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D’autres regards sur la crise, avec Jean-Claude Milner

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien, du lundi 20 juillet 2009, d’Antoine Mercier avec Jean-Claude Milner, linguiste, philosophe et essayiste.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues, il vous suffit d’écrire à tinhinane[at]gmail[point]com

Antoine Mercie : Nous terminons notre série « D’autres regards sur la crise », qui avait commencé un peu avant les vacances de Noël, dans le cadre des vingt-quatrièmes rencontres de Pétrarque, qui commencent à Montpellier, qui vont être précisément consacrées à ce thème « Après la crise quelle(s) révolution (s) ? ». La leçon inaugurale, comme il se doit dans ce genre de rencontre, sera délivrée cette après-midi et cela sera Jean-Claude Milner qui en aura la lourde charge. Bonjour Monsieur.

Jean-Claude Milner : Bonjour.

Antoine Mercier : « Après la crise quelle(s) révolution (s) ? », avant de voir après la crise, on peut peut-être quand même revenir un tout petit peu au moment où nous en sommes, pendant la crise qui continue. Qu’est-ce que vous nous dites de l’événement « crise » pris au sens large ?

Jean-Claude Milner : Je dirais que nous avons été confrontés dans ces 30 ou 40 dernières années d’une part, évidemment c’est une banalité, à l’émergence d’un marché vraiment mondial, ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation, et deuxièmement, dans le cadre de ce marché mondial, la découverte par les grands acteurs du capitalisme historique, je pense essentiellement aux États-Unis mais évidemment aux pays européens de l’Ouest, qu’ils n’avaient plus la maîtrise des ressources naturelles et que d’autres pays avaient la maîtrise des ressources naturelles, bien entendu les ressources d’énergie, mais aussi une ressource naturelle dont on ne parle pas tellement, qui a joué un rôle très important, c’est tout simplement la force de travail, je pense à la Chine qui n’a pas beaucoup, qui n’a pas beaucoup de ressources naturelles en termes de charbon, pétrole etc., mais qui a une ressource naturelle qui a un très grand avantage, c’est qu’elle produit de la valeur, que l’on peut s’arranger par des moyens politiques pour la rendre très bon marché, et qu’elle est renouvelable et les Chinois l’ont en très grande quantité. Donc, cet ensemble-là, a fait que les pays qui avaient des ressources naturelles de divers types ont commencé à accumuler de très grands profits. En sens inverse, les acteurs classiques du capitalisme, les pays de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis d’abord, perdaient le contrôle des ressources naturelles, leur force de travail devenait de plus en plus chère, pas suffisamment nombreuses dans certains pays, je pense à l’Allemagne, les ressources énergétiques devenaient insuffisantes, etc. Qu’est-ce qui c’est passé ? On a inventé cette chose extraordinaire que l’on appelle le capitalisme financier, qui était, par opposition au marché mondial, très concentré, en fait en deux endroits : l’un qui était New-York, l’autre qui était Londres. Et tous les surprofits que faisaient les pays ayant la maîtrise sur les ressources naturelles provoquant un flot d’argents, un flot monétaire dont l’histoire a peu d’exemple. Il faut songer à l’Espagne, à l’or espagnol pour trouver une comparaison. Bien entendu, il était investi sur place dans de grands travaux etc., mais il enrestait toujours. Mais qu’est-ce que l’on fait de l’argent que l’on ne peut pas dépenser dans des mausolées extraordinaire, dans des barrages monstrueux,… ? Eh bien, on le place dans les produits financiers.

Antoine Mercier : Si je vous comprends bien, ces puissances traditionnelles ont récupéré en quelque sorte le pouvoir ou l’avoir par l’intermédiaire de la financiarisation de l’économie, c’est cela votre thèse ?

Jean-Claude Milner : C’est ça l’extraordinaire subtilité de la machine. On voit très bien que les grands acteurs traditionnels qu’étaient d’abord la Grande-Bretagne, ensuite dans l’histoire les États-Unis et bien entendu les pays d’Europe de l’Ouest, tout cela était une sorte, comment dire, de réservoir où le trop plein des surprofits, dont bénéficiaient les pays dont eux avaient la maîtrise des ressources naturelles, allait se déversant… C’est cette machine qui a sauté sous nos yeux.

Antoine Mercier : Elle a sauté pourquoi ?

Jean-Claude Milner : Je crois que quand on regarde d’un peu près la machine, ce qui était très intéressant c’est que l’on croyait que chaque mouvement produisait de la valeur, il fallait construire des instruments de plus en plus sophistiqués qui allongeaient le parcours entre le point de départ où l’on mettait un certain investissement et le point d’arrivée où l’on avait un bénéfice.

Antoine Mercier : Comment on allonge alors ?

Jean-Claude Milner : Le plus simple évidemment est de prendre les procédures classiques, mais là, il ne fallait pas prendre des procédures classiques parce que les sommes en jeu étaient beaucoup trop importantes. Donc, il fallait des procédures sophistiquées, c’est à cela que la mathématique a servi. Nous savons très bien quel rôle ont joué les modèles mathématiques pour construire de nouveaux produits financiers.

Antoine Mercier : Ça a un rapport avec l’endettement ce que vous dites ?

Jean-Claude Milner : Oui, je ne vais pas entrer dans le détail mais si vous voulez le principe fondamental, c’est que le chemin parcouru doit être le plus long, le plus compliqué possible. Une des choses les plus simples, c’est le crédit immobilier que l’on va transformer en titre négociable en Bourse.

Antoine Mercier : Alors, c’est l’élastique sur lequel on a tiré et qui lâche ? On a voulu étendre ce temps là qui n’a pas profité…

Jean-Claude Milner : Si vous prenez les produits financiers les plus sophistiqués, donc les plus rentables, la sophistication en l’occurrence est faite pour que cela soit rentable, vous voyez que ceux qui ont conçu un produit financier sophistiqué, ils ne sont pas complètement idiots, font la liste des conditions qui feraient que cela se casse la figure, que le produit puisse capoter en fait, ils arrivent par un modèle de calcul, - là encore par un modèle de calcul probabilitaire - à la conclusion que pour que soient réunies les conditions qui feraient capoter le produit, il faudrait un ensemble de circonstances extrêmement improbables, une probabilité qui tend vers zéro. La probabilité qui tend vers zéro est considérée comme égale à zéro. Donc, il n’y a aucune probabilité pour que le produit se casse la figure. Ce que nous a appris cette crise, c’est que l’on ne joue pas avec les calculs de probabilitaires une fois que le marché est illimité. Quand vous avez une série de coups illimités, le coup le plus improbable va se produire nécessairement. C’est ce qui s’est passé, le concours de circonstances le plus improbables s’est trouvé réalisé.

Antoine Mercier : Jean-Claude Milner, philosophe, je vous pose la question sur la crise m’attendant à ce que vous me répondiez d’une manière philosophique, là, vous me répondez de manière très précise, financière et en même temps on voit bien qu’il y a une idée derrière, j’aimerais bien que vous la sortiez de son contexte pour nous l’exposer.

Jean-Claude Milner : Je vais la sortir de son contexte, elle est assez simple. Elle va au-delà de la sophistication financière. Je dirais que ce que l’on appelle l’expertise de manière générale, que cela soit l’expertise économique, l’expertise médicale, l’expertise en matière d’environnement etc., est toujours fondée en dernier ressort sur un calcul de probabilité, et la tendance de l’expert c’est de dire : telle situation est improbable, a une probabilité très faible et il continue par un conseil donné aux politiques : puisque c’est peu probable, vous considérez cela comme marginal et vous n’en tenez pas compte. Mon idée, c’est que précisément, c’est là que le politique doit dire : mon rôle de politique, c’est d’intégrer ce que vous dites être le plus improbable.

Antoine Mercier : Comment, on en est venu dans la société, politiquement, au niveau des idées, à se fonder sur un système de probabilité ?

Jean-Claude Milner : Je pense que c’est lié à l’extension illimitée de la société dite moderne. Dans une société close, le calcul de probabilité n’a pas lieu d’être. Ce que l’on a vu d’ailleurs, l’un des sens de la Guerre de 1914 on est le plus bel exemple, c’est la réunion de conditions absolument improbables, si vous lisez la suite des dépêches qui sont échangées entre les divers services diplomatiques, en juin, juillet, août 1914, au début, il n’y a aucune probabilité que la guerre apparaisse. En fait, je pense que ce qui a fait irruption avec la Guerre de 1914, la première figure est la réunion des conditions improbables et la deuxième figure, pourquoi l’improbable peut-il se produire ? C’est qu’en fait sans le savoir à la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, on entre dans un monde illimité, donc, la série des coups est illimitée. Le coup le moins probable peut toujours sortir et le cas échéant parmi les premiers.

Antoine Mercier : Merci beaucoup, Jean-Claude Milner, je renvoie les personnes qui sont à Montpellier à venir vous rejoindre à 17h 30 au rectorat, cour Soulages, c’est rue de l’Université. Pour les auditeurs, on vous retrouvera dans le courant du mois d’août, du lundi 10 au vendredi 14 août, 20h30 – 22h, sur l’antenne de France Culture, pour la rediffusion de ces rencontres. Merci encore d’avoir accepté notre invitation.

[Suite, bonus hors antenne]

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on poursuit notre conversation avec Jean-Claude Milner et je voudrais, Jean-Claude Milner, que l’on reparte de ce que vous avez mis en lumière tout à l’heure, pour parler économie et finance, cette notion de l’illimité. C’est-à-dire que la crise serait le résultat où l’illimité aurait pris place et dans lequel la probabilité de choses improbables se serait accrue. Cette sensation d’illimité certes, elle a des causes concrètes mais est-ce qu’elle n’a pas aussi des causes, j’allais dire, dans la tête des hommes, des sociétés, des politiques ?

Jean-Claude Milner : Il y a des mots qui sont équivoques. Il y a des mots que l’on peut entendre soit du côté du limité soit du côté de l’illimité et je pense que ces mots ont changé de sens. Je prends par exemple le mot de société, aujourd’hui, nous sommes tous animés de la conviction spontanée, je ne dis pas que nous n’y réfléchissions pas toujours mais spontanément nous pensons qu’il n’y a rien qui soit extérieur au dispositif social pris dans son ensemble. Autrement dit, l’idée - qui a été très présente dans ce que l’on peut appeler le monde médiéval, le monde antique bien sûr, le monde classique – que l’on peut, si on le veut, se mettre en retrait de la société, dans une forme de solitude, prenez le cas de Thoreau, la cabane dans les bois, Alceste à la fin du misanthrope,« un endroit écarté,/ Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté », on peut prendre toute une série d’exemples, les « Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau, cette idée qui était extrêmement présente, extrêmement importante pour notre littérature européenne qu’il y a la possibilité de se mettre hors société, si on le veut vraiment, cela réclame des sacrifices, on peut être persécuté, mais enfin c’est possible, je crois que cette idée nous ne l’avons plus. Nous avons le sentiment, les sociologues le nourrissent beaucoup mais il n’y a pas qu’eux, que même celui qui a choisi de se mettre en retrait, en vérité, adopte un certain type de conduite sociale. Donc il n’y a rien qui soit extérieur à la société et du coup la société deviendrait illimitée puisqu’elle ne rencontre pas de limites. De la même manière, autrefois, jusqu’à une date très récente en vérité, on pensait que l’on pouvait par exemple faire vœux de pauvreté et se mettre hors des rapports d’argent ou de la forme de marchandise, pratiquer le pur don, le don gratuit, par exemple faire l’aumône, chez des Chrétiens, eh bien nous avons la conviction que celui qui fait cela, en réalité, continue de s’inscrire dans la forme marchande, d’une manière particulière qu’il dénie dans son esprit…

Antoine Mercier : Pourquoi cela ? On a du mal à comprendre pourquoi on ne pourrait pas se mettre dans une extériorité. Après tout, si on le veut vraiment, on a les moyens de réussir. Qu’est-ce qui fait que l’on est récupéré par la totalité ?

Jean-Claude Milner : Nous avons le sentiment que nous commençons à comprendre ce qui est sous nos yeux, quand nous commençons à intégrer le fait que ce qui est sous nos yeux est sans limites. Je pense que cela a affaire tout simplement avec le concept d’univers. L’univers est sans limites au sens où spontanément, nous sommes tous convaincus qu’il n’y a pas de Dieu qui soit hors univers et qui fasse limite à l’univers, ou que la conscience que nous avons de nous même ne fait pas limite à l’univers, parce que d’un certain point de vue, c’est cela la notion d’inconscient. La modernité commence à comprendre quand elle comprend que ce à quoi elle a affaire est illimité. C’est l’univers physique, c’est aussi l’univers intérieur mais c’est aussi les phénomènes que j’évoquais, la société etc.

Antoine Mercier : Quand vous parlez de « quand elle comprend que les phénomènes sont illimités », ce n’est pas aux hommes de décider ou de choisir cette vision du monde. Est-ce que l’on est dans un monde fini, du monde infini ? Est-ce qu’il y a une extériorité, une intériorité ?

Jean-Claude Milner : Je dirais que c’est le moment où nous avons le sentiment que nous avons compris quelque chose. Je dirais que pour un classique, pour un philosophe grec, mais pour un classique du XVIIe siècle, Descartes par exemple, le moment où il comprend quelque chose est précisément le moment où il rencontre une limite. Pour Platon, Aristote, le moment de la téllection, c’est précisément le moment où l’on rencontre une limite. On comprend ce qu’est la condition d’un être mortel à partir de l’instant où l’on comprend qu’il y a de l’immortel. Par exemple, il y a de l’immortel dans le mortel ce que l’on appelle l’âme. C’est pour cela que la question de l’immortalité de l’âme est si importante. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de comprendre l’immortalité, c’est parce qu’il s’agit de comprendre la condition mortelle. Et nous, modernes, nous avons le sentiment que nous commençons à comprendre la condition de l’homme mortel à partir du moment où nous comprenons que mourir c’est en vérité rentrer dans un dispositif illimité qui est l’univers. On devient un objet de l’univers, un atome, poussière d’atome etc. C’est donc un renversement total de point de vue. On pourrait peut-être essayer de le dater, ce n’est pas mon problème, là je ne fais que constater. Si j’ose dire, le moment où nous avons le sentiment que nous comprenons, nous plaçons la lumière de façon différente. Donc, les ombres et les parties éclairées se sont déplacées.

Antoine Mercier : Qu’est-ce que dans un monde illimité, que vous décriviez tout à l’heure, on arrive à comprendre quelque chose puisque l’on ne voit plus de limites, on n’est pas confronté à la limite ?

Jean-Claude Milner : Cela donne effectivement un privilège, pour ceux qui croient à la mesure et au calcul, qui ne croient qu’à la mesure et au calcul, à toutes les formes de calculs probabilitaires. Si vous regardez ce qui fonctionne comme expertise, au sens le plus large, ce n’est pas par hasard que cela rejoint toujours la statistique. La statistique, c’est cette forme de mathématique, de calcul, qui permet à partir d’un ensemble d’objets limité de conclure à de l’illimité.

Antoine Mercier : Je pense en vous écoutant à la fameuse querelle, Einstein Heisenberg, sur le réel, c’est-à-dire est-ce que le réel est ultimement probabiliste ou est-ce qu’au contraire, selon Einstein, c’est simplement la mesure de notre incapacité à en dire plus ? Est-ce que cela se jouait-là, par exemple en physique, ce débat dont vous parlez ?

Jean-Claude Milner : Je pense que cela se jouait-là mais pas de telle façon qu’Einstein soit d’un côté et Heisenberg soit de l’autre. Ils sont l’un et l’autre traversés par cette question. Je reviens à un autre débat qu’Einstein a eu avec Freud sur la question de la guerre. Freud considère, justement parce qu’il pense que l’on est dans un univers illimité, que la guerre sera toujours possible. Dans la série des coups, il y aura toujours un coup où la guerre sortira, parce que c’est inscrit sur une des faces du dé, c’est tout. Tandis qu’Einstein pense que l’on peut faire en sorte que la guerre soit rendue difficile, impossible, c’est-à-dire qu’on lui impose une limite.

Antoine Mercier : Vous avez parlé de croire, « ça, ou croire ça ». C’est une question de croyance de croire que le monde est illimité ou qu’il ne l’est pas ? Est-ce que cela dépend de la liberté de l’homme ?

Jean-Claude Milner : A mon avis, non. Ce qui relève de la décision, c’est de regarder les deux voies. Il y a une voie du limité et il y a une voie de l’illimité, pour la pensée. La même situation peut se comprendre tantôt par le biais du limité, tantôt par le bais de l’illimité. Donc, il faut regarder les deux voies possibles. C’est cela la décision. L’autre décision possible, c’est évidemment de s’aveugler à l’une des deux.

Antoine Mercier : Je vous dis cela parce par exemple je pensais à ce que pouvait dire Malmonide sur le système aristotélicien, il y a quelque chose d’indécidable qui est de savoir si le monde a eu un commencement ou s’il est infini. Personne ne va pouvoir prouver quoi que ce soit sur cette question. Donc, est-ce que l’on ne revient pas, par rapport à cette question de limite, de finitude du monde, y compris dans sa partie concrète du monde d’aujourd’hui, à un positionnement fondamental pour l’homme ? Je repose ma question sous la houlette de Malmonide.

Jean-Claude Milner : Le positionnement fondamental, c’est de faire l’expérience de cette équivoque sur le limité et l’illimité et on en fait l’expérience de façon répétée. Bien entendu, certes, l’expérience et nommer l’expérience, ce sont deux choses différentes. Il a fallu de longs siècles pour que l’expérience qu’il y a deux voies possibles, d’un certain point de vue, c’est dans les antinomies de Kant, après Malmonide, faire cette expérience-là a réclamé de longues réflexions pour pouvoir être nommé. Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes en position de le nommer, cette équivoque entre deux voies et nous sommes en position du coup de mesurer que ce qui se propose à nous verse plutôt du côté de l’illimité, y compris quand cela prend le masque du limité, ou inversement mesurer ce qui verse du côté du limité même quand cela prend le masque de l’illimité.

Antoine Mercier : Alors, on appelle un autre grand penseur, pour essayer un peu de reposer la même question, Levinas. Est-ce que dans « Totalité et infinie », il n’y a pas cette problématique-là aussi, de dire que l’illimité finalement c’est une totalité et l’infini, c’est au contraire la découverte qu’il y a quelque chose d’extérieur, radicalement extérieur, etc. ? Est-ce que là aussi, ce n’est pas une peu une problématique de la même nature ?

Jean-Claude Milner : Levinas entre autre, rencontre cette problématique. Dans « Totalité et infinie », il la rencontre par la voie proprement philosophique. Il la rencontrera par une autre voie, par la voie talmudique dans les « Leçons talmudiques ». Mais il me paraît assez clair que dans la voie philosophique, qui est celle de « Totalité et infinie », la philosophie pour lui se dit en grec, la langue grecque choisit le limité et rencontre l’illimité sous la forme d’une expérience traumatisante, un trauma, une brisure ce qui s’incarnera dans la vie même de Levinas par la brisure de la deuxième Guerre mondiale, de l’extermination illimitée de ceux qui portent le nom juif, alors que quand il passe par la voie talmudique il va rencontrer le nouage de l’illimité et du limité, c’est donc une voie non grecque et c’est ce qui fait la différence.

Antoine Mercier : Jean-Claude Milner, on reprend le thème de ces rencontres de Pétrarque puisqu’elles sont ainsi formulées, je le rappelle, « Après la crise quelle(s) révolution (s) ? », cette après crise qu’est-ce qu’on peut en dire ? Comment on sortirait de cette crise ? Est-ce que vous avez une piste ? Comment vous voyez les choses évoluer ?

Jean-Claude Milner : Je ne fais pas de prédiction mais ce que je constate, c’est que l’on parle beaucoup de régulation, autrement dit, on parle de règles. Une chose qui me frappe, c’est que l’on parle de règles comme si c’était une chose nouvelle. Ce qu’il faut bien voir, c’est que le monde dont nous sortons, le monde qui a donné lieu à la crise, était une forêt de règles sauf que c’était des règles qui étaient peu publiques, qui n’étaient pas prises par des appareils institutionnels publics, d’État mettons, c’étaient des règles qui étaient conclues en quelque sorte par des experts qui fabriquaient les produits financiers, bon…

Antoine Mercier : Ce n’étaient pas des lois…

Jean-Claude Milner : Ce n’étaient pas des lois, c’était même explicitement lié à un discours qui lui se présentait comme un discours politico-social. Le règne des lois est terminé, on passe au règne du contrat mais en vérité le contrat n’était qu’une des formes possibles, c’étaient des règles et il n’y avait pas d’auteurs majeurs pour faire les règles. Si l’on posait la question : qui fait les règles ? La réponse était : n’importe qui. C’était le même « n’importe qui » que l’on a dans « n’importe qui peut devenir riche » ou que l’on a chez certains idéologues actuels de la démocratie, « n’importe qui peut prendre une décision ». Un certain discours de la démocratie du « n’importe qui », n’est en vérité que l’ombre portée du capitalisme financier même si ceux qui le portent n’ont, à ma connaissance, que peu de moyens financiers. Je pense qu’aujourd’hui, on posant la question de la régulation, on est amené à poser la question de la règle et fondamentalement la question de : qui énonce des règles ? Pendant très longtemps, la pensée politique classique, c’était : pas n’importe qui peut énoncer des règles. Pas n’importe qui, cela veut dire, cela peut être mettons le souverain mais le souverain cela peut être le monarque ou cela peut être le peuple constitué en instance légitime, par exemple en contrat social. À partir du moment où l’on pose la question de la régulation comme quelque chose de nouveau, cela veut dire que l’on considère que les règles ne peuvent plus se poser dans le même espace que précédemment, donc la réponse donnée précédemment, « c’est n’importe qui », n’est plus valide, si ce n’est pas « c’est n’importe qui », qui ? Alors, qui ? Pour le moment, je ne vois pas de réponse claire.

Antoine Mercier : Le G20, on a vu qu’il y avait des politiques qui y revenaient un petit peu mais on n’y croit pas vraiment non plus.

Jean-Claude Milner : En fait, ce qui revient, qu’on nous ne raconte pas d’histoires, c’est les États souverains. Suivant les cas, cela peut être l’appareil législatif ou par exemple en Allemagne, c’est très intéressant, c’est l’État souverain oui mais dans l’État souverain allemand, l’auteur des règles c’est le dialogue social, c’est le consensus social alors qu’en France c’est l’Assemblée nationale, c’est le pouvoir législatif. Toute une série de questions qui recommencent à être posées sont des questions classiques mais qui reprennent une vigueur nouvelle et qui sont : puisqu’il faut des règles, régulation, c’est l’absence de régulation qui a permis l’explosion, je passe sur le détail de l’analyse, qui fait les règles ? Qui fait les règles ? Cela veut dire dans quel type de gouvernement sommes nous soit au niveau mondial, soit au niveau sub-mondial ? Si l’on est au niveau sub-mondial, on retrouve la nation.

Antoine Mercier : La deuxième partie de la question, « quelle(s) révolution (s) ? », est-ce que cela serait une révolution de revenir à une gouvernance, .terme peut-être pas très approprié, à un gouvernement mondial ou un retour à la souveraineté des nations ? Est-ce que cela serait une révolution dans laquelle n pourrait marcher ? Sinon qu’est-ce qu’il y aurait comme autre hypothèse de sortie de crise ?

Jean-Claude Milner : Je pense qu’il faudrait être clair. Il y a vraiment deux modèles et ce n’est pas une question d’être à gauche ou à droite. Il y a le modèle qui prévaut dans le monde anglo-saxon qui considère que la bonne réponse à la question : qui fait les règles ? En dernier ressort, c’est n’importe qui. Seule la malhonnêteté des hommes, les difficultés liées à des circonstances, la guerre empêchent la réalisation de ce modèle mais c’est le modèle vers lequel on doit tendre et à mon avis c’est ce qui est sous-jacent au discours de Barak Obama prononcé au Caire. Dans un monde idéal, n’importe qui devrait pouvoir déterminer les règles. Il y a l’autre modèle qui consiste à dire : non, cela ne peut pas être n’importe qui. De ce point de vue-là, la question de la sortie de crise va être extrêmement intéressante. Ceux qui croient, comme la plupart des anglo-saxons, qui tiennent à ce modèle, ce n’est pas une question d’appartenance au monde anglophone, que l’horizon, c’est : « n’importe qui », vous pensez que le plutôt on reviendra à un dispositif de multiplication de règles prises de manière autonome, par des communautés de petite taille etc., tout cela évidemment dans le respect de l’honnêteté, de la clarté, de la transparence, toutes choses qui ont fait avant, plutôt on reviendra à ce modèle-là, mieux cela vaudra. L’autre point de vue, qui jusqu’à présent ne s’exprime que de manière rampante, parce qu’une sorte de culture s’est perdue de ce point de vue-là, est de dire : nous ne reviendrons pas, après la crise, à la situation antérieure, il faut repenser totalement le modèle de la régulation, ce n’est pas « n’importe qui » et si ce n’est pas « n’importe qui » alors il faut repenser la notion d’institutions. Et, repenser la notion d’institutions, c’est pratiquement, non pas une révolution, mais c’est revenir à une question qui est devenue, il faut bien le dire qui a été ravagée du point de vue de la réflexion par ce qui est arrivée en Europe au XXe siècle.

Antoine Mercier : Qui reste, selon vous, l’un des points dont il faut tenir compte pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, en parlant de la shoah ?

Jean-Claude Milner : La shoah permet de mesurer que la question de la balance entre limité et illimité ou la question de qui décide, qui détermine les règles, en gros dire que c’est « n’importe qui », pourquoi pas Hitler ? Si ce n’est pas « n’importe qui », le premier axiome, c’est cela ne doit pas être Hitler alors ce n’est pas « n’importe qui ». Si cela n’est pas « n’importe qui », comment arrive-t-on à faire que cela ne soit pas « n’importe qui » sans passer des procédures d’exclusion, de mise à l’écart, d’enfermement, d’emprisonnement ? Ce que je suis en train de dire, c’est qu’au lieu que la figure de Léviathan, de Hobbes, ait été une figure de despotisme éclairé, il faudrait imaginer une figure de Léviathan qui soit une figure du Léviathan des libertés.

Antoine Mercier : Il faut imaginer un Léviathan qui serait non pas heureux mais qui permettrait justement l’éclosion de la liberté de chacun. On laisse sur cette ouverture ce programme, j’allais dire politique, philosophique que vous nous suggérez. Jean-Claude Milner, merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.



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