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D’autres regards sur la crise, avec Michela Marzano

Entretien, jeudi 26 février 2009, d’Antoine Mercier avec Michela Marzano, philosophe et chercheuse au CNRS au sein du Centre de recherche sens, éthique, société (CERSES). Transcription faite par Taos Aït Si Slimane.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : Nous continuons d’explorer ces phénomènes de crise en essayant de voir les autres aspects et pas seulement ceux économiques. Nous sommes en ligne avec Michela Marzano, qui est philosophe. Quel diagnostic général portez-vous, du point de vue où vous vous situez évidemment par rapport à votre travail philosophique, sur le processus en cours qui a l’air de déborder largement des secteurs purement matériels ou économiques ?

Michela Marzano : effectivement c’est un phénomène de crise qui dépasse largement les seuls domaines économiques dans le sens où moi je dirais que c’est la crise de tout un système, c’est-à-dire la crise au fondée cette tendance que l’on a vue s’alourdir pendant les vingt-trente dernières années. C’est une tendance à la privatisation progressive de l’espace public. Finalement, c’est la crise d’un mécanisme selon lequel on dirait que l’on est en concurrence avec tout le monde. Un processus qui a vu progressivement l’effritement des solidarités des uns et des autres car chacun était censé être en guerre contre tout le monde. C’était au fond un modèle de l’excellence, on continue encore aujourd’hui à parler de l’excellence, mais dans cette excellence, tous ceux qui n’étaient pas capables d’arriver au fond à prendre la place des autres étaient considérés comme des ratés. Donc, il y avait au fond un modèle extrêmement pyramidal de la société dans lequel seulement certains individus étaient considérés comme capables de réussir leur propre vie.

Antoine Mercier : Pour bien comprendre ce que vous dites, en considérant sans doute que nous sommes vers la fin de ce système, est-ce que vous pouvez nous dire à partir de quand vous le faites démarrer ? Comment est-ce que ce système finalement s’est mis en place ? Pour quelles raisons philosophiques notamment ou de conception du monde ou de l’homme ?

Michela Marzano : Moi, je dirais que cela commence autour des années 80, au moins la mise en place du point du vue philosophique d’une concurrence acharnée. Il ne s’agit pas évidemment d’analyser tous les systèmes capitalistes ni toutes les structures du marché ou du privé. En revanche, partir des années 80, il y a un véritable logique qui s’est mise en place selon laquelle il y a effectivement cette idée que pour réussir sa propre vie il faut s’impliquer à fond dans son propre travail et que ce n’est que par la réussite dans le domaine professionnel que l’on pouvait montrer aussi avoir réussi sa propre vie. Donc, il y a une sorte de télescopage entre les domaines de la vie professionnel et les domaines de la vie privé, tout devant passer par cette sorte de réussite au niveau professionnel. Et à l’intérieur de cette réussite était la question de démontrer être des leaders, d’être celui qui n’avait pas froid aux yeux, capable de ne pas regarder dans les yeux ceux avec qui l’on travaillait et capable aussi d’écraser. D’un point de vue philosophique, ça s’appelle le modèle du volontarisme dans le sens où indépendamment des contraintes de la réalité, il suffisait de vouloir pour pouvoir. Donc, il y avait cette idée d’un volontarisme poussé jusqu’au bout, il fallait pouvoir s’imposer, imposer sa propre volonté et ses propres choix indépendamment de la réalité car au fond la réalité ne pouvait que suivre. Or, ce que l’on voit aujourd’hui, avec la crise, c’est les masques qui tombent. C’est-à-dire la réalité qui réapparaît. La réalité qui fait à nouveau surface et qui montre les limites de ce volontarisme. Au fond, ce n’est pas vrai qu’il suffit de vouloir pour pouvoir car la réalité en tant que telle est caractérisée par des contraintes, par le fait qu’il y a parfois des obstacles et que les obstacles doivent être pris en compte. Donc, cette sorte d’idéologie d’un individu abstrait, caractérisé uniquement d’une part par sa propre rationalité et d’autre part sa volonté, c’est un peu le modèle de l’individu qui est en crise aujourd’hui.

Antoine Mercier : Vous, vous dites volontarisme pour les individus et en même temps il y avait un sentiment d’impuissance relativement, disons, à ce qui se passait collectivement, au niveau collectif, les événements du monde. C’est assez paradoxal.

Michela Marzano : Oui, en même temps, cette impuissance était mise entre parenthèses. Il y avait en fait un discours idéologique qui faisait que chacun était poussé à croire qu’il fallait vouloir pour obtenir un certain nombre de choses, du coup l’échec était vécu comme étant uniquement un échec personnel, on sentait ceux qui n’arrivaient pas à imposer leur propre volonté étaient quelque part coupables. À côté de ce volontarisme, on a vu s’affirmer aussi une sorte de culpabilisation des uns et des autres, c’est-à-dire tous ceux qui n’arrivaient pas, eux, à pouvoir s’imposer. En même temps aussi, on a vu émerger une sorte de clivage entre les gens, ceux qui étaient capables de s’imposer et ceux qui subissaient la réalité, comme s’il y avait deux modèles d’hommes au fond différents.

Antoine Mercier : C’était ce que l’on appelait la classe supérieure, celle qui était mondialisée qui pouvait effectivement…

Michela Marzano :... Cette classe d’une part et puis les individus normaux. D’ailleurs c’était intéressant parce qu’encore il y a quelques mois, Madame Parizot avait été interviewée par rapport au salaire des grands patrons, et elle avait répondu en disant que c’était normal, archi normal et que l’on ne pouvait pas comparer un certain nombre de talents exceptionnels avec, elle avait ajouté, des millions français qui sont à des étapes différentes de leur carrière. Donc, il y avait effectivement un véritable clivage entre un petit nombre de talents exceptionnels puis tous les autres qui au fond, entre guillemets, étaient des ratés.

Antoine Mercier : On peut parler aussi de la Rolex d’un certain publicitaire. J’essaye de m’intéresser dans cette émission, dans cette série, aux symptômes concrets de cette crise. Vous en avez cité un tout à l’heure, c’est, si j’ai bien compris, l’effacement de la frontière entre le privé et le public, peut-être que vous vous en voyez d’autres des symptômes de cette crise qui toucheraient le concret des choses.

Michela Marzano : Je dirais que les autres symptômes c’est le sentiment d’impuissance généralisé parce qu’après avoir pendant des années cru que ceux qui n’arrivaient pas ils n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes, aujourd’hui on vient de se rendre compte que les choses sont beaucoup plus compliquées, qu’effectivement il y a un contexte qui est difficile et donc on se sent aussi impuissant parce qu’après avoir cru que la volonté suffisait on se demande maintenant comment il faut faire pour dépasser cette situation. Donc, c’est une situation généralisée d’impuissance, d’autre part une forme de désespoir, puis une crise de confiance aussi. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de confiance dans le sens où l’on ne sait plus à qui l’on peut faire confiance. Et cette crise de confiance est lourde, profonde. D’ailleurs, c’est extrêmement difficile de croire que l’on peut dépasser cette crise de confiance parce qu’on le décide.

Antoine Mercier : On va parler tout à l’heure de la transition, des moyens d’en sortir mais encore un mot sur la manière dont cette crise est perçue par l’ensemble des citoyens et notamment par les dirigeants et par les médias. Est-ce que vous avez l’impression que l’événement tel que vous le décrivez est perçu à sa juste valeur ? Parfois on a l’impression que, « bah dans deux ans cela va reprendre, la relance, la reprise… », comme si tout devait repartir comme avant. C’est encore le sentiment que l’on a aujourd’hui, qui est diffusé aujourd’hui, est-ce que cela vous paraît être un sentiment totalement déconnecté de la réalité ou au contraire peut-être après tout la machine peut repartir comme avant ?

Michela Marzano : Mon espoir c’est que cela puisse permettre de repenser non seulement un certain nombre de questions économiques mais aussi un certain nombre de question concernant l’être au monde de chacun de nous. Moi, j’espère vraiment que cela sera l’occasion pour repenser l’humain et pas seulement l’économique. Cela dit, c’est vrai qu’un certain nombre de gens, pas la totalité, croient qu’il ne s’agit que d’une crise conjoncturelle, qu’il suffit de prendre de bonnes mesures pour que la machine reparte, comme s’il y avait un problème au niveau du logiciel, c’est comme si, face à cette crise, on ne pouvait qu’essayer de la comprendre à partir de l’ancien logiciel qui était lié à la concurrence, au libre marché, à la dérégulation. D’ailleurs, ce qui est intéressant, même là-haut où l’on a des discours qui visent à montrer la nécessité d’un changement, notamment au niveau économique, encore une fois le fameux discours de Toulon qui a été repris, la nécessité de moraliser le capitalisme, ça suffit…

Antoine Mercier : Cette phrase que vous dites, « moraliser le capitalisme », tous les jours on entend dire qu’il faut moraliser, pour vous c’est une quadrature du cercle, c’est une impossibilité théorique ?

Michela Marzano : Je suis très perplexe face à des discours qui viennent des gens qui ont soutenus le contraire jusqu’à encore il y a six mois. Donc, il y a aussi une certaine cohérence qui montre aussi après d’être crédible d’autant plus que ceux qui parlent et invoquent cette importance de moraliser le capitalisme, en même temps, continuent à prôner un certain nombre de réformes qui ne vont pas du tout dans ce sens-là. Parce que même si l’on parle de cette nécessité de moraliser, moi cela me fait un peu rire l’expression « moraliser le capitalisme », parce que l’on veut mettre des valeurs partout, le capitalisme d’une part avec un certain nombre de réformes qui concernent l’école, la recherche, les hôpitaux on voit bien que l’on continue à aller dans la direction de la privatisation de l’espace public, on voit bien qu’il y a un problème, c’est comme si l’on ne se rendait pas compte que cette crise n’était pas uniquement économique mais également idéologique.

Antoine Mercier : Alors, crise idéologique, vous avez prononcé le mot, quand on abandonne un système, quand un système s’effondre, admettons, prenant l’idée que c’est effectivement ce à quoi on assiste, cela ne se reconstitue pas spontanément. Vous avez parlé de choses très profondes, comme le changement d’être au monde, renouvellement des solidarités, reconquête de l’espace public etc., tout cela comment ça va resurgir ? On a l’impression que cela ne va pas se faire aussi facilement sans qu’il n’y ait aussi des conséquences aussi économiques, peut-être dramatiques de cette crise.

Michela Marzano : C’est sûr que c’est extrêmement difficile. Il ne suffit pas d’invoquer la nécessaire solidarité ou le fait qu’il faille repenser l’être au monde des individus pour que cela arrive. La question est qu’à partir de cette crise essayer de comprendre tous les éléments qu’il y a derrière et ensuite repenser un peu les fondamentaux mais pas uniquement en disant il faut moraliser le capitalisme mais en essayant vraiment de comprendre qu’elles ont été les valeurs qui ont été promues pendant longtemps, cette question du volontarisme, l’individualisme, repenser tout ce qui a amené à la situation actuelle, déconstruire un certain nombre de discours puis ensuite essayer de repenser à nouveau l’humain. Ce n’est pas quelque chose qui se fait tout de suite, d’où l’importance de l’éducation, la recherche, la formation pour faire en sorte que dans cinquante ans on puisse se retrouver dans un système différent.

Antoine Mercier : Est-ce que, parce que l’ultralibéralisme avait tout de même le mérite, comme tous les systèmes idéologiques, de promettre un avenir toujours plus radieux, là, on peut imaginer un système de redéfinition de repenser l’humain et que tout d’un coup l’aventure humaine s’arrête ? Est-ce qu’on n’est pas obligé de retrouver une dynamique de progression ?

Michela Marzano : Quand je dis repenser l’humain, il ne s’agit pas non plus de prendre le libéralisme et de le mettre à la poubelle, loin de là. Le problème c’est surtout les dérives d’un certain libéralisme. Je pense qu’il est difficile de mettre en pièces le système libéral, parce que dans le système libéral il y a la notion de liberté qui est fondamentale, la question c’est de pouvoir essayer de trouver une nouvelle balance entre liberté et égalité parce que le problème c’est quand il n’y a qu’un seul terme qui prend le dessus sur l’autre, quand on parle que de liberté et que l’on considère que l’égalité est moins importante, c’est la fin. La question est donc d’essayer de repenser les rapports entre la liberté et l’égalité avec effectivement la question des solidarités pour effectivement envisager un monde meilleur, il ne s’agit pas du tout d’envisager un avenir catastrophique. Moi, je ne suis pas du tout dans le catastrophisme, je pense qu’il y a beaucoup de ressources chez l’être humain et que là, il s’agit juste de repenser un certain nombre de mécanismes et d’effets et de pouvoir après remonter le mécanisme.

Antoine Mercier : Michela Marzano, on essaye aussi d’être concrets par rapport à la perspective de sortie de crise, est-ce que vous avez le sentiment que ce que vous dites là, repenser le système globalement, va pouvoir se faire par les voies traditionnelles de la politique, par exemple, ou des institutions, ou bien que cela passera par un changement de comportements individuels et dans ce cas-là qu’est-ce que vous avez comme début de propositions pour changer nos comportements ?

Michela Marzano : Il y a l’individuel et il y a le collectif, je pense que pour changer la situation on a besoin des deux. On a besoin aussi que cette réflexion remonte un peu en haut de l’échelle et pour pourvoir changer les comportements il faut passer par une compréhension de ce qui s’est passé, donc il faut du temps. Et je pense que l’élément du temps, c’est quelque chose qui a été oublié. D’ailleurs, vouloir, très vite, résoudre les problèmes, signifie au fond rester à l’intérieur de l’impasse du système précédent. Dans le système on était dans le culte de l’urgence. Il fallait faire toujours plus vite, là encore le discours de Christine Lagarde « On a suffisamment perdu de temps » et en même temps, « Ce n’est plus le moment de penser il faut agir », justement moi, je pense que c’est le moment de réfléchir avant d’agir. Donc, prendre du temps, de la distance, du recul, essayer vraiment de réfléchir à ce qui s’est passé et puis retrouver, pour pouvoir changer d’attitude, au fond de soi ce qui compte réellement. Parce que si les discours qui nous ont entourés pendant vingt, trente ans, ont été des discours qui valorisaient la performance, ce n’est pas facile du jour au lendemain de considérer que peut-être la performance n’est pas la première valeur de la vie et que peut-être il est plus important de savoir être au-delà de savoir-faire. Donc, tout cela passe par une prise de temps, prise de distance et par une réflexion qui demande de s’interroger sur le pourquoi et pas seulement sur le comment. Parce que là encore, un des discours ambiant, c’est de toujours trouver des comment, donc quelque part des recettes faciles à suivre plutôt que de focaliser sur le pourquoi et finalement le pourquoi renvoi à la quête du sens et c’est là, je pense, que les philosophes ont quelque chose à dire.

Antoine Mercier : Alors, retrouver les pourquoi, ça, cela prend du temps, réapprendre l’attente, parce que c’est vrai que dans nos sociétés on a l’impression que tout doit être immédiat, et puis peut-être aussi savoir vivre avec les problèmes sans forcément une solution immédiate, ça, c’est déjà une première règle de conduite, c’est-à-dire arriver à dire qu’il n’y a pas forcément de solution immédiate.

Michela Marzano : Oui, je pense que c’est important.

Antoine Mercier : C’est le temps de la réflexion.

Michela Marzano : Oui c’est important de savoir qu’il n’y a pas de solutions immédiates, définitives. Quand on peut réfléchir à quelque chose qui peut aider, d’ailleurs on a besoin d’un certain nombre de mesures concrètes pour éviter que la crise ne devienne plus grande, donc des mesures économiques mais au-delà des mesures concrètes dans l’immédiat, on a besoin aussi de prendre du temps pour que l’on puisse trouver une façon de sortir sur le long terme. Il faut réintroduire la notion du long terme après avoir systématiquement et uniquement insisté sur le court terme.

Antoine Mercier : Ça passe aussi par des exercices quotidiens, tous les jours se dire : là, j’attends, là je laisse une place vide…

Michela Marzano : Oui, c’est la question aussi de la surprise, savoir prendre du temps, de la distance signifie aussi lâcher prise à un certain moment et de toute façon se rendre compte que ce n’est pas en voulant arracher les choses que l’on va vraiment obtenir un certain nombre de résultats, parfois c’est quand on attend moins quelque chose que ces choses vont arriver, on le dit souvent par rapport à l’amour, c’est quand on arrête de le chercher que l’on tombe amoureux. Il y a beaucoup de situations dans la vie où c’est vrai. C’est quand on arrête d’absolument vouloir obtenir quelque chose qu’après on trouve parce que l’on se détourne du simple problème qu’il y a et on trouve des solutions différentes.

Antoine Mercier : Voilà, je crois que c’est une belle conclusion, optimiste en tout cas. Dernière question quand même, est-ce que vous, vous avez l’impression, dans votre entourage, que ce que vous dites là est partagé par plus de gens que l’on imagine ?

Michela Marzano : Oui, je pense que c’est partagé par beaucoup plus de personnes que ce que l’on dit, même si dans mon entourage en ce moment c’est assez difficile parce que, comme vous savez, moi je suis dans la recherche et je ne peux pas dire qu’en ce moment cela soit extrêmement facile de continuer à prendre du temps, de la distance vis-à-vis d’un certain nombre des mesures qui demandent encore une fois des résultats à court terme.

Antoine Mercier : Écoutez, merci beaucoup…

Michela Marzano : Merci à vous.

Antoine Mercier : Je pense que tout cela nous permettra d’alimenter notre réflexion. Merci d’avoir accepté cette invitation.



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