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D’autres regards sur la crise, avec André Orléan

Entretien, vendredi 3 avril 2009, d’Antoine Mercier avec André Orléan, diplômé de Polytechnique et de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae). Co-responsable du Master « Économie des Institutions » (EHESS), il appartient au Conseil Scientifique de l’Autorité des Marchés Financiers magistrat et vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Transcription faite par Taos Aït Si Slimane.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues. Il vous suffit d’écrire à tinhinane[at]gmail[point]com

Antoine Mercier : André Orléan, votre regard sur la crise, votre diagnostic en tant que spécialiste notamment de la finance, n’est finalement pas très éloigné des idées qui ont été émises, à ce micro, dans cette série « D’autres regards sur la crise », par les philosophes, les psychanalystes, la modernité souffrirait d’avoir perdu une capacité d’être en relation avec une altérité, avec autre chose qu’elle-même, et ce qui est frappant, c’est que ce constat de manque d’autonomie est particulièrement pertinent pour analyser le monde de la finance.

André Orléan : Oui en effet, parce que pour le comprendre, il faut comprendre que les conditions de l’évaluation financière, la manière dont les financiers regardent le monde est quelque chose qui est très, très fortement unifiée et dans un système social, disons dans les systèmes sociaux antérieurs, il y avait, à côté de la puissance financière, une puissance industrielle, une puissance politique, une puissance salariale. On était dans des systèmes sociaux complexes, avec des rapports de pouvoir très complexes, et aujourd’hui, il est vrai que la tendance est à une homogénéisation, à une unification plus grande avec, au centre du système, la finance, l’évaluation financière, les droits financiers. Toute notre vie aujourd’hui, est plus ou moins liée, on le voit bien, à ces questions financières et donc ça modifie profondément le système. Et ça le modifie en ceci qu’il n’a plus vraiment de contre-pouvoir qui lui fait face, cela pose d’ailleurs la question qui est à l’ordre du jour du G20, comment est-ce que l’on peut réguler la finance dès lors que pour dire qu’il y ait régulation, il faut qu’il y ait un contre-pouvoir qui ait lui-même son projet, ses anticipations, ses intérêts, alors qu’aujourd’hui, de plus en plus, le régulateur, en l’occurrence l’État, a fait siens les intérêts dérégulés ? Donc, il y a là une question tout à fait problématique.

Antoine Mercier : Comment expliquer que ces dirigeants du G20, qui sont pleins de bonnes intentions, vous dites, qui sont de connivence avec le système, qui raisonnent comme le système, qu’ils veulent eux-mêmes, prétendent eux-mêmes réformer, et que c’est cela le problème ?

André Orléan : Absolument. Il ne faut pas voir cela comme une espèce de manipulation diabolique des esprits, on ressent tous, les effets des valeurs qui nous entourent des valeurs sociales, c’est ce contexte et cette culture sociale qui portent ces idées. Il est clair qu’aujourd’hui ces idées sont autour de cette vision financiarisée du monde et que c’est très difficile, on l’a vu au G20, de penser autrement que par rapport aux critères de la finance.

Antoine Mercier : Mais quand Nicolas Sarkozy dit « je vais réformer le capitalisme », vous n’y croyez pas parce que lui-même serait dans ce système presque malgré lui, c’est cela que vous dites ?

André Orléan : Absolument. Il a une certaine idée quand il dit…

Antoine Mercier : Il n’a pas d’autonomie relativement à cela.

André Orléan : Il n’a pas d’autonomie, oui, parce que comment naît cette autonomie d’ordinaire ? D’abord, souvent dans la douleur parce que toutes les sociétés sont un peu dans cet état où il y a des valeurs sociales qui, à un moment, dominent. Donc, elles naissent comment ? Elles naissent d’abord de projets intellectuels et de projets sociaux. Il faut que les projets intellectuels et les projets des groupes sociaux convergent. Aujourd’hui, il n’existe pas effectivement de contre-modèle. Le G20 quand il imagine le futur nous remet ce que nous avons connu, exactement le même système financier, mais en le régulant beaucoup plus. Alors on peut en être heureux, plus de régulation, forcément ça ne peut apporter que des bonnes choses, mais fondamentalement le système lui-même n’a pas changé. Je poserais juste cette question : il ne faut pas avoir dans l’idée que le système précédent, celui qui a conduit à la crise, était totalement dérégulé, ce serait une erreur. Effectivement, il y avait des zones de dérégulation, mais il y avait beaucoup d’acteurs qui étaient régulés dès l’époque, les banques en particulier subissaient beaucoup de régulation. Donc, la question qui se pose par rapport au passé, ce n’est pas simplement la crise de la dérégulation, c’est aussi la crise d’une certaine régulation qui n’a pas réussi à fonctionner, qui a été contournée, car l’expérience que nous avons de la crise antérieure à 2007, de 2007-2008, c’est justement cette possibilité qu’ont eue les agents financiers de contourner les règles.

Antoine Mercier : Et il n’y a pas de raison que cela ne continue pas ?

André Orléan : Absolument. Pourquoi est-ce qu’ils contournaient les règles ? Parce que les régulateurs étaient essentiellement d’accord avec eux sur leur vision du monde et sur leurs intérêts. C’est important à comprendre. Ils n’étaient pas foncièrement, comme on le disait tout à l’heure, diaboliques, simplement ils pensaient faire le bonheur des gens parce qu’ils croyaient qu’en effet, laisser la liberté d’évaluation des capitaux était quelque chose de tout à fait positif. Donc, c’est comme ça que cela se passe et je ne vois pas aujourd’hui ce qui peut nous rendre optimistes quant à la possibilité d’une régulation sérieuse, c’est-à-dire une régulation qui aurait des objectifs et qui effectivement pourrait à un certain moment dire « halte à la finance ! ». C’est cela que je ne vois pas.

Antoine Mercier : On le voit par exemple par rapport à la rémunération, on peut prendre un exemple très concret, la rémunération des grands patrons. Il y a une loi, mais qui n’est valable que pour un an, et on voit bien qu’au bout d’un moment c’est simplement une exception qu’on fait au système et non pas une véritable réglementation. C’est un exemple.

André Orléan : Tout à fait, c’est tout à fait cet exemple qu’on peut prendre. N’oublions pas à propos de ce système qui est en crise qu’il y avait des régulateurs, il y avait des présidents de banques centrales, ils n’étaient pas aveugles, simplement ils ont fait des diagnostics en fonction de leurs sentiments, ce n’était pas de la manipulation. Le type d’erreurs qu’ils ont faites, ils peuvent tout à fait les refaire demain.

Antoine Mercier : Est-ce que vous diriez disons de façon Bourdivine, qu’ils sont pris dans un champ d’intérêts financiers ?

André Orléan : Oui, bien sûr, appelons ça un champ si vous voulez. Enfin c’est une réalité sociale évidente qu’il y a des intérêts financiers et qu’il existe une représentation du monde qui lui est associée, qui la légitime. On pense qu’en procédant ainsi, la finance est plus efficiente, etc. En effet, c’est toute une conception du monde qui est ici présente, et c’est vrai qu’on a peu d’alternatives à cette conception. Comme vous le disiez, cette conception s’est étendue de manière extrêmement massive. Le point qui peut l’illustrer c’est la question du rapport entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier, pour prendre des concepts comme ça un peu grossiers. D’ordinaire, l’industrie, le capitalisme industriel, les entreprises, les grandes entreprises, avaient une forte autonomie dans leur processus de création d’entreprise, dans leurs perspectives même industrielles, il y avait un ethos industriel particulier qui était lié à une propriété du capital dans certaines familles, etc., D’ailleurs, il était plus puissant, au moins aussi puissant, que la finance. Aujourd’hui, le point assez intéressant, c’est de montrer que justement, là non plus, le capitalisme industriel s’est complètement subordonné au capitalisme dit financier, surtout à travers ce qu’on appelle « la valeur actionnariale » que vos auditeurs connaissent, c’est-à-dire l’idée que ce qui compte pour une entreprise, c’est de maximiser son cours de Bourse. On voit dans cet exemple, comment ce qui était une hétérogénéité avant, est devenu beaucoup plus homogène et donc croît beaucoup plus rapidement d’une certaine manière.

Antoine Mercier : C’est un bon exemple, mais quand même, la voiture, vous disiez il faut changer les freins, la boîte de vitesse etc., etc. et l’on ne se pose pas la question de changer de voiture. Mais cette autre voiture, en quelques mots, qu’est-ce que cela pourrait être ?

André Orléan : Il me semble que ce qui est en cause, ce que je voulais dire par là, ce qui ne change rien dans tout ce système, c’est l’idée que le mécanisme financier lui-même, à la base, est le bon système pour allouer le financement. Donc, ce à quoi il faudrait réfléchir, c’est effectivement jusqu’où est-ce que les marchés financiers sont le bon système pour permettre cela. Et mon idée, en effet, ça rejoint beaucoup cette question de l’autonomie, c’est que je crois qu’il faut créer des cloisonnements, il faut créer des différenciations dans le système. Ce qui cause la crise, c’est que tout est interconnecté et s’homogénéise extrêmement vite. Donc, tous les acteurs, du monde entier, répondent de la même manière en même temps. Alors, quand ça fait mal, ça fait très, très mal. Il faut donc revenir à des différenciations.

Antoine Mercier : Et on va reparler de comment faire pour recréer ces différenciations, avec vous André Orléan, dans notre conversation, dans un petits instants, sur notre internet. Un entretien qui va être disponible dans le milieu de l’après-midi.

[Suite]

Antoine Mercier : On se retrouve avec André Orléan, pour cette conversation prolongée sur la crise. On vous a entendu tout à l’heure à l’antenne commenter notamment les résultats du G20, évoquer cette question centrale, pour vous, dans l’analyse que vous faites de la crise, de cette notion d’autonomie, ou plutôt de perte d’autonomie des différents secteurs notamment dans l’économie. Je vous reposerai donc, pour que tout soit bien posé sur la table au départ, la question, que l’on se pose tous et sur laquelle on réfléchit dans cette série notamment, du diagnostic. Quel diagnostic on peut porter, vous portez sur ce qui est en train de se produire ?

André Orléan : Mon diagnostic part de la question financière, c’est de là évidemment qu’est venue la crise. À mon sens, ce qui est en cause, c’est le mécanisme financier lui-même. C’est quelque chose qui a l’air très simple à dire mais au fond ce diagnostic même me semble minoritaire. À mon sens, ce qui est en cause, c’est que les marchés financiers ne fonctionnent pas tel que fonctionnent les marchés de biens. Ils fonctionnent à l’excès, ils ont une tendance à avoir les prix qui augmentent de manière très élevée ou au contraire qui baissent très fortement, comme en ce moment, les prix sont très, très bas.

Antoine Mercier : Pourquoi cette caractéristique ?

André Orléan : Parce que normalement, la théorie économique nous dit que les marchés s’auto-régulent. Ça veut dire quoi que les marchés s’auto-régulent ? Cela veut dire que lorsque les prix dérivent, il y a des contre-forces qui ramènent les prix à leur niveau. Donc, sur un marché de biens, quand le prix augmente la demande baisse et l’offre augmente ce qui fait que le prix revient à son niveau et c’est cela qui fait que les marchés sont régulés, c’est pour cela que l’on aime bien la concurrence. Or, il se trouve que la concurrence financière fonctionne à l’inverse, quand les prix augmentent les gens achètent plus de titres dont les prix augmentent. Pour une raison très simple, c’est que quand un actif voit son prix augmenter cela veut dire qu’il fait du rendement, puisqu’une partie du rendement, c’est la différence de prix. Quand l’immobilier augmentait, les propriétaires de logement gagnaient de l’argent, avaient leur richesse qui augmentait. Donc, cela ça attire des investisseurs extérieurs qui viennent sur le marché. Quand le prix augmente, la demande augmente. Ce mécanisme tout simple nous montre qu’il y a une instabilité très profonde. Ça me semble être le cœur de la question financière.

Antoine Mercier : En vous écoutant, j’avais l’idée que dans un marché de biens, on achète quelque chose de matériel tandis que là, on achète un espoir, une anticipation de gain, et c’est ce qui fait que la régulation ne peut pas se produire parce que précisément c’est un marché des anticipations qui…

André Orléan : Oui, absolument, c’est vrai mais cela ne change rien au point que j’ai indiqué. En effet, c’est un marché des anticipations mais on aurait pu penser que le mécanisme soit stabilisé…

Antoine Mercier : Par exemple, si cela monte trop, les gens vont dire que cela monte trop haut, c’est cela qui ne se passe pas ?

André Orléan : C’est ça qui ne se passe pas justement. Il y a une vision simpliste des partisans de ce que l’on appelle l’efficience des marchés, ceux qui pensent qu’en effet les marchés sont de bons systèmes d’allocation du capital, ils pensent que quand les prix augmentent, on va acheter moins parce que c’est plus cher, comme pour les chaises et les tables, au contraire, quand le prix est bas eh bien on va acheter fortement parce que le prix est bas. Aujourd’hui, le prix est très, très bas, tout le monde, toutes les analyses théoriques et empiriques disent que les prix sont très bas, même par rapport aux vraies valeurs telles que l’on peut les imaginer, et comme vous le notez, il n’y a personne qui achète. Pourquoi ? Parce que vous n’achetez pas en fonction d’une valeur qui est là ou pas mais en fonction de comment le marché va fonctionner. Comme nous sommes dans un mouvement baissier personne ne veut acheter parce que tout le monde anticipe que la chute va continuer. Tant qu’il n’y a pas un prix plancher qui se forme, la chute peut être très, très forte et en général c’est ce qui se passe dans notre situation, comme dans d’autres, c’est un acteur extérieur à la finance qui permet que cela s’arrête parce que les financiers, eux, sont pris par ça, c’est l’autorité publique. Donc, mon diagnostic, c’est qu’il y a quelque chose d’instable au cœur de la finance elle-même, du mécanisme financier…

Antoine Mercier : Intrinsèque.

André Orléan : Intrinsèque. Aujourd’hui, j’entends très peu ce diagnostic qui me paraît pourtant complètement évident. On met tout sur l’opacité des produits structurés, de la dérégulation, etc.

Antoine Mercier : Ce n’est pas un problème de manque de régulation.

André Orléan : Tout cela a pu jouer mais ce n’est pas ça le cœur. Avant, il n’y avait pas de produits structurés, il y a toujours eu des crises financières, il faut quand même se poser le problème, ce n’est pas la première crise financière que connaît le capitalisme. On n’en a constamment, elles arrivent constamment, il faut donc arriver à comprendre que c’est quelque chose qui est intrinsèque. C’est une instabilité qui est propre à la finance elle-même.

Antoine Mercier : Alors, ça effectivement cela me paraît très clair et c’est bien de le poser. Pourquoi est-ce que ce marché de la finance ne fonctionne pas comme les autres ? On voit bien que ce que vous dites est vrai mais pour quelles raisons ?

André Orléan : Parce que, c’est un peu ce que vous disiez, si l’on vient aux questions de fond, c’est que pour les marchés, les vrais marchés, les marchés de biens, les acteurs ont quelque chose qui est objectif devant eux, une qualité de produit. Et cette qualité de produit ne bouge pas quand eux achètent ou vendent. On comprend bien qu’il y a une espèce d’ancre objectif sur un marché, un vrai marché, parce qu’il y a des vrais biens. Sur un marché financier, c’est ce que vous disiez, comme la qualité du produit, c’est sa rentabilité et que sa rentabilité c’est un pari sur le futur, alors il se peut que quand vous achetiez ce produit vous en modifiez la valeur, vous le rendez en quelque sorte plus valorisant que quand vous l’avez acheté, pour aller vite. Donc, on a ce type de processus qui fait qu’en raison d’un marché de promesses, on a ce caractère instable.

Antoine Mercier : Ça, c’est un peu le virtuel, est-ce que ça, c’est quelque chose qui est totalement inédit dans les autres sphères de l’économie ? Ça ne s’est jamais produit comme ça ? Pour la finance aujourd’hui, est-ce que ce cas de figure est vraiment spécifique au développement actuel de la finance ou est-ce qu’on l’a déjà vu par ailleurs ? Parce que l’on vu déjà des bulles financières sur des bulles concrètes.

André Orléan : Oui, on a vu constamment des bulles financières. On passe d’une bulle financière à une autre, la dernière en date était la bulle internet, ensuite on a eu une bulle sur les marchés asiatiques en 1997, etc. il y a eu le krach de 87. Donc, ces marchés financiers qui fonctionnent à l’excès, c’est une observation que l’on n’arrête pas de faire, qui est très, très présente, c’est quelque chose de très profond. C’est pour cela que l’on ne peut pas renvoyer à des contingences historiques présentes l’explication de la crise parce qu’on écrit des livres dessus, c’est de l’histoire, il s’en passe à peu près tous les cinq ou dix ans. Ce qui est différent, c’est qu’elles ne sont pas toutes de même ampleur. Il y a une nouveauté, ici, dans notre cas, c’est son ampleur. D’ordinaire, les crises ne conduisent pas à des dévastations planétaires. Pour penser son ampleur, cela nous ramène à la question de l’homogénéisation et de l’autonomie. Aujourd’hui, la finance est mondialisée et est extrêmement interconnectée, ce qui fait que les forces extérieures à elle deviennent très rares. Tous les acteurs ont été plus ou moins pris…

Antoine Mercier : Absorbés.

André Orléan : Absorbés dans le mécanisme financier.

Antoine Mercier : Y compris peut-être les individus finalement. On place sa retraite, sa… on est absorbé dans le tourbillon…

André Orléan : Absolument. Heureusement pour certains pays, comme le nôtre, nous n’avons pas de fonds de pension mais pour ceux qui ont des fonds de pension la retraite est directement liée, toute la vie, l’épargne, etc. Donc, on est dans cette situation d’interconnexion généralisée et c’est cela qui fait le paradoxe de cette crise. Au fond le choc initial est tout petit, les « subprimes » dont on parle, ces crédits immobiliers aux agents risqués, c’est tout petit. Le choc initial, c’est de l’ordre de cinquante à cent milliards et on arrive à la fin aujourd’hui avec la baisse de richesse de cinquante trillion de dollars…

Antoine Mercier : On ne sait même pas ce que cela veut dire.

André Orléan : Cinquante mille milliards de dollars…

Antoine Mercier : Cinquante mille milliards de dollars, c’est ce qui a disparu ? c’est ce que vous dites ?

André Orléan : C’est la baisse de tous les marchés d’actions, d’obligations et de crédits…

Antoine Mercier : Est-ce que cela change quelque chose que cela ait disparu ?

André Orléan : Ah oui. C’est ce que l’on appelle la crise parce que les acteurs se trouvent moins riches et donc consomment moins par exemple…

Antoine Mercier : Ce n’est pas uniquement virtuel donc.

André Orléan : Ce n’est pas uniquement virtuel. Peut-être que l’on peut dire quelque chose sur cette notion de virtuel, parce que c’est une question qui revient souvent. Évidemment, il y a quelque chose de virtuel mais toutes nos valeurs sont virtuelles. Il y a l’idée que la valeur financière serait plus virtuelle que les autres mais toutes nos valeurs ont toujours été virtuelles, les valeurs sont des croyances, les acteurs jouent aux croyances. Les valeurs financières sont virtuelles mais comme chacun y croit et que c’est comme cela que nous procédons et je vous prête de l’argent seulement si les valeurs financières sont élevées alors cette virtualité devient réelle parce que c’est la règle de notre jeu.

Antoine Mercier : Là, ce que vous dites est intéressant parce qu’on voit bien que la finance est dans le monde de la valeur, ce qui n’est pas forcément le cas d’un bien ou de quelque chose de matériel qui est peut-être de l’ordre de l’usage simplement, qui n’est pas forcément une valeur au sens abstrait du terme. Est-ce que l’on peut dire que les valeurs qui étaient avant des valeurs placées dans les ( ?) par exemple se sont transplantées de façon indue dans cette pseudo-virtualité de la finance ?

André Orléan : Oui, je pense quelque chose de cet ordre-là. La financiarisation de nos économies correspond en effet très profondément à une modification des valeurs collectives, sociales. Elles ne se sont peut-être pas reflétées directement dans les valeurs financières. Ce qui me paraît très fort par exemple aujourd’hui, c’est le dépérissement des États. On parlait tout à l’heure de la question de la régulation, je crois qu’elle est centrale justement parce que les États n’ont plus de pouvoir, il y a eu dépérissement des États. Le dépérissement des États correspond précisément à ces transformations de la valeur. Les valeurs collectives sont de moins en moins identifiées à des territoires et à des États qui les protégeraient et à des projets nationaux. Je dirais qu’au fond, la valeur fondamentale est dans le rapport au bien et aux marchandises. Nous projetons, pour schématiser, là où nous trouvons de la valeur, ce qui nous motive, ce que nous cherchons, la source de notre bonheur, notre avenir, nous le voyons à travers le rapport aux objets, aux marchandises que cela soit la santé, etc.

Antoine Mercier : La protection aussi.

André Orléan : C’est ça. Non, il y a quelque chose qui s’appelle la protection sociale qui ne se passe du tout comme ça…

Antoine Mercier : Oui, c’est autrement. Ça, c’est l’individualisme, on peut dire.

André Orléan : La valeur est liée maintenant, je crois dans l’inconscient collectif, à des économies développées aux objets. On projette sur eux et c’est d’eux dont on attend les solutions : ne plus vieillir, communiquer avec les autres, etc. Or, qui produit ces valeurs ? Ce sont les entreprises. Donc, le grand dépérissement, je dirais, des valeurs sociales du côté de l’État provient de cette transformation du fait que l’on ne voit plus très bien ce que produit l’État.

Antoine Mercier : On dit qu’il n’y a plus de perspectives, plus de projets nationaux, etc.

André Orléan : Il nous prend nos impôts mais qu’est-ce qu’il fait etc. Pourquoi ? Parce que de plus en plus, pour nous, l’ensemble des valeurs est essentiellement dans les objets et ceux qui les contrôlent et les produisent ce sont les entreprises. Je crois qu’il y a eu une grande…

Antoine Mercier : Une grande transmutation entre des valeurs ? Des valeurs nationales collectives, au sens propre du mot, qui se sont éclatées comme valeurs individualisées ou individualisantes et ces valeurs de l’individu cela ne peut être que de la finance, c’est-à-dire un profit personnel direct…

André Orléan : Non…

Antoine Mercier : Pas forcément ?

André Orléan : Je n’irais pas aussi vite. D’abord, premier point, je dirais que ce sont des valeurs collectives aussi. Évidemment elles ont un contenu fortement individualiste, au sens où c’est notre destin individuel que nous jouons dans la relation à la marchandise, mais n’oubliez pas que pour les citoyens des États c’était la même chose. C’était quand même leurs intérêts individuels qu’ils avaient et qu’ils protégeaient.

Antoine Mercier : Il y a quand même une différence.

André Orléan : Il y a une différence évidemment. Donc, premier point, elles sont, de ce point de vue là, il y a un côté évidemment individuel, mais elles sont collectives parce qu’elles sont partagées. Ce sont des valeurs partagées. Nous sommes tous à peu près d’accord pour penser qu’en effet il faut privilégier, jusqu’à certain point, il y a des critiques etc., mais disons, si l’on schématise les grands mouvements de l’histoire, que nous sommes d’accord pour penser que c’est le monde des objets, le rapport à des objets que nous avons mis avant tout. Et ça, ce sont des valeurs collectives. Et la relation qu’il y a avec des valeurs financières tient au développement du capitalisme financier, de ce que j’indiquais tout-à-l’heure, c’est-à-dire que c’est vrai que d’un seul coup c’est les marchés financiers qui sont devenus les gérants du capital mondial. Et comme je l’indiquais, c’est une chose étrange car d’ordinaire, dans le passé, c’est plutôt le capitalisme industriel ou les capitaux publics qui avaient sa force. Aujourd’hui, les détenteurs du capital ce sont les marchés financiers à travers les grands fonds institutionnels. Donc, on a une transformation très grande de ce point de vue-là. On a d’une part ces grandes entreprises productrices de valeurs à travers leur domination sur les objets et l’expression financière de ce monde, d’ailleurs dans des collectifs, puisque les marchés sont des collectifs, c’est des opinions collectives qui s’y feraient.

Antoine Mercier : Quand même, dites-nous la différence qu’il peut y avoir entre une valeur financière et une valeur d’un projet national.

André Orléan : Je ne crois pas qu’il en y ait tant que ça. Je crois que…

Antoine Mercier : Pas tant que ça mais...

André Orléan : C’est conceptuellement de la même nature.

Antoine Mercier : D’accord, c’est de la même nature mais cela ne se valorise pas de la même façon et c’est cela qui change tout quand même.

André Orléan : Évidemment, évidemment elle se crée. Ce que je voudrais dire c’est que la valeur financière elle-même est issue d’une délibération collective qui est celle du marché.

Antoine Mercier : On le comprend bien.

André Orléan : Et elle exprime un projet. Ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières, c’est là où la différence est grande, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode, je dirais délibératif, collectif, raisonné à la Habermas, quelque chose qui serait dominé où les gens donneraient leurs arguments. Elles se forment de manière financière et on sait que la manière financière, que dans mon jargon j’appelle autoréférentielle, où chacun essaye de savoir ce que les autres pensent, au fond qui est assez proche d’une logique médiatique, cette logique de la création des valeurs financières effectivement est fondamentalement instable. En cela, c’est différent.

Antoine Mercier : Tout à fait, c’est l’instabilité, et le temps ce n’est jamais peut-être que l’existence des personnes, ça c’est de la philosophie, on peut laisser ça de côté, mais je veux dire que ce n’est pas uniquement un facteur quantitatif, c’est aussi un facteur qualitatif, une stabilité.

André Orléan : C’est vrai, mais ce qui est intéressant, - vous avez raison, je suis à fond avec vous – c’est de comprendre que…

Antoine Mercier : Pas diaboliser l’affaire, on est d’accord…

André Orléan : Je comprends bien mais tout mon effort théorique est de montrer précisément que la valeur économique n’est pas extérieure aux valeurs sociales. Toute l’économie s’est constituée, s’est autonomisée, a ses produits comme science en prétendant que la valeur économique était objective, qu’elle était différente des valeurs sociales, il faut revenir en arrière, montrer que ce n’est pas le cas. Les valeurs économiques sont, comme les autres valeurs, produites par des processus stratégiques où il y a beaucoup de d’acteurs qui jouent et projettent dans l’avenir.

Antoine Mercier : On revient au point où l’on est maintenant, pour les quelques minutes qui nous restent, essayer de voir la possibilité d’en sortir. Vous avez très bien expliqué cette finance, comment elle fonctionnait, son instabilité, le fait que de facto elle avait pris le pouvoir sur les autres secteurs et que la crise s’explique en grande partie par la perte d’autonomie des contrepouvoirs à ce pouvoir de la finance. Vous parliez de décloisonnement nécessaire, est-ce que vous pouvez nous dire un petit peu si vous, vous avez un programme pour sortir de la crise ?

André Orléan : Un programme, non. J’ai quelques idées mais c’est des choses qui ne dépendent pas des individus mais des groupes et comment ils se saisissent de ces idées. Mon diagnostic conduit à dire que la question de l’interconnexion est centrale, la question de marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale et qu’il faut revenir à des systèmes cloisonnés dans lesquels les acteurs sont investis dans des projets beaucoup plus locaux, par exemple qu’il y ait des secteurs qui soient beaucoup liés à l’immobilier. Prenons le cas de la crise immobilière, elle s’est diffusée à l’ensemble de la planète financière. Avant, ce n’était pas le cas parce qu’il y avait un secteur qui privilégiait les crédits à l’immobilier donc quand il y avait une crise, elles étaient déjà assez grandes mais, elles étaient des crises du secteur immobilier. Autre forme de cloisonnement, que l’on a connu par le passé, c’est le « Glass-Steagall Act » américain, crée par le « New Deal », qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers. C’est à nouveau un cloisonnement parce que dans ce cas quand il y a une crise financière, elle ne devient pas une crise sur les dépôts. Northern Rock n’aurait pas pu avoir lieu dans ces conditions. Il faut décloisonner pour essayer qu’il y ait une série de projets qui soient hétérogènes et que l’on n’ait pas cette crise qui est fondamentalement une crise de la corrélation. Tout le monde agit simultanément, de la même manière parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs, ont les mêmes réflexes, et pour les prix elles font exactement les mêmes choses. Il faut essayer de resegmenter.

Antoine Mercier : Re-segmenter, est-ce que cela peut se faire par la réglementation ? On a l’impression que c’est un comportement, je dirais qu’il faudrait changer.

André Orléan : Exactement. Et puis c’est des valeurs aussi. Il faut recréer, ré-engendrer des valeurs en chaque acteur. Chaque acteur a par exemple le sens de l’immobilier parce qu’il travaille dans l’immobilier, c’est cela qui l’intéresse et il s’investit dans ce secteur particulier, etc. En effet, ce n’est pas du tout de l’ordre de la réglementation, c’est une transformation…

Antoine Mercier : Mine de rien, vous n’avez pas l’air d’un révolutionnaire mais ce que vous proposez est véritablement révolutionnaire, c’est-à-dire que tout d’un coup vous demandez aux agents de s’investir dans leur propre projet. C’est ça que vous dites.

André Orléan : Je ne leur demande rien mais je dis simplement que c’est comme cela qu’une bonne société financière pourrait fonctionner de manière beaucoup plus correcte. N’oublions pas d’abord un point c’est que le cloisonnement ça marche puisqu’il y a eu du cloisonnement suite à la grande crise des années 30 et pendant 30 ans…

Antoine Mercier : Mais, on vient de parler du G20, est-ce que l’on peut le faire maintenant, ce cloisonnement, par des mesures qui seraient décidées même au niveau mondial comme on a pu le voir à Londres ?

André Orléan : Je ne sais pas comment, le processus de décision est complexe. Je crois en effet que c’est tout à fait possible. C’est un changement radical d’idéologie, de perspective et de construction du monde donc cela ne se fera pas en un jour mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se faire. Il est clair que cela va avoir des coûts. Les coûts immédiats c’est qu’aujourd’hui le capital est totalement flexible, cela a des avantages, s’il y a une source d’innovation quelque part, immédiatement le capital peut s’en saisir et la faire croître avec une très grande rapidité, on a vu que cela a eu des effets positifs, cela ne jouera plus, on interdira cette espèce de flexibilité et donc cela va avoir des coûts mais en même temps cela me semble la seule manière de décorreler le système, de faire que l’on ait plus de crises massives. Je conçois que cela soit un arbitrage très, très compliqué parce que d’un côté vous avez des contraintes immédiates que ressentent les agents et pour la justifier, vous avez la perspective, aujourd’hui on la présente à l’esprit parce que l’on sort d’une crise, mais quand on est dans une période courante ce n’est pas très facile de dire « attention il va y avoir une crise »…

Antoine Mercier : Ça s’oublie.

André Orléan : Oui. C’est un peu comme l’écologie, si vous triez vos détritus, vous voyez bien que c’est compliqué, on vous dit « attention, c’est parce que la terre va se réchauffer peut-être qu’à l’endroit où vous serez il y a un désert », là vous voyez bien comment cela vous ennuie de faire ça, ça vous prend du temps etc.,…

Antoine Mercier : Ça, ça marche quand même, par exemple.

André Orléan : Ça marche, ça prend du temps et ce n’est pas simple.

Antoine Mercier : Pour terminer, quittons les grands dossiers internationaux, le niveau international, puisque nous avons dit que chacun d’entre nous d’une façon ou d’une autre était impliqué dans cette financiarisation et dans ce processus que vous décriviez, est-ce que vous avez des indications à donner, au niveau individuel, de modification de comportement au niveau très individuel, pour vous comme pour moi ou les gens qui nous écoute ? Vous voyez ce que je veux dire ?

André Orléan : Oui, mais c’est… plutôt non, cela serait difficile de dire… C’est un peu compliqué…

Antoine Mercier : Je vois là, que vous ne voulez pas nous dire par exemple,…

André Orléan : Oui, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Antoine Mercier : Je ne sais pas, pensez le rapport que vous avez aux placements financiers que vous faites ou à la manière dont vous investissez dans votre existence que vous soyez davantage présent dans… Je ne sais pas, je dis ça, ça serait dans la logique de ce que vous avez dit mais je ne veux pas vous faire dire cela non plus forcément.

André Orléan : Oui, ça irait évidemment dans ce sens là, mais je vais dire des banalités, c’est ennuyeux de dire des banalités…

Antoine Mercier : Pas forcément.

André Orléan : Du genre le bonheur n’est pas dans l’argent, il ne faut pas penser absolument à la rentabilité et ce qui compte c’est les morales professionnelles et les morales d’activités etc., c’est une idée d’ailleurs que l’on trouve déjà chez Durkheim qui se posait exactement le même problème, savoir comment faire pour que ces sociétés individualistes fonctionnent. Il voyait bien que l’individualisme pur, un peu à la manière financière que l’on a aujourd’hui, ne fonctionnait pas, il voyait aussi que l’État ne fonctionnait pas et ce qu’il proposait, c’était les corps intermédiaires, cette idée qu’il y a des morales locales, pour lui, c’était des morales professionnelles. En effet, je crois qu’il y a là un modèle intéressant parce que les acteurs s’investissent dans des choses qui sont aussi collectives.

Antoine Mercier : Je ne crois pas forcément que ça soit une banalité. Merci beaucoup, André Orléan, d’avoir accepté notre invitation.



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