, revendique pour la décision de sa liberté, la question de savoir s’il va continuer à être ou plutôt disparaître.

Antoine Mercier : Vous dites que tout dépend maintenant de la volonté de l’homme ou en tout cas. L’homme se rend compte que tout dépend de sa volonté. La crise, c’est peut-être justement ce passage entre un moment où, disons l’économie avait été comme naturalisée, le libéralisme etc., ou finalement, la prise sur le monde avait beaucoup perdu de sa réalité, il y avait une impuissance. Marie-José Mondzain parlait, lundi, de cette impuissance qu’on pouvait ressentir par rapport au monde, et là, tout d’un coup, découvre que non, il n’y a pas à s’adapter aux réalités du monde, il y a à construire le monde et qu’on a une responsabilité et une prise sur ce monde. C’est ça qui est en train de basculer en ce moment.

Rémi Brague : Je vais commencer par une banalité. Tous les gens qui parlent de la crise et qui ont fait un petit peu de grec quand ils étaient gosses, vous ressortent que « crise », cela veut dire « jugement ». Ils vous ressortent aussi, s’ils ont lu un petit peu d’Hippocrate, que ça s’appelle comme cela dans le langage médical, parce que c’est le moment où va se décider, où va se juger où l’on va passer « jugement sur » le malheureux malade, est-ce qu’il va survivre ou pas ? Et ce que je dis, c’est que ce que nous appelons « crise », ce sont les manifestations du fait que ce jugement nous est de plus en plus confié, nous sommes de plus en plus libres de savoir si l’humanité va avoir un avenir ou non, et ce qui est extrêmement intéressant pour moi, je le redis, c’est presque de la déformation professionnelle, c’est que la question qui se pose est de savoir si, en terme simple et peut-être un petit peu prétentieux, si l’être vaut mieux que le néant, si la poursuite de l’aventure humaine vaut mieux que son arrêt. Il y a un collègue philosophe, que je ne connais pas du tout d’ailleurs, qui s’appelle Christian Godin, qui a écrit il y a trois-quatre ans je dirais, environ, un livre qui s’appelle tout simplement « La fin de l’humanité », et qui prend acte du fait que l’humanité va très probablement finir sa course après une sorte d’explosion qui la rend semblable à une de ces étoiles, les novae qui, paf ! éclatent et puis ensuite disparaissent tout simplement. L’humanité va certainement, enfin très probablement, en tout cas, c’est son opinion, terminer sa course dans quatre ou cinq siècles. Je trouve ça extrêmement intéressant, enfin pour un philosophe, c’est quand même un fait assez majeur sur lequel on ne réfléchit peut-être pas suffisamment.

Antoine Mercier : Alors ce choix entre « être » et « néant », il nous reste une minute trente pour en parler, ça vous fait un peu rigoler, qu’est-ce qui fait que ça basculera dans un sens ou dans l’autre ?

Rémi Brague : Ah ben alors ça ! la seule chose qui puisse faire que ça bascule dans un sens ou dans l’autre, c’est la liberté humaine. Mais il est très intéressant que notre époque éclairée, à qui on ne la fait pas, qui ne veut pas être dupe, croit dur comme fer à deux jolies petites légendes enfantines, à savoir ces petits lutins gentils, qui réparent la nuit, les dégâts que les hommes font dans la journée, ça, ça s’appelle l’écologie, puis, il croit également à la gentille petite cigogne qui apporte, on ne sait pas trop quand, les bébés que nous nous efforçons par tous les moyens d’empêcher de naître. Nous croyons encore aux lutins et à la cigogne. Le problème écologique et le problème démographique, eh bien nous les résolvons, ou plutôt nous faisons mine de les résoudre, en donnant dans ces charmantes petites légendes enfantines, mais dont on peut se demander si elles sont vraies.

Antoine Mercier : Vous parlez de crise métaphysique, on termine là-dessus, il y aurait eu un oubli de la métaphysique, juste avant la crise. Est-ce que ça veut dire qu’on va assister à un retour de la métaphysique ?

Rémi Brague : Oh certes, on est déjà en plein dedans, simplement la métaphysique, il ne faut pas la chercher là où elle n’est pas. Elle n’est pas tellement, dans les grands traités de métaphysique, enfin le dernier à avoir osé en écrire un, c’est mon ami Frédéric Nef. La métaphysique est extrêmement concrète, c’est la décision de chacun de nous : est-ce que nous agissons de manière à ce que l’aventure humaine puisse se terminer ou est-ce que nous pensons que, puisque de toute façon ça ne va pas durer plus d’un siècle, c’est l’étymologie grinçante que je donne du mot « sécularisme » n’est-ce pas, eh bien, pourquoi ne pas en profiter maintenant, le lendemain est à nous, et de toute façon, il n’y aura pas d’après-demain.

[Suite, bonus hors antenne]

Antoine Mercier : Nous prolongeons la séquence interview du journal de 12h 30, avec Rémi Brague, ce vendredi 26 décembre. Rémi Brague, vous mettez en avant, pour commenter cette crise, sa dimension métaphysique. Peut-être que l’on peut reprendre ce que vous entendez par là. En quoi nous sommes aujourd’hui dans une crise qui a aussi, disons, un retentissement métaphysique ?

Rémi Brague : D’abord, je dirais qu’il ne faut pas avoir peur du mot métaphysique qui assez souvent décourage non seulement l’auditeur mais aussi le lecteur, qui a l’impression quand il lit ce mot qu’on va lui balancer des choses épouvantablement abstraites. Or, ce qui est intéressant, c’est qu’une question qui est en dernier ressort une question métaphysique, comme celle de « Être » avec un E, accent circonflexe, majuscule, et celle du « Bien » avec un B majuscule, deviennent des questions tout à fait quotidiennes. Ce qui fait que plutôt que de parler de retentissement ou de conséquences métaphysiques, de ce que l’on appelle la crise, je crois qu’il vaudrait mieux chercher le métaphysique, enfin ce qui est métaphysique, les questions métaphysiques, plutôt en amont, du côté de ce que l’on peut appeler les causes. Mais je ne suis pas historien, je n’ai pas cet honneur et cet avantage, mais quand on demande à un historien qu’elles sont les causes d’un fait historique, deux possibilités s’offrent : s’il est mal élevé, il vous rit au nez, s’il est bien élevé, il a un fin sourire et vous dit : vous savez, moi pauvre historien les causes, je ne les connais pas, je peux vous raconter les intrigues mais je me garderais bien de dire que les choses se sont passées parce que telle autre chose a eu lieu auparavant. Alors, je ne suis pas historien mais je voudrais m’inspirer un peu de la modestie de ces gens, mais rappeler cependant que le métaphysique, j’aime mieux dire la métaphysique, ce qui est métaphysique plutôt que la métaphysique puisque là on pense à des livres et à des traités, s’il se situe plutôt du côté ce qui rend possible une crise de ce genre plutôt que ce qui est affecté par elle.

Antoine Mercier : Ces causes, qu’elles sont-elles ?

Rémi Brague : Je crois que c’est un mouvement à très long terme qui coïncide finalement avec le projet de la modernité…

Antoine Mercier : Qui commence quand ?

Rémi Brague : Alors, là, c’est difficile à savoir. En gros, je dirais avec la science galiléenne de la nature. Donc, le début du XVe siècle. Et avec la façon dont les penseurs, comme Bacon, en Angleterre, ou notre très cher René Descartes, ont formulé l’idée d’une prise de contrôle de l’homme sur la nature, la fameuse phrase, toujours citée, dans la sixième partie du « Discours de la méthode », « L’homme qui doit devenir comme maître et possesseur de la nature ». Bien, je ne vais pas vous bassiner avec ces banalités une fois de plus. Le projet moderne a ceci de tout à fait respectable, - auquel je ne puis qu’adhérer - qu’il se propose une dévolution à la liberté humaine de ce qui jusqu’à présent était confié, disons en gros, à la nature, au cycle de la nature…

Antoine Mercier : Au Divin, peut-être aussi ?

Rémi Brague : À un Divin, qui n’était pas considéré comme essentiellement différent des régularités naturelles. Avec cette petite nuance, puisque vous introduisez, ici, la question de Dieu, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans un bouquin qui s’appelle modestement « La loi de Dieu », vous avez déjà cité le titre modeste de « La sagesse du monde », ayant mis un pied dans le plat pourquoi n’y mettrais-je pas le second, dans ce bouquin j’essaye de montrer que le christianisme a cette particularité justement de ne pas se concevoir comme une loi, de ne pas concevoir Dieu comme l’origine des ,normes. Les normes c’est la manière dont l’homme d’assurer sa propre survie. J’ai dit quelque part que « Le décalogue » était le kit de survie de l’humanité. Donc, ces choses-là…

Antoine Mercier : C’est quand même une loi le « Le décalogue » ?

Rémi Brague : C’est une loi mais en un sens qui ne s’écarte pas tellement du sens où l’on parle de loi, au sens des lois de la nature, d’une loi physique. On peut dire « Le décalogue », c’est la loi de survie pourrait-on dire de l’humanité, une société dans laquelle on s’entretuerait, dans laquelle on commettrait tout ce qu’interdit le « Le décalogue » tout simplement pour ne pas survivre. Ce n’est pas de la morale, c’est presque de la biologie.

Antoine Mercier : Revenons à ce point de basculement d’où vous faites partir le problème métaphysique dont on parle. Il y a une rupture à ce moment-là, disons Descartes, et s’enclenche un processus de prise de pouvoir, en tout cas supposé, de l’homme, ces cycles, sur ce qui était autrefois géré par la nature. Alors, pourquoi est-ce que ce système-là faillit aujourd’hui ? Pourquoi est-ce que l’on est au bout de ce processus ?

Rémi Brague : Je redis déjà que cette évolution, je la considère comme éminemment positive. Le fait que la liberté humaine prenne le contrôle non seulement de l’environnement mais presque de l’humanité, même de l’homme est en soi quelque chose que je ne puis qu’approuver. Le problème, c’est que ce mouvement séculaire, qui trouve des sommets philosophiques extraordinaires chez Kant, par exemple, enfin chez Kant avant tout, ce mouvement laisse de côté une question qui est justement celle de savoir si cette prise de contrôle de l’homme par lui-même va mener à une affirmation de l’homme ou plutôt à sa négation. Si je voulais jouer l’affreux jojo, à Dieu ne plaise bien entendu…

Antoine Mercier : Naturellement.

Rémi Brague : Je ne ferais jamais cela, bien entendu, mais si par extraordinaire je voulais le faire, je dirais que le projet de se contrôler soi-même, de se transformer soi-même, est beaucoup plus facile dans le cas du suicide que dans tout autre cas. Pensez à l’énergie extraordinaire qu’il faut dépenser, par exemple, pour se faire des abdominaux un petit peu moins ridicules, il faut aller dans un club de Fitness, il faut suer sang et eau, à faire des mouvements pénibles etc., pensez aux efforts qu’il faut faire pour s’améliorer un tout petit peu moralement, on peut même se demander si l’on arrive jamais à le faire, alors que dans le cas du suicide, économiquement parlant, vous gagnez sur tous les plans. Une action simple, menée à partir de produits que vous pouvez vous procurer facilement, vous permet une transformation très rapide, quasiment instantanée et totale. Donc, si je puis dire, du simple point de vue économique, du calcul du rapport entre le « input » et le « output », eh bien rien de tel que le suicide, c’est l’action économique idéale. Vous me direz, si vous avez un esprit chagrin, qu’il y a d’autres inconvénients, je n’en disconviens pas mais je dis dans une logique purement économique, dans une logique où ce qui décide c’est l’auto-affection, l’action sur soi-même, rien de telle que le suicide.

Antoine Mercier : En fait, le suicide, c’est peut-être l’action sur soi-même la plus forte que l’on pourrait avoir. C’est pour cela que l’on arrive-là.

Rémi Brague : Novalis, en 1797, je crois, ce poète du romantique primitif allemand, qui avait beaucoup écouté les leçons de Fichte, écrit quelque part que le suicide est l’acte métaphysique par excellence. On ne sait pas très bien ce que cela veut dire. Les interprètes se disputent un petit peu à ce sujet. Je trouve la formule extrêmement intéressante parce que justement dans la perspective d’une philosophie qui place l’action sur soi au sommet de tout, eh bien il n’y a pas d’action sur soi plus efficace que celle du suicide.

Antoine Mercier : Est-ce que l’on vous comprend bien, entre les lignes, est-ce que le monde aujourd’hui est entrain de se suicider. Tenté par le suicide, se pencher sur ce risque-là ?

Rémi Brague : Cela serait une banalité que de le rappeler.

Antoine Mercier : Tel que vous le dites, non, ce n’est pas une banalité, parce que ce serait l’aboutissement en quelque sorte de ce long processus qui a conduit à la maîtrise de soi-même.

Rémi Brague : Écoutez, Raymond Aron, qui n’était pas un excité, qui était même une sorte de monstre de rationalité froide, parle posément, dans ses mémoires, du suicide démographique de l’Occident. Alors, nous pouvons maintenant généraliser et éviter toutes accusations de racisme ou de je ne sais quoi en constatant que le coup de frein démographique dans le monde entier, évidemment à des rythmes différents selon les époques, les régions etc., prend des proportions que personne n’avait prévues, qui dépassent de très loin les effets de ce que les démographes appellent classiquement une transition, c’est-à-dire le fait que comme la mortalité, en particulier la mortalité infantile, diminue, on n’a pas besoin de compenser par un lapinisme exacerbé…

Antoine Mercier : Là, vous parlez au plan mondial, de la population mondiale ?

Rémi Brague : Ce n’est pas moi qui en parle, ce sont les gens que je lis…

Antoine Mercier : Il faut préciser parce que quand on parle de ?

Rémi Brague : Bien entendu, on pense avant tout aux questions démographiques européennes parce qu’il se trouve que nous vivons en Europe mais le Maghreb emboîte le pas, la Chine n’en parlons pas, d’autres régions du monde… Je reviens à ce jeu de mot un peu grinçant, que j’ai fait tout à l’heure dans l’émission, qui est l’étymologie toute personnelle, évidemment pas du tout scientifique, que je donne de l’additif séculier, à vrai dire je pense plutôt à l’anglais « secular » puisque le français distingue un prêtre séculier opposé à un religieux régulier, il distingue ça de séculaire : la forêt contenait des chênes séculaires. Eh bien l’anglais ne distingue pas et à partir de cela, je crois que l’on pourrait dire, comme vous savez en anglais, « secular » est un mot poli pour dire athée puisqu’à l’époque victorienne être athée, c’était honteux, immoral, alors on a créé des quantités de mots : il y a celui-là, « secular » et puis, « humanist », ce qui fait que le mot humaniste en français est intraduisible en anglais et réciproquement, « agnostic », c’est aussi une invention de Thomas Huxley, en 1869, si je ne me trompe pas, c’étaient des euphémismes pour ne pas avoir l’air d’un abominable athée, ce qui était très méchant à cette époque-là. Eh bien, séculier ou séculaire, - le mot est amusant, je dois dire. Est séculier celui qui croit que et agit en fonction de la croyance selon laquelle l’humanité, à savoir lui, le seul fragment de l’humanité qui l’intéresse véritablement, ne peut pas projeter ses espoirs au-delà de la limite ultime de la vie humaine qui est en gros un siècle.

Antoine Mercier : Vous dites tendance au suicide de la société, qui se manifeste par la démographie et le deuxième volet dont vous avez parlé, c’est l’écologie. C’est un deuxième facteur qui est un signe de cette…

Rémi Brague : Pour la démographie, je crois justement qu’il n’y a pas de crise démographique, le démographique est une conséquence. Je n’aurais pas non plus l’outrecuidance de chercher la cause du recul démographique dans le monde entier, avant tout bien entendu en Occident, mais cela risque de se généraliser partout. Ces causes-là, sont multiples, cela va de la psychologie à l’économie, la politique, tous domaines dans lesquels je n’ai pas de compétences particulières. Mais je constate simplement que si l’on se place à un certain niveau, la réponse à la question démographique implique une réponse positive, à la question de la bonté de la vie humaine. Or, le paradoxe de nos sociétés, c’est qu’elles sont capables de créer des quantités de biens, attention, vous allez croire que je vais vous faire le couplet conte l’immonde matérialisme desséchant de nos sociétés, pas du tout, je prétends que nos sociétés sont capables de créer des biens non matériels extraordinairement respectables, par exemple un petit peu plus de justice sociale que par le passé, par exemple une démocratisation invraisemblable de l’art, la musique et la peinture pour tous, et des tas de choses comme ça. Nos sociétés savent très bien fabriquer des biens de tous genres et pas uniquement, prétendument, vulgairement matériels, comme si c’était vulgaire de remplir l’estomac des petits enfants. Ce que je constate, c’est que derrière tous ces biens, une question n’est pas résolue : Est-il bien, je reprends le mot à dessein, qu’il existe des hommes pour jouir de ces biens ? Or, on a l’impression, paradoxale, que plus nos sociétés sont capables de produire des biens, - je le répète des biens tout à fait respectables - moins elles sont convaincues de ce fait très simple, qu’il faut qu’il y ait des hommes pour en jouir.

Antoine Mercier : Je reprends la séquence, on partait de Descartes, prise en main par l’homme d’un certain nombre de choses le concernant, arrivant aujourd’hui à ce que vous venez de décrire notamment sur le plan démographique, c’est là où l’on est proche de l’impasse peut-être dans laquelle a conduit cette piste, sans qu’elle ne soit forcément à remettre en cause, comme vous nous l’avez dit, qu’est-ce qu’il y a derrière la vitre, ou derrière l’étape suivante ? Est-ce que cela veut dire qu’il faut recréer, remettre en scène quelque chose qui limiterait peut-être l’homme dans sa capacité à appréhender le monde, à se saisir, à diriger le monde ?

Rémi Brague : Je crois qu’il ne faut surtout pas parler ici de limites. Il n’est pas question de limiter l’homme, de créer des barrières, ça, je n’en veux pas. J’aimerais plutôt que l’on essaye de lui redonner un champ, que l’on essaye de lui redonner un espace dans lequel il pourrait accéder à ses pleines dimensions.

Antoine Mercier : C’est-à-dire ?

Rémi Brague : Rien d’autre justement que le fait de prendre au sérieux la liberté humaine et les conditions qui font que cette liberté choisit le bien plutôt que, je ne dirais pas le mal, mais l’autodestruction. J’évite de parler de mal pour cette question parce que le paradoxe est extraordinairement intéressant. Chaque fois que l’on parle de l’histoire de la démographie et de choses comme ça, on accuse les gens de faire du moralisme, on agite le spectre du retour à l’ordre moral etc. Or, ce qui est fantastiquement intéressant, c’est que ce domaine-là échappe radicalement à la morale. Il n’y a de morale que si l’on peut parler de règles, de rapports entre des personnes co-existantes. Un exemple tout bête, vous pouvez dire qu’il est mal de laisser mourir de faim un enfant, qu’il est bien de l’éduquer, de lui donner non seulement à manger mais aussi de quoi se cultiver, de quoi devenir un homme savant, là, vous êtes dans le domaine de la morale, on parle du bien et du mal, mais on ne peut pas dire que c’est bien d’avoir des enfants et que c’est mal de ne pas en avoir parce que à qui faites-vous tort quand vous n’en faites pas ? Certainement pas aux enfants que vous n’avez pas. Comment voulez-vous faire tort à ceux qui n’existent pas ou à ceux qui n’existent pas encore ? Alors, on a ce paradoxe, excusez-moi, j’emploie beaucoup ce mot de paradoxe, je vous prie de m’en excuser mais il me semble…

Antoine Mercier : Sans doute qu’il convient assez à la situation.

Rémi Brague : Qu’il convient assez à la réalité. On a ce paradoxe, c’est que la condition première pour qu’il existe quelque chose comme de la morale dans le monde, à savoir l’existence d’êtres humains, parce qu’à ma connaissance les requins ou les éléphants ne se posent pas tellement la question sur le bien et le mal, eh bien cette condition première n’est elle-même pas l’objet d’une décision de nature morale mais d’une décision que j’appelle métaphysique.

Antoine Mercier : Alors, retrouver un champ, cela veut dire plus précisément retrouver une place pour la morale ou une place pour l’exercice d’une liberté dans le cadre d’une morale ?

Rémi Brague : Je préférerais accentuer…

Antoine Mercier : Qu’est-ce que vous introduisez, si je puis dire, de concret ou d’abstrait d’ailleurs, dans un nouveau système qui permettrait d’échapper à cette tendance suicidaire et d’arriver au bout ?

Rémi Brague : Laissez-moi commencer par une petite remarque. On a parlé tout à l’heure de la trop célèbre phrase de Descartes, « L’homme qui doit devenir comme maître et possesseur de la nature ». Je suis très frappé - je suis en train, pour ne rien vous cacher, d’écrire un bouquin, un peu sur ce genre de sujets, qui doit être le troisième volume de la trilogie que j’ai commencée avec les trois bouquins que j’ai cités, si j’arrive à écrire cela – par le fait que la formule n’ait pas tenu beaucoup plus longtemps que deux siècles et demi et qu’à la fin du XIXe siècle, on entende Nietzche dire, par la voie de son Zarathoustra, « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Là aussi, ce n’est pas clair. Il y a des gens qui ont pris cela tout à fait au sérieux. On parle tout à fait au concret, si je puis dire, on parle de transhumanisme. C’est Julian Huxley, je crois, qui avait lancé cela dès les années 30, on parle de méta-humanisme, de post-humain, de choses comme ça. On dit que l’on va refaire notre copie, l’homme n’est pas tout à fait au point donc il va falloir qu’on le transforme et qu’on l’améliore. Ce qui est amusant, c’est que l’on aboutit, après deux siècles de projet de domination de l’homme sur la nature, à une sorte de constat d’insuffisance. L’homme n’est pas le maître qu’il fallait. Il faut le refaire. Alors, le refaire à partir de quoi ? Qui est-ce qui va le refaire ? Comme ce seront des hommes anciens, ce n’est pas facile à des hommes anciens de fabriquer des hommes nouveaux, à part ça, cela entraine toute une série de difficultés logiques. Alors, je reviens à votre question, parce que je ne veux pas avoir l’air de l’esquiver. Je crois que ce qu’il nous faut, je me garderais bien de préciser et d’écrire un traité, mais cela serait cette métaphysique basique, comme on dit maintenant, cette métaphysique minimale, selon laquelle il y a quelque part, et en dépit des apparences, une identité entre l’être et le bien, que tout ce qui est est bien, pas nécessairement agréable, pas nécessairement bien pour nous. Ce qui est bon pour le lion qui mange l’explorateur n’est peut-être pas très bon pour un explorateur mais c’est excellent pour le lion. Il existe un point de vue à partir duquel on peut dire que l’existence humaine, même si mettre un enfant au monde, c’est le condamner à mort, pensez à cette ( ?) de Pouchkine qu’il a écrit pour son vingt-huitième anniversaire : « Comment se fait-il que la vie m’ait été donnée ? Ce don inutile, ce don fortuit… » Eh bien, cette métaphysique de bas, je dirais que quoi qu’il arrive, « Même si le dernier acte est sanglant », ça, c’est Pascal, eh bien, la vie justement est un bien, alors, ça, c’est de la métaphysique parce qu’on ne peut pas le constater. Vous pouvez analyser la vie, la mettre sous le microscope autant que vous voulez, vous n’y trouverez jamais rien qui soit bien ou mal, vous trouverez du fait. Si vous voulez, le métaphysique est peut-être une nécessité, peut-être la nécessité la plus urgente qui soit et pas quelque chose qui est loin de la vie, de l’abstrait et finalement d’embêtant.

Antoine Mercier : Merci beaucoup, Rémi Brague, pour cette leçon de métaphysique appliquée et merci aussi cette parole finalement qui était une piste qui n’était pas seulement un chapitre vague mais une vraie piste à explorer pour la suite. Merci en tout cas d’avoir accepté notre invitation.



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