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D’autres regards sur la crise, avec Laurent Carroué

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien, du vendredi 26 juin 2009, d’Antoine Mercier avec Laurent Carroué, géographe spécialiste des questions de mondialisation et de globalisation, enseignant à Paris VIII.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues à cette adresse : tinhinane[ate]gemail[point]com

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », notre invité aujourd’hui est un géographe. C’est la première fois que nous avons le plaisir d’avoir un géographe dans cette série. Directeur de recherche à l’Institut Français de Géographie, spécialiste de la mondialisation, Laurent Carroué, bonjour.

Laurent Carroué : Bonjour.

Antoine Mercier : Merci d’avoir détourné quelques minutes de votre temps, très précieux en ce moment, parce que vous vous occupez du jury de l’agrégation de géographie. Donc, merci d’être venu dans ce studio. Vous êtes un des rares spécialistes à avoir étudié de manière précise, le phénomène « crise » puisque vous avez chiffré le coût global de la destruction de richesses engendrée par la crise, ce chiffre le voici, évidemment il est énorme : plus de 55 mille milliards de dollars, soit plus de 100% du PIB mondial. Un PIB mondial qui a disparu. Une destruction de richesses, dites-vous, équivalente à une guerre mondiale. Alors comment expliquez-vous d’abord ces chiffres ? Comment les avez-vous trouvés ?

Laurent Carroué : C’est très simple, c’est un coup de colère. On était au printemps, les Cafés géographiques m’ont proposé d’analyser cette crise dans ses dimensions sociale, industrielle, économique et territoriale. Donc, j’ai décidé de faire l’évaluation du coût de la crise et on a mis ce texte en ligne sur leur site. Je crois qu’il y a deux éléments : d’abord, il y a une évaluation globale de synthèse de l’ensemble des coûts, à partir des données du FMI, de l’OCDE, de la Banque Mondiale, des choses très sérieuses, l’effondrement des capitalisations boursières, 60% du PIB qui disparaît, ou l’équivalent, l’effondrement des prix de l’immobilier - je n’avais que les données pour les États-Unis, mais l’INSEE vient de publier, hier, les données sur le patrimoine immobilier et financier des ménages qui recule de 3 à 4% - on a d’autre part, les pertes financières directes, évaluées par la Banque Mondiale, le FMI - enfin tout ce qui est officiel-, plus le recul du PIB, et à l’inverse, on a toute la mobilisation des plans publics d’aide ou de relance, qui effectivement vont être payés par le contribuable et le tout vous donne à peu près la destruction d’un an de richesses économiques créées par le monde.

Antoine Mercier : On n’a l’impression que tout cela, c’est peut-être des richesses virtuelles qui disparaissent, n’a peut-être pas tant d’importance que ça, vous dites : oui, ça a de l’importance ?

Laurent Carroué : Ça a une importance tout à fait extraordinaire. Je pense en particulier, par exemple, à l’effondrement aujourd’hui des fonds de pension. Vous savez qu’en France, on a des systèmes de retraite par répartition avec une solidarité entre générations. Beaucoup de pays anglo-saxons ont mis ces retraites et ces cotisations retraites sur des placements boursiers. Aujourd’hui, on évalue, par exemple que les 350 premières entreprises européennes, en particulier dans les pays anglo-saxons, vont devoir collecter 700 milliards d’euros, d’ici la fin de l’année, pour faire face à leurs engagements. C’est-à-dire qu’on a aujourd’hui des gens de 75 ans qui, aux États-Unis, sont obligés de repartir au travail parce que leur système de retraite s’est effondré. Donc cette crise financière, elle n’a rien de virtuel. Elle s’inscrit dans les territoires et les sociétés de manière très durable.

Antoine Mercier : Alors justement, vous parlez de « crise profonde, durable et structurelle ». Est-ce que vous pouvez préciser ces adjectifs ?

Laurent Carroué : Oui, c’est un débat qu’on peut avoir. Je suis frappé, on le voit encore aujourd’hui dans les annonces, par l’immédiateté, on gère à deux mois, à une semaine, on s’excite sur des indicateurs du jour au lendemain, alors qu’en fait, cette crise structurelle, c’est l’achèvement de trente à quarante ans de développement économique sur ce qu’on pourrait appeler « un système d’accumulation financière ». C’est-à-dire que la finance internationale, au lieu d’alimenter et de financer l’ensemble des économies, comme elle le faisait dans les années 1960-1970, s’est placée en position nodale, en liaison avec la révolution néoconservatrice, d’abord britannique avec Thatcher, et puis après Reagan. Ce système, cette économie financière a commencé à accaparer et à drainer l’ensemble des richesses, elle a accumulé un stock de capital absolument phénoménal, qu’on peut évaluer entre cinq et onze fois le PIB mondial, et c’est ce dispositif-là qui s’effondre sous nos yeux aujourd’hui.

Antoine Mercier : Et qui ne reviendra pas si facilement, à vous entendre, on est très loin du discours officiel, souvent répété ces derniers temps, du retour à la normale progressif, qui serait quasiment engagé, on serait au point d’inflexion, un discours qui émane aussi bien de Monsieur Trichet que du Premier ministre, que de l’OCDE, encore récemment. Est-ce que c’est un mensonge par ignorance ou un mensonge par piété ?

Laurent Carroué : Pour vous donner un ordre d’idée, pour préparer l’émission, j’ai regardé les prévisions de l’OCDE, on était en mars, les prévisions pour l’année, c’était un déclin de 4,1%, on passe en juin à un déclin de 4,8, en gros, ça veut dire que la crise s’aggrave de 20% et on est en train de nous chanter l’idée qu’en 2010, ça ira mieux. Donc ce qui est frappant d’abord, c’est qu’une grande partie des économistes n’ont rien vu venir alors que c’est une des crises du siècle la plus terrible, on peut se poser des questions sur un certain nombre de vanités, et en même temps sur un certain nombre de constructions intellectuelles et scientifiques, voire prétentions scientifiques incapables de voir venir la crise. Aujourd’hui, ce sont les mêmes, qui après avoir chanté les louanges, viennent nous dire que ça va aller mieux, d’ici l’année prochaine.

Antoine Mercier : Mais alors, c’est assez grave finalement que tout ce qui était dit pendant les six premiers mois de la crise, de « remise en cause », « moralisation », s’efface un peu devant une volonté irrépressible de revenir au système ante. Ça, cela veut dire peut-être, que c’est encore plus grave qu’on ne le pense, puisqu’on ne peut pas affronter cette réalité ?

Laurent Carroué : Oui, je crois qu’il faut faire très attention. Il y a une destruction de richesse énorme, considérable, mais il reste encore des masses de capitaux tout à fait considérables qui cherchent aujourd’hui de nouvelles logiques spéculatives. Y compris Trichet a insisté, tiré la sonnette d’alarme, non seulement la crise n’est pas finie, mais deuxièmement, revenir à des logiques ultra spéculatives, telles qu’on les a contenues, déboucherait à nouveau sur une crise systémique d’une extrême gravité.

Antoine Mercier : Alors, qu’est-ce que vous voyez, vous, pour la suite, Laurent Carroué ?

Laurent Carroué : Là, je suis étonné de l’inanité du débat politique, deuxièmement des rideaux de fumée. Quand on commence à regarder concrètement, tout le monde chante les louanges des accords passés sur les paradis fiscaux entre la France, la Suisse, etc., quand on voit le détail, les Suisses n’ont quasiment rien cédé de la défense du secret bancaire. Puis, quand on voit aujourd’hui les logiques de régulation qui sont mises en place, on est très loin de revenir à la mise en place des systèmes de régulation, qui avaient été mis en place en 1929 et abandonnés dans les années 70-80, on est pour l’instant sur de l’homéopathie et tout le monde espère que ça puisse repartir comme en 40.

Antoine Mercier : Et si on ne fait rien donc, qu’est-ce qui va se passer ?

Laurent Carroué : Je pense qu’on va aller à nouveau sur des logiques d’accumulation et de crise extrêmement grave.

Antoine Mercier : Vous êtes géographe, je le disais tout à l’heure, et vous soulignez, évidemment -on en parle assez peu- les conséquences géopolitiques de cette crise. Quelles sont les principales, selon vous ?

Laurent Carroué : Je crois que d’abord, il y a un retour de l’État, de l’État nation. Tout le monde nous disait : « l’État, l’État nation, l’échelle nationale est abandonné, maintenant on est dans un marché global », taratata. On voit bien quand même que d’abord, ce sont les organismes publics et les chefs d’État et de gouvernement qui ont pris les décisions, il y a quand même un pilote dans l’avion, deuxièmement, ce sont quand même les contribuables qui, dans les dix années qui viennent, vont payer l’ardoise. Et là-dessus, il n’y a aucun débat politique. Le deuxième élément, c’est la logique continentale. Il y a les problèmes de réponse européenne. Il y a une réponse asiatique, tout à fait intéressante, avec des logiques de coordination entre le Japon et la Chine qui émerge. L’Amérique Latine, elle aussi, essaye un peu de se structurer autour du Brésil pour des réponses un peu collectives. L’échelle continentale est un élément de réponse important, et dans l’échelle mondiale, il y a bien sûr la question du pilotage américain géostratégique et géopolitique.

Antoine Mercier : Et peut-être la fin de la puissance américaine globale ?

Laurent Carroué : Là, oui, c’est une des thématiques sur le développement d’un monde multipolaire et on voit bien quand même que la révolution néoconservatrice et l’imperium américain du style Bush est en fin de course, on est sur un nouveau paradigme de géostratégique.

Antoine Mercier : Merci beaucoup, eh bien justement, cela sera justement le thème de notre conversation, que nous allons avoir maintenant pour notre site internet. Merci, Laurent Carroué. Je renvoie aussi à un numéro hors-série, très récemment paru, de la revue Diplomatie, intitulé « Géopolitique de la crise ».

[Suite hors antenne]

Antoine Mercier : [annonce contexte] On va reprendre évidemment la question centrale de la crise, et peut-être, j’avais envie de vous demander, Monsieur Carroué, d’abord en tant géographe mais aussi géopoliticien et sensible surtout à ces questions d’économie dans la mondialisation, quel est le diagnostic que vous faites, vous, de cette crise au sens large, si vous aviez à le résumer en quelques minutes ? Qu’est-ce qui se passe ?

Laurent Carroué : On est entré dans le XXIe siècle. Si l’on prend un niveau géostratégique, autant la Guerre de 14-18 signifiait la fin de la belle époque et la l’entrée du XXe siècle, autant la crise financière actuelle signe l’entrée dans XXIe siècle. Ce qu’il faut comprendre…

Antoine Mercier : Excusez-moi, on avait parlé du 11 septembre, comme peut-être amorce du…

Laurent Carroué : C’est un début, je crois que c’est un élément de géostratégie. J’ai l’habitude de définir la mondialisation comme un dispositif géoéconomique, géopolitique et géostratégique. Si l’on s’inscrit dans cette logique-là, on a eu, à partir des années 1960-1970, un début d’internationalisation, sur des bases nouvelles, des bases financières, mais la réalité du mouvement s’inscrit à partir de 1979-80. C’est la révolution néoconservatrice qui apparaît d’abord au Royaume-Uni en 79, puis en 80, aux États-Unis, c’est une opération de dérégulation et de déréglementation complète, donc, c’est une transformation profonde des géoéconomiques de la mondialisation. Ça un objectif géostratégique, c’est la réaffirmation du prima imperial anglo-saxon sur le monde dans le cadre de la Guerre froide et la lutte contre l’URSS et cela va être une réussite puisque c’est lancé en 79-80 et en 90, au bout de dix ans, ça aboutit à l’effondrement de l’URSS, ça aboutit au fait qu’avec les réformes chinoises et russes l’ensemble de l’Europe centrale et orientale, l’ensemble de la Chine et de l’URSS basculent dans une économie de marché, une économie capitaliste. Donc, c’est une victoire géostratégique essentielle et on va nous vendre la fin de l’histoire. Donc, ce dispositif de suraccumulation financière va enfler progressivement…

Antoine Mercier : Concerner le monde entier.

Laurent Carroué : Au niveau spatial, concerner le monde entier, et reposer sur des logiques de marchandisation de la sphère économique, sociale, intellectuelle, et devenir totalement hégémonique jusqu’à s’effondrer sous nos yeux aujourd’hui.

Antoine Mercier : Une question peut-être un peu philosophique, excusez-moi, mais qu’est-ce qui est premier dans tout ce que vous avez dit ? Est-ce que c’est la politique ? Est-ce que c’est les structures économiques ? Est-ce que vous diriez que quelque chose est premier, dans l’ensemble de ces trois facteurs dont vous parlez ?

Laurent Carroué : Ah, pour un géographe, c’est difficile de répondre à ces questions. Il y a bien des bases économiques, quand je parle de géopolitique, il y a des dimensions idéologiques, politiques, philosophiques et culturelles…

Antoine Mercier : Tout cela forme un tout.

Laurent Carroué : Voilà. C’est quand même l’armement, quand on voit les États-Unis arriver en Irak, une fois, deux fois, en Afghanistan, la stratégie de la canonnière n’est pas totalement abandonnée. Justement, ce qu’il y a d’intéressant, c’est l’interconnexion des trois dispositifs et ce qu’il y a d’intéressant, là sous nos yeux, c’est qu’ils pètent, tous les trois, ensemble, c’est là qu’on est face à une crise structurelle nouvelle.

Antoine Mercier : Ce qui fait la crise, c’est que cela casse sur ces différents niveaux, ce n’est pas simplement quelque chose à repriser comme s’il y avait une déchirure à un niveau ou un autre, et l’on voit bien que cela s’étend à tous les pays.

Laurent Carroué : Absolument.

Antoine Mercier : On voit bien, c’est une crise globale, une crise totale de la plupart des grands secteurs ou grands paradigmes qui étaient à l’œuvre, on peut quand même redire un mot du travail que vous avez fait pour maintenant comprendre ce qui s’est déjà passé, ce que l’on a déjà perdu avec cette crise sur ces fameux 55 mille milliards de dollars. Sans rentrer dans le détail, il faut dire que déjà il s’est produit quelque chose de majeur que vous avez comparé, évidemment, toute chose étant égale par ailleurs, relativement à une perte de richesse, à une guerre mondiale.

Laurent Carroué : Oui, à un grand conflit mondial. La terre n’a jamais était aussi riche, la terre n’a jamais produit autant de richesse. Le problème est la répartition de celle-ci au niveau géographique et social et de son utilisation. Cela s’est fait quand même sur un mode de développement très extensif et c’est là où c’est intéressant, c’est que l’on est sur des logiques à la fois de globalisation et de mondialisation. La mondialisation, c’est bien un phénomène économique et géopolitique. La globalisation, c’est que ce modèle d’économie financière s’est fait quand même sur une destruction et une consommation de richesses tout à fait importante et l’on voit aujourd’hui que l’on est confronté à des questions de civilisation : le réchauffement climatique, les équilibres naturels, la gestion du globe, ce que j’appelle la globalisation, les stocks halieutiques, la gestion des ressources minières etc. Aujourd’hui, cette crise, c’est une crise de civilisation. Elle pose des questions d’avenir auxquelles on va être confrontés. La réponse, cela sera la guerre ou la paix et la coopération, mais l’on voit bien que cette crise ouvre des enjeux de civilisation tout à fait essentiels. Pour revenir à votre question…

Antoine Mercier : On va revenir, à cette alternative-là aussi. Mais allez-y.

Laurent Carroué : Il faut bien comprendre l’ampleur des questions auxquelles on est confrontés aujourd’hui. La difficulté est de réfléchir en stocks de capital et en flux de capital. Globalement, à partir des données de l’OCDE ou de la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle on peut évaluer le stock de capital financier juste avant la crise à, selon les critères que l’on utilise, entre 5 fois, 11 fois le PIB mondial. C’est une accumulation de richesses qui s’est faite sur l’ensemble des activités sociales. Il y a eu d’abord un captage, après un drainage puis une mise en circulation. La mise en circulation, cela va être la gestion de la dette, la spéculation sur les monnaies, la spéculation sur les actions ou le prix des matières premières…

Antoine Mercier : Donc, en fait c’est de l’argent qui sert à spéculer, c’est cela que vous voulez dire, en gros ?

Laurent Carroué : Très largement, ce capital financier ne répond plus ou répond mal aux besoins économiques de développement et a pour but son autopromotion ou son auto enrichissement sur des bases de plus en plus spéculatives. Et c’est cela qui amène à ce que l’on soit dans le mur aujourd’hui.

Antoine Mercier : On voit bien, avec ces chiffres considérables que vous mettez en avant cet effondrement financier. Vous le disiez tout à l’heure, ce n’est pas uniquement qu’une bulle se crève, que l’on voit disparaître de la richesse virtuelle, placée dans des actions, - finalement cela ne change pas grand-chose si l’on a pas ces actions - mais il y a, comme vous le disiez tout à l’heure, une répercussion progressive sur l’ensemble des secteurs. Comment cela se passe dans les différentes sphères ?

Laurent Carroué : L’affaire Kerviel, un jeune spéculateur qui, à la Défense, va jouer avec des dizaines de milliards sur des indices boursiers entre Londres, Paris et l’Allemagne, il va engager de l’argent, se trompe dans ses projections, il y a un renversement du marché et il va perdre des dizaines de milliards et au total cela va coûter 5 milliards d’euros à la Société Générale. Cette perte est réelle, elle est inscrite dans les comptes, cela représente un an de RMI. Cela représente l’équivalent de ce que verse l’Union européenne pour l’aide au développement de l’ensemble de l’Afrique. Il faut bien se rendre compte quand même que cet argent mobilisé dans la spéculation financière, qui va disparaître ou qui se recycle, est lié à un captage sur l’ensemble des activités économiques, sur l’ensemble des territoires, qui est extrêmement important, qui est considérable.

Antoine Mercier : On n’a pas fini avec cette crise, si l’on vous comprend bien, elle va continuer à se diffuser ? Comment voyez-vous la manière dont elle se diffuserait encore ? Qu’est-ce qui pourrait se passer dans les mois qui viennent ?

Laurent Carroué : Je vous rappelle qu’il y a encore des tas de cadavres dans les placards. On estime à deux encore à deux, trois mille milliards de dollars d’actifs douteux dans les caisses des banques américaines, européennes ou japonaises. Je vous ferrais remarquer en particulier que l’on est face à des manipulations statistiques comptables. En avril dernier, les autorités américaines ont autorisé un changement de méthode de calcul, face à la crise on casse le thermomètre pour essayer de revigorer les annonces financières des entreprises. Cela été dénoncé par Hobin, Stiglitz, on est là sur de la manipulation statistique. Le deuxième élément, c’est que l’on a une socialisation des pertes énorme. On est face à une montagne de dettes, tout est pris en charge actuellement par la puissance publique, on va avoir des taux d’endettement des États qui vont passer de 60 à 80 ou 100%, et en gros on va mettre une dizaine d’années à le payer. L’ardoise va être adressée aux contribuables dans les cinq ans qui viennent et là-dessus, il n’y a aucun débat, c’est quand même tout à fait considérable comme phénomène.

Antoine Mercier : Pourquoi est-ce que vous ne croyez pas à cette possibilité de reprise, dont on nous parle depuis plusieurs semaines maintenant, reprise de l’activité, reprise de la croissance en 2010 ? Cela ne vous paraît pas probable ?

Laurent Carroué : Le commerce mondial s’est effondré de 40% à 50%. La production mondiale d’acier s’est effondrée d’un quart, de 50% aux États-Unis et en Europe. Le paradoxe aujourd’hui, c’est que ce système de suraccumulation financière s’est fait au détriment des sociétés réelles et tout le monde a remarqué, c’est le grand débat sur le partage de la valeur-ajoutée, qu’on voyait quand même une stagnation du revenu moyen salarié, ça explique en particulier la crise de la dette aux États-Unis ou en Europe, les ménages se sont très fortement endettés pour continuer à consommer alors que les salaires moyens stagnaient ou reculaient.

Antoine Mercier : Et on est pressé de consommer pour faire marcher la machine…

Laurent Carroué : Le paradoxe aujourd’hui, c’est que tout le monde cherche des consommateurs mais personnes ne veut verser des salaires à peu près décents pour que les gens consomment. Donc, on est face à une guerre économique et sociale aujourd’hui…

Antoine Mercier : On demande même aux salariés de ne pas être payé, voir British-Airways…

Laurent Carroué : Voilà, British-Airways : trois mille personnes qui acceptent volontairement, on rigole, de ne pas être payés, voire de réduire leurs salaries. Tout le monde cherche des consommateurs, des marchés de consommation mais aucun acteur économique qui a les leviers ne veut sacrifier ses actionnaires ou son profit…

Antoine Mercier : On a oublié la fameuse phrase de Monsieur Ford, le constructeur d’automobiles, qui payait bien ses ouvriers pour qu’ils achètent des voitures.

Laurent Carroué : Absolument, là, il y a un paradoxe extraordinaire et l’on voit bien les limites du système quand même, on le voit bien avec la prime à la casse de l’automobile. Qu’est-ce qui dope aujourd’hui le marché en Allemagne, - les États-Unis vont s’y mettre- ou en France, le marché automobile ? C’est bien la prime à la casse, qui n’est pas énorme mais qui suffit à déclencher des actes d’achats parce qu’ils répondent effectivement à des besoins sociaux, à des besoins de transport dans la société contemporaine.

Antoine Mercier : Des achats d’opportunité. Donc, cela va continuer, selon vous. Les effets, tous les effets, de cette grande fracture qui se produit dans tous les secteurs vont produire des effets, évidemment on ne peut pas savoir exactement ce qui va se produire, mais vous, vous voyez au niveau géopolitique, au niveau global, des évolutions, des dangers, des risques très importants.

Laurent Carroué : Oui. On est parti sur une crise des ménages américains, puis sur une crise financière et l’on est aujourd’hui sur une crise économique profonde, qui fragilise en retour les sociétés financières. Aujourd’hui, ce ne sont pas pas les actifs boursiers ou financiers pourris qui posent problème, c’est la dette des ménages, les prêts étudiants, les prêts sur les cartes bancaires. On a une dynamique de la crise qui s’autoalimente et qui se développe aujourd’hui dans les pays du Sud. Les prix des matières premières s’est effondré de moitié, cela veut dire que tous les pays producteurs de matières premières agricoles ou minérales aujourd’hui sont en voie d’étranglement. On voit l’effondrement de l’économie russe, les difficultés de l’économie brésilienne, en Afrique du sud, en Australie qui est en récession, etc. Je vous en parlais tout à l’heure, le prix du diamant s’est effondré de moitié, on peut en rigoler si vous voulez, mais cela veut dire que pour la Namibie ou le Botswana on a 15 ou 20% du PIB qui s’effondre et cela oblige ces États à faire appel soit à l’aide du FMI soit à la Banque africaine de développement. Tous les grands producteurs, des pays du Sud, des matières premières minérales et végétales aujourd’hui sont en extrême difficulté.

Antoine Mercier : On ne voit pas qui va pouvoir relancer le système. On parle de la Chine, très souvent. Mais apparemment elle prend des mesures protectionnistes.

Laurent Carroué : Eh bien oui. Autrement élément important, cette crise se diffuse à l’industrie, on le voit sur l’automobile, l’électronique, le textile, aujourd’hui, vous avez des dizaines de millions de salariés qui travaillaient dans les maquiladoras, en Amérique latine, ou qui travaillent dans la ceinture, je pense à la Turquie, la Tunisie, le Maroc, dans le textile par exemple, ou alors en Chine, on a eu 30 millions de salariés, les Ming Hong, qui venaient dans les usines littérales de l’intérieur pour travailler, qui ont été licenciés. Donc, il y a là, une diffusion de la crise. Troisième élément de la diffusion de la crise au Sud, c’est le fait que l’immigrant, - dont une partie étaient clandestins - vont être les premiers frappés dans les pays du Nord et qu’ils vont être soit renvoyés chez eux, soit ils vont basculer dans la clandestinité. Aujourd’hui, la Banque mondiale ou le FMI estiment que les flux financiers de migrants qui retournaient au pays et qui soutenaient, hors de l’asphyxie, ces économies vont reculer d’un tiers à peu près. Donc, vous voyez, on a une diffusion géographique et un approfondissement de la crise aujourd’hui que l’on doit prendre en compte et qui est tout à fait spectaculaire.

Antoine Mercier : Il y a une spirale vers le bas plutôt qu’un point d’inflexion vers le haut.

Laurent Carroué : Absolument.

Antoine Mercier : Je reviens sur vos termes. Tout à l’heure vous me disiez « ou la guerre ou la révolution ». Prenons l’hypothèse, c’est en jonction avec ce que vous venez de dire à propos des pays du Sud, risques de crise sociale, de révolte de mouvements de population, tout cela ça existe...

Laurent Carroué : Ce qui est très intéressant, c’est que les progrès de la démocratie et le recul relatif du nationalisme font que, contrairement à 1914 ou 1939, le recours à la guerre aujourd’hui est impossible. On a là une société civile internationale, de niveau mondial, qui, je crois, a très largement progressée. Il y a là un facteur de démocratie tout à fait essentiel. Il n’empêche qu’en même temps, on a des logiques de délitement. Je suis par exemple frappé par l’abstention aux élections européennes. On a là des délitements et en même temps des processus démocratiques et de représentation qui sont tout à fait frappants et on a bien sûr des menaces. Un exemple très clair, au printemps dernier, au Bangladesh, les troupes de protection frontalière se sont révoltées, 30 à 40 mille personnes à Dakar, cela s’est fini dans un bain de sang. Qu’est-ce que réclamaient ces gens, qui ont été écrasés par l’armée ? Ils réclamaient des soldes un peu plus décentes et une soupe. Pensons à la Somalie. Le gros débat actuel par rapport à cette crise c’est : est-ce que l’on va laisser les pays du Sud dans une déliquescence des sociétés et des États telle que l’on va aller sur des logiques mafieuses ou claniques dans lesquelles les branchements sur la mondialisation se feront sur le style de la piraterie somalienne. Donc, on est là face à des débats tout à fait essentiels.

Antoine Mercier : Le risque principal, selon vous, c’est peut-être ça, l’action de groupes que l’on pourrait appeler pirates ou terroristes, qui viendraient...

Laurent Carroué : On a de vrais éléments. Ee même temps il y a des choses relativement positives. Il y a de grands débats sur la restructuration des équilibres mondiaux, il y a un grand débat sur le statut du dollar, comme monnaie internationale, il y a un débat sur l’ONU et le pilotage au niveau de l’ONU, en particulier sur le Conseil de sécurité, les fauteuils et le droit de véto, un débat aujourd’hui sur le FMI, le Brésil, la Russie, la Chine ou l’Inde disant « si l’on paye on a le droit à la parole »… en gros, il faut que les pays du Nord partagent le pouvoir aujourd’hui.

Antoine Mercier : Alors, ça, c’est effectivement la partie révolutionnaire du changement mais franchement, quand on regarde ce qui se passe, les discours des hommes politiques, la manière dont ils essayent d’échapper à la crise,...

Laurent Carroué : De louvoyer.

Antoine Mercier : Est-ce que vous pensez que cette hypothèse-là peut se dérouler de manière normale, politique, pour arriver à un changement de système réel ? Ou faudra-t-il une crise plus grave encore ?

Laurent Carroué : Il faut que l’on fasse attention parce qu’il y a des choses qui sont en train de s’opérer en Amérique latine, il y a eu la création de la Banque du Sud à l’initiative du Venezuela et du Brésil, il y a de nouvelles modalités de coopération qui sont en train d’apparaître même s’il y a aussi des conflits internes, par exemple l’Argentine et le Brésil sur un certain nombre de choses, on voit émerger aussi en Asie des logiques régionales de coopération, parfois difficiles, entre le Japon et la Chine mais qui sont réelles, puis on voit aussi des puissances émergentes, comme la Chine maintenant, en capacité de mener leur propre politique. Je vous rappelle que la Chine est le premier détenteur de dette des États-Unis, qu’Hillary Clinton, au printemps, quand elle est arrivée en Chine a imploré Pékin de continuer à acheter de la dette américaine, pour pouvoir financer à la fois les déficits publics et la remise à niveau de l’économie américaine. On voit aujourd’hui les Chinois faire leurs courses pour les minerais et les ressources naturelles dont ils ont besoin, négocier des prêts financiers contre des matières premières pour échapper à l’hégémonie du dollar, on a des choses multiformes qui sont en train de se réorganiser et qui sont tout à fait intéressantes.

Antoine Mercier : On a vu effectivement à ce fameux sommet en Russie où le président Medvedev parlait de cette nouvelle monnaie qui pourrait se substituer…

Laurent Carroué : Voilà.

Antoine Mercier : On a l’impression que là, c’est peut-être régionalement que le système pourrait, disons, se purger, retrouver des modes de fonctionnement plus sains, on va dire, ce qui voudrait dire, ce qui est à peu près acquis là, c’est que les États-Unis, le monde anglo-saxon ne pourra plus imposer un modèle unique.

Laurent Carroué : Cela serait quand même préférable parce que quand on voit là où cela nous a menés, on peut quand même douter de la mise en perspective. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est les difficultés du président Obama, qui est confronté à des choses extrêmement importantes. Il a annoncé un plan sur la sécurité sociale, il a un certain nombre de réformes structurelles, de fond, progressives, ceci dit qui ne portent que sur 20 millions de personnes alors qu’il faudrait couvrir 40 millions de personnes. Les États-Unis sont confrontés à des défis internes d’une ampleur inimaginable, cela explique en particulier pourquoi le FMI par exemple a aujourd’hui une analyse très différente par exemple de l’OCDE ou des gouvernements européens, parce qu’eux habitent Washington et ils voient ce qui se passe sous leurs yeux, ils ont compris quand même qu’il y avait des choses extrêmement sérieuses qui se profilaient à l’horizon et auxquelles il fallait apporter des réponses.

Antoine Mercier : Dernière question, pourquoi est-ce que les dirigeants français, mais pas seulement, beaucoup de responsables veulent nous faire croire que cela va repartir ? Est-ce que vous avez une explication, disons rationnelle, en se mettant à leur place. Qu’est-ce qui se passe dans leur tête ?

Laurent Carroué : Je pense d’abord que les décideurs actuels sont de générations qui ont été biberonnées, pendant quarante ans, au modèle financier. Je pense à la vieille nomenklatura soviétique qui s’est effondrée, qui n’a rien compris à l’effondrement du communisme en 1989-90, j’ai l’impression que le basculement des paradigmes aujourd’hui remet en cause trente ou quarante ans de conception des rapports économiques, politiques et sociaux. J’ai fait un calcul avant de venir, si l’on prend les Prix Nobel d’économie, 80% des Prix Nobel d’économie ont été donnés à des Anglo-saxons, sur le prima essentiellement du financier, de la financiarisation ou des modèles de mise en équation du monde. Il faut aujourd’hui sortir de la mise en équation du monde pour s’ouvrir sur les sociétés et les territoires réels. Je pense que c’est une grande leçon de la crise actuelle, si vous voulez.

Antoine Mercier : Sortir de la mathématisation du monde. On va en rester là-dessus…



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