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D’autres regards sur la crise, avec Gisèle Berkman

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’entretien, vendredi 17 juillet 2009, d’Antoine Mercier avec Gisèle Berkman, Directrice de programme au Collège International de philosophie, qui travaille sur les représentations de l’activité de pensée.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues. Il vous suffit d’écrire à tinhinane[at]gmail[point]com

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on termine notre série d’entretiens entamés à la fin de l’année dernière. Au total, trente six entretiens [précision apportée par Taos Aït Si Slimane, il y eu 52 entretiens] - que l’on peut réécouter sur le site de France culture - au cours desquels on s’est efforcé de cerner la nature, les dimensions aussi de cette crise. Avec notre dernière invitée on va réfléchir à la difficulté qu’il y a à penser cet événement qui est en partie lié à ce que l’on pourrait appeler la crise de la pensée critique. On est en compagnie de Gisèle Berkman. Bonjour.

Gisèle Berkman : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous dites, vous-même, que vous êtes située aux confins de trois institutions, c’est pour vous présenter, vous situer : l’école, l’université et le Collège international de philosophie. Ce sont trois lieux d’observation à partir desquels vous portez un diagnostic. Vous parlez d’une crise de la notion même d’humanité, quelle est d’abord la première chose qu’il faudrait dire, selon vous, pour définir ce qu’il y a derrière ce mot de crise ?

Gisèle Berkman : Je commencerais par partir de l’étymologie de ce terme de crise qui vient de krinein, juger. Finalement, la crise, depuis les Lumières, c’est l’événement potentiellement catastrophique mais qui appelle un jugement, qui appelle une évaluation critique, qui appelle en quelque sorte comme une sorte de pesée, une prise en considération. La crise que nous vivons aujourd’hui, crise économique, crise politique, je la vois au niveau de la recherche, du savoir et plus globalement, je la vois au niveau du rapport à la pensée, à la pensée critique, au fait que d’une certaine façon, si je puis utiliser ce néologisme, ça « dé-pense », à mesure même de ce que cela dépense sur le plan économique. Je vais citer des discours que l’on entend un peu partout : « les gens ne veulent plus se prendre la tête », il y a des choses qui sont « trop prise-de-tête ». J’ai des élèves qui ont peur en classe - ils me l’ont dit - d’être pris pour des « intellos », terme qui est devenu quasiment une sorte d’injure, qui désigne finalement un individu qui fait peur. Dois-je rappeler certains discours de notre chef de l’État sur le fait que « La Princesse de Clèves, d’accord mais pas dans un concours de postiers ? » Dois-je rappeler le discours de la ministre Christine Lagarde disant justement qu’en France on avait toute une tradition de réflexion, elle n’a pas dit « une réflexion prise de tête » mais bon, elle a quasiment dit, « maintenant il suffit de penser, il s’agit à présent de se retrousser les manches et de passer à l’action » ? Donc, quand je dis crise de la pensée, je dis que c’est comme si la pensée avait perdu son crédit. J’aimerais bien employer ce terme de crédit dans tous les sens du terme parce que les crédits matériels alloués à la pensée fondent comme neige au soleil. Je devrais dire les crédits alloués à la culture, mais cela revient au même. Les crédits fondent à mesure même de ce que le crédit s’amoindrit. Et ça, cela me paraît un problème extrêmement important.

Antoine Mercier : Crise de la pensée, on a l’impression, d’après ce que vous dites, que le système lui-même veut combattre les possibilités de penser, que cela fait partie de l’empire du système actuel. On peut dire cela comme ça ?

Gisèle Berkman : Quand vous dites système actuel, moi, il y a un mot que j’aimerais utiliser, un mot que l’on n’entend plus, comme s’il était frappé en quelque sorte d’interdit, qui est le terme idéologie. Ce fameux terme d’idéologie, on ne l’emploie plus mais il me semble qu’il est d’autant plus agissant qu’on l’occulte, qu’on l’évite. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une volonté consciente, de manipulation, d’une espèce d’une grande action de grand empire paranoïaque. Non, je pense qu’il y a une idéologie actuelle qui serait à analyser de façon extrêmement précise en dissociant en quelque sorte les différentes instances qui sont à l’œuvre. Je pense qu’une certaine conception de la mondialisation, en tant qu’elle nous submerge à tous instants de flux, est bien évidemment à mettre en cause. Je pense qu’au-delà de la mondialisation il y a justement ce que l’on pourrait appeler un « double bind », c’est-à-dire une double injonction contradictoire qui se présente aux gens à chaque fois entre se connecter à toute force et essayer de s’individuer quand même et rester soi, et que pris dans cette espèce de pince, pris dans cette espèce d’injonction contradictoire, les sujets sont bien souvent contraints, comme je le disais tout à l’heure, à dé-penser et puis penser, c’est fatiguant alors que dans l’idéologie actuelle, il s’agit d’être efficace, opératoire, compétitif, performant, termes qui pour moi sont aux antipodes de ce que l’activité de penser veut dire.

Antoine Mercier : L’activité de penser qui demande peut-être du temps, on dit souvent du temps, de la distance, il y a aussi cette notion de symbolique, l’importance de l’instant symbolique pour penser. Est-ce que vous pouvez nous dire ce qui disparaît concrètement quand on ne pense plus, ce à quoi on n’a plus accès ?

Gisèle Berkman : Vous parlez, dans votre question, du temps pour penser. C’est une question qui, pour moi, est absolument fondamentale. C’est Rimbaud qui dans une lettre à sa mère disait : « J’ai besoin de larges tranches de temps », expression que je trouve absolument magnifique. Justement, c’est la question du temps qui est au centre aujourd’hui. À l’ère du « travaillez plus pour gagner plus », slogan dont on commence, je crois, à voir apparaître si ce n’est l’absurdité, tout du moins l’inefficacité pratique, c’est-à-dire que la pensée, l’activité de penser, chez tout sujet émarge à une forme de gratuité intrinsèque. Elle relève d’un temps psychique qui ne saurait se quantifier. Moi, j’ai envie de dire que l’activité de la pensée c’est son je assumé avec sa libre passivité, c’est Nietzsche qui disait – il disait ça, je crois, dans Le gai savoir : « Les pensée importantes viennent sur les pattes de colombes », mais pour les laisser venir sur des pattes de colombes – si belle image- il faut justement qu’il y ait une réceptivité psychique chez les individus. Alors, est-ce que ce rapport au penser est une affaire de symbolique, d’instances symboliques ? Je pense que tout dépend sans doute de ce que l’on met sous ce terme de symbolique, si on envisage le symbolique au sens lacanien, d’un référant et d’un garant qui émarge en quelque sorte à la loi symbolique, oui, on pourrait peut-être effectivement envisager cette perte de crédit de la pensée en lien justement avec une crise du symbolique. Moi, à nouveau, j’insiste sur le fait qu’au plus haut degré de l’État, puisque l’État a bien rapport au symbolique, il n’y a plus incarnation d’un rapport à la pensée, au contraire, la pensée, la culture, les humanités se voient bafouées ou alors elles se voient encensées dans une espèce de faux discours mais au total, je le répète, pas de La Princesse de Clèves pour des postiers dont ce n’est pas l’usage.

Antoine Mercier : On voit bien, effectivement la description que vous faites est très claire, on se demande si cet événement crise qui doit amener à juger, c’est-à-dire peut-être à prendre conscience aussi, voire à réfléchir, est-ce que cette réflexion, selon vous, est en cours aujourd’hui ? Comment vous sentez cette situation ?

Gisèle Berkman : Je pense qu’il y a un prodigieux désir de penser chez des individus. Moi, c’est quelque chose que j’observe lors du séminaire que je mène au Collège de philo, précisément sur l’activité de penser. Je peux vous dire que je rencontre à chaque séance des sujets qui ont envie de penser, qui ont envie d’apprendre, qui ont envie de s’individuer dans la pensée. Je ne suis pas du tout pessimiste, bien au contraire, simplement, je pense qu’il nous faut des lieux, du temps et il nous faut nous organiser. À mon sens, il n’y a pas de pensée sans ce que Blanchot appelait, expression que je trouve superbe, « un communisme de pensée », c’est-à-dire qu’il s’agit de refaire du « commun », de refaire de « l’avec ». Et quand je dis de « l’avec », cela ne veut pas dire de la fusion identifiante, cela veut dire du partage, cela veut dire retrouver un ensemble. Je pense que les individus sont prêts simplement, à beaucoup d’entre eux, il manque le fait de s’autoriser même à se dire qu’ils y sont prêts.

Antoine Mercier : On termine notre série sur cet appel. Merci beaucoup, Gisèle Berkman, d’avoir accepté notre invitation. On va prolonger cette interview pour le site internet de France Culture. Puis on se retrouvera quand la semaine prochaine dans le cadre des rencontres de Pétrarque, qui ont cette année pour thème « Après la crise quelle(s) révolution (s) ? ». Et lundi prochain on recevra le philosophe Jean-Claude Milner, qui est en charge de la leçon inaugurale, qui est interviendra dans le cadre du rectorat Cour Soulages, entre 17h 30 et 19h 30, lundi, rue de l’Université à Montpellier.

[Suite hors antenne]

Antoine Mercier : Nous poursuivons avec Gisèle Berkman, notre entretien sur la pensée, la crise de la pensée. J’ai envie de reposer, reformuler une question, le plus simplement possible, qu’est-ce que penser ? Et en quoi sommes-nous dans une crise de la pensée ? Qu’est-ce que c’est qu’une crise de la pensée ?

Gisèle Berkman : Question redoutable et massive mais pour moi absolument indispensable que la question que vous venez de me poser. Qu’est-ce que penser ? C’est une question que personnellement je me pose plus particulièrement dans mon séminaire, au Collège international de philosophie, où je travaille sur les représentations de l’activité de penser. Qu’est-ce penser ? J’aurais envie de repartir du texte de Kant qui est absolument fondamental, Kant se demandant : « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ». De façon absolument extraordinaire, dans ce petit texte qu’il a voulu très accessible, compréhensible par tous publics, ce qui est bien à propos des Lumières, eh bien il définit en quelque sorte la pensée comme une orientation, une marche, un mouvement. Ma première définition de ce que c’est que penser, je pourrais vous dire penser,, c’est concevoir des idées, penser, c’est abstraire, ce que je ne pense pas d’ailleurs, pour moi, penser, c’est en quelque sorte se mettre en marche, se mouvoir, se mettre en mouvement, chercher sa propre orientation…

Antoine Mercier : C’est-à-dire peut-être transformer aussi parce qu’on passe d’un endroit à un autre par le mouvement.

Gisèle Berkman : Absolument. Se transformer à mesure même de ce que l’on se déplace. Pour moi, il n’y a pas de pensée au sens aigu du terme, au sens actif, au sens opératoire du terme, sans déplacement, sans possibilité justement d’un espace entre, d’une circulation entre. Du coup, si l’activité de penser me semble en crise aujourd’hui de façon massive, c’est peut-être aussi parce que beaucoup de gens n’osent plus, n’arrivent pas, ne conçoivent même pas que penser puisse être se déplacer. Je le vois, par exemple, avec les élèves que j’ai. Je ne dirai jamais ils n’arrivent pas à penser, ce serait un mépris absolument insondable, en revanche, ce que j’observe c’est qu’ils ont du mal non pas à penser mais à construire leur pensée, parce que construire c’est articuler, relier, c’est se déplacer, c’est-à-dire se mouvoir dans sa propre pensée en acceptant de s’y transformer comme dans un espace physique. Mais pour ça, il faut investir, je dirais, de façon quasiment libidinale ce que c’est un espace de penser, ce que c’est qu’un plaisir d’inventer et de se surprendre dans la pensée. Pour ça, il faut s’autoriser. Pour s’autoriser, il faut penser que l’on peut à un moment donné sortir du cadre qui nous est assigné.

Antoine Mercier : Je pensais à une autre, l’image qui me venait c’est que paradoxalement, notre société où les voyages sont très faciles etc., où l’on va très vite, il y a une forme d’immobilité de l’individu, notamment par les écrans, qui est assez frappante, et le rapport que l’on peut avoir à l’écran, à la télévision mais aussi finalement à l’ordinateur, c’est un peu le contraire du déplacement. C’est le déplacement artificiel ou le déplacement par clics de souris interposé.

Gisèle Berkman : Absolument. Ça, c’est une réflexion qui est pour moi très, très importante. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui dans cette espèce de nouveau paradigme que nous vivons et que nous avons sans doute à essayer de penser mieux ? Effectivement, dans ce monde de l’écran, dans ce monde ce monde du clic, je peux penser qu’effectivement en un clic de souris je me déplace et en même temps je ne suis qu’un opérateur. C’est-à-dire que je ne suis pas un penseur libre, un sujet libre, je suis assujetti d’une part à la manipulation qui fait de moi aussi un instrument de la machine et par ailleurs, je suis envahi par ce flux d’informations qui m arrive à toute seconde dont on pourrait penser que c’est une espèce d’expansion et de démultiplication vertigineuse de l’espace public des Lumières mais non, parce que face à ce flux qui me sidère, me traverse à chaque instant, il faut bien qu’à un moment donné, je m’extirpe, que je suspende le flux. Comment penser suspendre le flux ? Comment se donner ce temps de la suspension, ce temps du pas de côté qui est aussi le temps du regard critique ?

Antoine Mercier : Penser, ça peut-être aussi être en rapport avec être un sujet ? J’imagine que si la pensée disparaît on devient plus interchangeable, on va dire, qu’on pouvait l’être précédemment. Est-ce que vous pouvez nous parler aussi de cette question de la pensée en tant qu’elle est en rapport direct avec, j’allais dire, la constitution du sujet ?

Gisèle Berkman : Effectivement, comme vous le dites, penser c’est être un sujet, tout en sachant qu’être un sujet ce n’est jamais réaliser une essence pleine et entière qui serait celle d’une subjectivation enfin accomplie. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que l’on a de plus en plus des individus, des individus qui perdent bien souvent la notion d’une sorte d’intérêt général, qui sont attachés à la satisfaction de leurs besoins individuels et des individus qui sont assujettis à une sorte de nouvelles rationalités qui fait d’eux des individus efficaces, des gestionnaires, des prestataires de services. J’aurais envie de distinguer l’individu d’un côté et le sujet de l’autre mais en disant cela, j’insiste, quand je dis sujet, je dis aussi sujet qui aurait rapport à son propre impensé, sujet qui ne négligerait pas pour autant le rapport à l’inconscient, sujet qui ne se penserait pas sujet maître, sujet souverain, mais dirais-je en mouvement vers sa propre subjectivation dans la pensée toujours en voie de réalisation mais jamais achevée.

Antoine Mercier : On retrouve cette notion de mouvement dont vous parliez tout à l’heure. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui progresse, au sens propre du terme. Il y a peut-être cette idée-là dans le libéralisme, si l’on peut revenir un peu à notre monde de crise, au sens où on l’entend habituellement, cette idée que l’on arriverait à la fin d’une histoire, que l’on serait finalement submergés par une immobilité complète qui permettrait simplement de ne plus rien faire où de ne plus en tout cas avoir même l’idée de changer quoi que ce soit dans ce qui se passe, puisque ce qui se passe est là. Est-ce que l’on peut aussi évoquer cette question ?

Gisèle Berkman : Oui, c’est quelque chose qui me frappe beaucoup dans ce nouvel ordre mondial, comme on dit. Ce qui me frappe énormément, c’est justement qu’il y a comme une espèce de naturalisation d’un nouvel ordre. Il y a une expression que Montesquieu, au XVIIIe siècle, employait énormément dans un tout autre sens, qui est l’expression de « force des choses ». Et, je suis extrêmement frappée d’entendre à quel c’est devenu comme une espèce de mantra, c’est-à-dire que c’est comme si le nouvel ordre mondial, comme si la nouvelle disposition de l’univers globalisé, c’est comme s’il y avait là une sorte de force des choses à l’œuvre contre laquelle on ne pouvait rien, peut-être un petit peu de régulation vertueuse, un petit peu d’État que l’on injecte par-ci par-là, mais globalement il y a comme une espèce de fatalisme absolument extraordinaire devant un processus dont on oubli qu’on en fournit une interprétation. On n’est pas face au processus tel quel, nous sommes face à une doxa et cette doxa produit de la naturalisation. Je me demande même, à propos de ce nouvel ordre mondial dont on nous rebat les oreilles en nous faisant croire à chaque moment qu’il n’y a rien à faire, si finalement le vieux couple entre « nature et culture », qui était le vieux couple classique qui organisait en quelque sorte notre rationalité, est-ce que nous ne sommes pas actuellement dans une espèce d’écrasement vertigineux de ce couple ou « nature et culture » ou « physis et techné », comme vous voulez, se replierait l’un sur l’autre avec d’un côté une naturalisation vertigineuse, - pour moi, l’exemple, c’est la naturalisation des rapports de force, des rapports de concurrence, comme si l’on était finalement dans « le Léviathan de Hobbes » mais de nos jours – et de l’autre une technicisation intégrale, par exemple les utérus artificiels. Finalement, c’est comme si nature et technique s’étaient repliés l’un sur l’autre, comme s’il n’y avait plus rien à penser que cette nouvelle doxa, ce nouvel ordre.

Antoine Mercier : Vous parliez de la force des choses, est-ce que l’on peut qualifier la crise comme étant le point de rupture au moment où le triomphe de la force des choses commence à faire problème et n’a plus finalement d’extériorité pour se nourrir lui-même de cette force ? Est-ce que l’on n’arrive pas donc à ce point de faiblesse ou de faille dans la force des choses aujourd’hui ? Est-ce que ce n’est pas ça le phénomène de crise, que l’on appelle crise aussi ?

Gisèle Berkman : Vous avez raison, toute la question, je pense, est de savoir ce que l’on appelle crise. Toute la question serait peut-être de dater le phénomène. Souvent, personnellement en m’interrogeant sur ce qui est en train de nous arriver dans la pensée, je me dis que finalement, c’est petit peu comme si nous voyions aujourd’hui la face émergée de l’iceberg alors que le processus était déjà l’œuvre depuis, je dirais, les années 90 seulement il était latent, on ne pouvait pas encore le discerner, pour reprendre justement l’étymologie de krinein, du estimer, du juger. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, ce que nous appelons crise, c’est la manifestation déjà d’un phénomène économique, politique, social, culturel dont la face émergée arrive comme une banquise qui se mettrait à craquer.

Antoine Mercier : Vous faites partir ça de quand alors ? Vous dites l’année 1990 ?

Gisèle Berkman : Difficile, parce qu’il y a plusieurs modes de datation…

Antoine Mercier : On parle souvent de Reagan-Thatcher, mais ça c’est la face effectivement émergée de l’iceberg mais est-ce qu’il n’y avait pas déjà une idéologie déjà à l’œuvre depuis plus longtemps ? Comme si cela pouvait être le résultat d’un très long processus historique, je ne sais pas si là-dessus vous avez des idées de datation, le carbone14 de la pensée.

Gisèle Berkman : Les questions de datation sont toujours pour moi très complexes. Je pense que l’archéologie que l’on peut faire du processus n’est jamais univoque, il y a toujours plusieurs modèles possibles. Ce qui me frappe dans le domaine de la pensée, dans le domaine culturel envisagé largement, c’est qu’aujourd’hui on solde les comptes de ce que l’on appelle, de façon méprisante et absurde, « la pensée 68 ». Pensée qui, pour moi, était extraordinairement féconde, prodigieusement active et résistante, que cela soit celle de Foucault, de Derrida, de Nancy et j’ai envie d’ajouter également la pensée de Sartre. Et s’il faut dater l’érosion, moi j’ai envie de parler en termes d’érosion, peut-être qu’elle était là, en creux déjà dès les années 80 simplement, nous ne la voyions pas et aujourd’hui dans le domaine de la pensée, les penseurs médiatiques que l’on entend sont précisément des penseurs qui adhèrent à cet ordre des choses dont nous parlions tout à l’heure. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de penseurs, cela veut dire que les penseurs que l’on entend se situent dans un consensus ambiant qui décline toute la palette, qui à mon sens est très large et très complexe, de ce que l’on pourrait appeler le néolibéralisme.

Antoine Mercier : Le sacre de la raison, comme on a pu l’appeler aussi. Effectivement, vous dites qu’il y a des gens qui réfléchissent, qui pensent, on essaye un petit peu nous, en tout cas dans cette émission, de les retrouver mais c’est vrai que cela ne passe pas si facilement que ça la barre du discours public médiatique. Là aussi il y a une résistance.

Gisèle Berkman : Oui, il y a une résistance et pour moi cette résistance c’est aussi d’abord, avant tout, une question de langage. Il se trouve que je suis en train de coordonner actuellement un numéro de la revue du Collège de philo, qui s’appelle Rue Descartes, un numéro qui va paraître à la rentrée, et que j’ai choisi d’intituler « Clair-obscur ». Dans ce numéro, j’ai invité un certain nombre d’écrivains, de penseurs à réfléchir justement sur ce qu’un penseur qui s’appelle Éric Mechoulan a appelé, de façon très juste, je trouve, « la tyrannie de la clarté ». Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette tyrannie du parler clair. Quand je dis ça, évidemment je ne suis pas du tout en train de faire l’apologie de l’obscurité et de l’incompréhensible…

Antoine Mercier : On vous comprend quand même.

Gisèle Berkman : J’essaye en l’occurrence en ce moment de m’exprimer de façon à être comprise, simplement, je pense qu’il y a une sorte de nouvelle police du langage. Il y a une chasse au langage complexe et par voie de conséquence à la pensée complexe elle-même. Et cela, on le trouve à tous degré, à tous les niveaux, on trouve un certain nombre d’oukases, dès qu’un texte est trop compliqué on sait qu’il passera moins facilement dans tel ou tel organe de presse etc., dès qu’un texte n’entre pas - que cela soit un texte de création littéraire ou un texte de pensée – dans les canons d’une certaine écriture et pensée linguiste, on sait qu’il aura beaucoup plus de mal tout simplement à trouver sa voie auprès d’un éditeur, c’est une question de critères auxquels nous finissons nous-mêmes par souscrire.

Antoine Mercier : N’en parlons pas de la télévision, de l’expression à la télévision. Mais cette police de la pensée, ce que vous appelez la police de la pensée, répond que ça, c’est pour que la chose soit accessible ou pour que la chose ait du succès. C’est technicisé en quelque sorte. C’est là où il y a une certaine force du système.

Gisèle Berkman : Bien sûr mais je crois qu’il faut sortir justement de cette langue du système et l’erreur, de l’aporie dans lequel le système se met lui-même. J’ai toujours l’expérience de mon séminaire, je ne veux pas me donner en exemple mais le séminaire que je mène au Collège de philo, séminaire auquel j’invite justement des penseurs, des écrivains, eh bien, dans ce séminaire on y aborde des questions complexes tout en se posant la question à certains moment de la nécessité de traduire de la complexité. Je crois que certains pouvoirs médiatiques en hauts lieux culturels se trompent intégralement lorsqu’ils pensent justement qu’il faut donner au public ce qu’il attend, qu’il faut lui donner les choses les plus simples possibles parce qu’à ce compte-là, on retombe sur les propos de Patrick Le Lay, prétendant, à TF1, donner aux gens le temps de cerveau disponible qu’ils attendraient, et pourtant cette expression a créée un certain remous, parce qu’un certain nombre de gens n’étaient pas…

Antoine Mercier : C’est vrai que c’était un moment clef…

Gisèle Berkman : C’était pour moi un moment clef, « le temps de cerveau disponible »

Antoine Mercier : Donné à Coca-Cola.

Gisèle Berkman : À Coca-Cola. Je pense que beaucoup de gens sont prêts aujourd’hui à entendre autre chose, à penser ailleurs et autrement et à pratiquer ce que Jean-Luc Nancy, dans un livre que j’aime beaucoup, appelle « la déclosion », c’est-à-dire le fait de rouvrir la raison et enrichir cet entendement d’aujourd’hui qui s’est si prodigieusement appauvri en calcul, en ratio, en comptage. Sortir du comptage pour réouvrir.

Antoine Mercier : Peut-être que l’on peut dire encore un mot du langage parce que c’est ce qui permet de verrouiller. Qu’est-ce que vous en dites de cette langue qui sert de sentinelle en quelque sorte pour que l’on ne puisse pas remettre en cause, penser, imaginer, justement ?

Gisèle Berkman : Cette langue, j’aurais envie de la comparer à la fameuse « Novlangue » dont parle Georges Orwell dans « 1984 » de façon absolument prophétique. C’est-à-dire que, sans tomber dans la paranoïa, je dirais que nous sommes aujourd’hui environnés d’un langage qui fait écran, qui fait barrière, d’une langue qui se veut elle-même vertueuse. Lorsque le chef de l’État donne des conseils aux enseignants, va nous parler lui-même des humanités alors qu’au niveau de l’enseignement nous savons très bien que le crédit matériel accordé à ces humanités ne cesse de baisser. Donc, nous avons une langue qui sert de cache et une langue dont il serait très intéressant de se demander dans quelle mesure elle emprunte justement à tout un vocabulaire managérial, tout un vocabulaire du management. Justement Dardot et Laval qui dans leur livre le montre très, très bien, la façon dont on reprend tout un ensemble de vocable sur la performance, la gestion, la pseudo rationalité, comment tout cela est repris au vocabulaire de l’entreprise qui lui-même parfois ne dédaigne pas d’emprunter ses vocables à une forme de psychologie, une forme d’économie mais douce, des affectes, bien sûr on ne veut pas de la psychanalyse mais on veut bien d’une certaine vulgate psychologique.

Antoine Mercier : Comment, en quelques mots, pour terminer, on se désenglue de tout cela pour essayer d’avancer, de bouger, de se remettre en mouvement, pour tout un chacun, on va dire ?

Gisèle Berkman : Me vient un vers de Hôlderlin, que j’aime beaucoup, qui dit en gros : « Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve ». Comment on se désenglue ? Je pense que c’est en essayant de réactiver en commun et essayant de réactiver un pouvoir critique de la pensée, en essayant de déconstruire, pour reprendre le terme fameux de Jacques Derrida, c’est-à-dire d’analyser ce qui nous arrive. Analyser, c’est-à-dire peser, prendre en compte, évaluer le phénomène, non pas évaluer dans une compétition du style classement de Shanghai, mais soupeser ce qui nous arrive. Je crois qu’aujourd’hui il y a un certain nombre de gens dans l’enseignement, la création, dans divers domaines, qui ont très cœur justement en commun, seuls et à plusieurs, d’entreprendre ce travail de conscience, regarder ce qui nous arrive pour mieux le relancer, en quelque sorte, au-delà de lui-même.

Antoine Mercier : Et vous diriez que ce travail en fait il a peut-être déjà commencé de façon importante en France notamment, sans que l’on se rende compte de manière évidente, sans que cela ne se manifeste en tout cas pour le plus grand nombre ?

Gisèle Berkman : Oui, j’en suis convaincue, j’en suis absolument convaincue, que cela soit chez certains chercheurs, certains poètes, écrivains etc., ou dans toutes autres branches de la société. Je suis très frappée de voir comment certains collectifs, comme le collectif de la nuit sécuritaire, en certains lieux, s’organisent, réactivent ce mot très beau, qui est le mot dé résistance.

Antoine Mercier : Merci beaucoup… [coupure]



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