Antoine Mercier :« D’autres regards sur la crise », on est en compagnie de Charles Wyplosz, économiste. Bonjour Monsieur.
Charles Wyplosz : Bonjour.
Antoine Mercier : Dans cette série d’interviews, on le sait, on s’intéresse à cet objet « crise » en essayant d’en dégager toutes les dimensions. D’abord, première question que je pose généralement, sur le diagnostic de cette crise et peut-être encore avant le diagnostic, le point où nous en sommes aujourd’hui de la crise, à votre sentiment, puisque des signaux contradictoires apparaissent, d’une part certain signes de reprise ou d’anticipation de reprise, d’autres qui montrent au contraire que la crise n’a pas terminé de produire ses effets, où en est-ton selon vous devant ce tableau de bord un peu disparate aujourd’hui ?
Charles Wyplosz : Je crois que personne ne sait exactement. Depuis que la crise a démarrée tous les prévisionnistes se sont trompés tellement de fois qu’on a compris qu’on ne comprenait pas. Il y a effectivement un certain nombre de signaux favorables mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Je crois qu’on n’est pas encore arrivé à la sortie. Il n’est pas clair, pour moi en tout cas, que le problème de départ, qui était la mauvaise santé des grandes banques, ait été résolu.
Antoine Mercier : Je reprends la phrase que vous dites, avant de revenir à cette question des banques : on a compris qu’on ne comprenait pas. Est-ce que cela veut dire que dans cette crise-là, on affaire à quelque chose d’inédit ? Et quoi précisément ?
Charles Wyplosz : Non, pas vraiment. C’est une crise totalement classique dans son déroulement mais d’une ampleur qu’on n’avait pas vue depuis la grande crise des années 1930. Donc, ce que l’on a comme point de référence, pour essayer de faire des prévisions, n’est pas valable. N’est pas valable parce qu’on n’a pas ça dans notre tête, la plupart des gens n’ont pas intégré ou ne connaissent pas suffisamment ce qui s’est passé dans la grande dépression pour pouvoir anticiper ce qui va se passer maintenant. Il y a aussi une différence énorme par rapport à la grande dépression, c’est que les autorités, les gouvernements, les banques centrales ont été très actifs, en tout cas les banques centrales. Donc, ce n’est même pas un remake de la grande dépression. C’est un événement un peu unique par son ampleur et par ses détails.
Antoine Mercier : Est-ce que vous avez le sentiment que pour en sortir il faut sortir d’une forme de système ou au contraire, c’est une réparation du système ?
Charles Wyplosz : Ça, c’est un peu une manie franco-française de tout penser en termes de système. Les crises financières ont une conséquence de la nature même des systèmes financiers. On ne peut pas avoir de fiances sans risques et on ne peut pas avoir de prise de risque sans des accidents et même des crises. Donc, tant que l’on aura des systèmes financiers on aura des crises. On peut décider de se passer des systèmes financiers, c’est le modèle cubain ou nord-coréen, mais je crois que personne sérieusement n’y pense. Ce n’est pas une question de système, c’est question d’accident et chaque fois qu’il y a un accident on essaye de corriger des problèmes qui ont été révélés à l’occasion de l’accident.
Antoine Mercier : Vous, vous ne croyez pas donc à la moralisation du capitalisme, si je vous comprends bien ?
Charles Wyplosz : Non. L’homme est l’homme, il est ce qu’il est, il y a des tas de gens qui rêve de changer la nature humaine, je leur souhaite bonne chance.
Antoine Mercier : Vous dites que les systèmes financiers sont en crise mais c’est une crise sans doute non systémique puisque c’est une crise qui devrait se réparer mais vous avez parlé d’un problème concernant les banques précisément. Est-ce que vous pouvez préciser où se situe la question sur ce plan ?
Charles Wyplosz : Il y a eu des prises de risques excessifs par des établissements bancaires d’abord aux États-Unis et ensuite ailleurs. Ces prises de risques ont été rendues possibles par une réglementation qui n’était pas bonne et surtout extrêmement mal appliquée. Donc, il s’est crée toute une ambiance où les banques faisaient des choses qu’elles ne devraient pas vraiment faire et où les régulateurs n’intervenaient pas. Ils les ont laissé faire, donc il y a eu des erreurs qui ont été commises, c’est ça, la cause de la crise.
Antoine Mercier : Donc, il y a tout de même sans doute quelque chose à modifier quant à la régulation de ce qui est fait par les banques ?
Charles Wyplosz : Oui, il faudra trouver une réglementation, régulation plus intelligente que celle que l’on a eue, ce qui ne signifie pas plus ou moins de régulation mais plus intelligent. Et il va falloir aussi trouver un moyen de rendre les régulateurs plus responsables de leur travail. Parce que c’est une crise qui est une crise à la fois des banques et des gouvernements à travers leurs instances de régulation qui n’ont pas fait leur travail.
Antoine Mercier : Donc, un manque de régulation ? Ou une mauvaise régulation ?
Charles Wyplosz : Les deux. La régulation, les accords de Bâle ont de gros, gros problèmes mais c’est des détails techniques et les superviseurs, plutôt que les régulateurs, se sont endormis pendant que des choses dangereuses étaient en train de se produire. Donc il y a un problème d’avoir des superviseurs qui sont de qualité et qui ont de bonnes incitations à intervenir.
Antoine Mercier : Votre jugement sur les politiques publiques qui sont conduites en ce moment, de relance notamment, de nationalisation, entre guillemets ?
Charles Wyplosz : Il y a plusieurs choses. Je crois que les banques centrales ont fait un travail extraordinaire, elles ont fait énormément d’innovations, des choses que l’on aurait jamais cru qu’elles allaient faire, donc elles ont fait tous leurs efforts. Les gouvernements sont beaucoup plus timides. On voit bien aux États-Unis la difficulté qu’il y a à faire des nationalisations partielles pour des raisons idéologiques. On voit bien en Europe les gouvernements qui ne poussent pas les banques à se nettoyer, à révéler ce qui se passe dans leur grand livre. Et…
Antoine Mercier : Au contraire on voit, par exemple, ne serait-ce qu’aujourd’hui, les banques américaines qui veulent tout de suite rembourser l’État pour une autonomie.
Charles Wyplosz : Tout à fait. Il y a un effort très net des banques américaines pour sortir du carcan dans lequel le gouvernement essaye de les coincer mais qui n’est pas suffisant parce qu’on ne sait toujours pas si ces banques sont viables. Mais elles veulent tout de suite sortir, essentiellement pour pouvoir se servir des salaires importants.
Antoine Mercier : Et ça, ce n’est pas très bon signe pour la suite, non ?
Charles Wyplosz : On revient à la nature humaine, si vous voulez. Confiez des banques à des gens qui n’aiment pas gagner d’argent, c’est comme confier une voiture de Formule 1 à une vieille personne fatiguée qui n’aime pas conduire. Donc, chacun fait son métier. Les banquiers font ce qu’ils font, s’ils veulent gagner beaucoup d’argent tant mieux pour eux mais il ne faut pas qu’ils le fassent au dépend des autres, et c’est là qu’on retombe sur la réglementation et les interventions.
Antoine Mercier : Est-ce qu’il y a aussi, selon vous, quand même une crise de la consommation ? Plusieurs intervenants ont mis le doigt là-dessus, sur le fait qu’il y avait des changements dans les comportements de consommation. Vous croyez à cela ?
Charles Wyplosz : Non, périodiquement, tous les trente ans, on voit arriver, la dernière fois c’était le Club de Rome, maintenant, c’est le film qui est passé à la télé, l’autre jour…
Antoine Mercier : « Home »
Charles Wyplosz : On a cette espèce de rêve de retour au bon sauvage, où l’on mangerait moins, on consommerait moins, on ferrait preuve de modération en tout, ce que j’appelle la tendance Hermite qui est au fond de chacun de nous, mais ça, c’est une illusion complète évidemment.
Antoine Mercier : Finalement, quelle est votre vision de l’histoire par rapport à ce que vous dites sur cette situation économique ?
Charles Wyplosz : On a eu la plus grosse secousse économique depuis deux générations. Je pense que ce genre de secousses se produisent très rarement. Les conséquences sont infiniment moins graves que dans les années trente, en partie parce qu’on comprend beaucoup mieux les mécanismes en jeu. Ce qui s’était passé en 1930, à l’époque personne ne comprenait, la plupart des gens comprenaient mal donc, il y a des erreurs énormes qui ont été faites. Cette fois on s’en sort mieux, mais c’est une secousse très profonde qui va entrer dans les livres d’histoire. On en sortira à un moment ou à un autre, la question est de savoir qu’elles seront les conséquences politiques de cela. 1930, ça a été suivi de la montée des populismes un peu partout en Europe, avec les conséquences gravissimes que l’on a eu. On revoit, à travers les élections qu’il y a eu, que le populisme revient à l’assaut avec ses solutions simples à des problèmes compliqués. C’est cela les enjeux, mais ça, il faut attendre qu’on sorte de la crise. En période de crise, les gens ont peur, serrent ce qu’ils peuvent mais après il y aura des remises en cause et c’est là où sont tous les dangers.
Antoine Mercier : Pour vous, on n’a pas encore écarté ce risque aujourd’hui, d’aggravation de la crise au niveau social, et donc politique à moyen terme ?
Charles Wyplosz : Ce que disent les gens, moi, je ne suis pas prévisionniste, c’est que d’ici un an cela sera reparti, le chômage va continuer de monter parce qu’il est toujours en retard par rapport à la croissance, donc on va arriver à des taux de chômage très élevé, donc énormément de souffrance. Les gens qui ont souffert sont fâchés. Dans ce cas, ils sont fâchés parce que les coupables, sont de gros méchants banquiers qu’on a l’habitude de représenter avec de gros ventres et des cigares, mais enfin c’est ce même sentiment de frustration qui est là et qui va s’amplifier et la question est, comment les politiques vont récupérer ça ? Est-ce que l’on va revoir une montée des populismes, ce qui est le cas un peu partout, en tout cas en Europe ? Ou est-ce que les gens vont revenir à une attitude plus sereine ? Et ça, je ne sais pas ! C’est l’inquiétude.
Antoine Mercier : Vous parliez, pour l’économie de repartir, est-ce que tout ce que l’on entend autour de l’économie verte est pour vous une piste qui permettrait de réamorcer la pompe ? Ou, c’est encore une idée illusoire ou idéologique ?
Charles Wyplosz : Non, ce n’est pas une activité particulière qui va permettre de faire repartir l’économie. En gros, l’économie repartir quand les gens n’auront plus peur et que les consommateurs se remettront à consommer et ils consommeront ce qu’ils toujours eu l’habitude de consommer, des steaks, des vacances, des voitures… Depuis un an que les gouvernements font de petits plans de relance ou de grands plans de relance selon les pays, chaque groupe de pression arrive et dit : « c’est le moment où il faut s’occuper des hôpitaux », « c’est le moment où il faut s’occuper de l’écologie »… chacun a sa charité préféré. Je comprends le jeu politique mais des gens qui veulent qu’on leur donne de l’argent, ils le veulent toujours et qui utilisent la crise comme un prétexte. Je n’ai rien contre, ils ont des groupes de pression, ils font leur travail mais la croissance repartira du consommateur. La récession est arrivée parce que les gens ont eu très peur, il y a toute une réflexion sur les médias qui ont alimenté des frayeurs et cela repartira quand les gens reprendront goût à la consommation.
Antoine Mercier : Une dernière question, Charles Wyplosz, pour peut-être vous provoquer. Est-ce que vous ne considérez pas comme beaucoup d’observateurs, d’intellectuels notamment, qu’on est dans une crise du libéralisme, que quelque chose est en train de se modifier à ce niveau-là, de cette idéologie libérale ?
Charles Wyplosz : Non, pas du tout. Je ne sais pas ce que c’est l’idéologie libérale, je rejette…
Antoine Mercier : C’est la croyance que… disons, que c’est Adam Smith, on va dire, que les vices privés font les vertus publiques.…
Charles Wyplosz : Voilà, Adam Smith, c’était il y a 300 ans et depuis on a fait des progrès extraordinaires et cela fait au moins 50 ans que la recherche en économie est entièrement consacrée à penser à tous les défauts de marchés. Pour les gens comme moi, Adam Smith est à l’économie ce que, je ne sais pas quoi, les médecins du XVIIe siècle étaient à la médecine moderne. C’est un monde qui n’existe pas, qui n’a probablement jamais existé, qui n’existe pas. Donc, les gens qui adorent raisonner en termes idéologiques, et ça, je l’ai dit tout à l’heure, c’est une maladie française, on parle de système et d’idéologie, ils font des constructions abstraites dont certaines ont plusieurs siècles de retard par rapport à ce qu’on connaît, ce qu’on comprend. L’économiste moderne non idéologue, ne raisonne pas du tout de cette manière. Tout le monde sait que les marchés ne fonctionnent pas bien, tout le monde sait que les marchés doivent être régulés, toute la difficulté est de bien réguler. Il n’y a pratiquement aucun marché qui n’est pas régulé, l’idée que l’on vit dans un monde sans régulation n’existe pas depuis plusieurs siècles. Tout est régulé, de près, de loin, de différentes manières. Pour moi, c’est un débat, pas inutile mais métaphysique.
Antoine Mercier : Quels seraient les principes qui devraient présider à cette régulation dont vous parlez ?
Charles Wyplosz : Sur les banques ?
Antoine Mercier : Sur les banques mais en général aussi. Est-ce qu’on peut établir des principes ?
Charles Wyplosz : Ce n’est pas parce que vous attrapez la grippe que l’on va vous faire passer sur le billard et vous changer les reines, les doigts de pieds et les oreilles. Il y a eu un accident dans le système bancaires américains et d’autres, au niveau des grandes banques internationales, et c’est cela qu’il faut réguler, faire mieux. S’il y avait une vraie discussion là-dessus, on comprendrait mieux les enjeux financiers ou économiques énormes qu’il y a et pourquoi les régulateurs ont été capturés par les banques et pourquoi les superviseurs n’ont pas fait leur travail. Je crois que c’est cela la vraie question. Il y a tout un microcosme qui a fonctionné en vase-clôt, avec des intérêts énormes et ces intérêts continuent aujourd’hui. Les responsables politiques, en France pas plus qu’ailleurs, d’un côté de la bouche ils disent, c’est très, très mal ce qu’ont fait les banques, de l’autre côté, ils ne font pas ce qu’il faut pour que les banques fassent le travaille qu’elles auraient dû faire depuis le début de la crise. Il y a des enjeux économiques considérables, des groupes de pression extrêmement puissants et tant que l’on est sur des généralités stériles de système, d’idéologie, tout ces gens-là s’amusent, se protègent et font en sorte que l’on ne va pas trop les serrer là où cela ferait mal.
Antoine Mercier : Encore une dernière question. Quand vous entendez, ce que vous entendez, sur la crise, j’imagine que souvent vous devez être, comment dirais-je, très critique, ou du moins vous boucher les oreilles. Le discours sur la crise en ce moment que cela soit dans les médias ou même parmi les autres économistes ou intellectuels, qu’est-ce qui vous frappe surtout dans ce discours sur la crise, cette perception de la crise ?
Charles Wyplosz : Quand je parle de la crise avec mes collègues au niveau international, on essaye de comprendre ce qui s’est passé, savoir comment réduire les risques de crises financières à l’avenir, il y aura toujours des crises financières mais comment faire pour que cela soit plus stable. Quand je lis les journaux ou que j’écoute les radios ou la télé, en France, j’ai l’impression que les gens s’amusent à parler de choses extrêmement larges et imprécises parce qu’ils leur manque les capacités techniques à faire ça. Donc, je regarde cela d’un œil externe, un peu agacé parce qu’on aurait une discussion sur les vraies questions, on pourrait mieux progresser. Voyez ce que je vous disais tout à l’heure, les microcosmes politico-financiers, c’est quelque chose d’extrêmement puissant, qui est au cœur de cette crise, voilà. On a eu en 1974 la crise du pétrole, qui a ensuite ramenée un ralentissement économique 20 ans ou 30 ans, depuis ce temps-là, les Français n’arrêtent pas de parler de la crise. La crise du pétrole a durée quelques temps, mais pas longtemps et après on s’est enfoncé dans le chômage en France et dans d’autres pays européens, encore une fois parce qu’on ne s’attaquer pas aux vrais problèmes, on se battait contre des moulins-à-vent, qu’on avait appelés la crise. Il y avait ces fameuses émissions de mon temps à la télé et les gens continuent de parler de la crise alors qu’il n’y avait plus de crise, il y avait simplement un problème de profond dérèglement de l’économie française. Mais on n’en parlait pas parce que c’est trop compliqué.
Antoine Mercier : Pas de métaphysique en économie, c’est cela votre règle ?
Charles Wyplosz : Pas de métaphysique en général. L’économie est quelque chose d’important, qui nous fait vivre, si l’on veut améliorer nos économies autant s’attaquer aux problèmes. C’est comme si vous emmeniez votre voiture chez le garagiste et qu’il vous faisait de grands discours sur la mécanique quantique sans jamais vraiment ouvrir le moteur et changer le boulon qui est cassé. C’est ma réaction. Des gens qui parlent, qui parlent très, très bien d’ailleurs mais qui ne parlent pas des problèmes là où ils sont.
Antoine Mercier : Merci Beaucoup […]