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D’autres regards sur la crise, avec Yann Moulier-Boutang

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’entretien, vendredi 8 mai 2009, d’Antoine Mercier avec Yann Moulier-Boutang qui dirige la revue « Multitudes » et professeur de sciences économiques à l’Université de Technologie de Compiègne. Il a publié récemment « Le capitalisme cognitif », aux éditions Amsterdam.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues. Il vous suffit d’écrire à tinhinane[at]gmail[point]com

Antoine Mercier : Nous sommes en compagnie aujourd’hui de l’économiste Yann Moulier-Boutang, qui est professeur à l’université de technologie de Compiègne et qui dirige par ailleurs la revue « Multitudes ». Bonjour.

Yann Moulier-Boutang : Bonjour.

Antoine Mercier : On entame une série de regards, toujours axés évidemment sur la crise, mais avec peut-être un angle européen jusqu’aux élections du 7 juin prochain. Jadis, c’était des élections qui étaient l’occasion de manifester un mécontentement fort par notamment le soutien des listes plutôt marginales, il y a quelques années encore, l’Europe suscitait des débats passionnés, « Est-ce qu’elle était la cause de nos difficultés, y compris économiques, ou bien, au contraire, est-ce qu’elle en était le remède ? » Aujourd’hui, malgré l’aggravation de la crise et malgré le contexte de crise, il semble que pratiquement dans tous les pays, on le voyait tout à l’heure pour l’Espagne, eh bien ce scrutin ne suscite que très peu d’intérêt. Comment vous l’expliquez, vu globalement comme ça, Yann Moulier-Boutang ?

Yann Moulier-Boutang : D’abord deux choses : il n’y a pas de culture européenne, il n’y a pas de culture politique européenne, sauf un petit parti qui est maintenant moribond, qui était issu de la démocratie chrétienne, il n’y avait pas de culture européenne. Deuxièmement, il y a une tradition, après le rejet de la communauté européenne de défense en 1953, je crois, ou 55, d’affronter un bloc aussi bien à droite qu’à gauche, à l’époque c’était les gaullistes et les communistes, donc souverainistes, qui ne voulaient pas entendre parler de l’Europe, pour des raisons d’ailleurs différentes. Donc, les Européens, les Européens convaincus comme Monnet, ont construit une machine à faire l’Europe par la bande, sans que cela se sache, sans contrôle, sans que l’on mette trop cela au milieu de la table parce qu’à chaque fois qu’on le met au milieu de la table, il arrive des problèmes. Donc, il y a déjà cette tradition. Ensuite, il y a, je crois, la désillusion de nombre de gens qui ont pensé que voter « Non » au référendum, aurait un impact et remettrait la construction européenne sur des rails complètement différents, et ceux-là sont déçus. Enfin, dernier point, et c’est cela le paradoxe, alors que par exemple, Rosanvallon, ce matin, je l’entendais chez Ali Baddou, disait : Il n’y a pas encore de communauté politique européenne, ce qui est paradoxal quand on s’apprête à élire un parlement, on réalité on s’aperçoit que, si vous voulez le paradoxe c’est que l’institution la plus honnie pendant le référendum, c’est-à-dire la BCE, est l’institution qui sert de parapluie et de couverture, et qui vient par exemple de prendre, ce matin ou hier, une décision fondamentale qui n’est pas simplement de baisser les taux d’intérêt, mais qui est de racheter les obligations particulières, les obligations immobilières, qui comme par hasard vont permettre de sauver ou de contribuer à sauver le système financier espagnol, le système allemand qui est aussi en difficulté. Donc, on voit très bien que la BCE remplit un rôle, fait ce que fait la banque d’Angleterre et surtout la banque des États-Unis.

Antoine Mercier : Alors ça veut dire que l’Europe est bonne pour la crise ? Ou avance grâce à la crise aussi peut-être ?

Yann Moulier-Boutang : L’Europe est bonne pour la crise au sens où s’il n’y avait pas l’Europe, nous serions déjà dans des taux de chômage beaucoup plus vertigineux, avec des attaques sur les monnaies, un cycle ou d’inflation ou de destruction d’emplois beaucoup plus rapide et c’est ce qu’a compris par exemple l’Islande qui s’apprête à demander à entrer dans l’euro, et c’est évidemment la raison pour laquelle l’Ukraine frappe à la porte et les pays… je ne sais pas où cela va s’arrêter, mais il y a évidemment la question turque et je remarque que le président de la République, en essayant d’esquiver la question turque, vient d’ouvrir une boîte de Pandore qui est l’entrée de la Russie dans une zone, donc évidemment de penser que la Biélorussie et la Russie pourraient être des candidats comme l’Ukraine, ce qui est inimaginable, enfin ce qui est une énorme transformation.

Antoine Mercier : Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé « Le capitalisme cognitif », sous-titré « La nouvelle grande transformation », c’est aux Éditions Amsterdam. Concernant maintenant le déroulement de la crise et des signaux dont je parlais tout à l’heure, un peu contradictoires, il est clair que cette crise est financière, économique, sociale maintenant, mais tout se passe comme si tout devait quand même s’arranger progressivement. Où en est-on, selon vous, du processus de crise depuis que cela a commencé ?

Yann Moulier-Boutang : Eh bien le processus de crise n’est pas fini. Contrairement à des gens ou à des spéculateurs qui aimeraient bien que cela reprenne pour se refaire une santé, parce qu’ils sont très endettés eux aussi, quel que soit leur niveau de revenus, il est évident qu’ils souhaiteraient bien qu’il y ait des remontées, même si ces remontées ne sont pas des remontées durables, parce qu’une petite remontée suivie d’une chute permet de spéculer. Donc en réalité, il y a beaucoup d’agents économiques qui actuellement sont tout à fait contents de dire « mais oui, ça va remonter », un peu comme le gouvernement qui nous a dit « oh, ça sera une récession technique », Monsieur Éric Woerth. Ou, comme aujourd’hui, on nous dit « la récession, c’est fini, l’an prochain on ne va pas en avoir ». Or, pour des raisons financières déjà, la récession va être très profonde, parce que les produits financiers, techniques, les dérivés, tous ces produits dits « toxiques » maintenant, ont été émis jusqu’à fin 2007. Ils ont en général trois ans de durée et au bout de trois ans, il faut les solder. Donc, vous compter, ça fait avant la fin 2010. On est incapable actuellement d’évaluer très, très précisément le montant des pertes exactes des banques. Deuxième facteur terriblement fragilisant : la précarisation néolibérale qui a duré pendant trente ans et qui fait qu’il y a énormément de gens, pas simplement les ouvriers de Continental, ce que moi j’appelle le « cognitariat », les précaires, qui sont juste au-dessus de la ligne de flottaison du point de vue de la possibilité de s’en sortir financièrement, ceux-là, au moindre décrochement, par exemple moins 4% de croissance, vont se retrouver en difficulté. Donc, une reprise par la consommation des ménages qui tiraient avant, on ne la trouve pas. Une reprise par l’investissement des entreprises, cela suppose la transformation productive, car il y a une crise écologique qui s’ajoute, et tellement colossale, la transformation cognitive de l’économie est tellement lourde, si on ne veut pas que tous les emplois déménagent dans le sud, il va falloir des capitaux considérables à mettre sur le tapis. Donc, la reprise par l’investissement ou la reprise par la consommation des ménages est actuellement extrêmement douteuse, donc moi je crois malheureusement qu’avec une Allemagne qui fait moins 6% cette année, la France risque d’être encore plus touchée l’année suivante.

Antoine Mercier : Est-ce que, par rapport à cette grande question de la moralisation du capitalisme, vous avez le sentiment que des leçons ont été tirées, que des mesures ont été prises, et qu’on ne cherche pas à repartir finalement grosso modo comme avant ?

Yann Moulier-Boutang : Non, je crois qu’on fait beaucoup de bruit sur la morale, « on vous jure qu’on ne recommencera plus, c’est vrai on a compris », on entend tout cela et malheureusement je dirais qu’il y a une sous-évaluation des tendances profondes qui sont les raisons pour lesquelles nous avons recouru à cette finance de marché, et ces tendances sont très simples : les États, tous les États, quelle que soit leur idéologie, néolibéraux ou plutôt dirigistes, sont très, très endettés auprès de la finance privée, ils avaient besoin de 29 000 milliards de dollars avant la crise, ils vont avoir besoin d’à peu près la même somme par an, donc ça veut dire que la finance de marché ne peut pas être liquidée. La définanciarisation de l’économie que prône Krugman, avec des nationalisations, ne peut pas être faite comme ça, et en particulier il est vraisemblable que la chose la plus intéressante, ce serait d’utiliser les moyens qu’a créés la finance de marché du point de vue des liquidités, mais dans des buts, et contrôlés par une puissance publique, dans des buts d’une économie qui parvient à surmonter la crise écologique, d’une économie qui place le compromis social sur une nouvelle base, c’est-à-dire un compromis de new-deal social, et enfin un compromis de new-deal cognitif, c’est-à-dire qu’on réévalue complètement le rôle des immatériels dans la production, et que l’on s’engage véritablement dans un nouveau schéma productif dans lequel, par exemple, les universités jouent un rôle tout à fait nouveau et doivent être prises en compte. Or, vous voyez bien qu’en ce moment, on n’en prend pas le chemin malheureusement.

Antoine Mercier : Yann Moulier-Boutang, je rappelle que vous êtes l’auteur de la revue « Multitudes » dont le prochain numéro, qui va paraître en juin, va être consacré à Google ?

Yann Moulier-Boutang : Oui, à Google et au nouveau front écologique.

Antoine Mercier : On poursuit cette conversation, pour notre site internet, où reste évidemment accessible le forum.

[Bonus, suite]

Antoine Mercier : [contextualisation de l’entretien] On est avec vous, Yann Moulier-Boutang, pour peut-être bien comprendre ce que vous avez voulu nous dire tout à l’heure. La question centrale de l’origine de cette crise dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Yann Moulier-Boutang : La crise commence, si vous voulez, par une crise d’endettement des ménages américains, d’endettements excessifs des ménages les plus pauvres qui ont acquis des crédits qu’ils ne peuvent plus rembourser et ces crédits ont été garantis par des mécanismes extrêmement sophistiqués que l’on appelle les produits dérivés. Et ces produits dérivés, il faut se demander d’où ils sortent. La crise des subprimes a entraîné un effondrement financier gigantesque. Ça commence en 1971 avec la suspension de la convertibilité du dollar où l’on entre dans une ère d’instabilité, c’est-à-dire que le dollar au lieu de valoir 35 dollars l’once et toute les monnaies se définissent par rapport au dollar, le dollar se met à fluctuer en fonction de l’offre et de la demande. Donc, il commence à s’ouvrir d’énormes instabilités du taux du dollar par rapport au franc à l’époque et surtout des taux d’intérêt. Ces deux éléments-là nous font entrer dans une période incroyable d’instabilité, liée à la mondialisation généralisée et qui commence à installer un marché des capitaux partout. Ce qui veut dire qu’à ce moment-là, pour se prémunir contre le risque de change et contre les baisses et les hausses des taux d’intérêts, on invente les instruments qui vont être à la racine de la crise, les produits financiers, comme par exemple la spéculation sur le change, les produits dérivés et les prêts à taux variables, ce qui veut dire que le montant de votre prêt vous ne savez pas combien vous allez payer de remboursement tout simplement parce que si le taux d’intérêt monte votre prêt est réajusté.

Antoine Mercier : Attendez, juste un petit point, parce que techniquement on comprend bien ce que vous dites, comme - si on essaye de traduire en images, analogiquement, en termes non économiques – s’il y avait un décrochage entre la finance, la monnaie peut être et le réel, est-ce que c’est cela que vous dites ?

Yann Moulier-Boutang : Non, ce n’est pas ce que je veux dire parce c’est justement la première idée que vous avez mais ce n’est pas forcément la bonne. Pourquoi ? Parce qu’en réalité ce qui se passe, c’est plus subtile. Si vous voulez, en économie, l’économie financière est toujours liée à l’économie réelle, parce que quand on vous donne un crédit, vous pouvez dépenser cet argent tout de suite. Donc, il ne faut pas dire que l’économie financière, c’est des capitaux fictifs qui n’existent pas.

Antoine Mercier : Oui, mais il n’y a pas de contrepartie, c’est ça ?

Yann Moulier-Boutang : La contrepartie est toujours à venir. Mais dans la monnaie, dans les monnaies en dynamique, même dans la période précédente, la contrepartie allait arriver. Si vous voulez, on crée de la monnaie à partir de rien. C’est cela la création monétaire. Et c’est le bon fonctionnement du cycle économique, les espérances que vous avez faites qui se réalisent, qui va valider après coup cette création monétaire. Mais sur le champ, la vraie création monétaire, ce n’est pas : il y a des dépôts déjà préalables et je les répartis différemment entre les agents, c’est complètement différent. C’est je crée des instruments de liquidité qui permettent d’anticiper sur le futur.

Antoine Mercier : Ça c’est vrai pour tout, depuis tout le temps, alors qu’est-ce qu’il y a de particulier aujourd’hui ?

Yann Moulier-Boutang : Eh bien, ça s’accentue. C’est-à-dire que ce qui se passe face à cette instabilité pour que les monnaies et les économies s’organisent, on découvre soudain que la finance de marché, car c’est elle qui le fait apparaître avec ses produits dérivés etc., permet par exemple de financer les déficits budgétaires des États. C’est-à-dire que cette finance de marché a permis curieusement la finance du marché d’un côté et les prêts hypothécaires à gogo, le crédit ouvert, ont permis l’opération Reagan-Margaret Thatcher au fond de battre définitivement le mouvement ouvrier classique, les hypothèses de gauche, le travailliste, pourquoi ? Parce que l’on fait passer le salarié, d’abord c’est une période où on lui dit, vos salaires seront serrés, vous n’allez plus avoir des augmentations de salaires régulières, votre salaire va stagner, en revanche si vous épargnez vous allez avoir des produits financiers qui vont compenser cette baisse. Il y avait 37% de propriétaires aux Royaume-Uni, après 11 ans de Margaret Thatcher il y en a 57% , il y a une déprolétarisation et c’est nécessaire, c’est le débat politique…

Antoine Mercier : C’est l’endettement qui fait cette déprolétarisation ?

Yann Moulier-Boutang : Bien entendu. Parce que dans les 57% qui deviennent propriétaires de leur logement, il y a une partie qui effectivement va se retrouver en difficulté. Mais pendant tout un temps, elle va se trouver…

Antoine Mercier : Tant que cela marche, ça marche.

Yann Moulier-Boutang : Ça marche et c’est toujours ça. Et ça a marché très longtemps. N’oubliez pas que cela a marché des années 80 à 2007, cela fait quasiment 30 ans, 25 ans.

Antoine Mercier : Est-ce qu’il y aurait une solution aujourd’hui pour dire on va mettre à bas ce mauvais système, ce qui ne fonctionne pas dans le système ? Est-ce qu’il y aurait des choses simples ?

Yann Moulier-Boutang : Il faut reprendre la finance complètement en main, ce qui ne veut pas dire qu’il faut définanciariser l’économie. Il faut reprendre la finance, et dans la finance de marché reprendre ce qu’elle a de bien, c’est-à-dire la possibilité d’investissement. Elle a ouvert des possibilités d’investissement, des possibilités d’acquisition de biens etc. très fortes. Regardez, même Guzmán, le gars qui en Colombie, est poursuivi maintenant par le Président Uribe, qui a permis à deux ou trois millions de personnes d’accéder à des biens auxquels elles ne pouvaient pas accéder. Guzmán est un héros pour les gens, parce avec la possibilité de créer des liquidités les gens pensent s’enrichir, mais quand les pauvres peuvent y accéder eh bien même les pauvres sont pour la spéculation. La question, c’est que ce côté de la finance, qui a multiplié par 7 le pouvoir de créer de la liquidité par rapport à la finance ancienne qui était une finance contrôlée par l’État, d’ailleurs après la crise des années 30, eh bien il faut reprendre cet élément-là, il ne faut pas le jeter avec l’eau du bain. Il ne faut pas dire, ça, c’est épouvantable, revenons au crédit chichement octroyé aux agents économiques, qu’ils soient les entreprises ou les ménages en fonction strictement de leurs capacités d’épargnes et de dépôts préalables, parce que si l’on fait ça, on restreint le crédit épouvantablement, ça veut dire que l’on enfonce définitivement les pauvres dans l’impossibilité de se loger etc.

Antoine Mercier : Mais est-ce que l’on ne reproduit pas les mêmes problèmes ?

Yann Moulier-Boutang : Le problème, c’est de ne pas les reproduire, mais il est délicat parce que l’on a, je l’ai expliqué tout à l’heure, qu’il y a 29 000 milliards déjà d’endettement des États par rapport à 54 et 75 000 milliards de dollars qu’est le PIB global de la planète, il y a, vous le voyez bien, grosso modo, 30 000 milliards que les États ont empruntés avant la crise, il y a 20 nouveaux qu’ils vont emprunter. Il y aura 50 000 milliards, c’est-à-dire que l’on n’est pas loin de 75% de PIB de niveau d’endettement.

Antoine Mercier : Redites nous cela, qu’est-ce que cela veut dire ?

Yann Moulier-Boutang : Cela veut dire que les États, pendant qu’ils faisaient des déclarations monétaristes, en disant : Nous avons maîtrisé l’inflation etc., empruntaient à qui mieux, mieux. Les États ne se sont pas opposés à cette financiarisation. Il y a toute une mythologie souverainiste qui dit : Les États ont été mangé par un système global, mais c’est les États qui organisaient cela car cela leur permettait de résoudre leurs problèmes politiques car d’une part ils maitrisaient l’inflation, ils menaient des politiques de restriction des politiques publiques, qu’ils n’arrivaient pas à restreindre suffisamment, ils avaient des déficits, et ce déficit ils le finançaient comment ? Ils le finançaient sur les marchés internationaux des capitaux, qui est quoi ? Qui est un équivalent de fermiers généraux. On peut les comparer aux fermiers généraux et la crise fiscale de l’État à la veille de la Révolution. C’est-à-dire que les États sont en crise fiscale permanente, ils doivent emprunter sur les marchés des capitaux. Il y a les États-Unis qui empruntent plusieurs milliards de dollars par jour.

Antoine Mercier : Mais, ça, ça s’aggrave, on le voit bien puisque les États sont de plus en plus en déficit, comment on va sortir de cette spirale-là ?

Yann Moulier-Boutang : Parce que les États avaient fait basculer toute une partie du financement de l’économie vers le secteur privé, que ce secteur privé s’est organisé, que ce système privé est extrêmement chaotique, très sensible aux aléas et il n’y a aucun amortisseur. Quand il est monté, il est monté vertigineusement et les mêmes facteurs qui avaient un effet d’amplification extraordinaire ont eu un effet de chute très rapide. Autrement dit, c’est un peu comme avant la crise de 29 et l’intervention keynésienne, ce sont des mouvements erratiques gigantesques. Donc, le problème maintenant des États, c’est qu’ils avaient une structure d’endettement forte qui avait été bouclée grâce aux financements privés, grâce à cette fameuse finance internationale, qu’ils font semblant de dire épouvantable, c’est pour cela qu’ils n’ont rien fait contre les places offshore, parce qu’ils en ont besoin, alors reprendre le problème, c’est reprendre cela maintenant mais il faut en même temps qu’ils s’endettent pour relancer l’économie, compenser le chômage et la baise d’activité gigantesques...

Antoine Mercier : Donc, on en sort pas alors ?

Yann Moulier-Boutang : Si, on peut s’en sortir dans un jeu très subtil. Par exemple, si l’on regarde ce que fait Obama, c’est très clair. Il a refusé de nationaliser les banques parce qu’il ne savait pas le montant des pertes, jusqu’à la fin 2010 on ne sait pas à combien elles s’élèvent. Il vient de prendre une décision, les obliger à recapitaliser et en différenciant, c’est-à-dire en obligeant certaines banques à recapitaliser plus que d’autres. Il fait cela, mais l’autre chose qu’il a faite, c’est qu’il prend des positions de verrous dans les banques, c’est-à-dire qu’il transforme les prêts qu’il fait aux banques en prise de participation en restant, si vous voulez, comme un noyau dur, c’est-à-dire qu’en fait l’économie américaine est en train de se mixiciser à la française, selon des solutions que nous avons connues.

Antoine Mercier : D’une façon durable, à votre avis ?

Yann Moulier-Boutang : Oui, de façon durable, parce que ce qui n’aurait pas été durable avec juste un petit passage comme cela avait été fait en Suède, cela aurait été une nationalisation intégrale où là l’État avale toutes les pertes, assainit le bilan de la banque en un an, remet la banque sur les rails et une fois que cela est fait la revend en faisant des bénéfices, ce qu’il a fait en Suède, excellente opération pour le Trésor public, au début, c’est ce qu’a vendu Sarkozy, il a dit : Voyez, ce que je fais, ça va nous rapporter de l’argent. Sauf que là, la situation des banques était déjà financièrement catastrophique et au fur et à mesure que la dépression économique s’aggrave, les banques souffrent, elles sont un nouveau facteur d’aggravation de leurs difficultés.

Antoine Mercier : Pour la deuxième partie, je voudrais que l’on change de niveau, puisque vous êtes économiste, on le voit, mais aussi analyste d’une situation globale et philosophe, j’aurais bien aimé que vous nous parliez de la crise dans ses autres dimensions car on voit bien l’aspect bien particulier, on peut prendre le domaine que l’on veut, sociétal et peut-être même idéologique.

Yann Moulier-Boutang : Ce qui me frappe, c’est que je me suis mis à repenser à la grande crise. Cette crise, ressemble à la grande crise ou à la grande dépression qu’il y a eu dans les années 90-1905-1910, d’abord une reprise vertigineuse qui a été arrêté par la Guerre Mondiale. Nous avons une très mauvaise idée rétrospective de la crise. Nous savons comment finit le scénario. Quand on revoit la crise de 29, quand on imagine la crise de 29, nous, on dit : 1929, un Krach. Le Vendredi noir, c’est passé inaperçu. Beaucoup, dans la vie quotidienne, ne l’ont pas vu. C’est rétrospectivement que l’on s’aperçoit d’un événement de cette portée. Là, par exemple, dans cette crise, nous savions totalement, tous les acteurs de la vie politique, de l’analyse financière, économique savaient qu’il ne fallait pas recommencer 1929. On l’a bien analysée, et tous les gens qui étaient aux commandes, y compris Bernanke, qui est un spécialiste de la crise de 29, ont tout fait pour ne pas le faire. Ce qui est fascinant, c’est qu’en faisant tout ce qu’on aurait dû faire en 1929. On ne résout pas le problème maintenant : on tombe dedans. C’est absolument extraordinaire. Ça ressemble à Macbeth, vous voyez les prophéties, les gens vous disent : Quand la forêt marchera vers le château, ton règne s’arrêtera. Le roi dit : Une forêt qui marche, cela n’existe pas, et boum, précisément, c’est ce qui se passe puisque les soldats se planquent et progressent vers la forteresse en ayant pris des arbres… Là, on a dit, on va régler le problème financier, on essaye de le régler, si on l’avait fait en 1929, on n’aurait pas eu ça…

Antoine Mercier : Sauf que là, ce n’est pas exactement la même chose.

Yann Moulier-Boutang : Voilà. Sauf que là, moi la grande chose qui me fascine, c’est qu’en 1929, c’était une crise du capitalisme qui avait en face un modèle, qui était le modèle soviétique, qui était très sérieux, Keynes le prenait très au sérieux et il a dit, si le capitalisme ne s’en sort pas, ne trouve pas quelque chose, on est foutu, on bascule dans l’autre modèle. Si vous regardez aujourd’hui, il n’y a pas ce modèle…

Antoine Mercier : On ne sait pas dans quoi basculer.

Yann Moulier-Boutang : Il n’y a pas ce modèle parce que les anciens, les témoins du modèle, Cuba, la Chine etc., font du capitalisme effréné et pourtant, il y a une bifurcation. C’est-à-dire que finalement, il se pourrait que, alors que tout le monde dit il n’y a aucune solution alternative, il n’y a que l’économie de marché etc., regardez ce qui se passe, je vais prendre un exemple, un événement qui n’a pas été suffisamment évalué par les commentateurs, la stabilisation de General Motors, protégée par la loi contre les faillites, par l’administration fédérale américaine, bien sûr l’administration américaine a pris 20% dans le capital mais ce n’est pas cela l’important. L’important, c’est qu’il y avait tous les détenteurs d’obligations, quand General Motors avait fait des emprunts en émettant des emprunts, pour une valeur de 30 milliards qui réclament le remboursement de l’obligation qui arrivent à échéance, c’est une catastrophe fondamentale. Eux, disaient d’accord, on transforme en prise de participation et nous prenons 58% du capital de General Motors. Ça aurait été une prise de pouvoir et de la propriété par les actionnaires parce qu’à ce moment-là, les 20% de l’État auraient eu en face d’eux 58% d’un puissant capitaliste, qu’est-ce qui se passe ? L’Administration fédérale a fait un autre montage, qui est très intéressant et qui correspondait aux discussions qui avaient lieu. L’industrie américaine, les grandes entreprises américaines sont complètement étranglées par le fait que ce sont elles qui financent la crise de la sécurité sociale et les retraites, ce sont elles qui organisent tout cela. Donc, General Motors a, pour ses ouvriers à la retraite, une charge colossale dans le futur et pour faire marcher le Medicaid, c’est-à-dire l’assurance sociale, la dépense santé, une charge colossale. Qu’est-ce qui s’est passé ? Eh bien, le syndicat des travailleurs de l’automobile a accepté de prendre la moitié de cette dette en charge, contre 40% du capital de General Motors. Cela veut dire que la plus grande entreprise d’automobile du monde - parce qu’elle est dépassée par Toyota mais elle a beaucoup plus de dépendants - va avoir un capital qui va être constitué de 40% tenu par le syndicat, 20% tenu par l’administration fédérale, ceci au pays de la libre entreprise la plus effrénée.

Antoine Mercier : Voilà, par exemple, une bifurcation.

Yann Moulier-Boutang : Voilà, par exemple, une bifurcation. Quand on entend Obama qui, en décembre, lors du premier prêt, a dit : Attention, vous n’aurez de prêt que si vous faites un moteur émettant moins de 129 mg de CO2 au kilomètre, sinon vous n’avez pas le prêt, mais c’est de la planification. C’est de la planification écologique…

Antoine Mercier : Enfin le socialisme va arriver...

Yann Moulier-Boutang : C’est un exemple de bifurcation étonnant dans lequel on est toujours, en apparence, dans le capitalisme. Autre élément, et j’en termine par là, la convergence. Le problème que l’on a actuellement, c’est que si vous avez un million d’euros disponible, vous aviez le choix, juste avant la crise, entre le placer à la Caisse d’épargne, ça n’allait vraiment pas arriver parce que cela vous rapportait à peine de quoi dépasser l’inflation- sauf si vous aviez envie de financer le logement social puisqu’en France il sert à ça - de le mettre dans une petite et moyenne entreprise qui va faire du 9% ou du 8%, dans l’immobilier, qui faisait du 6-9%, sauf quand le déclenchement de l’immobilier s’est fait et là vous doubliez votre mise en 3 ans, vous aviez la possibilité, si vous êtes une entreprise sage du CAC40, de récupérer 15% que font les fonds de pension américain, japonais etc., vous aviez la possibilité de faire des placements bancaires plus risqués qui vous rapportaient du 19-20% et vous aviez les ( ?) qui ont été jusqu’à vous rapporter 45% par an. Comment voulez-vous, quand vous avez 100 millions d’euros que vous vouliez les placer à court terme ou moyen terme ou long terme, résister au fait d’aller les mettre dans ( ?). Ce qui se passe dans la crise, c’est le problème de la convergence, c’est qu’il va falloir institutionnellement d’une part et d’autre part, aidé par la crise, ramener, faire converger, le rapport de l’argent et de l’investissement sur les taux possibles, c’est-à-dire des taux non spéculatifs, qui permet de relancer l’intérêt pour les agents économiques privés d’investir dans les investissements verts. Parce qu’un investissement vert, cela va rapporter très peu. Sur le très long terme, cela sauve la planète, sur le long terme, c’est positif. C’est comme si on n’avait jamais vu que le tunnel sous la Manche, malgré la ruine de petits actionnaires, ne soit pas une chose utilité mais le rapport que vous allez avoir, par an, de ce capital est minable. On a même eu une discussion récente entre Stern et Nordhaus qui est un économiste américain sur le prix que vous donnez au futur. Si vous voulez faire des choses dans le futur, il faut abaisser les taux d’intérêt. On est quasiment aux taux d’intérêt zéro et on va rentrer dans des taux d’intérêt négatif. Si vous voulez financer une somme considérable, aujourd’hui 1% du PIB, le mettre chaque année, pendant 40 ans, pour sauver la planète, il va falloir que vous rémunériez cela de façon négative, c’est la seule façon d’y arriver. Donc, cela va se faire par l’impôt, par la contribution ou par l’érosion de l’inflation. De toute façon, c’est un retour à l’âge des actifs, des jeunes et ça se rééquilibrera la puissance de ce qui a été fait depuis 20 ou 30 ans, tout le pouvoir aux actionnaires, tout le pouvoir aux vieux, et la question est, c’est vraiment, qu’est-ce que l’on investit dans le futur ? Quand on a confiance dans le futur, on accepte des taux d’intérêt négatifs de rendement de son capital, c’est cela la transformation fondamentale.

Antoine Mercier : Je voudrais rebondir là-dessus, pour terminer, cette notion de futur, est-ce que la crise précisément c’était que le futur était indéfini, n’était pas suffisamment attractif pour que l’on puisse dire, ça vaut la peine que je ne cherche pas à prendre de l’argent sur le futur...

Yann Moulier-Boutang : Je crois que le futur est quand même nettement mieux défini si l’on compare avec les années 30 qui se sont terminées par une guerre mondiale. Il est nettement mieux défini, nous savons ce que nous avons à faire sur le plan de la faim, sur le plan de l’agriculture, qui n’est pas de développer des OGM mais de lutter contre l’érosion des sols et de restaurer la biomasse pour éviter qu’elle soit absolument massacrée par les pesticides etc., nous savons ce que nous avons à faire sur le plan de l’eau, sur le plan du gaz carbonique, sur une répartition des revenus qui ne mène pas à une explosion sociale et à un intégralisme, fondamentalisme dément, qu’il soit catholique, orthodoxe, musulman, indouisme, qui est très violent aussi, nous savons ce qu’il y a à faire, la feuille de route est très précise, le problème est la volonté politique et le fait de parler aux gens, j’allais dire avec le courage de Mendès-France. Il manque dans les politiques, le courage. Nous avons maintenant des politiques qui fabriquent des petites phrases mais nous n’avons pas de gens qui disent, le futur c’est cela, on va s’organiser comme cela, cela veut dire ça, ça, et ça. Et là, je pense que c’est ce qui manque. Le moyen d’y arriver, les régimes sociaux qui vont sortir de cela, il peut avoir une solution autoritaire à cela, c’est cela qui me fait peur, par exemple en Chine. Parce qu’évidemment la tentation est grande de dire, le gouvernement chinois, en serrant la vis, est capable de mener une politique de sauvegarde de l’environnement autoritaire. Mais, ça, je n’y crois pas. Je crois beaucoup plus à une démocratie beaucoup plus approfondie, capillaire et probablement, c’est là-dessus qu’il y aura des transformations qui nous permettront de remplir des objectifs écologiques. Remarquez bien que cela fait 30 ans que l’on parle de la fin du pétrole et on découvre que les industries de l’automobile ne sont pas du tout préparées à des moteurs écologiques.

Antoine Mercier : Effectivement, on va rester sur cette question lourde de sens. Merci beaucoup, Yann Moulier-Boutang, d’avoir accepté notre invitation.



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