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D’autres regards sur la crise, avec Élisabeth de Fontenay

Transcription, Taos Aït Si Slimane, de l’entretien d’Antoine Mercier avec Élisabeth de Fontenay, vendredi 13 février 2009.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », nous recevons aujourd’hui la philosophe Élisabeth de Fontenay. Bonjour Madame…

Élisabeth de Fontenay : Bonjour.

Antoine Mercier : Comme à l’accoutumé, on va tenter d’explorer les dimensions de cette crise et avant de tenter une proposition d’explication plus générale, on part d’un thème particulier. Vous, vous avez choisi de mettre l’accent, de regarder de plus près ce qui se passe dans le domaine de l’éducation notamment.

Élisabeth de Fontenay : Je ne regarde pas vraiment de très près, pour la bonne raison que je ne suis plus en activité, mais je regarde évidemment avec une solidarité profonde avec mes collègues. La première chose que je voudrais dire c’est que Valérie Pécresse est une femme admirable, elle a tout pour elle…

Antoine Mercier : Ça commence mal…

Élisabeth de Fontenay : Malheureusement, elle n’a pas les mains libres. Je suis persuadée qu’elle commence à comprendre un certain nombre de choses, mais que… Cette crise qui éclate, est là depuis que j’enseigne, je l’ai toujours connue et aucun gouvernement n’a réussi à prendre les choses à bras le corps. Je dirais même, moi qui vote à gauche, que la gauche a été pire que la droite, en particulier on peut évoquer le nom d’Allègre. Donc, c’est vraiment une crise en profondeur et je pense que l’origine de la crise, c’est un certain effondrement des principes, des idéaux, des valeurs de la République. Et vous savez, l’école, le service militaire, c’était des constituants profonds de la République. Le service militaire n’en parlons pas, ça n’est pas le sujet, l’école républicaine, l’élitisme républicain de l’école ne fonctionnait plus depuis un certain temps parce que disons qu’on avait affaire à des libertés purement formelles et pas du tout à des libertés effectives, il y avait de moins en moins d’enfants de classes défavorisées qui accédaient par exemple aux grandes écoles. Quand on considère ce qui se passe en ce moment, on peut vraiment se dire que c’est un effet d’effondrement, c’est l’effet de cet effondrement des principes de la République. Il y a un mot qui me hante depuis très longtemps, qui est de Rabaud Saint-Etienne, qui était un conventionnel, et qui à juste titre, à la Convention, à l’époque, disait : « Messieurs, notre histoire, citoyens, notre histoire n’est pas notre code »…

Antoine Mercier : Ce qui voulait dire ?

Élisabeth de Fontenay : Il voulait dire qu’on n’avait plus rien à faire des institutions de l’Ancien Régime, nous inventons notre code, nous commençons, nous sommes au commencement. Eh bien, je dis que l’histoire est notre code, que ce qui s’est mis en place à la Convention, aussi bien du point de vue de l’hôpital que du point de vue de l’école, et de bien d’autres points de vue encore, des préfectures, Jacques Attali qui demandait la suppression des préfectures !… Je dis simplement : notre histoire, c’est notre code et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi parce que si on détruit, si on laisse détruire, et ça c’est les gouvernements qui se sont succédés qui l’ont fait, si on laisse détruire les codes de la République, c’est à n’importe quoi, de pistons, de recommandations, de choses abominables, comme étaient les concours de l’Administration, de la Cour des Comptes, du Conseil de l’État, de l’Inspection des Finances avant la guerre, avant que ne soit créé en 1945 l’École Nationale d’Administration, et Sarkozy supprime le concours de sortie. L’élitisme républicain du concours de sortie, c’est-à-dire que ça va refonctionner comme avant la guerre, et que ce sera à la tête du client, et que ce seront les grandes dynasties bourgeoises, de hauts fonctionnaires, qui colleront leurs enfants, qui y mettront leurs enfants, voilà.

Antoine Mercier : Élisabeth de Fontenay, on passe la seconde, si je puis dire, et on essaye de voir comment ce que vous dîtes-là peut expliquer aussi d’autres phénomènes. C’est pour la France, vous parlez de la France, mais on voit bien que ce qui est en jeu là, ce sont ce qui tient, là c’est les sociétés, disons le collectif pour parler largement, qui s’est effrité sans doute en France et sans doute aussi ailleurs, ce qui fait qu’aujourd’hui on a beaucoup de mal à retrouver un sens pour une collectivité quelle qu’elle soit, qu’elle soit française ou étrangère. Est-ce que ce n’est pas aussi qui est en cause dans cette crise, la crise de tout ce qui pourrait être collectif, qui pourrait souder les personnes ?

Élisabeth de Fontenay : Le modèle de l’école républicaine, c’était que chaque enfant, chaque adolescent puisse développer le meilleur de lui-même, qu’il puisse aller au bout de ses possibilités. Le critère unique maintenant, c’est celui de la rentabilité, donc on professionnalise. Je ne sais pas ce que vont devenir les disciplines comme la littérature, la philosophie, l’histoire, dans des universités autonomes qui auront évidemment besoin d’être soutenues financièrement par les entreprises. Vous savez ce qui se passe lundi devant le Panthéon ? Des jeunes profs de Français militants lisent la totalité de « La Princesse de Clèves », puisque Nicolas Sarkozy avait dit que « vraiment c’est lamentable de mettre « La Princesse de Clèves » au programme d’un concours de fonctionnaires ». Eh bien voilà, c’est ça le fond du problème, c’est « La Princesse de Clèves ». Il est évident que les critères de rentabilité et de professionnalisation de l’enseignement font qu’il n’y aura plus aucune place pour un enseignement, on va dire de culture, moi je n’aime pas passionnément le mot « culture »…

Antoine Mercier : Excusez-moi, qu’est-ce que ça change ? Qu’est-ce que ça enlève ? Quel est le problème ?

Élisabeth de Fontenay : Qu’est-ce que ça enlève de ne plus pouvoir enseigner comme avant ? Ça enlève la capacité de réfléchir, de former la citoyenneté à la philosophie et l’histoire et puis ça enlève aussi bien sûr quelque chose de l’ordre de la langue. Nous assistons à un dépérissement de la langue. L’école ne peut plus faire face au dépérissement de la langue, au dépérissement non seulement sémantique, syntaxique, mais au dépérissement de la prononciation de la langue. J’admire vos prononciations, mais ça disparaît. Et je pense que l’enseignement des disciplines littéraires, disons comme l’histoire et la philosophie, c’est peut-être aussi un apprentissage à la fois de la logique, de la syntaxe et du maniement de la langue.

Antoine Mercier : Il reste quelques secondes. Élisabeth de Fontenay, question encore plus large en essayant d’élargir, est-ce qu’il y a un problème même au niveau de la pensée, des conditions de possibilité de la pensée, selon vous, aujourd’hui ? Est-ce qu’on en est là ?

Élisabeth de Fontenay : Il y a un effondrement intellectuel majeur, qui va de pair avec un effondrement politique. L’effondrement politique qui s’exprime en particulier dans le compassionnel à tout-va, plus aucune analyse politique mais le compassionnel. Et, ça s’exprime aussi par un effondrement intellectuel. Mais cet effondrement intellectuel on ne peut pas en faire grief simplement aux princes qui nous gouvernent. Quand on voit un Alain Badiou faire un cours à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où ont enseigné quand même Althusser et Derrida, ce n’est pas rien !, faire un cours à la rue d’Ulm sur Sarkozy en le traitant de Pétain, ce qui est une idiotie politique, et en le traitant de singe, et que ce cours à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm paraît en livre, on se dit que ce très grand intellectuel, ce très grand philosophe qu’est Alain Badiou, porte une responsabilité extrêmement grave dans cet effondrement dont je parle, qui n’est pas simplement dû à un processus, qui est dû aussi à des prises d’irresponsabilités, si j’ose dire, des enseignants et des intellectuels.

Antoine Mercier : Merci beaucoup Élisabeth de Fontenay d’avoir accepté notre invitation. On va poursuivre cette conversation sur notre site de France Culture où vous pourrez accéder à notre forum en allant sur notre page du journal […]

[Suite]

Antoine Mercier : Élisabeth de Fontenay, on se retrouve pour cette séquence un peu plus longue pour Internet, prolonger notre conversation de toute à l’heure. J’avais envie, j’ai plusieurs fois essayé, on l’a vu dans l’interview, d’élargir la question très intéressante, que vous soulignez pour la France, de cet effondrement des valeurs républicaines. Repartons donc, de façon peut être un peu plus générale, sur cette crise économique et, je crois, puisque vous êtes aussi une spécialiste de Karl Marx, que vous vouliez nous dire qu’aujourd’hui l’analyse marxiste finalement retrouvait, concevrait, une certaine pertinence.

Élisabeth de Fontenay : Écoutez, je pense à un titre d’un ouvrage de Marx qui s’appelle « Misère de la philosophie », qui était une réponse à un livre qui s’appelait « Philosophie de la misère ». Je crois qu’il y a une certaine misère de la philosophie face à la réalité et à l’actualité en particulier. Pourquoi ? Parce que le philosophe, celui qui a choisit de faire de la philosophie, est quelqu’un d’extrêmement spéculatif. Il doit l’être. Un philosophe doit être spéculatif. Et la spéculation intellectuelle, en un certain sens, n’est pas sans ressembler à la spéculation financière. C’est-à-dire que l’on joue avec les concepts et on décolle de la réalité effective. Cela étant dit, je relisais hier, le livre 1 du « Capital » de Marx et je relisais les « Manuscrits de 44 », je trouve qu’il donne les clefs pour comprendre le sens profond de cette fameuse crise, sauf que le capitalisme maintenant est devenu un capitalisme financier, purement financier, purement spéculatif, ce dont il n’avait pas du tout l’idée à l’époque. Mais la manière dont Marx parle de l’argent comme d’une abstraction exsangue, une sorte de fétichisme, une fantasmagorie, il emploi le mot de fantasmagorie, et il dit qu’il n’a d’analogue que dans la religion. C’est-à-dire la fantasmagorie d’entité complètement abstraite, qui ne correspond à rien de réel et qui file, comme une maille qui file, et cette maille qui file détricote le monde. La manière dont il critique, par exemple dans les « Manuscrits de 44 », le libéralisme, Adam Smith, reste d’une actualité extraordinaire. Le libéralisme nous a menés à la situation où nous sommes, et en particulier – là, je ne sais pas si je parle en philosophe ou en femme de gauche – nous a menés à cet organisation du chômage qui est un crime, on peut appeler cela « crime économique » si l’on veut, il n’y a pas que des crimes de sang. Les crimes de sang ne sont pas les crimes les plus graves. L’organisation du chômage est un crime aussi grave qu’un crime de sang. Quand des actionnaires prennent le pouvoir et décident de la restructuration d’une entreprise, c’est-à-dire du licenciement d’un certain nombre de personnes, ils commentent un véritable délit, un véritable crime. Et ce crime, n’est jamais puni. J’insiste sur ce point parce que dans l’état d’esprit compassionnel où l’on est à propos de toutes les guerres et toutes les pacifications qui ont lieu dans le monde, et qui sont terribles, je ne le nie pas, on oublie que quelquefois le sang ne coule pas. Mais un homme qui est mis au chômage, quelqu’un qui a travaillé pendant 30 ans dans une boîte et qui est mis au chômage, c’est de l’ordre du crime. Voilà. Et c’est avec terreur que je pense que dans la société communiste totalitaire, il n’y avait pas de chômage. C’est avec terreur que je pense à cela.

Antoine Mercier : Vous parlez de religion, de l’argent, qui aura été le principe de cette crise aussi, ça veut dire qu’aujourd’hui, cette religion entraînait, provoquait, ces sortes de sacrifices humains ?

Élisabeth de Fontenay : Voilà, on peut dire cela comme ça, si vous voulez. Mais quand Marx parle de la religion, il parle de la théologie, de la spéculation purement abstraite de la théologie, les anges, Dieu, les êtres intangibles. Et cette pure spéculation mathématique, il avait eu un superbe article dans Libération, fait par un mathématicien de renom dont j’oublie le nom, qui dénonçait le scandale de ces gens qui faisaient des mathématiques que pour les appliquer à la finance, pour avoir le résultat que l’on sait, et qui avaient complètement perdu ce qui fait le caractère admirable des mathématiques dans leur spéculation et leur abstraction, c’est-à-dire quelque chose de très actif mais de contemplatif. Et là, c’est vraiment les mathématiques mises au service de ce que les philosophes de l’École de Francfort ont appelé « la raison instrumentale », c’est-à-dire au service du profit de quelques uns. Le profit de quelques uns assassine tous les autres.

Antoine Mercier : En vous entendons, j’ai l’impression que l’abstraction, vous avez commencé par parler de l’abstraction du système philosophique, de la pensée philosophique, du principe même de la philosophie, serait, en quelque sorte, détournée vers une spéculation purement matérielle et aurait disparu dans une espèce de vase communiquant, ce n’est pas cela que vous dites ?

Élisabeth de Fontenay : Je ne dirais pas cela. Je dirais qu’il y a une analogie entre la spéculation théologique, la spéculation philosophique et la spéculation financière. C’est le même mot de spéculation.

Antoine Mercier : Sauf que dans un sens, c’est bien et dans l’autre c’est pas bien, je ne sais pas…

Élisabeth de Fontenay : Dans le sens spéculation financière, cela donne les résultats que nous avons dits, que nous voyons à l’œuvre. Dans le cas de la spéculation théologique, cela ne dérange pas beaucoup de monde, de moins en moins. Dans le cas de la spéculation philosophique c’est pour cela que je suis un petit peu mal-à-l’aise de parler en tant que philosophe, je crois que je parle plus en tant que femme qui a une certaine histoire, une certaine généalogie, etc., beaucoup plus qu’en tant que philosophe, je pense que ce côté spéculatif de la philosophie peut mener certains de mes collègues, mes amis à décoller complètement de la réalité et à prendre des positions qui ont formé Pol Pot. Pol Pot a été formé à la Sorbonne.

Antoine Mercier : Effectivement, il faut s’en souvenir. Cela veut dire qu’il y a la même dérive. Alors, je n’avais pas compris. La même dérive sur le plan financier et sur…

Élisabeth de Fontenay : La même dérive dans l’abstraction parce que je crois que l’abstraction est une bonne chose, il n’y a pas de concept sans abstraction. L’abstraction est une bonne chose, elle est nécessaire, notre enseignement est aussi et surtout un enseignement d’exercice à l’abstraction et au concept mais quand cette abstraction file toute seule, se laisse aller à spéculer en se détachant de la réalité, ce n’est même pas une opposition entre une éthique de conviction et une éthique de responsabilité, il n’y a aucune conviction chez ceux de nos intellectuels qui sont dans cette spéculation intellectuelle ultragauchiste, ultrarévolutionnaire mais qui ne mène à rien. On peut dire que ça a une vertu utopique. On peut dire ça mais malheureusement il y a des gens qui prennent cela au sérieux.

Antoine Mercier : Alors, vous, vous pensez à qui, là, par exemple ?

Élisabeth de Fontenay : À Pol Pot et à quelques autres.

Antoine Mercier : Donc là, on arrive à porter ce diagnostic plus général que l’on essaye de déterminer. Selon vous, il y a, dans cette crise, un symptôme très visible, qui est la déconnexion de la pensée abstraite d’avec ce qui doit en permanence l’accompagner, c’est-à-dire un support matériel, et par le corps parce que je me souviens notamment qu’Annie Lebrun parlait de la disparition du corps, il y a aussi quelque chose de cet ordre-là. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur cette déconnexion ?

Élisabeth de Fontenay : Cette déconnexion, là je ne parle plus des intellectuels, je ne parle plus de mes collègues, je parle de façon plus générale, cette abstraction généralisée, au fond, le concept de Marx « l’argent l’équivalent général », cette équivalence générale, ce nihilisme de la spéculation de la spéculation financière, ce nihilisme de l’argent et de la rentabilité fait que la plupart des gens ne peuvent pas vivre dans cette abstraction, cette uniformisation et ça les rejette vers quelque chose qui est de l’ordre du communautarisme. Et on est tout à fait effrayé de voir que des gens qui sont dans la finance, qui sont dans les affaires, qui sont des spéculateurs avertis peuvent être par ailleurs des gens extrêmement communautaristes, extrêmement religieux, et qui du reste passent, pour la pratique de leur religion et la formation sur leur religion, par Internet. C’est encore une abstraction, c’est encore une abstraction qui nous fait mourir, qui fait mourir le sens. Mais cette espèce de mélange de communautarisme qui monte et de spéculation financière, là, - spéculation financière, les uns spéculent les autres pas - mais comment, dans une universalité aussi abstraite que celle de la techno-science et la finance nous font vivre, peut-on retrouver son corps, sa généalogie, sa vie de tous les jours qui a du sens sinon par nous plonger dans la communauté, ce qui est une régression extrême par rapport à l’idéal républicain, dont je parlais.

Antoine Mercier : Dont vous parliez, à l’antenne, tout à l’heure. On comprend bien que cette espèce d’hypertrophie de l’abstraction fait qu’il y a un malaise et qu’on essaye de retrouver de façon maladroite peut-être des corps pour malgré tout survivre. Évidemment, vous dites, si je vous demande quelles sont les pistes pour en sortir, il y a ces possibilités de retrouver l’idéal républicain pour la France mais on voit bien que la question est plus large que la France, c’est-à-dire que cette capacité à conserver, maintenir cette l’abstraction tout en la vivant de manière satisfaisante, à l’intérieur d’une matérialité, c’est cela la grande difficulté que nos avons aujourd’hui, c’est cela qu’il faudrait retrouver, ce lien, ce comment faire, ce chemin. Alors ?

Élisabeth de Fontenay : Moi, j’ai le sentiment profond que l’on a affaire à un processus, il n’y a pas grand-chose à faire. Mais ce n’est pas parce que l’on est désespéré qu’il ne faut pas avoir la volonté de changer les choses. Donc, je pense qu’il y a des actions partielles, modestes peut-être qui permettent de corriger certains effets de ce processus.

Antoine Mercier : Il faut peut-être préciser, à quoi vous faites allusion, quand vous dites… des gestes individuels ?

Élisabeth de Fontenay : Je pense qu’un professeur de banlieue, avec une classe presque uniquement faite de petits Maghrébins et de petits Africains, qui essaye d’expliquer la littérature française du XVIe siècle à ses élèves et les fait s’exercer à des poèmes comme on écrivait au XVIe siècle, c’est quelqu’un qui, et beaucoup, beaucoup de nos enseignants sont extraordinaires…

Antoine Mercier : C’est un acte de résistance ?

Élisabeth de Fontenay : Beaucoup de nos enseignants sont extraordinaires parce qu’ils ont reçu une très bonne formation, ils sont excellents dans leur discipline et dans les situations désastreuses dans lesquelles où les a mis ils essayent et ils parviennent, localement, partiellement, à guérir un peu ce processus de maladie.

Antoine Mercier : Ce que vous voulez dire, c’est qu’il faut résister à l’impératif de ( ?), c’est cela en fait ?

Élisabeth de Fontenay : Bien sûr, on ne peut résister que de façon partielle. Puis, dans l’état de désespoir profond où je suis, je me raccroche, je ne voudrais pas avoir messianique, à Obama, c’est vrai que c’est une espérance extraordinaire. Et de la même façon, vous allez peut-être sourire, je me raccroche à quelqu’un que j’admire énormément, qui est Martin Hirsch. Martin Hirsch, petit-fils du Commissaire au plan du Général de Gaulle, médecin, conseiller d’État, Président même d’Emmaüs, homme de gauche qui fait de petites choses à l’heure actuelle et qui va peut-être en faire puisqu’il est maintenant nommé auprès de Darcos. Voilà, c’est l’exemple d’actions modestes, non spectaculaires de prise de responsabilité, d’accord de la responsabilité avec la conviction. Je pense qu’Obama et Martin Hirsch, ce n’est pas la même échelle, mais ça, cela me donne un petit peu d’espoir.

Antoine Mercier : Avec pour Martin Hirsch, effectivement l’action en marge, la volonté de ne pas être intégrer dans le gouvernement complètement.

Élisabeth de Fontenay : Voilà.

Antoine Mercier : Vous pensez que le redressement général peut passer par la politique ?

Élisabeth de Fontenay : Ça ne peut que passer par. L’idée de révolution est une idée, je crois, qui a fait son temps. L’idée d’une globalisation d’une solution politique et sociale, je pense a fait son temps. Il y a des actions, parce que l’on a affaire à un processus, et la gauche et la droite sont également impuissantes devant ce processus. Puis il y a l’Europe, on n’en a pas parlé. L’Europe qui empêche tout, qui peut-être nous a sauvés économiquement, jusqu’à un certain point, mais qui empêche notre école de fonctionner correctement, l’exception française par exemple de la classe terminale de philosophie est entrain de disparaître peu à peu. L’Europe nous empêche de porter secours à PSA, vous savez ce que sont les raisons…

Antoine Mercier : Distorsion de concurrence.

Élisabeth de Fontenay : Voilà. Il y a des solutions partielles, est-ce que l’on peut aller au-delà ? Non. Plus que jamais, chacun doit faire son travail dans sa profession, là où il est et faire son travail, c’est faire de la résistance. Enseigner les lettres aujourd’hui, enseigner l’histoire aujourd’hui, c’est faire de la résistance. C’est pour cela que j’ai une grande espérance en les professeurs encore faudrait-il que cette masterisation de leur formation n’aboutisse à pas à quelque chose de désastreux, de misérable, qu’ils ne soient plus formés, comme ils pouvaient l’être quand ils préparaient un concours.

Antoine Mercier : Comme s’il fallait retrouver l’histoire, retrouver la sédimentation d’une chose, quelque chose de durable dans le temps, c’est cela qu’il faut habiter.

Élisabeth de Fontenay : Voilà, ça, c’est le concret.

Antoine Mercier : Vous parlez de processus qui serait à l’œuvre. Pour mieux comprendre, peut-être qu’on allant le plus loin possible, dans l’origine on peut comprendre le mieux possible ce qu’il faut faire, Est-ce qu’on peut essayer de déterminer à quel moment ce processus finalement s’est mis en route ? Ce processus de dissociation dont vous parliez tout à l’heure.

Élisabeth de Fontenay : C’est très difficile. On peut dire qu’il s’est mis en place au moment de Galilée, enfin, c’est remonter vraiment très haut.

Antoine Mercier : Pourquoi pas.

Élisabeth de Fontenay : Galilée, parce que c’est à ce moment-là que l’universalisme et l’abstraction mathématique ont pris en charge la physique, tout s’est mathématisé, toute la science s’est mathématisée à cette époque-là et l’abstraction croît à partir de…

Antoine Mercier : La Renaissance.

Élisabeth de Fontenay : A partir de la Renaissance et est très confirmée évidemment par le XVIIe siècle. Mais si l’on prend les choses sur un autre plan, moi je pense que tout a commencé avec la Guerre de 14. Plus je réfléchis à l’histoire européenne du XXe siècle…

Antoine Mercier : Pourquoi ?

Élisabeth de Fontenay : Je ne suis pas la seule, beaucoup de gens le disent, le désastre, la désorganisation, le dysfonctionnement a commencé à ce moment-là.

Antoine Mercier : Vous pouvez préciser un petit peu cela ? C’est sûr, on voit la quantité de mort…

Élisabeth de Fontenay : Il y a une brutalisation extrême des rapports humains. La guerre a changé de visage et la guerre renseigne très bien sur l’état d’une civilisation. Comment juger une culture, une nation, un pays ? A la manière dont elle fait la guerre.

Antoine Mercier : Et tout ça, évidemment…

Élisabeth de Fontenay : Et tout cela s’est, aussi bien du côté allemand que du côté français et des alliés, transformé radicalement à cause de la guerre de matériel.

Antoine Mercier : En quoi cela a avoir avec l’abstraction, ce que vous dîtes-là sur la Guerre de 14 ?

Élisabeth de Fontenay : Avec la ?

Antoine Mercier : Avec l’abstraction, cette question d’abstraction dont on parle. Cela rend abstrait l’humanité ?

Élisabeth de Fontenay : Parce que quand on a passé deux ans dans les tranchés, on n’est plus le même homme. Quand on revient à sa terre, la terre n’est plus la même. C’est un processus de technicisation de la guerre. Quand je parle de l’abstraction, je ne parle pas simplement de la traduction financière, je parle de façon heideggérienne de l’abstraction technique, de la technoscience. C’est-à-dire que la technoscience s’est emparée de tout. Elle s’est emparée de l’agriculture, de l’élevage… Je ne me lance pas sur la question de l’élevage industriel, mais c’est une question très importante, une question très politique.

Antoine Mercier : Beaucoup plus politique que…

Élisabeth de Fontenay : Si l’on veut une date plus récente, là, je ne saurais pas très bien vous répondre. Il est absolument évident que l’extermination pratiquée par les Nazis a ajouté encore de la barbarie abstraite, toute l’abstraction barbare, puisqu’on a tué, des hommes, des femmes et es enfants, de la façon la plus abstraite, la plus technicienne, la plus industrielle. On ne les a pas tué, on les a détruits, éliminés.

Antoine Mercier : C’était d’ailleurs l’expression effectivement utilisée par les Nazis, ne pas vouloir utiliser le terme d’assassinat.

Élisabeth de Fontenay : Voilà.

Antoine Mercier : Donc, là, on est arrivé, avec ce XXe siècle, où l’expérience historique elle-même a joué comme un effet de déréalité, ou de perte de la perception concrète de la réalité, et pour retrouver cela veut dire que vous encourager, pour terminer, il ne nous reste que quelques secondes, les gestes où l’on retrouverait un contact avec quelque chose qui serait palpable ?

Élisabeth de Fontenay : Oui, mais mon point de vue n’est pas un point de vue écologique.

Antoine Mercier : J’entends bien.

Élisabeth de Fontenay : Que cela soit bien clair. Ce n’est pas parce que j’ai travaillé beaucoup sur les animaux que je suis une écologiste. Les écologistes Français ne se soucient pas du tout des animaux. Donc, je ne veux pas dire du tout retour au concret, retour au pays réel, comme j’ai lu cela dans un journal pour justifier une grande pétition des pétitions contre Sarkozy, retour au pays réel, le maurrassisme, loin de moi l’idée de revenir à des communautés vivantes, à un certain organicisme, du retour à la terre, du retour à la paysannerie. Loin de moi toutes ces idées-là. Simplement, si chacun, dans son secteur essaye de lutter au maximum contre l’abstraction, c’est-à-dire renonce à gagner un peu plus d’argent pour adopter des manières de faire qui soient moins barbares, je pense aux animaux mais je pense aussi à beaucoup d’autres choses, à la correction de copies, il y a des manières barbares de corriger des copies et des manières humanistes de corriger des copies. Donc, que chacun, à sa place, fasse son travail, c’est cela, pour moi, à l’heure actuelle, dans l’époque épouvantable où nous vivons, la résistance. La résistance pour moi, c’est l’idéal des idéaux.

Antoine Mercier : Merci, beaucoup […]



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